Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Impératrice/21 février 1790

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le 21 février 1790.


IL n’est plus, Madame ; il n’est plus, le prince qui faisoit honneur à l’homme, l’homme qui faisoit le plus d’honneur aux princes. Ce génie ardent s’est éteint comme une lumière dont l’enveloppe étoit consumée ; et ce corps actif est entre quatre planches qui l’empêchent de se remuer. Après avoir accompagné ses restes précieux, j’ai été un des quatre qui l’ont porté aux capucins. Hier je n’aurois pas été en état d’en rendre compte à Votre Majesté Impériale. Joseph II est mort avec fermeté, comme il a vécu : c’est avec ce même esprit méthodique qu’il a fini et commencé. Il a réglé le cortège qui devoit accompagner le St. Sacrement qu’on portoit à son lit de mort. Il s’est levé pour savoir si tout étoit comme il l’avoit ordonné. Quand le coup le plus accablant pour lui, le dernier coup du sort[1] mit le comble à ses malheurs, il demanda : — Où mettrez-vous le corps de cette Princesse ? — On lui répondit, à la Chapelle. — Point du tout, dit Joseph II, c’est ma place, on seroit oblige de la déranger : mettez-la dans un autre endroit où elle soit exposée tranquillement. —

Ces détails me donnent de la force : je ne croyois pas pouvoir continuer un tel récit. Il choisit et régla les heures pour les prières qu’on lui lisoit. Tant qu’il le put il en lut aussi lui-même quelques-unes, et en accomplissant ses devoirs de chrétien, il avoit l’air d’arranger son ame comme il avoit voulu tout arranger lui-même dans son empire. Il a fait baron le médecin qui lui dit la dernière vérité ; il l’aimoit tant qu’il le pria d’accompagner sa pompe funèbre jusqu’au tombeau ; il lui demanda de lui déclarer le jour et presque l’heure où il devoit y descendre, et le médecin ne prédit que trop juste. L’Empereur me dit, peu de jours avant sa mort, et à mon arrivée de l’armée de Hongrie que j’avois menée en Silésie : — Je n’ai pas été en état hier de vous voir. Votre pays m’a tué ; Gand pris a été mon agonie, et Bruxelles abandonné, ma mort. Quelle avanie pour moi ! (Il répéta plusieurs fois ce mot.) J’en meurs : il faudroit être de bois pour que cela ne fût pas. Je vous remercie de tout ce que vous venez de faire pour moi, ajouta-t-il. Laudon m’a dit beaucoup de bien de vous : je vous remercie de votre fidélité. Allez aux Pays-Bas ; Faites-les revenir à leur Souverain, et si vous ne le pouvez pas, restez-y ; ne me sacrifiez pas vos intérêts, vous avez des enfans. —

Toutes ces paroles m’ont si vivement ému, et sont tellement gravées dans ma mémoire, que Votre Majesté Impériale peut être sûre qu’il n’y en a pas une qui ne soit de lui. Ma conduite sera ma réponse : il est inutile que j’en rapporte les mots entrecoupés de pleurs. A-t-on répandu quelques larmes quand j’ai été administré ? dit l’Empereur à madame de Chanclos qu’il vit un instant après. Oui, répondit-elle ; j’ai vu, par exemple, le Prince de Ligne tout en pleurs. — Je ne croyois pas valoir tant que cela, dit l’Empereur, presque gaîment.

Du reste, Madame, le dirai-je, à la honte de l’humanité ? j’ai vu périr quatre grands Souverains : on ne les regrette qu’un an après leur mort ; on espère les six premiers mois, et l’on fronde les six autres. Cela se passa ainsi quand Marie-Thérèse mourut. On sent bien peu la perte que l’on fait. Les curieux, les indifférens, les ingrats, les intrigans s’occupent des nouveaux règnes. Ce n’est que dans un an que le soldat dira : Joseph II a essuyé bien des coups de canon à la digue de Beschania, et des coups de fusil dans les faubourgs de Sabatsch : il a imaginé des médailles pour la valeur. Le voyageur dira : quels beaux établissemens pour les écoles, les hôpitaux, les prisons et l’éducation ! Le manufacturier : que d’encouragement ! le laboureur : il a labouré lui-même ; l’hérétique ; il fut notre défenseur. Les présidens de tous les départemens, les chefs de tous les bureaux diront : il étoit notre premier commis et notre surveillant à la fois ; les ministres : il se tuoit pour l’État, dont il étoit, disoit-il, le premier sujet ; le malade dira : il nous visitoit sans cesse ; le bourgeois : il embellissoit nos villes par des places et des promenades ; le paysan, le domestique diront aussi : nous lui parlions tant que nous voulions ; les pères de famille : il nous donnoit des conseils. Sa société dira : il étoit sûr, aimable ; il racontoit plaisamment ; il avoit du trait dans la conversation : on pouvoit lui parler avec vérité sur tout.

Voilà, Madame, que je vous entretiens de la vie de l’Empereur, et je comptois ne vous raconter que sa mort. Votre Majesté Impériale m’a dit en voiture, en allant à Czars-kozelo, il y a dix ans : — Votre Souverain a un esprit tourné toujours du côté de l’utile ; rien de frivole dans sa tête : il est comme Pierre I, il permet qu’on le contredise ; il ne s’offense point de la résistance à son opinion, et veut convaincre avant d’ordonner. —


Portrait de Joseph II.


S’il suffisoit pour obtenir le nom de grand, d’être incapable de petitesse, on pourroit dire Joseph-le-Grand ; mais je sens qu’il faut plus que cela pour mériter ce titre ; il faut un règne glorieux, éclatant, heureux ; d’illustres exploits de guerre, des entreprises inattendues, de superbes résultats, et peut-être des fêtes, des plaisirs et de la magnificence. Je ne sais pas plus flatter après la mort que pendant la vie. Les circonstances ont refusé à Joseph II de brillantes occasions pour se faire connoître. Il ne put pas être un grand homme, mais il fut un grand Prince, et le premier parmi les premiers. Il ne s’abandonna point à l’amour ni à l’amitié, peut-être parce qu’il s’y sentoit trop porté ; souvent il mêla trop le calcul aux affections : il s’arrêta sur la confiance, parce qu’il voyoit d’autres Souverains trompés par leurs maîtresses, leurs confesseurs, leurs ministres ou leurs amis. Il s’arrêta, sur l’indulgence, parce qu’il vouloit avant tout être juste : il se fit sévère malgré lui, en croyant n’être qu’exact. Ou obtenoit peut-être son cœur sans le mériter, mais on étoit sûr de ne jamais manquer son estime. Il avoit peur de passer pour partial dans la distribution de ses grâces : il les accordoit sans y joindre aucune manière aimable, et les refusoit de même. Il exigeoit plus de noblesse de la part de la noblesse, et la méprisoit plus qu’une autre classe quand elle n’en avoit pas ; mais il est faux qu’il ait voulu lui faire du tort. Il vouloit la plus grande autorité, pour que d’autres n’eussent pas le droit de faire du mal. Il se privoit de tous les agrémens de la vie, pour engager les autres au travail : ce qu’il détestoit le plus au monde, c’étoit les oisifs. Il avoit un moment d’humeur quand on lui faisoit une réponse ou une représentation un peu piquante : il se frottoit les mains, et puis revenoit écouter, répondre lui-même, ou discuter comme si de rien n’étoit. Il étoit avare du bien de l’État, et généreux du sien ; génereux même n’est pas le mot, c’est bienfaisant. Il savoit faire le Souverain, et tenoit bien sa cour quand il le falloit absolument ; il donnoit alors à cette cour, qui avoit l’air d’un couvent ou d’une caserne toute l’année, la pompe et la dignité du palais de Marie-Thérèse. Son éducation avoit été comme celle de bien des Souverains, négligée à force d’être soignée : on leur apprend tout, excepté ce qu’ils doivent savoir. Joseph II, dans sa jeunesse, ne promettait point d’être aimable ; il le devint tout-à-coup à son couronnement de Francfort. Ses voyages, ses campagnes, et la société de quelques femmes distinguées achevèrent de le former. Il aimoit les confidences, il étoit discret, bien qu’il se mêlât de tout. Ses manières étoient fort agréables, et jamais il n’y mêloit de la pédanterie : je l’ai vu écrire sur une de ces grandes cartes qu’il avoit toujours en poche, des leçons de morale, de douceur et d’obéissance, à une jeune personne qui vouloit quitter une mère qui la faisoit enrager ; des leçons de musique à une autre, parce qu’ayant assisté à celles que lui donnoit son maître, il n’en avoit pas été content. Il voyoit d’anord dans le monde si l’on étoit mécontent de lui, pour quelque ordonnance, quelque entreprise, ou quelque punition. Il faisoit des frais pour se remettre bien dans la société, et redoubloit de charmes dans sa conversation, et de galanterie vis-à-vis des femmes ; il leur approchoit un fauteuil, ouvroit la porte, fermoit la fenêtre ; enfin il faisoit, par son activité, tout le service de la chambre. Sa politesse étoit une sauve-garde contre la familiarité. Il entendoit bien les petites nuances : Il n’avoit point cette affabilité dont tant d’autres Souverains font métier, et qui leur sert à marquer leur supériorité, il cachoit celle qu’il avoit dans plusieurs genres : il racontoit fort gaîment, et avoit beaucoup d’esprit naturel.

Il ne savoit ni boire, ni manger, ni s’amuser, ni lire autre chose que des papiers d’affaires. Il gouvernoit trop et ne régnoit pas assez. Il se faisoit de la musique à lui-même tous les jours. Il se levoit à sept heures, et pendant qu’il s’habilloit il rioit quelquefois, et sans familiarité il faisoit rire son grand-chambellan, son chirurgien et ses gens, qui l’adoroient. Il se promenoit depuis huit heures jusqu’à midi dans ses chancelleries, où il dictoit, écrivoit, corrigeoit tout lui-même ; puis il alloit le soir au spectacle.

En passant de son appartement à son cabinet, il rencontroit vingt, trente, jusqu’à cent mal vêtus, hommes ou femmes du peuple ; il prenoit leurs mémoires, causoit avec eux, les consoloit, y répondoit par écrit, ou autrement, le lendemain à la même heure, et gardoit le secret sur les plaintes quand il ne les trouvoit pas justes. Il n’écrivoit mal que lorsqu’il vouloit trop bien écrire ; ses phrases étoient longues et diffuses : il savoit à merveille quatre langues, et encore deux autres passablement.

Sa mémoire, ménagée dans sa jeunesse, en devint peut-être phis excellente ensuite ; car il n’oublioit ni un mot, ni une affaire, ni une figure : il se promenoit dans sa chambre avec celui à qui il donnoit audience, lui parloit presque avec effusion et d’un air riant, le prenoit par le coude, puis il paroissoit s’en repentir, et il reprenoit l’air sérieux. Il s’interrompoit souvent pour mettre une bûche dans sa cheminée, ou prendre les pincettes, ou aller un moment à la fenêtre. Il n’a jamais manqué de parole : il se moquoit du mal qu’on disoit de lui. Il alarma le Pape, le Grand-Turc, l’Empire, la Hongrie, la Prusse et les Pays-Bas. La crainte d’être injuste et de faire des malheureux, en soutenant à main armée ce qu’il avoit commencé, arrétoit ses projets, qui étoient presque toujours l’effet de son premier mouvement.

C’est à l’agitation du sang de Joseph II qu’il faut attribuer l’inquiétude de son règne : il n’achevoit ni ne polissoit aucun de ses ouvrages, et son seul tort a été de tout esquisser, le bien comme le mal.

Cette lettre de Joseph II fera mieux juger son ame que tout ce que je pourrois en dire.



Lettre de Joseph II, le jour de sa mort.


Vienne, le 19 février.


MON cher Maréchal Lacy, l’impossibilité seule qui m’empêche de tracer ce peu de lignes de ma main tremblante, m’engage à me servir d’une main étrangère. Je vois approcher à grands pas le moment qui doit nous séparer. Je serois bien ingrat si je sortois de ce monde sans vous réitérer ici, mon cher ami, tous les sentimens de reconnoissance que je vous dois à tant de titres, et que j’ai eu le plaisir de faire valoir vis-à-vis de toute la terre. Oui, si je suis devenu quelque chose, je vous le dois, car vous m’avez formé, vous m’avez éclairé, vous m’avez fait connoître les hommes, et, outre cela, toute l’armée vous doit sa formation, son crédit et sa considération.

La sûreté de vos conseils dans toutes les circonstances, cet attachement personnel pour moi qui ne s’est jamais démenti dans aucune occasion, petite ou grande, tout cela fait, mon cher Maréchal, que je ne puis assez vous réitérer mes remercîmens. J’ai vu couler vos larmes pour moi : celles d’un grand homme et d’un sage sont une belle apologie. Recevez mes adieux. Je vous embrasse tendrement. La seule chose que je regrette de quitter dans ce monde, c’est le petit nombre d’amis dont certainement vous êtes le premier. Souvenez-vous de moi, de votre plus sincère ami et affectionne

Joseph.


  1. La mort de l’archiduchesse née Vurtemberg.