Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Impératrice/Czarkozelo

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Copie d’une Lettre que j’ai écrite à l’Impératrice à Czarskozelo, de ma chambre à la sienne.


VOTRE Majesté Impériale a bien eu tort hier, et très-grand tort. Ce n’est pas en action, c’est impossible ; mais c’est en parole. Il étoit trop tard pour disputer ; cela n’étoit bon qu’en voiture. Mais il y avoit de trop deux ou trois cordons bleus, rouges, et bariolés : qu’auroient-ils dit de voir contredire l’autocratrice des Russies ? V. M. a dit, en parlant de son gouvernement : Cela irait bien mieux si j’étais homme. Eh bien point du tout. Si les Impératrices Anne et Elisabeth avoient été des hommes, leur règne eût été pitoyable : et cependant ils n’ont pas été sans gloire. Le dernier a eu de l’éclat, et a presque fait dis-paroître la barbarie. Vous parler de cet éclat, Madame, pour vous faire voir votre supériorité, ce seroit un pauvre madrigal, et mettre votre règne en parallèle avec le leur, ce seroit une épigramme et un mensonge. Un grand homme habillé comme V. M. vaut mieux qu’un grand homme le sabre au côté, car il est tenté de le tirer. C’est bien fait si son sceptre est près de tomber, mais il vaut mieux le savoir tenir comme vous, Madame, d’une main ferme. Un Roi a souvent envie d’être un héros. Cela est bon pour nous autres sujets, mais dangereux pour un Souverain : dès lors il s’expose à la jalousie de ses généraux, à l’esprit de parti dans sa propre armée, à la ruine ou à l’usurpation. Le grand homme disparoît imperceptiblement, et fait place à l’heureux conquérant, qui finit quelquefois par être conquis. Il rapporte dans sa cour la dureté des campagnes, l’humeur, la méfiance et la présomption. Qui sait ce qui seroit arrivé au grand homme femme, si elle avoit été grand homme homme ? V. M. auroit voulu être Empereur de toutes les gloires, comme de toutes les Russies : et si le Dieu des armées, ne se souvenant plus de la primitive église, avoit favorisé celle de Rome ou de Luther, vous n’auriez jamais capitulé au Pruth, comme le héros qui l’est devenu sans le savoir, ou fui en Turquie, comme Charles XII, son ennemi.

Votre état de femme vous a valu cet aplomb qui donne de la majesté, ce calme qui donne une certaine mollesse noble, sans être inactive, et la méditation qui en est la suite. Je ne répondrois pas de V. M. à cheval, mais j’en réponds appuyée sur une table où son excellente tête, soutenue par un beau bras, travaille et fait avancer les affaires, tantôt avec lenteur, tantôt avec rapidité, mais toujours avec certitude.

Mes camarades, les Mourza de la Tauride, n’auroient pas aussi bien reçu un homme, et les Zaporogues, mes voisins, dans les terres que V. M. m’a données, auroient dressé une embuscade au sublime Empereur qui auroit voulu tout voir par lui-même. L’homme perd en se montrant ; la femme y gagne : en la voyant on passe de l’étonnement à l’estime, et de l’estime à l’admiration ; et si son génie est aimable, l’amitié, l’attachement viennent se placer au milieu de tout cela, et n’y gâtent rien.

Oserois-je écrire tout ceci à un homme, qui s’imagine toujours qu’on veut le flatter, ou le tromper, ou lui montrer un talent qui l’offusque ? Les plats courtisans cherchent à rencontrer les yeux du Souverain, qui ne sont souvent pas les plus beaux yeux du monde. On cherche sans bassesse ceux de la Souveraine, non pour avoir un grand gouvernement, mais un peu de succès dans la société.

Le grand homme à cheval fait trembler généraux, soldats, grands seigneurs et paysans. Le grand homme en calèche avec cinq ou six jolies femmes qui sont ses adjudans, est suivi des acclamations des gens légers, et des bénédictions des gens qui pensent. V. M. auroit cinquante mille hommes et cinq millions de plus si elle étoit un homme. En vérité ce n’est pas la peine de changer de sexe. Elle a assez de sujets et de roubles : et c’est d’un des kiosques de son jardin qu’elle a augmenté les uns et les autres, tandis que de sa tente elle les auroit diminués.

Quelle différence de votre regard plein d’aménité et de bienfaisance, au regard farouche que vous auriez contracté en passant en revue vos 4 ou 500,000 soldats !

Si par hasard, entraînés par l’enthousiasme, nous nous égarons au point d’en dire plus qu’il n’en faut sur votre enchanteresse et auguste personne, vous vous faites votre part à vous-même, et sans vous enivrer, vous mettez sur le compte de la galanterie ce qu’un Souverain homme attribueroit à la flatterie des courtisans.

Une Souveraine accoutumée à voir tous les hommes à ses pieds, comme reine et comme femme, est moins sujette à l’humeur. Aurois-je pu témoigner à Frédéric, Pierre, Charles, Louis, mon indignation, comme je le fis l’autre jour devant V. M., lorsqu’elle me dit qu’il y avoit une ancienne loi russe qui faisoit monter les premiers à l’assaut les gens condamnés à mort, ou les scélérats qui avoient commis quelque crime ? Vous m’avez regardé. Madame ; vous avez réfléchi, et vous n’avez rien dit. Je parie que V. M. désormais ne me rappellera plus ce trait d’érudition sauvage.

Un Souverain dit toujours qu’il aime la vérité. Celle que la Souveraine apprend lui inspire plus de confiance. Elle dit : — L’on craint tant de m’ennuyer, de me déplaire, de ne pas être aussi bien traité dans mon intimité. Il faut certainement que ce soit pour mon bien qu’on ose me parler ainsi. —

Ce qui n’est que fermeté de la part d’une femme, est souvent entêtement de la part d’un homme. Ce qui n’est qu’indulgence, paresse, ou facilité dans l’une, est foiblesse dans l’autre. Que d’accessoires et de petites choses qu’on ne remarque pas, contribuent à des résultats importans ! La belle tunique de velours nacarat brodée que porte V. M. fait plus d’effet que des bottes et une écharpe ; vos cinq gros cailloux de diamans, placés dans les cheveux éblouissent plus qu’un chapeau, toujours ridiculement grand, ou ridiculement petit. Votre belle main électrise depuis la sentinelle qui la baise, jusqu’aux Héraclius et aux Gherai. La main peut-être sèche et décharnée du grand homme ne me feroit pas éprouver le même enthousiasme, et l’adulateur le plus prompt à la saisir s’y casseroit le nez.

Si un fils de Charles VI avoit présenté son petit archiduc nouveau né aux Hongrois, auroit-il inspiré ce beau mouvement qui fit tirer le sabre pour une jeune, belle et infortunée Princesse de vingt-quatre ans, comme l’étoit notre grande Marie-Thérèse ?

Je le répète encore, V. M. I. auroit eu la tête trop vive si elle avoit été un homme. Dieu sait et fait bien ce qu’il fait. Remerciez-le, Madame, d’être une femme plus qu’une femme et qu’un homme tout ensemble. Remerciez-le dans les soixante langues du Caucase, le Turc de la Crimée, le Persan des environs de la mer Caspienne, le Chinois des environs de la grande muraille, le Grec de vos Grecs, et non celui de votre rit, qui n’est que du Sclavon, l’Allemand des temples de Stettin, le François de l’église Valone, et le latin de l’église Romaine. Que V. M. I. daigne croire celui qui est son parrain, son peintre et son historien tout à la fois, en la nommant Catherine-le-Grand.