Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/A madame de C/03

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LETTRE III.

De Cherson


La flotte de Cléopâtre est partie de Kiovie dès qu’une canonade générale nous a appris le débâcle du Boristhène. Si on nous avoit demandé, quand on nous a vu monter sur nos grands ou petits vaisseaux, au nombre de 80, avec trois mille hommes d’équipage : que diable alloient-ils faire dans ces galères ? nous aurions pu répondre : nous amuser ; et voguent les galères. Car jamais il n’y a eu une navigation aussi brillante et aussi agréable. Nos chambres étoient meublées de taffetas chiné, avec des divans ; et lorsque chacun de ceux qui, comme moi, accompagnent l’Impératrice, sortoit ou rentroit dans sa galère, douze musiciens, au moins, que nous avons sur chacune, célébroient notre sortie et notre rentrée ; il y avoit quelquefois un peu de danger pour y revenir le soir, en quittant, après souper, la galère de l’Impératrice, puisqu’il falloit remonter le Boristhène, et souvent contre le vent, dans une petite chaloupe. Même pour qu’il y eût de tout, nous avons essuyé une tempête, où deux ou trois galères ont échoué sur des bancs de sable. Notre Cléopâtre ne voyage pas pour séduire des Marc-Antoine, des Octave et des Césars. Notre Empereur est déjà séduit par l’admiration. Cléopâtre n’avale point des perles, mais en donne beaucoup : elle ne ressemble à l’ancienne que parce qu’elle aime les belles navigations, la magnificence et l’étude. Elle a certainement donné plus de 200 mille volumes aux bibliothèques de son Empire. C’étoit le nombre si vanté de celle de Pergame, avec laquelle la Reine d’Égypte rétablit celle d’Alexandrie. Après les fêtes de Krementczuck, données par le prince Potemkin, qui, dans un jardin anglois vraiment magique, avait fait transplanter des arbres étrangers aussi gros que lui, nous sommes débarqués aux cataractes de Keydac, ancienne capitale des Zaporogues, brigands aquatiques. L’Empereur Joseph est venu à notre rencontre, au milieu de tous les prestiges de féerie qui se sont renouvelés à notre arrivée. Ce qui l’a le plus étonné et intéressé, car il est grand musicien, c’est une cinquantaine d’ut, de ré, de mi, un concert enfin dans lequel plusieurs musiciens jouent la même note ; et ce concert est une musique céleste, car elle est trop extraordinaire pour être connue sur la terre. J’ai oublié de vous dire que le roi de Pologne nous a attendu à Kanieve sur le Boristhène ; il y a dépensé trois mois et trois millions pour voir l’Impératrice pendant trois heures. J’allai dans une petite pirogue Zaporavienne l’avertir de notre arrivée. Une heure après, les grands seigneurs de l’Empire vinrent le chercher dans une brillante chaloupe, et en y mettant le pied, il leur dit, avec le charme inexprimable de sa belle figure et de son joli son de voix : — Messieurs, le roi de Pologne m’a chargé de vous recommander le comte Poniatowsky. — Le dîner fut très-gai ; on but à la santé du Roi, à une triple décharge de toute l’artillerie de notre flotte. En sortant de table, le Roi chercha son chapeau qu’il ne put pas trouver. L’Impératrice, plus adroite, vit où il étoit, et le lui donna. — Deux fois couvrir ma tête, dit le Roi galamment, en faisant allusion à sa couronne ! Ah ! Madame, c’est trop me combler de bienfaits et de reconnoissance. — Notre escadre s’etoit formée devant les fenêtres an Roi, qui s’en retourna pour nous donner à souper. Une représentation du Vésuve, pendant toute la nuit que nous passâmes à l’ancre, éclairoit les monts, les plaines et les eaux, mieux que le plus beau soleil en plein jour, et doroit ou enflammoit la nature. Nous ne savons plus ce que c’est que la nuit.

L’Impératrice n’a jamais si bien connu les charmes de la société ; et comme nous sommes un ou deux qui ne jouons jamais, elle nous sacrifie la petite partie qu’elle faisoit autrefois par contenance. L’autre jour le grand-écuyer Narischkin, le meilleur et le plus enfant des hommes, lance au milieu de nous une toupie dont la tête étoit plus grosse encore que la sienne. Après un bourdonnement et des sauts qui nous amusèrent beaucoup, elle éclate en trois ou quatre morceaux, avec un sifflement affreux, passe entre S. M. I. et moi, blesse une couple de nos voisins et frappe à la tête le prince de Nassau l’invulnérable, qui a été se faire saigner deux fois. L’Impératrice nous dit hier à table : — Il est bien singulier que le vous, qui est au pluriel, se soit établi ; pourquoi a-t-on banni le tu ? — il ne l’est pas, lui dis-je, Madame, et peut encore servir aux grands personnages, puisque J. B. Rousseau dit à Dieu : Seigneur, dans ta gloire adorable, et que Dieu est tutoyé dans toutes nos prières, comme : Nunc demittis servum tuum, Domine. Eh bien, pourquoi donc, Messieurs, me traitez-vous avec plus de cérémonie ? Voyons, je vous le rendrai, Veux-tu bien me donner de cela, dit-elle au grand-écuyer ? — Oui, répondit-il, si tu veux me servir autre chose. — Il part de là pour un déluge de tutoiemens, à bras raccourcis, plus drôles les uns que les autres. Je mélois les miens de Majesté, et ta Majesté me paroissoit déjà assez. D’autres ne savoient ce qu’ils devoient dire, et la Majesté tutoyante et tutoyée avoit, malgré cela, toujours l’air de l’Autocratrice de toutes les Russies, et presque de toutes les parties du monde.

L’Impératrice nous a permis, au prince de Nassau et à moi, comme amateurs et peut-être connoisseurs, d’aller reconnoître Oczakof et dix vaisseaux Turcs qu’on est venu placer très-malhonnêtement au bout du Boristhène, comme pour arrêter notre navigation, en cas que LL. MM. II. voulussent aller par eau jusqu’à Kinburn. Quand l’Impératrice eut vu la position de cette flotte sur la petite carte qu’où lui présenta, Nassau lui offrit ses services pour l’en débarrasser. L’Impératrice donna une chiquenaude au papier, et se mit à sourire. Je regarde cela comme un joli avant-coureur d’une jolie guerre que nous aurons bientôt, j’espère. Je crus bien l’autre jour que c’étoit pour cela qu’on faisoit entrer dans le cabinet de l’Impératrice, où l’Empereur venoit d’arriver, un officier d’artillerie, un officier du génie et le prince Potemkin.

Vous savez, dit l’Impératrice, que votre France, sans savoir pourquoi, protège toujours les Musulmans. Sëgur pâlit, Nassau rougit, Filzherbert bâilla, Cobenzl s’agita, et je ris. Eh bien, point du tout } il n’avoit été question que de bâtir un magasin dans une des sept ances du fameux port de Sebastopol. Quand je parle de mes espérances à ce sujet à Segur, il me dit : — Nous perdrions les échelles du levant ; et je lui réponds : — Il faut tirer l’échelle après la sottise ministérielle que vous venez de faire par votre confession générale de pauvreté à l’assemblée ridicule des Notables. — Comment trouvez-vous que je réussisse auprès de l’Impératrice ? me dit un jour l’Empereur. — A merveille, Sire, lui dis-je. — Ma foi, il est difficile, ajouta-t-il, de se bien tenir avec vous autres. Par reconnoissance, par obligeance, par goût pour l’Impératrice, et par amitié pour moi, mon cher ambassadeur prend quelquefois son encensoir. Vous y jetez des grains aussi très-souvent, Dieu merci, pour nous tous. M. de Ségur fait des complimens bien spirituels et bien françois ; et votre Anglois lui-même décoche de tems en tems, comme malgré lui un petit trait de flatterie dont la tournure épigrammatique ne le rend que plus piquant.

On a lancé à l’eau trois vaisseaux, et je me suis amusé à me faire lancer aussi. Vous sentez bien que le bâtiment que je montois étoit un vaisseau de ligne. Les gazes, les blondes, les falbalas, les guirlandes, les perles €t les fleurs qui ornoient les baldaquins établis sur le rivage pour les deux Majestés, avoient l’air de sortir des magasins de mode de la rue Saint-Honoré. C’étoit l’ouvrage des soldats Russes, dont on fait des marchandes de modes, des matelots, des Popes, des musiciens ou des chirurgiens ; enfin tout ce qu’on veut, par un coup de baguette, qui n’est pourtant pas celui d’une fée charmante comme vous. Je m’en vais penser à vos enchantemens dans le pays des enchanteurs : nous partons dans l’instant pour la Tauride, où, si Iphigénie avoit été aussi aimable que vous, elle n’eût sûrement pas été sacrifiée, au moins de cette manière-là.