Lettres inédites de Jean-Jacques Rousseau/01

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Lettres inédites de Jean-Jacques Rousseau
Revue des Deux Mondes5e période, tome 47 (p. 5-42).
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LETTRES INÉDITES
DE
JEAN-JACQUES ROUSSEAU

Les quarante-huit lettres que nous publions sont adressées à Mme de Lessert, à la réserve d’une (lettre IV) adressée à Thérèse Le Vasseur, et de trois (lettres I, XIX et XX) écrites à Mme Boy de la Tour.

Celle-ci, bien connue par l’hospitalité qu’elle offrit à Rousseau à Môtiers-Travers, après la condamnation d’Émile, s’appelait Julie-Anne-Marie Roguin. Née à Yverdon le 21 novembre 1715, elle mourut le 13 septembre 1780. Cette Vaudoise avait épousé, le 3 mai 1740, un Neuchâtelois, Pierre Boy de la Tour, né en 1706, mort en 1758 à Lyon, où il était négociant.

De ce mariage naquirent cinq enfans :

1° Jean-Pierre (1742-1822).

2° François-Louis (1744-1819).

3° Madeleine (1747-1816), épouse, dès 1766, d’Etienne de Lessert. C’est elle que, dans les lettres qu’on va lire, Rousseau appelle tantôt « Madelon, » tantôt sa « cousine. »

4° Julie (1751-1826), qui épousa en 1778 Nicolas-Emmanuel Willading : c’est la « tante Julie » de Rousseau.

5° Elisabeth, la cadette (1754-1781) épousa Guillaume Mallet ; Jean-Jacques lui réserve le surnom de « grand-maman ».

Madeleine de Lessert eut huit enfans, dont plusieurs sont mentionnés dans nos lettres. Telle Marguerite-Madeleine, née en 1767, et qu’à deux reprises (lettres XLV et XLVI) Rousseau appelle aussi « Madelon. » C’est pour elle que furent écrites les Lettres sur la botanique dont il sera fréquemment question.

La plupart des lettres adressées par Rousseau à Mme Boy de la Tour ont été publiées en 1892 par M. Henri de Rothschild (Calmann-Lévy). En revanche, les lettres adressées à sa fille, Mme de Lessert, étaient demeurées inédites, à la réserve de deux passages que nous indiquerons. Grâce à l’extrême obligeance de Mme la baronne Bartholdi, née de Lessert, à Paris, nous pouvons aujourd’hui les donner au public, si friand de tout ce qui concerne Jean-Jacques Rousseau.

Elles datent des douze dernières années de la vie du grand écrivain. Les premières de la série, écrites de Wootton, de Bourgoin et de Monquin, nous reportent au temps où Rousseau était en proie à un véritable délire et voyait partout des persécuteurs. Il est fort intéressant de constater que, même dans les phases les plus aiguës de ce mal, il ne s’est jamais défié de ses amies de Lyon ; la relation qui l’unit à Mme Boy de la Tour et à sa fille demeure parfaitement cordiale ; Rousseau conserve jusqu’au bout avec elles le ton d’une confiance absolue et même d’un affectueux enjouement.

Il convient de noter aussi que les lettres datées de Paris (1770-1776) appartiennent à une époque de sa vie où Rousseau devenait fort paresseux à écrire, de sorte que, pour cette dernière période, ses lettres sont assez peu nombreuses. Celles qu’il adressait à Mme de Lessert offrent donc un intérêt particulier. Elles contiennent d’ailleurs une foule de détails précieux sur la vie intime de Jean-Jacques.

PHILIPPE GODET.


A Madame Boy de la Tour, née Roguin, à Lyon.


A Wootton en Derbyshire, le 9 avril 1766[1].

Je soupirais, chère amie, après un repos dont j’avais grand besoin, et mon premier soin en arrivant dans cet asile est d’y donner de mes nouvelles à mes amis, parmi lesquels vous aurez toujours, ainsi que l’aimable Madelon, la place que vous avez si bien méritée et que mon cœur vous donne si volontiers. Le lieu que j’habite est agréable et solitaire, j’espère y pouvoir couler paisiblement le reste de mes malheureux jours ; mais il est à trois cents lieues de vous : c’est un des plus grands défauts que j’y trouve. De toutes mes infortunes, celle que je sens le plus cruellement est d’être privé des consolations de l’amitié au moment qu’elles me sont le plus nécessaires. J’en puis ajouter une autre encore plus funeste par ses conséquences, c’est d’avoir trouvé dans de prétendus nouveaux amis empressés à me servir des traîtres liés en secret avec mes ennemis les plus acharnés, et qui, sous le masque d’une amitié perfide, travaillent sans relâche à me perdre et me déshonorer. Grâce au ciel ils sont découverts ; ils me nuisent sans me tromper, et j’espère que les vapeurs noires qu’ils tâchent d’élever dans les villes ne troubleront point la sérénité de l’air que je respire ici. Je n’avais pas besoin de ce nouveau désastre pour sentir le prix des amis éprouvés, mais il me les fait regretter davantage. Oh ! où est ce digne et bon papa[2], mon bienfaiteur et ami de vingt-cinq ans ? Quelle différence de certaines âmes à la sienne ! Conservez bien ce cher oncle, sa perte ne se réparera pas, chère amie. Je cherche sur la terre des hommes qui lui ressemblent. Hélas ! je n’en trouve plus.

Les dernières nouvelles que j’ai eues de votre santé m’en faisaient désirer de meilleures ; j’espère les apprendre par la première lettre que je recevrai de l’aimable Madelon, car je ne veux pas, tant que vous serez convalescente, que vous m’écriviez vous-même. Cette chère enfant ne doit être porteuse que de bonnes nouvelles, et le tendre intérêt qu’elle prend à votre l’établissement mérite bien qu’elle ait le plaisir de me l’apprendre.

On m’a mandé qu’il s’étoit fait à Yverdon un mariage qui lui fera grand plaisir aussi, je m’assure, par la part qu’elle prend au bonheur de son cher parent[3]. Je n’y en prends pas moins, je vous proteste, et je vous prie, quand vous aurez occasion de lui écrire, de lui en faire mes sincères félicitations.

Le trop grand éloignement où nous sommes les uns des autres, et le besoin de prendre des arrangemens relatifs à l’augmentation de ma dépense en ce pays, m’engageront selon toute apparence à disposer cette année des petits fonds qui sont dans les mains de vos Messieurs. Je vous prie, chère amie, de vouloir bien à tout événement les prévenir de ce projet, dont au reste l’exécution n’est ni sûre ni prochaine. Je leur fais mille salutations, ainsi qu’aux trois Grâces, auxquelles j’espère que vous voudrez bien quelquefois rappeler le neveu, le petit-fils et surtout l’ami[4]. Je suppose Monsieur votre aîné de retour de son voyage. S’il ne l’était pas encore, ne m’oubliez pas auprès de lui quand vous lui écrirez. Bonjour, très bonne et très chère amie, je vous recommande sur toute chose le soin de votre santé.

Votre ami pour la vie,

J.-J. Rousseau.


Mlle Le Vasseur prie la bonne mère et les charmantes filles d’agréer ses salutations et respects.


A Madame de Lessert, née Boy de la Tour, à Lyon.


A Grenoble, le 22 juillet 1768.

Ma tête et mon cœur affectés et malades depuis notre dernière séparation m’ont bien fait sentir, chère amie, le besoin de vivre auprès de vous, et votre lettre, qui m’a fait grand bien, n’a fait qu’irriter le désir d’aller chercher le remède à sa source. Jugez avec quelle joie j’apprends, premièrement que tout va bien, vous, la bonne maman, le cher mari, la petite cousine, les frères et sœurs, et puis que vous vous occupez de l’habitation de votre cousin, qui certainement ne sera jamais heureux, guéri, content, qu’auprès de vous et des vôtres, ou, pour mieux dire, des nôtres, qui ne sont guères moins tout pour moi que pour vous. Depuis mon départ, j’ai fait et dit eu route beaucoup de sottises ; ma tête va toujours mal quand mon cœur ne s’épanche plus, et je ne suis sage que sous vos yeux ; si j’ajoutais qu’il est heureux de recouvrer la raison où l’on risquerait de la perdre, cela serait d’un vieux fou ou d’un jeune galantin, et ma belle cousine n’aime pas mieux les uns que les autres.

Depuis mon arrivée ici, j’ai vu quelques habitations près de cette ville ; une entre autres qui me paraît rassembler toutes les convenances hors une ; mais cette une qui ne se peut suppléer suppléerait seule à la plupart des autres, et s’il dépendait de moi, je ne balancerais pas un instant. Vous connaissez mon état et mes chaînes ; je dépends d’un consentement que j’ai demandé : si je l’obtiens, j’irai couler sur les bords du Rhône des jours que l’amitié me rendra bien doux. En attendant, je serai charmé que vous appreniez le chemin de cet asile. Faites-y quelque promenade à mon intention, marquez-moi ce que vous en pensez. Vos détails, vos bienfaisans projets nourriront mon espérance, et me distrairont sur le si dont dépend leur exécution.

J’ai écrit à Mlle Renou[5]. Cette pauvre fille mérite d’avoir sa part des consolations dont j’ai joui ; elle les sentira comme moi, c’est tout dire. Quand retournerai-je les partager avec elle ? C’est alors que je ne désirerai plus rien. Vous m’écrivez que rien ne peut remplacer les objets qui vous manquent. Voilà un les qui m’a bien touché, et dont je puis vous rendre l’équivalent du même cœur, car c’est ainsi que je désire vous avoir tous deux pour amis, je me trompe, c’est pour ami, puisque vous n’êtes qu’un et qu’ainsi la chose est plus d’à moitié faite. Convenez que mon singulier vaut votre pluriel. Bonjour, chère cousine, j’envoie un petit baiser sur la petite menote de la petite cousine, et mille salutations à son cher papa.

Je compte aller dans deux jours à Chambéry remplir un triste devoir sur la tombe d’une amie qui me fut bien chère[6] et voir un ancien ami d’elle et de moi[7]. Je dois espérer que ce voyage se fera sans accident. S’il en est autrement, souvenez-vous quelquefois de votre ami.


A Madame de Lessert, née Boy de la Tour, rue Piset, à Lyon.


A Grenoble, le 11 août 1768.

Non, chère amie, je n’aurai pas la consolation de vivre auprès de vous et je n’ai pas dû m’y attendre. Ceux qui trompent le Prince[8] et qui décident de mon sort ont trop grand soin que rien ne le puisse adoucir. Je ne veux point que Mlle Renou vienne ici ; elle y serait infailliblement huée et insultée par la belle jeunesse du pays. Strasbourg, Strasbourg ! ville aimable et hospitalière, où es-tu ? — Chère cousine, je ne puis tenir ici davantage, et j’en pars pour me rapprocher de vous. Que cette pauvre fille, qui ne peut tarder à vous arriver, attende auprès de vous de mes nouvelles ; je lui marquerai où elle doit se rendre pour recevoir mon dernier adieu. Je n’ose ici nommer l’endroit d’avance, parce qu’infailliblement les outrages nous y attendraient. Je sais qu’ils me suivront par toute la terre ou plus tôt qu’ils m’y attendront : car la haine, les noirceurs, les fourberies, tout le cortège de mes vertueux oppresseurs a de meilleures jambes que moi. Mais les mépris et les affronts me seront moins cruels partout ailleurs qu’en France. J’endurerai tout sans me plaindre des gens pour qui je n’avais nul attachement, et j’irai, s’il le faut et si je puis, au bout de la terre chercher des hommes qui ne se fassent pas une gloire d’accabler les infortunés. Vous aurez dans peu de mes nouvelles : que ne puis-je vous en donner moi-même ! Que ne m’est-il permis de vous voir encore une fois !

Priez messieurs vos frères, s’ils ont des lettres pour moi, de les garder jusqu’à ce qu’ils aient de mes nouvelles. Je les salue de tout mon cœur.


Pour Mademoiselle Renou.


A Bourgoin, le 23 août 1768[9].

Je vous attendais, ma bonne amie, avec bien de l’impatience, et votre prochaine arrivée[10] à Lyon me donnerait bien de la joie si l’on en pouvait sentir encore dans mon état. Je ne vous décrirai pas ce que j’ai souffert depuis notre séparation. Si les consolations que j’ai trouvées à Lyon ont été douces, elles ont été courtes, et les tristes impressions qui les ont suivies en ont bientôt effacé l’effet. Partout je n’ai trouvé que celui des manœuvres qui m’ont précédé. Partout, objet de la haine et jouet de la risée publique, j’ai vu les plus empressés à me servir en apparence être en effet les plus ardens à me nuire, et les plus honnêtes gens en toute autre occasion semblent prendre plaisir à se transformer en fourbes sitôt qu’il s’agit de me trahir. Tout ce que je puis présumer est qu’on a l’art de les tromper eux-mêmes en leur persuadant que c’est pour mon bien, pour ma tranquillité qu’on me cache les manœuvres secrètes qui réellement n’ont d’autre but que de me perdre et me diffamer. Mon cœur n’a pu supporter plus longtemps ce déchirant spectacle, et j’ai brusquement quitté Grenoble pour venir attendre ici de vos nouvelles, et délibérer avec vous sur votre sort et le mien.

Il est certain, mon enfant, que ce que vous avez de mieux à faire est de rester où vous êtes ou de retourner à Paris, car si vous vous obstinez à me suivre, quelque doux que cela me puisse être, mes embarras en redoubleront, et vous devez vous attendre à partager dans toute sa rigueur l’effroyable sort qu’on me destine et dont on ne me fera pas grâce jusqu’à la mort ; soyez bien sûre par exemple qu’on n’attend que de me voir fixé dans quelque demeure pour y renouveler aussitôt toutes les scènes de Trye ou d’autres semblables qui vous déchireront le cœur incessamment. Vous ne pourrez me garantir de rien ni vous non plus, et vos peines redoubleront les miennes. Si je suis privé de votre assistance dans mes maux de corps et d’âme, j’en serai plus tôt délivré, je l’espère, et c’est ce qui me reste à désirer, ainsi qu’à vous si vous m’aimez véritablement. Si vous vous obstinez à me suivre sans égard aux inconvéniens attachés pour tous deux à ce parti, après m’être réservé d’autres représentations à vous faire, je vous en laisserai la maîtresse : mais alors nous aurons une autre délibération à faire sur le choix de notre habitation, si tant est que quelque choix nous soit laissé, car les hommes et la nécessité ne me laissent pas un instant secouer leur joug, et rien n’est plus trompeur ni plus cruel même que l’apparente liberté qu’on paraît me laisser.

Il y a une habitation dont le loyer m’est offert, sur le penchant d’une montagne à mi-côte, et seulement à deux lieues de Grenoble ; mais le Drac, rivière dangereuse et souvent impraticable, rend la communication difficile. L’air est bon, la vue est belle, il y a de l’eau : la position a du rapport à celle de Wootton. Je puis être sûr d’y être confiné de même en prison perpétuelle, livré entre les mains de mes ennemis, et des gens à leurs gages que j’aurai pour tout voisinage et dont je dépendrai pour mes provisions, sans y voir jamais d’autre visage humain que celui du maître de la maison, qui, je crois, sera obligeant et officieux, et viendra nous examiner et ne nous rien dire, précisément comme M. Davenport[11], mais beaucoup plus fréquemment. Notez que ceux qui disposent de moi, sachant que mon projet était d’aller à Grenoble, y ont dressé toutes leurs batteries, et que là nous tenant au milieu d’eux, ils disposeront de nous tout à leur plaisir.

Je puis pour m’éloigner d’eux passer en Savoie, et c’est un parti que je prendrai si vous l’aimez mieux ; mais j’y ai déjà été prévenu par leurs intrigues, et dans un voyage que j’ai fait à Chambéry, où j’ai vu et appris les choses les plus déchirantes, j’ai trouvé que l’ami sur lequel j’y comptais avait été gagné[12]. Ainsi nous serons à peu près dans leurs lacs à Chambéry comme à Grenoble. Et nous y serons absolument sans protection, sans sûreté même qu’on nous y laisse, au lieu qu’en France nous sommes sûrs au moins de la protection du Prince, qu’on trompe, mais qu’on ne trompera peut-être pas toujours, et même en quelque sorte de celle de la Cour, dont j’ai, comme vous savez, toute l’assurance que je pouvais désirer. Le meilleur serait peut-être de pousser jusqu’en Italie et d’aller passer l’hiver à Turin. Dans notre solitude près de Grenoble nous aurons à la vérité la sûreté et le repos du côté de l’autorité publique, sur quoi nous ne pouvons pas compter ailleurs : mais quand nos finances seront épuisées, nous resterons sans ressource et il faudra mendier ou mourir de faim, au lieu qu’à Turin ou dans quelque autre ville je puis copier, donner des leçons, vivoter de quelques talens et ne pas manger jusqu’au dernier sou. Tout cela, ma bonne amie, mérite réflexion, et je suis d’avis que pour pouvoir nous décider ici sans obstacle pour le parti qui nous conviendra le mieux, vous vous munissiez à Lyon d’un passeport de M. le commandant qui, comme je le présume, ne vous sera pas refusé par l’intercession de M. Boy de la Tour. Ne négligez pas cet article.

Il ne me paraît pas convenable que vous me donniez ici le nom de Frère, quoiqu’assurément les sentimens de la plus pure fraternité subsistent depuis tant d’années entre nous, mais les hommes connaissent trop peu nos cœurs pour être équitables, nous avons dû complaire au Prince dans sa maison, songeons maintenant à ne pas donner prise à nos vils ennemis, toujours prêts à juger de nous par eux. Soyons amis et parens en attendant mieux, je n’en dirai pas ici davantage.

J’oubliais de vous dire un fait qui contribue à me tenir en suspens sur le lieu de ma retraite. M.[13] Boy de la Tour ont eu la bonté de me recommander à M. Bovier, gros marchand gantier à Grenoble, et, comme il me paraît, très bon homme. Mais c’est son fils (que d’abord j’ai pris pour lui et qui m’a caché tant qu’il a pu qu’il était avocat et homme de lettres) c’est son fils, dis-je, qui s’est absolument emparé de moi, et des soins duquel, si je ne me trompe, j’ai plus à me louer que de ses intentions. Ce M. l’avocat Bovier, qui veut absolument me placer dans la solitude dont je vous ai parlé et qui a été très piqué de mon départ de Grenoble, a depuis lors déterré je ne sais ni où ni comment un chamoiseur des Verrières[14] à deux lieues de Môtier, lequel prétend m’avoir prêté 9 francs il y a environ dix ans. M. Bovier a eu la complaisance de m’envoyer le long tissu de la fable de ce drôle, m’offrant obligeamment d’acquitter pour moi les 9 francs. Je lui ai fait une réponse où l’imposture est démontrée avec la dernière évidence. J’ai envoyé copie de cette réponse avec la lettre de M. Bovier à M. le comte de Tonnerre, commandant de la Province. Si le fourbe est démasqué et puni, je n’ai rien à dire ; mais pour peu que l’affaire demeure en litige, je suis résolu, quoi qu’il arrive, de ne retourner de ma vie à Grenoble ni aux environs, sûr que ceux qui ont suscité ce coquin sont gens à prendre goût au métier et à en susciter beaucoup d’autres, si celui-là s’en tire impunément. Ainsi, à tout événement, ne manquez pas de vous munir du passeport.

Je suis entré dans tous ces longs détails, ma bonne amie, afin que vous puissiez en conférer avec nos amis, surtout avec Mme de Lessert, dont les lumières sont au-dessus de son âge et égalent son excellent cœur, et avec son mari, qui me paraît un homme solide, judicieux, très capable de donner de bons conseils, et que je tiendrais à bonheur et à honneur d’avoir pour ami. J’irais les consulter avec vous si j’étais en meilleur état, si je ne voulais éviter de me donner une seconde fois en spectacle à Lyon, et si j’imaginais quelque moyen de nous loger tous deux commodément pour nous et sans incommodité pour eux. Joignez auprès d’eux les témoignages de ma reconnaissance à ceux de la vôtre. Adieu, je vous embrasse et vous attends avec les sentimens que vous me connaissez.


A Madame de Lessert, à Lyon.


A Bourgoin, le 24 août (1768].

Voici, chère cousine, une lettre pour Mme Renou, que je vous envoie ouverte pour éviter d’inutiles enveloppes, puisqu’il n’y a rien dans deux cœurs qui vous aiment qui ait besoin de vous être caché. Depuis cette lettre écrite, j’ai presque pris absolument la résolution de sortir de France, tant sur l’histoire du chamoiseur de Grenoble, que sur le changement que je remarque ici depuis mon arrivée, ayant été d’abord reçu avec accueil, avec amitié, et voyant journellement un changement frappant sur les visages et dans les yeux, qui m’annonce celui des cœurs. L’aliénation qui ne saurait être plus prompte ni plus marquée m’apprend que je suis suivi et que je le serai partout ; mais qu’on me maltraite en Piémont, j’y serai moins sensible, au lieu que les outrages des Français me déchirent le cœur. Ainsi ma résolution est autant que prise, de sorte que, ne pouvant louer ici de voiture, je serais d’avis que Mlle Renou prît à Lyon une chaise pour Chambéry dans laquelle elle viendrait coucher ici, et nous partirions ensemble le lendemain. Cela suppose qu’elle veut me suivre, comme elle y a paru résolue ; car vous pouvez comprendre que le parti qu’elle prendrait de rester serait non seulement le plus sage pour elle, mais de beaucoup le moins embarrassant pour moi, qui de plus ne pourrai lui sauver les fatigues et le mal être qu’elle sera souvent forcée à partager avec moi. Toutefois je la laisse libre. Je ne m’opposerai jamais, si elle le veut, et à tout risque, à ce que nous finissions nos malheureux jours ensemble et à la consolation qu’elle me ferme les yeux.

J’ai pris grande part, chère amie, à la joie que vous avez eue de rouvrir vos bras, non pas au meilleur, car cela n’est pas possible, mais au plus cher de vos amis. Aimez toujours l’un et l’autre, le plus malheureux sans doute, mais le plus tendre et le plus vrai que vous aurez jamais.


A Madame de Lessert, née Boy de La Tour, à Lyon.


A Bourgoin, le .. août 1768.

Je me hâte, chère cousine, de vous apprendre que ma sœur, par la grâce du Prince, est devenue ma femme par la grâce de Dieu[15]. Je ne remplis jamais aucun devoir de meilleur cœur ni plus librement, puisque je ne lui en avais jamais donné la moindre espérance, et que deux minutes auparavant elle n’avait aucun soupçon de ce que je voulais faire. Nous avons eu l’un et l’autre la douceur de voir les deux hommes de mérite que j’avais choisis pour témoins de cet engagement fondre en larmes au moment qu’il a été contracté. Je ne devais pas moins à celle pour qui un attachement de vingt-cinq ans n’a fait qu’augmenter continuellement mon estime, et qui s’est déterminée à partager tous les malheurs qu’on m’apprête pour ne se pas séparer de moi. Puisqu’elle ne veut pas me quiter, je veux du moins qu’elle me suive avec honneur. Chère amie, j’approuve d’autant moins la course que vous avez faite avec elle dans votre état et dont elle ne m’a parlé qu’avec les plus grandes alarmes pour votre santé, qu’elle-même en est malade, et qu’elle ne s’est pas trouvée bien un seul moment depuis son arrivée ici. Au reste, notre union, pour être devenue indissoluble, n’a pas changé de nature, et n’a pas cessé d’être aussi pure et aussi fraternelle qu’elle l’est depuis treize ans.

Vos conseils, chère amie, sont pleins de raison, de justesse et d’amitié ; je les suivrais si j’en étais le maître ; mais ceux qui disposent de moi ne m’en laissent pas le moyen, et à force de vouloir me contraindre à rester en France, ils me mettent dans l’absolue nécessité d’en sortir. S’ils n’avaient voulu que s’assurer de moi et m’empêcher de dévoiler au public leurs manœuvres, j’étais tout résigné sur ce point à leur volonté, et déterminé d’acheter à ce prix mon repos ; j’aurais fini mes jours dans le lieu qu’ils auraient voulu, sans plus faire aucune tentative pour leur échapper, mais me tenir captif n’est pas l’objet à quoi ils se bornent, et il ne leur suffit pas même de me diffamer s’ils ne me forcent à me déshonorer moi-même en me réduisant à mourir de faim ou à recevoir d’eux ma subsistance. C’est dans cette vue qu’ils me font consumer mon temps et ma bourse à courir de lieu en lieu et d’auberge en auberge sans pouvoir trouver de gîte convenable ; c’est dans cette vue qu’ils me suscitent des difficultés, des frais et des embarras à tout et pour tout. Ils ont laissé venir ma compagne ; ils ont senti que c’était un embarras de plus pour moi ; mais elle m’est venue sans mon argent, sans ses hardes, sans passeport, et si nue que hors ce qu’elle porte sur elle, elle n’a pas un seul manteau de lit, ni jupon pour changer. L’habitation des villes m’est interdite, le travail m’est interdit, mes finances ne sont pas inépuisables, c’est l’affaire de deux ou trois ans au plus pour manger le tout sans avoir un liard à laisser à ma femme. C’est là qu’ils m’attendent, pour me forcer à mendier et à recevoir d’eux mon pain pour le prix de mon déshonneur. Je n’ai d’autre moyen d’éviter cette extrémité que de sortir du Royaume où, libre au moins de tout engagement de ma part, je ne porterai que les chaînes de la nécessité sans être encore lié par mon consentement, et je serai pleinement maître de choisir pour subsister les moyens qui me paraîtront les meilleurs et les plus honnêtes.

Voilà les principaux motifs de ma résolution ; je ne puis pas d’ici vous tout dire : mais quoique je sois sûr de n’être exempt d’embûches nulle part, je ne suis pas moins sûr de ne pouvoir plus vivre avec honneur au milieu des fourbes qui m’ont circonvenu dans cette province, et m’étant engagé à ne pas m’établir dans la vôtre, je ne puis manquer à cette promesse sans manquer à mon devoir. Je ne puis, chère amie, vous en dire aujourd’hui davantage. J’ai du monde à dîner ; on me presse de finir. Mais j’ajouterai seulement que je serais bien aise de savoir au juste à quoi je dois m’attendre pour le sort de mes[16] malles, et de mon argent qui se promène de Paris à Lyon et de Lyon à Paris, sans que je sache comment ni pourquoi. Monsieur votre frère m’offre d’y suppléer ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Recevez, chère cousine, pour vous tout entière, vous m’entendez, tous les sentimens de deux cœurs qui n’en font qu’un, surtout pour vous aimer.

Avez-vous eu la bonté de faire retirer un jupon qui devait être dans le sac de nuit de la demoiselle Frère ? Je voudrais bien donner une robe simple et honnête à ma femme. Voudriez-vous bien la choisir pour moi ? Couleur modeste, cela s’entend.


A madame de Lessert, née Boy de la Tour.


[Bourgoin] 3 septembre [1768].

Avant la réception de votre dernière lettre, aimable cousine, j’avais déjà réfléchi derechef sur la précédente, et voyant la saison fort avancée, n’ayant point de passeport pour ma femme et ne sachant où aller passer l’hiver, vu que le voyage de Turin m’a paru trop long et trop dépensier, j’ai pris le parti de rester ici et j’y ai loué pour un an un appartement fort cher, mais où j’aurai le temps de délibérer à mon aise sur le parti qu’il me convient de prendre définitivement. Ce qui me plaît le plus de l’habitation que j’ai choisie est qu’elle n’est pas assez éloignée de vous pour que je doive renoncer à l’espoir de vous voir quelquefois chez vous ou chez moi, et je sens que ma tête a presque aussi grand besoin que mon cœur du réconfort que je trouve auprès de vous.

Quoi donc ! se défierait-il aussi de nous ?[17] Bien moins, je vous jure, que de moi-même. J’ai la même confiance en votre cœur qu’au mien, et beaucoup plus en votre raison. Eh ! chère cousine, que ne puis-je croire que ceux qui disposent de moi vous ont fait entrer dans leurs complots ! Ils ne me donneraient plus d’alarmes, et je serais bien sûr de ne trouver que mon avantage dans des projets que vous auriez approuvés. Vous cesseriez plutôt d’être vous-même que vous ne pourriez consentir à rien qui ne fût bien. Je suis aussi sûr de cela que de mon existence. Mais après les épreuves que j’ai faites, je ne puis, je l’avoue, être exempt d’alarmes sur l’art profond avec lequel les noirceurs de mes oppresseurs sont conduites, et tel qu’en en voyant le jeu tout à découvert, il m’est impossible d’en pénétrer les ressorts. Ils rendent si forte la dissimulation des amis qu’ils m’ôtent, qu’en voyant évidemment la sourde animosité qu’ils leur inspirent, il m’est impossible de parvenir à en découvrir la cause et d’avoir jamais la moindre explication avec aucun d’eux. Non seulement ils sont parvenus à m’ôter Du Peyrou[18], en qui j’avais mis toute mon espérance, à qui j’avais confié tous mes papiers, tous mes projets, tous mes secrets, de qui seul j’attendais ma délivrance, pour qui j’étais sorti d’Angleterre, auprès duquel mon dernier, mon plus doux espoir était de vivre et mourir ; ils me l’ont ôté, dis-je ; mais d’une façon si prodigieuse, si prompte, si parfaitement inconcevable, qu’il n’y eut jamais d’aliénation de cœur si forte, si monstrueuse que celle que j’ai trouvée en lui. Il a fallu nécessairement, pour l’amener au point où je l’ai vu et où il est resté, qu’ils lui aient totalement renversé la tête. Ce que j’ai fait pour lui et pour le ramener est inouï ; tout a été inutile. Je n’ai jamais pu tirer la moindre ouverture, le moindre jour, le moindre épanchement de ce cœur sombre et caché. J’ai souffert près de lui les angoisses des plus terribles agonies ; enfin, renonçant à percer l’affreux mystère dont il s’enveloppe, je me suis détaché de lui, persuadé que je m’étais trompé dans mon choix, qu’il n’était pas l’homme que j’avais cru, et que la liaison de deux cœurs, l’un le plus ouvert, l’autre le plus caché qui existent, ne pouvait jamais être durable et forte. Il faut assurément que l’organisation de mon cerveau ne soit pas naturellement si mauvaise, puisque cette seule aventure ne m’a pas complètement rendu fou.

Jugez, chère amie, si depuis lors j’ai dû devenir craintif ; mais que ma crainte aille jamais à rien d’injurieux au caractère de celle à qui je ne fus si fortement attaché dès la première vue, que parce que la raison et la vertu qui sont si belles semblaient animer tous ses traits ; non, chère amie, je crois encore à la vertu en dépit des hommes, et si je formais des doutes sur votre cœur, je n’y croirais plus. Non, je vous le répète, je ne doute ni ne douterai jamais de vous. Je vous honore comme je m’honore moi-même, et je vous avoue qu’en me comparant aux autres hommes, je suis de jour en jour plus fier de moi. Je ne crains pas même qu’on ose tenter de m’ôter votre estime et votre amitié ; on ne saurait vous séduire, mais on peut vouloir vous tromper, et vous persuader qu’on fait pour mon avantage ce qu’on fait avec des vues secrètes bien différentes qu’on ne vous laissera voir qu’après coup. Voilà tout ce que je pourrais craindre si je ne comptais autant sur votre grand sens que sur votre droiture, si je n’étais sûr que vous démêlerez aisément tous les pièges qu’on pourrait vous tendre, et que l’instinct moral vous tiendra lieu d’une longue expérience pour savoir vous refuser à toutes ces menées ténébreuses qui sont d.es crimes, et surtout en amitié, par cela seul qu’elles sont des secrets pour celui qu’elles intéressent, lui fussent-elles d’ailleurs avantageuses selon nos idées ; parce que c’est à lui seul à juger de ce qui lui convient, et qu’il est possible qu’on travaille à le rendre misérable, en pensant travailler pour son bonheur.

J’apprends qu’au lieu du passeport que j’avais chargé Mlle Renou de demander pour elle en passant à Lyon, monsieur votre frère en a demandé un pour moi, qui comme de raison lui a été refusé. Ce quiproquo, aussi cruel pour moi que bizarre en lui-même, me fait d’autant plus de peine que j’en pressens toutes les conséquences, dont la moindre sera de passer pour tout à fait fou ; car quelle plus grande folie, vivant dans une province dont le commandant m’honore de ses bontés[19], que de quêter un passeport dans une autre province où je ne suis point, et près d’un commandant qui ne me connaît pas ! Cela était bon et sans conséquence pour ma femme à son passage et il était contre toute vraisemblance qu’il lui fût refusé ; mais cela était pour moi d’une telle absurdité que, dans la supposition qu’il s’agissait de moi, il est étonnant qu’avant d’aller en avant, monsieur votre frère ne m’ait pas fait ses représentations sur l’extravagance d’une pareille démarche. Que dira M. le Prince de Conti ? Que dira M. le duc de Choiseul ? Que dira surtout M. le comte de Tonnerre ? En vérité, monsieur votre frère n’aurait pas pu mieux s’y prendre, quand il aurait voulu, non seulement que Mlle Renou n’obtînt point de passeport, mais qu’il me fût impossible à moi-même d’en obtenir dans la suite, lorsque le terme des miens serait écoulé. Le mal est fait ; il est irréparable, n’en parlons plus.

Je pense qu’une robe d’hiver ferait plus de plaisir à ma femme, comme celle dont elle a le plus de besoin ; elle la voudrait sans doubles. Elle désire fort aussi d’avoir une alliance d’or. Voudriez-vous bien, chère amie, en faire aussi l’emplette ? J’en aurais encore une à faire qui m’embarrasse. M. Bovier s’est donné pour moi bien des soins dont je me serais fort passé, mais dont j’ai pourtant l’air de lui rester redevable, et il faut tâcher de ne l’être qu’à ses amis. Je voudrais bien pouvoir faire à son épouse quelque petit cadeau de femme qui fût choisi avec goût, à bon marché toutefois, entre dix écus et deux louis environ. Pourriez-vous, cousine, me tirer d’embarras sur cet article ? M. Boy de la Tour aurait la bonté de se charger de l’envoi et du paiement de toutes les susdites commissions. En général vous ne les aimez pas, et vous avez grande raison, mais que la charité de l’amitié vous fasse passer en cette occasion par-dessus la répugnance.

Vous trouverez ci-joint un papier dont voici l’occasion[20]. Ayant été malade ici et détenu dans ma[21] chambre quelques jours[22], dans le fort de mes chagrins, je m’amusai à tracer derrière ma[23] porte quelques lignes au rapide trait du crayon qu’ensuite j’oubliai d’effacer en quittant ma chambre pour en occuper une plus grande à deux fils avec ma femme. Des passans mal intentionnés, à ce qu’il m’a paru, ont trouvé ce barbouillage dans la chambre que j’avais quittée, y ont effacé des mots, en ont ajouté d’autres et l’ont transcrit pour en faire je ne sais quel usage : je vous envoie une exacte copie[24] de ces lignes, afin que M. de Lessert et[25] messieurs vos frères puissent et veuillent bien constater les falsifications qu’on y peut faire au cas[26] qu’elles se répandent. J’ai transcrit même les fautes et les redites afin de ne rien changer.

J’écris à la bonne maman par cet ordinaire, et j’adresse ma lettre à monsieur votre frère. Mille amitiés, je vous prie, au cher cousin. Nous saluons l’un et l’autre la chère bonne grand-maman de tout notre cœur.


{{c|Sentimens du public sur mon compte dans les divers états qui le composent[27].


Les rois et les grands ne disent pas ce qu’ils pensent, mais ils me traiteront toujours généreusement[28].

La vraie noblesse, qui aime la gloire, et qui sait que je m’y connais, m’honore et se tait.

Les magistrats me haïssent à cause du tort[29] qu’ils m’ont fait.

Les philosophes, que j’ai démasqués, veulent à tout prix me perdre, et réussiront[30].

Les évêques, fiers de leur naissance et de leur état, m’estiment sans me craindre, et s’honorent en me marquant des égards.

Les prêtres, vendus aux philosophes, aboient après moi pour faire leur cour.

Les beaux esprits se vengent en m’insultant de ma supériorité qu’ils sentent.

Le peuple, qui fut mon idole, ne voit en moi qu’une perruque mal peignée, et un homme décrété[31].

Les[32] femmes, dupes de deux pisse-froid qui les méprisent, trahissent l’homme qui mérita le mieux d’elles.

Les Suisses[33] ne me pardonneront jamais le mal qu’ils m’ont fait.

Le magistrat de Genève sent ses torts, sait que je les lui pardonne, et les réparerait s’il l’osait.

Les chefs du peuple, élevés sur mes épaules, voudraient me cacher si bien que l’on ne vît qu’eux.

Les auteurs me pillent et me blâment, les fripons me maudissent, la canaille[34] me hue.

Les gens de bien, s’il en existe encore, gémissent tout bas de[35] mon sort ; et moi je le bénis, s’il peut instruire un jour les mortels.

Voltaire, que j’empêche de dormir, parodiera ces lignes. Ses grossières injures sont un hommage qu’il est forcé de me rendre malgré lui.


A Mme de Lessert, née Boy de la Tour, à Lyon.


A Bourgoin, le 7 septembre 1768.

Je ne sais presque, chère cousine,, comment oser vous écrire encore, après vous avoir donné tant de peines inutiles et renvoyé toutes les emplettes que vous aviez bien voulu faire pour moi ; quoique la robe ne fût point à l’usage de ma femme et que la bague fût trop petite, j’aurais gardé toutes les deux, si monsieur votre frère ne m’eût assuré de l’une, comme vous de l’autre, qu’il n’y avait nul inconvénient à les rendre, ce que j’ai supposé pouvoir se faire comme il est juste, en perdant quelque chose sur l’une et sur l’autre. Au reste, je ne peux pas mieux vous prouver que je ne vous crois pas rebutée de mes importunités qu’en vous en donnant encore d’autres, et ce sera, s’il vous plaît, pour le cadeau de Mme Bovier au sujet duquel je profiterai de votre offre, nonobstant que vous ne soyez pas de mon avis à ce sujet ; car ici je ne suis pas non plus du vôtre, et je crois que quand on ne peut ni ne veut payer les soins, vrais ou faux, en reconnaissance, il faut tâcher du moins autant qu’il est possible de ne pas demeurer en reste autrement. Je vous prie donc, cousine, de me faire l’amitié de chercher quelque petit cadeau de goût pour la dite dame, et même de passer plutôt le prix que je vous ai marqué que d’y mettre moins. Vous aurez la bonté de le remettre à monsieur votre frère pour qu’il ait celle de le faire passer à sa destination, et de me donner avis de l’envoi, afin que j’en prévienne M. Bovier.

J’ai eu par diverses occasions de bonnes nouvelles de votre santé qui m’ont rendu plus négligent à vous en demander moi-même. Mais, après avoir eu des nouvelles du départ de votre chère maman, je commence à être en peine de n’en avoir aucune de son arrivée. J’ai prié M. votre frère de m’en donner le plus tôt qu’il pourra.. Si ses occupations l’en empêchent, j’espère que vous voudrez bien remplir ce bon soin pour lui ; d’autant plus que, quoique je sois bien sûr que vous n’êtes point fâchée, je serai pourtant bien aise que vous me le disiez vous-même : car vos lettres sont un remède aussi bon qu’agréable dont mon cœur a souvent besoin.

Je ne vous parlerai plus de la façon dont on me traite ; vous contrister ainsi serait vous rendre le mal pour le bien. D’ailleurs, après avoir bien mis à leur taux les hommes et leurs manœuvres, je sens que je finirai par ne m’affecter plus de rien de ce qui me vient d’eux. Bonjour, chère cousine, ne m’oubliez pas, je vous prie, auprès du cher mari. Mme Renou, dont le cœur est vraiment pénétré de vos bontés pour elle, se joint à moi pour vous assurer de tous les sentimens que vous me connaissez.

Bien des amitiés de la part de tous deux à la petite grand-maman.


A Madame de Lessert, née Boy de La Tour, rue Piset, à Lyon.


À Bourgoin, le 28 septembre 1768.

J’attendais aujourd’hui, chère cousine, des nouvelles de Madame votre mère et des vôtres, je lui en demandai mercredi. Je ne voulais qu’un mot : Nous sommes arrivées heureusement ; je ne l’ai pas reçu ; ce silence me donne une inquiétude que je vous prie de dissiper. J’ai le temps encore d’écrire ce mot par le courrier d’aujourd’hui ; j’attends votre réponse dimanche ; si je ne la recevais pas, cela serait cruel. Mme Renou, qui partage mon inquiétude, me charge pour vous et pour la maman de plus de choses que le temps ne me permet d’en dire, et que votre amitié saura bien deviner.


A Madame de Lessert, née Boy de la Tour, à Lyon.


À Bourgoin, le 2 novembre 1768.

Votre petite lettre, ma belle cousine, m’a tiré d’une cruelle inquiétude ; vous avez maintenant à me tirer d’une autre qui n’est qu’embarrassante. C’est au sujet de la robe qu’attend Mme Renou. Elle n’en a point du tout pour l’hiver ; il lui en faut absolument une, et je n’ose l’en pourvoir dans l’attente de celle que monsieur votre frère nous fait espérer, de peur de faire là même emplette à double. Il s’agirait donc de savoir avec certitude si cette robe doit venir en effet oui ou non, et si c’est oui, de savoir quand, de façon qu’on y puisse compter : car j’ai peur que ma pauvre femme ne croie à la fin que je cherche des défaites, puisqu’il ne manque pas à Lyon de personnes de son âge et de son état, et qu’il est difficile de croire qu’il ne s’y trouve pas une seule robe qui leur convienne. Je sens, et j’en conviens avec honte, que j’ai très indiscrètement accablé M. Boy de la Tour de mes éternelles commissions ; car enfin, quoique fils de mon amie et frère de ma cousine, il n’est pourtant pas encore mon cousin, et cela étant, je suis, moi, très indiscret ; mais assurez-le, je vous prie, qu’il aura moins à se plaindre de mon importunité dans la suite. Je le supplie seulement de vouloir bien me tirer d’embarras de manière ou d’autre encore cette fois.

Je plains la maman, si elle est encore à sa campagne, car elle y a un bien terrible temps. Mille remercîmens à M. de Lessert de la bonté qu’il a eue de vous permettre de venir exercer les œuvres de miséricorde ; c’est un bon exemple qu’il devrait imiter. Recevez les plus tendres bonjours de deux cœurs qui vous aiment.

Renou.


A Madame de Lessert, née Boy de la Tour, à Lyon.


[Bourgoin] 9 janvier [1769].

Que votre lettre, cousine, nous a fait de bien à tous deux ! Mais quels secours ? Quoi ? Tout est inutile et je n’en veux point[36] ; mais mon cœur, ce cœur qui vous aime, chères amies, me tente et me pousse violemment. Toutefois rien ne presse encore, attendons ; vous aurez de mes nouvelles dans peu.


A Madame de Lessert, née Boy de la Tour, à Lyon.


[Bourgoin] ce 13 janvier 1769.

Je suis mieux, chère cousine, je me hâte de vous le dire : cependant la fièvre et l’oppression continuent ; mais l’enflure est diminuée et les nuits sont plus tranquilles[37]. Mais ma femme est à plat de lit et ma chambre est un hôpital. Je vois que réellement l’air de ce lieu nous est funeste à l’un et à l’autre, et je suis entièrement déterminé, n’ayant aucune nouvelle du Prince, à aller habiter une maison vide où l’on me répare un petit logement, non dans celle à mi-côte dont je vous avais parlé, mais tout à fait sur la hauteur, à une lieue d’ici, dans un air très vif et très sain. Je compte déloger sitôt que mon appartement sera prêt et que ma femme pourra souffrir le transport. J’aurais bien des petites provisions à faire, mais il m’est impossible à présent d’entrer dans ces détails par écrit. J’en donnerai l’embarras ou plutôt le plaisir à la bonne maman ou à vous sitôt qu’il me sera possible. Quant à présent, il faut poser la plume. Bonjour, mon excellente amie, et de la part de la pauvre malade.


A Madame de Lessert, née Boy de la Tour, Lyon.


A Monquin, le 3 mars 1769.

Que vous êtes aimable, ma bonne et belle cousine, de songer un peu à vos pauvres ermites, qui méritent bien quelques souvenirs de votre part pour tous ceux que vous nourrissez dans leurs cœurs ! Vous avez raison de croire que les soins de l’amitié sont pour moi les meilleurs remèdes. Aussi je vous trouve un très bon médecin, et vous avez dans Mme Renou un très bon substitut qui remplit bien tout ce que vous espérez d’elle.

Je commence à m’apercevoir très sensiblement du changement d’air, et quoique mon estomac ne soit pas désenflé, que les côtes soient toujours soulevées, et qu’il me reste toujours une oppression très incommode, je me trouve de jour en jour mieux qu’à Bourgoin, et quelques promenades que j’ai faites avec succès me font juger qu’en reprenant mon habitude ambulante quand le temps me le permettra, je me retrouverai dans un état supportable, en attendant mieux. Ce qui’ contribue beaucoup, je vous jure, à mon bien-être actuel est de pouvoir compter sur le vôtre, et de voir que tout va bien de votre côté.

Continuez, chère cousine, à bien choyer mon futur petit cousin et sa jolie nourrice[38] ; donnez-moi souvent des nouvelles de l’une et de l’autre, de celles de la très bonne maman, et généralement de tout ce qui vous intéresse, sachant bien que rien de ce qui vous est cher ne peut m’être indifférent, et recevez les tendres bonjours de deux amis sincères et vrais, qui vous ont donné leurs cœurs parce qu’ils ont senti tout le prix du vôtre.


A Madame de Lessert, née Boy de la Tour, à Lyon.


[Monquin], ce 6 juin 1169.

Il était bien juste, chère cousine, que l’heureux événement que j’apprends me donnât un plaisir proportionné à l’inquiétude que m’a causé son attente[39]. Vous remplissez trop bien les devoirs de mère pour ne les pas avoir tous à remplir, et le fils que Dieu vous donne est la récompense des soins maternels que vous avez rendus à sa sœur. Ma chère amie, c’est par vous, c’est pour vous, que mon cœur s’épanouit quelquefois encore à la joie, et cette joie est pure comme l’amie qui me la fait sentir. Dites à M. de Lessert que je prends une part bien sincère à la sienne et que c’en serait une bien vive pour moi de vous en féliciter tous deux de plus près. La maman ne me parle point de sa santé, cela me fait espérer qu’elle est bonne. Remerciez-la, je vous prie, du bien qu’elle m’a fait, ainsi que monsieur votre frère ; car j’ai reçu leurs deux lettres en même temps. Adieu, chère cousine, choyez bien mon petit cousin et sa belle nourrice. Ne vous fatiguez pas sitôt à m’écrire, mais quand je pourrai voir un mot de vous, j’en serai transporté.

Mme Renou embrasse mille fois de tout son cœur les deux petits bambins et leur maman. Depuis que nous avons reçu l’heureuse nouvelle, elle me parle du nouveau-né aussi souvent que vous le caressez.


A Madame de Lessert, née Boy de la Tour, à Lyon.


A Monquin, le 3 août 1769[40].

Quand votre maman, chère cousine, ne vous aurait pas dit, avec la raison de mon prompt départ, mon regret de l’exécuter sans vous voir, vous l’auriez deviné, je m’assure, et votre cœur vous l’aurait dit. Mais elle a dû vous dire de plus que l’espoir d’un prochain dédommagement me rendait cette privation moins coûteuse. Je me console donc dans l’idée de vous revoir bientôt au milieu de toute votre famille goûter dans vos chers nourrissons le prix de vos soins ; en attendant je vous reproche de n’en avoir pas assez de leur nourrice, et je vous apprends qu’on ne doit point, dans le cas où vous êtes, écrire quand on est fatiguée ; parce qu’il ne faut point servir ses amis aux dépens de ses enfans.

Comme je ne doute point qu’en ce moment M. de Lessert ne soit de retour auprès de vous en bonne santé, je vous en félicite l’un et l’autre, et je vous prie de lui faire agréer mes complimens. Je vous remercierais l’un et l’autre de votre bonne hospitalité, si le motif qui l’inspire n’était au-dessus des remerciemens. J’ai aussi des excuses à vous faire de l’air familier avec lequel Mme Renou, sachant que j’étais chez vous et m’y croyant encore, vous a adressé une lettre pour moi. Elle vous dit ici mille choses tendres ; je l’ai trouvée en bonne santé, et nous désirons l’un et l’autre de vous retrouver bientôt de même. Amen.


A Madame de Lessert, née Boy de la Tour, rue Piset, Lyon.


A Monquin, le 25 octobre 1769.

Je ne vous remerciai point, chère cousine, de l’envoi de l’épinette en la recevant, parce que n’ayant pas encore votre lettre. J’ignorais que ce fût vous qui aviez pris la peine de me la procurer. A la réception de votre lettre, j’étais occupé autour de ma pauvre femme qui, le soir même que l’épinette arriva, tomba grièvement malade d’une courbature avec une grande fièvre et d’insupportables douleurs dans tous les membres. Le mal a été violent, mais court ; je n’y ai rien fait que d’empêcher que le grand et l’unique médecin ne fût contrarié dans ses opérations. Elle est aujourd’hui sans fièvre et sans douleurs. Elle reprend même le sommeil, et il ne lui reste de sa maladie qu’un peu de faiblesse d’estomac, dont j’espère qu’un bon régime et de la germandrée en infusion, que je lui fais prendre, la délivreront promptement.

Je suis bien aise de n’apprendre le dérangement de votre petite qu’avec son l’établissement. Elle me paraît constituée de manière que sa vigueur et sa santé vous donneront plus d’embarras que ses incommodités. Sur ce que vous me marquez et sur ce que j’ai vu, je compte que son frère ne sera pas d’un moins bon tempérament, et voilà déjà l’un des grands avantages d’avoir nourri ses enfans soi-même. J’espère que l’accident de monsieur votre beau-frère n’aura pas de suite, que le cher mari est de retour près de vous, et que la maman, bientôt de retour de sa campagne, achèvera de vous ramener tout ce qui vous est cher ; dans votre famille, s’entend ; encore ceci n’est-il pas bien juste ; car enfin les cousins d’adoption sont bien aussi des espèces de parens pour le moins.

L’épinette est arrivée en assez bon état et me paraît fort bonne. Je compte qu’elle me fera grand bien cet hiver, à quoi contribuera beaucoup de penser à la main qui me l’a procurée. Puisque vous faites si bien et de si bon cœur mes commissions, j’ai grande envie de ne vous en pas tenir quitte et surtout pendant le séjour de la maman à sa campagne. Reste à savoir si vous pouvez faire vous-même celle dont j’aurais maintenant à vous charger et qui n’est guère une commission de femme : car j’ai déjà donné trop de tracas à monsieur votre frère, et je ne veux absolument plus l’en accabler.

Il s’agit d’une fourniture de beau papier bien battu et fort, de trois ou quatre feuilles de beau carton fort et bien battu, de trois ou quatre feuilles de beau papier bleu, d’autant de papier rouge. Le tout destiné à placer et coller des plantes que j’ai apportées de Pila pour les envoyer à Mme la Duchesse de Portland en bon état[41]. La grandeur du papier et du carton n’importe pas, parce que je couperai l’un et l’autre sur la grandeur de la boîte que je ferai faire. Le papier de couleur est pour faire ressortir les plantes à fleurs blanches sur un fond d’une autre couleur. J’estime que le papier blanc et fort dont on enveloppe les étoffes de soie serait assez mon affaire, et qu’une trentaine de feuilles à peu près de la grandeur de celle-ci toute ouverte me pourraient suffire. J’ai pensé, pour diminuer un peu à mes yeux mon indiscrétion, qu’en faisant venir le papetier qui sert votre maison et lui lisant mon article, il comprendrait suffisamment de lui-même ce que je demande, et pourrait vous envoyer la petite fourniture toute arrangée ; en ce cas, vous auriez la bonté de la faire porter au carrosse de Grenoble à l’adresse du sieur La Tour, ou bien je pourrais vous envoyer chez vous la coquetière de Bourgoin, et en ce dernier cas Mme Renou vous supplierait de joindre à l’envoi de la cotonne pour deux tabliers dont elle a grand besoin. Chère cousine, je sais combien les commissions sont choses désagréables à recevoir et même à donner. J’ai même été témoin du désagrément qu’elles vous donnent ; et j’avoue que si l’amitié ne fait pas mon excuse, je suis inexcusable auprès de vous.

Bonjour, mon aimable amie, ne m’oubliez pas, je vous supplie, auprès de M. de Lessert, s’il est, comme je l’espère, de retour auprès de vous. Je salue tout ce qui vous est cher. Mme Renou vous embrasse de tout son cœur. Embrassez la chère maman de la part de l’un et de l’autre. Je compte lui écrire au premier jour.


Madame de Lessert, née Boy de la Tour, rue Piset, Lyon.


A Monquin, le 3 novembre 1769.

Vous ne doutez pas avec quel plaisir, chère cousine, j’apprends toutes les bonnes nouvelles que vous me donnez de tout ce qui vous touche. Aussi ne me presserais-je pas tant de vous le dire, si je n’avais à vous donner en même temps les éclaircissemens que vous me demandez sur les importunes commissions dont vous ne vous lassez point, et qui sont aussitôt faites que dites. Puisque le papier est acheté, je le prendrai ; il ne sera pas de trop, et vaudra peut-être mieux pour l’usage que j’en veux faire que celui qu’on m’a envoyé. A l’égard de l’envoi, il faudra le suspendre encore quelque temps jusqu’à ce que je voie si je puis vous envoyer une coquetière en droiture. Si d’ici à quinze jours il ne vous en vient point, vous pourrez, chère cousine, l’adresser par le carrosse ou autre voie A M. Perial, directeur des Postes, pour faire passer à M. Renan, à Bourgoin. Trois aunes et demie de cotonne ne suffisent pas pour deux grands tabliers ; il en faut cinq aunes et demie, que vous pourrez envoyer en même temps par le même.

Mme Renou est, grâce au Ciel, tout à fait rétablie. Tout bien considéré, je crois qu’une attaque de néphrétique, et qui n’a pas été la première en sa vie, a eu grande part à sa dernière maladie. Le mot d’aider la nature est assurément fort beau. C’est dommage qu’il soit ridicule. Car pour savoir et pouvoir aider la nature, il faudrait connaître à fond sa constitution, sa marche, ses forces, etc. Je me suis aidé quinze ans de tous ces aideurs de nature, et jetais toujours mourant. En disant l’aider, ils la détruisaient. Depuis que je lui ai remis le soin d’elle-même, elle a repris courage ; j’ai repris des forces, et je me trouve infiniment mieux. Nous avons fait souvent depuis quatorze ans de grandes maladies tant ma femme que moi : nous n’avons rien fait que prendre patience, et nous sommes guéris très promptement... Une fois nous mourrons sans doute : croyez-vous, cousine, que les aideurs de nature empêchent de mourir ? Tout ce qu’on gagne avec eux, même en guérissant, c’est de faire des maladies de six mois qui sans eux sont de six jours. Vous avez dans votre famille le sage Roguin qui n’aide point la nature, et qui s’en trouve, ce me semble, assez bien. Vous m’alléguez la germandrée : en cela vous avez raison. C’est une inconséquence, mais sans conséquence. Quand on veut savoir guérir, il faut commencer par savoir être malade. Faute de cet art, on a quelquefois besoin d’aide qui drogue l’esprit sans faire ni bien ni mal au corps. Voilà à quoi peut servir quelquefois la germandrée ou autre bénigne herbe qui fait bien parce qu’elle ne fait rien. Ma femme approche d’un temps critique, où les incommodités sont plus fréquentes qu’en d’autres temps. Je lui ai conseillé la continuation d’un exercice modéré, parce que j’ai remarqué que les paysannes qui en font ne sont presque point malades à ce passage, et que les femmes de ville qui n’en font point le sont quelquefois beaucoup. Si c’est là ce que vous appelez aider la nature, je suis d’accord avec vous : mais à cela près, je croirai toujours, ne vous en déplaise, que l’homme ignorant et présomptueux qui se mêle d’agir contrarie très souvent la nature, et que l’homme sensé qui s’en rapporte à elle seule ne la contrarie jamais.

Je suis peiné de ce que vous me marquez au sujet de l’état où est arrivée l’épinette. Ou vous m’avez interprété trop sévèrement, ou je me suis bien mal exprimé. Elle est arrivée non pas en fort bon état, parce que cela n’était pas possible, mais en assez bon état, et aussi bon qu’il était possible après un pareil transport. Si vous avez grondé le pauvre homme qui l’a portée, je vous prie instamment de le faire revenir, de lui dire que je suis un sot, que je me suis plaint à tort, que réellement j’ai eu lieu d’être content de l’état où l’épinette est arrivée, et de lui donner pour mon compte encore vingt-quatre sols en réparation de l’injustice que je lui ai faite ; d’autant plus qu’au lieu de trente sols, il n’en a demandé que 24 pour boire, et que je ne lui ai donné que ce qu’il a dit lui avoir été promis. Ce n’est qu’en se permettant les petites injustices qu’on s’endurcit sur les grandes ; je n’ai point encore acquis cet endurcissement et je ne veux pas commencer si tard.

Je compte, chère cousine, vous envoyer une coquetière qui partira d’ici mardi et à qui vous pourrez remettre le paquet. Si vous avez maintenant M. de Lessert de retour, comme je l’espère, ne m’oubliez pas auprès de lui. Ma femme vous embrasse de tout son cœur. Vous connaissez, chère cousine, les sentimens de votre ami.


A Madame de Lessert.

A Monquin,

Pauvres aveugles que nous sommes !
Ciel, démasque les imposteurs,
Et force leurs barbares cœurs
A s’ouvrir aux regards des hommes.
17 — 70[42]

Chère cousine, l’horrible temps qu’il fait et la neige qui menace de nous ensevelir vont reculer encore à mon grand regret le plaisir d’embrasser la chère cousine et sa bonne maman. Cela me fait prendre le parti de vous adresser la lettre ci-jointe pour ma bonne vieille tante[43], que je voudrais tranquilliser, en attendant que vous ayez la bonté de m’aider à lui faire avancer l’année de sa petite pension, qui n’a cependant pas encore commencé de courir. Mon premier soin en recevant l’avis de la pension du roi d’Angleterre fut de lui en faire une petite part, l’une et l’autre couraient en même temps ; mais avant que j’eusse rien touché, je lui fis avancer la première année, et j’ai continué de même les deux suivantes, mais après avoir renoncé à ma pension, dont je n’ai reçu qu’une seule année. Je vous avoue que, me croyant bientôt au bout de mon argent comptant, et sur mes vieux jours réduit pour toutes ressources, en comptant ce qui est dans les mains de monsieur votre frère, à six cents francs de rente, dont deux cents sont très mal assurés, je ne m’aviserais pas, quelque attachement que j’aie pour ma tante, de lui faire aujourd’hui cette pension ; mais puisqu’elle l’a, je ne me résoudrai jamais non plus à affliger sa vieillesse par cette privation, et je suis bien déterminé à me priver plus tôt moi-même du nécessaire pour la lui continuer jusqu’à la fin de ses jours ou des miens. Cependant il ne m’est pas possible et je ne veux pas aussi me laisser forcer d’accélérer ces paiemens jusqu’à payer deux années dans une, et je ne trouve pas raisonnable à elle de se plaindre du retard des paiemens, tandis que l’année payée d’avance n’est pas encore écoulée. Nous mettrons cette affaire en règle quand j’aurai le plaisir de vous voir. En attendant faites-moi, si vous en avez l’occasion, celui de lui faire passer ma lettre afin qu’elle prenne encore un peu de patience jusqu’à ce que je sois près de vous.

Sitôt que vous verrez le temps passable et les chemins un peu rétablis, vous pourrez, sans autre avis de ma part, envoyer chercher l’épinette, et nous conviendrons du reste par celui qui la viendra chercher.

Pardon, cousine, du désordre de ma lettre ; il m’en coûte extrêmement d’écrire, et l’on me force d’écrire continuellement. Je devrais, je voudrais écrire aussi à la bonne maman ; mais votre intime union et mon attachement pour toutes deux ne me laissent pas même imaginer de vous séparer, et je pense qu’écrire à l’une est écrire aussi à l’autre. Recevez donc en commun mes plus tendres embrassemens et faites agréer, je vous prie, mes salutations à Messieurs de Lessert.


A Madame Boy de la Tour, née Roguin, rue la Font, Lyon[44].


A Monquin, 17 — 70

Je reconnais les soins et le zèle ordinaires de la chère cousine et de sa bonne maman, et je m’en prévaux sans scrupule. Puisque l’expédient de la chaise pour nous et de la voiture pour notre bagage est praticable, je m’y tiens par préférence, vu qu’il y a pour la messagerie l’embarras de faire retenir nos places à Grenoble et de descendre avec notre bagage à Bourgoin pour nous trouver au passage du carrosse. A l’égard des fariniers, outre que ce serait un autre embarras de descendre d’ici nos malles l’une après l’autre, je veux éviter autant qu’il se peut aux honnêtes gens de cette ville d’avoir rien à démêler avec un coquin tel que moi. Je comprends qu’il en coûtera davantage ; mais passe pour cela. Je n’ai jamais mis le prix de l’argent dans les plaisirs qu’il procure et que ne connais pas, mais bien dans la peine qu’il épargne et qui me coûte chaque jour plus. Je pense qu’il conviendra d’envoyer le charriot quelques jours à l’avance pour avoir moins d’embarras à la fois ; et pour savoir exactement à quoi m’en tenir, vous voudrez bien me marquer si je puis garder une malle ou deux pour les charger derrière la chaise ou s’il faut tout envoyer par le charriot.

Vous ne doutez pas, je l’espère, du plaisir que je sens à me rapprocher de vous et de la maman : mais c’est sans doute par plaisanterie que vous me proposez en cette saison la récréation de Fourvière en sortant de Monquin. Bien obligé, belle cousine, de la bonne hospitalité, mais je n’en abuserai pas.

Je sens ce qu’il y a d’obligeant et d’honnête dans le retard d’envoyer chercher l’épinette. J’accepte ce retard, qui ne préjudicie à rien. Je vous écrirai quand il sera temps de l’envoyer chercher, et cela signifiera que je suis prêt, ou à peu près, pour l’envoi de la charrette. Malheureusement, nos tracas quoique petits nous effarouchent, vu que nous sommes tous deux assez hypothéqués. Ma femme a surtout un rhumatisme à l’épaule et au bras droit qui la fait extrêmement souffrir ; j’ai, aussi mes misères, et tout cela ne rend pas alerte pour agir. Il faut prendre patience et faire comme on pourra.

Permettez-moi quelques douceurs en retour des vôtres. Voilà trois pots de confiture de Montpellier dont vous voudrez bien donner le choix à la bonne maman. A l’égard de l’impair, s’il vous embarrasse, nous le mangerons ensemble chez elle ou chez vous.

Voilà les misérables restes d’un jambon de la façon de notre ménagère, que les souris trouvaient assez bon. Je souhaite que, sur le peu qu’elles ont laissé, leur goût soit confirmé par les vôtres. Voilà aussi le panier aux confitures et au vin d’Espagne, qu’elle a imaginé de lester avec des pommes afin que le vent ne l’emportât pas.

Si vous avez la commodité de me faire acheter avant le départ de la messagère quelques aunes de toile cirée pour envelopper mon herbier et deux ou trois autres malles, je vous serai obligé de vouloir bien me les envoyer par elle à son retour. Sinon, il suffira de mêles envoyer par celui qui viendra chercher l’épinette et qui ne sera chargé de rien en venant. Mes remerciemens et complimens à MM. de Lessert. Nous saluons et embrassons conjointement ma belle cousine et sa bonne maman.

J.-J. Rousseau.


Je signe afin que vous connaissiez sous quel nom vous devez désormais m’écrire[45].


[A Madame de Lessert.]

À Monquin, 17 — 70[46].

Je vous l’ai déjà dit, cousine, et je vous le confirme, si votre cœur me trompe, il me trompe bien ; car je ne m’en suis jamais défié un seul moment. Je n’ai jamais cessé de compter sur votre bienveillance ; vous avez toujours eu et vous aurez toujours toute la mienne et quelque chose de plus ; mon attachement vous est commun avec votre excellente mère, et je me crois aussi bien voulu d’elle que de vous. Voilà, chère cousine, la vérité telle que le Ciel la lit dans mon cœur. Quant à l’amitié et à l’étendue que je donne au sens de ce mot si grand, si sacré pour moi, c’est une autre affaire. Elle donne des trop grands droits, elle impose de trop grands devoirs pour qu’un infortuné, victime des noirs complots des puissans et des méchans, doive espérer et même désirer que ceux qu’il affectionne osent remplir ces devoirs auprès de lui. Si cela arrivait, je serais le premier à les en détourner de peur de les impliquer dans mes misères et de les leur voir augmenter en les partageant. Mais c’est un danger auquel je n’ai pas peur que personne s’expose, et tous ceux qui s’empressent autour de moi savent trop bien ce qu’ils font pour que je m’alarme pour eux. Si j’ai quelque ami sur la terre, j’ai dans ma situation la marque simple et sûre pour le reconnaître. Je ne cherche à la trouver dans personne, mais je n’appellerai jamais mes amis ceux en qui je ne la trouverai pas. Encore une fois, je ne désire et n’attends plus aucune assistance humaine. Je crois même n’en avoir pas besoin : mon innocence et ma vertu me suffisent, avec les soins tardifs, mais sûrs de la Providence ; donc je ne désespérerai jamais. On a toujours beau jeu pour savoir ce que je pense, car tandis que tous les cœurs s’enveloppent à mes yeux de ténèbres, le mien, transparent comme le cristal, ne saurait où cacher aucun de ses sentimens. Vous venez, cousine, d’en avoir la preuve. J’irai plus loin. Je ne doute point que vous ne soyez l’une et l’autre dupes de gens aussi rusés que méchans, qui, pour comble de scélératesse, savent couvrir leur haine infernale du vernis de la générosité. Je doute encore moins que vous ne versiez un jour sur votre erreur des larmes amères. Quand je verrai donc que vous me trompez, j’en conclurai qu’on vous trompe ; je gémirai sur moi, je vous plaindrai, et ne vous en aimerai pas moins.

Voilà mes sentimens pour le reste de ma vie, à moins que, par une révolution difficile à prévoir, votre cœur ne vienne enfin à s’ouvrir au mien ; alors nous retrouverons avec un plaisir égal, moi mon amie, vous votre ami, dont vous vous honorerez un jour. Je vous salue, chère cousine, avec la plus tendre affection.

Ma femme vous embrasse de tout son cœur. Nous sommes en peine l’un et l’autre de cette vilaine coqueluche, et encore plus de l’inquiétude qu’elle va vous donner. La lettre du papa n’exige point de réponse pressée, je pourrai la faire auprès de vous. Dans quinze jours au plus tard, si le temps se remet, vous pourrez envoyer chercher l’épinette.


A Madame de Lessert, née Roguin (sic), à Lyon.


Monquin, 17 — 70

Voici, chère cousine, l’épinette, qui n’est pas, à la vérité, aussi bien emplumée qu’elle est venue, mais à cela près en aussi bon état. Je ne vous renvoie pas les plumes de corbeaux, non que je les à le employées, mais parce qu’il a plu aux rats de les manger.

J’accepte, et avec le plus vrai plaisir, vos bons soins pour la chambre à votre voisinage, supposant qu’elle est commode, surtout un peu gaie, et qu’il y a deux lits, car cela est d’absolue nécessité. Vous pouvez la retenir pour le commencement de la semaine qui suivra la prochaine, et en conséquence nous tiendrons prêt notre petit bagage pour qu’il puisse être chargé le samedi 17, si la charrette arrive ce jour-là, ou quelqu’un des premiers jours suivans, vous priant de me donner avis par la poste du jour précis où elle arrivera. Nous pourrons partir deux, trois ou quatre jours après, si vous avez la bonté d’envoyer la chaise.

Adieu, chère cousine, je finis à la hâte à cause que votre messager compte aller encore aujourd’hui à Domarin[47]. Je vous sais très mauvais gré de ne m’avoir pas dit un mot de la petite. Je m’inquiète de vos inquiétudes, et si vous n’en avez plus, il n’est pas bien de m’en laisser. Ma femme est absente à ce moment. Elle sera fort aise ainsi que moi de voir hâter celui de nous rapprocher de vous.

[En marge : ] Il faudra que le panier aux pommes soit un peu grand, car nous en avons encore beaucoup.


A Madame Boy de la Tour, née Roguin, à Lyon.


Monquin. 17 — 70

L’état des chemins ne permet pas encore d’espérer avec certitude que la charrette puisse passer samedi ; d’ailleurs, bien des traîneries de ma femme nous empêcheraient d’être assez prêts pour ce jour-là. Ainsi j’opine que la charrette ne vienne que lundi 19 et la chaise le surlendemain. Nous attendrons l’une et l’autre conformément à cet arrangement. Je n’ajouterai rien, bonne maman, à ces deux mots écrits à la hâte, sinon que n’ayant jamais su résister aux caresses, je me sens attendri jusqu’au fond du cœur par les vôtres et celles de ma cousine. Le petit souvenir de ma jolie tante ne laisse pas aussi de me chatouiller : mais je vous sais très mauvais gré de songer si peu à me donner un oncle.

Je serai forcé de laisser ici vingt à trente bouteilles de vin qui est fort bon, quoique louche. Ne verriez-vous point quelque moyen praticable de le transporter ?

Ma femme vous dit mille choses, et je vous assure que sa reconnaissance et la mienne répondent bien à votre empressement.


À Madame de Lessert, née Boy de la Tour, à Lyon.


Monquin, 17 — 70

J’ai reçu, chère cousine, à la fois vos deux lettres, dont l’une est sans date, ce qui ne me laisse juger que par conjecture de celle qui est la dernière en ordre. Je partage assurément l’empressement que vous avez de me voir arriver, mais comme j’ai appris à ne pas régler sur mes désirs la mesure des possibles, et que je suis certain de l’impossibilité totale qu’une voiture parvienne ici dans l’état où sont nos chemins, je ne puis souscrire à des arrangemens qui mettraient et charrette et chaise et vous et moi dans les plus désagréables embarras. Nos chemins sont creux et comblés à tel point, qu’à trois cents pas d’ici l’on y trouve quinze à vingt pieds de neige, et les terres à droite et à gauche sont tellement détrempées, que dix paires de bœufs n’y feraient pas faire dix pas à une voiture. Le bois manque à Bourgoin, les paysans de mes environs ont du blé à vendre et grand besoin d’argent ; cependant rien ne passe, ni charriot, ni cheval, rien ne peut passer que les piétons, avec beaucoup de peine, en prenant un autre sentier. N’allez donc pas vous mettre dans l’esprit que vos voituriers, quelque intelligens et zélés qu’ils puissent être, pourront passer en s’aidant l’un l’autre et en prenant des renforts dans le pays. Cela est totalement impossible, et il faudra, comme qu’ils fassent, qu’ils s’en retournent comme ils seront venus. Malheureusement, une bise froide qui s’obstine depuis trois semaines me laisse peu d’espoir de voir sitôt fondre la neige ; il n’y a que des pluies et des vents chauds qui puissent opérer cet effet. Il faut forcément les attendre, et faire en attendant comme on pourra ; sitôt que les chemins commenceront à devenir praticables, je serai exact à vous le mander. Jusque là vos soins et les miens seraient inutiles, et quoi que nous fassions, je ne saurais démarrer.

Je dois vous avertir d’une autre chose encore : c’est que vous ne me donnez pas assez de temps pour vous répondre. Je suis sur une montagne où, quoique à une lieue seulement de Bourgoin, cela fait une différence souvent de trois ou quatre jours, vu la difficulté des chemins, surtout en hiver, vu que la poste arrive trop tard pour que je puisse envoyer chercher mes lettres le même jour par des femmes ou filles qui ne veulent pas se mettre à la nuit dans ces chemins affreux, vu qu’il m’est onéreux et même impossible d’envoyer exactement à chaque courrier, sans prévoir qu’il doive rien m’arriver pour cet ordinaire, et de renvoyer un autre exprès porter ma réponse ; enfin tous ces inconvéniens mettent souvent un intervalle de plusieurs jours entre l’arrivée d’une lettre et la possibilité de ma réponse ; je vous prie donc de faire entrer cette considération dans le temps que vous me laissez pour vous répondre et qui ne doit pas être calculé comme si j’étais à Bourgoin.

Grand merci de votre cahier de musique. Il m’est d’une grande ressource pour prendre patience, mais l’épinette y manque bien pour ce moment-ci. La musique, comme vous dites fort bien, ne réchauffe pas ma chambre, mais heureusement le bois ne me manque pas encore, et j’ai même eu de quoi en faire quelque petite part à mes voisins, que la neige qui les a surpris quand ils ne l’attendaient plus a mis hors d’état d’aller au bois. Mes autres provisions sont à la vérité tout à fait à leur fin : nous n’aurons vraisemblablement point de vin à emporter, et nous n’avons plus de farine que pour une petite fournée. Eh bien ! que s’ensuit-il de là ? que les choses impossibles cesseront de l’être pour me tirer d’embarras ? Non, belle Dame, il s’ensuit tout autre chose : c’est qu’il est inutile de regimber contre la nécessité. C’est une philosophie que j’ai eu le temps d’apprendre et qui, je l’avoue, est plus à mon usage qu’au vôtre, mais qui, plus ou moins, est la leçon de tous les mortels. Nous vous saluons, chère cousine, l’un et l’autre de tout notre cœur.

Je suis bien sensible à la bonté qu’a la maman de vouloir bien envoyer son domestique : mais je ne vois point que cela soit nécessaire.


[A Madame de Lessert.]


À Monquin, 17 — 70

J’espère enfin, chère cousine, avoir les chemins assez libres pour aller faire mes Pâques avec vous ; la neige a fondu dans la campagne, et la pluie qui se prépare me promet de la fondre aussi bientôt dans nos chemins creux. Sur cette attente, je vous propose de vouloir bien envoyer les voitures la semaine prochaine et de faire en sorte qu’elles viennent nous prendre, nous et notre petit bagage, le mardi 10 de ce mois dans la matinée, afin que nous puissions aller coucher à Lyon le même jour, ce qui me paraît cependant assez difficile. J’ai été assez malade ces jours derniers pour ne pouvoir aller visiter les chemins moi-même, et c’est en vain que je compterais de la part de personne sur un mot de vérité ; mais tout me fait présumer que le jour marqué les voitures trouveront le passage libre et praticable soit par le chemin, soit par les terres. Ainsi, si d’ici-là nous n’avons plus de lettres l’un de l’autre, je tiendrai cet arrangement pour déterminé et je me tiendrai prêt pour le jour ci-dessus.

On m’offre ici des voitures de toute espèce et à choisir tant pour nous que pour notre bagage ; on me presse même jusqu’à l’importunité pour les accepter. Mais outre que cette acceptation d’offres d’ailleurs très obligeantes a bien aussi ses incommodités, dans la concurrence de deux personnes qui ne sont pas trop bien ensemble, je ne saurais préférer l’une sans offenser l’autre, et comme vous savez, je n’ai pas besoin d’augmenter le nombre de mes ennemis. Ainsi je conclus à m’en tenir à notre arrangement. Adieu, chère cousine ; dans ma situation l’on ne doit jamais répondre de ce qu’on fera, mais si rien ne s’oppose à ma résolution, de demain en huit nous aurons, ma femme et moi, le plaisir d’embrasser une cousine et sa maman qui nous sont bien chères et que nous saluons de tout notre cœur.


À Madame de Lessert, à Fourvière.


[Lyon], ce samedi matin (mai 1770].

Le cousin, bien fâché de ne pouvoir aller lui-même savoir des nouvelles de la pauvre petite menote meurtrie, espère en apprendre de bonnes ce soir. Dans la supposition que le petit spectacle de l’Hôtel de Ville puisse amuser un moment l’excellente maman et toute sa digne famille, il mande à sa chère cousine qu’il y a six billets pour lundi et autant pour mardi qui leur sont destinés et dont elles peuvent arranger la distribution entre elles comme elles le jugeront à propos[48]. Si ce nombre ne suffit pas pour les amis ou amies dont elles jugeront à propos de se faire accompagner, elles peuvent dire librement combien elles en souhaitent de plus, ils y seront ajoutés. Le cousin a pensé que ce partage en deux jours leur serait plus commode, et il sera mieux aussi pour la chose, vu la petitesse de l’emplacement. Il attend réponse ce soir à cause qu’on est obligé, par la raison que je viens de dire, de faire d’avance les arrangemens.

Ma femme salue de tout son cœur la chère cousine et se flatte d’être de son cortège ou de celui de la maman lundi à l’Hôtel de Ville. Bien entendu que son billet dont je me charge ne sera pas compris parmi les douze.


A Madame de Lessert.


Lyon[49], 17—70[50]

Je ne puis encore, chère cousine, vous faire en ce moment une réponse précise quant aux billets ; le petit nombre qu’on me fournit ordinairement est presque tout engagé et ne m’a point encore été envoyé ; comme on les imprime dans la matinée, on ne m’envoie guère les miens qu’à midi, et si l’on venait à m’oublier, je ne voudrais enfreindre que pour vous-même ou les vôtres ma règle de n’en point demander. Si on me les envoie, comme je l’espère, vos amis auront la préférence et je remettrai le nombre que vous me marquez à monsieur votre beau-frère, qui s’est chargé de les faire passer à leur destination.

J’ai passé très agréablement, malgré la pluie, une journée franche auprès de la bonne maman, et il ne tiendra pas à moi que je n’aille derechef avec ma femme lui demander l’hospitalité. Si votre maison était moins pleine, vous savez avec quel plaisir j’en irais occuper un petit coin ; mais j’ai pour maxime, malgré l’air natal, que le plus vif empressement ne doit jamais vous faire oublier la discrétion. Je suis fâché de ne pouvoir être demain de votre pèlerinage. J’apprends que vous attendez le cher mari sur la fin de la semaine ; ne viendrez-vous point le recevoir ici ? Cet arrangement me conviendrait si fort que je voudrais bien qu’il vous convînt un peu.

Je reçois en ce moment des billets, en moindre nombre que ci devant, vu l’extrême affluence des curieux. Cela fait que je n’en puis donner que deux. Mais M. le major m’ayant fait dire que la porte serait ouverte aux personnes que je mènerais avec moi, je ne doute point qu’il n’ait la même complaisance pour celles que je chargerais d’une lettre, et j’en donnerai une à ceux pour qui vous vous intéressez, s’ils la désirent, vu que l’heure et mon indisposition ne me permettent pas d’aller moi-même.

Bonjour, chère cousine, je suis si fort pressé que je ne sais ce que j’écris. Mais je crois lire trop bien dans votre excellent cœur pour que vous ne lisiez pas un peu dans le mien. Ma femme vous embrasse avec la même tendresse que son mari, c’est tout dire.


A Madame de Lessert, à Lyon.


A Paris (le reste de la date est déchiré)[51].

Votre lettre, chère cousine, m’a épanoui le cœur, et les témoignages de votre souvenir m’ont bien fait sentir qu’il sera le même pour vous toute ma vie. Quoique j’eusse assez exactement de vos nouvelles par la bonne maman, je sentais toujours qu’il me manquait quelque chose qui ne me manque plus depuis votre lettre.

Que Dieu vous le rende, mon aimable amie ; pour moi, je vous le rends bien de tout mon pouvoir. Que je me réjouis pour le bon papa qu’il vous ait eu auprès de lui vous et votre fille pour aider aux chères nièces à lui faire supporter les maux attachés à la vie déclinante. Quel dommage que cet excellent homme, si digne de toutes les consolations, n’en goûte qu’autour de lui et de celles qu’il faudra qu’il laisse, et qu’il n’emporte pas avec sa vertu l’espoir d’en trouver le prix, qu’il ne laissera pas de trouver sans doute, mais dont l’attente n’aura point embelli ses derniers jours !

Vous avez fait une autre œuvre de miséricorde non moins précieuse auprès de ma pauvre tante, que je pourrois appeler ma mère par tous les soins maternels qu’elle a pris de moi dans mon enfance. Ah ! si vous eussiez connu alors cette excellente fille ! Elle avait aussi de ces beautés qu’un heureux naturel rend plus touchantes ; elle était presque... il ne lui reste plus que ses vertus et l’attachement d’un cœur sur lequel elles n’ont pas été sans fruit. Chère cousine, je vous trouve encore plus adorable par vos bontés pour elle que par toutes celles dont vous m’avez comblé. Oh ! que n’étais-je à genoux entre vous deux, mouillant alternativement ses mains et les vôtres des plus délicieuses larmes que l’attendrissement puisse faire couler ! Vous m’aviez dit, chère amie, qu’on ne l’avait pu trouver à Nyon, et que l’année échue de sa pension lui avait été envoyée par la poste. Cela m’avait mis en quelque peine sur le sort de cet envoi. Vous m’auriez fait plaisir de me donner quelque éclaircissement sur ce point, afin que, s’il y avait fallu suppléer par ce qui restait encore, je songeasse de bonne heure à remplacer celui de l’année prochaine. Car quoique j’aie fait à ma tante cette petite pension dans un moment d’abondance qui n’a pas été long et que je ne fusse guère en état de la lui faire en ce moment, si la chose était à faire, je suis pourtant bien déterminé, puisqu’elle l’a, à ne la lui jamais ôter, quoi qu’il arrive, durant sa vie ou la mienne. Qu’elle en ait besoin ou non, peu importe ; il me suffit d’être sûr que cette perte l’affligerait.

Eh quoi ! chère cousine, encore cette pension du Roi d’Angleterre ! Je croyais qu’il n’en était plus question depuis longtemps. Lorsque j’y renonçai, j’eus tort peut-être, mais après avoir réparé ce tort, je pouvais m’attendre que cette réparation serait agréée et que j’en serais instruit. Cela n’est point arrivé ; mon parti est pris, comme vous savez, et je n’ai rien à écrire au général Conway.

Je présume que cette lettre, dont je charge messieurs vos frères, que j’ai le plaisir de voir ici, vous trouvera de retour à Lyon en bonne santé, au milieu des objets chéris qui vous y rappelaient, et dont vous allez bientôt augmenter le nombre. Jouissez, chère amie, de tout ce qui peut donner ici-bas un prix à la vie, et plaignez ceux qui, faits pour le goûter ainsi que vous, n’ont pas eu le même bonheur. Adieu, je vous quitte à regret et nous vous embrassons l’un et l’autre de tout notre cœur. Ma lettre a tardé longtemps, et dans l’intervalle j’ai eu le plaisir d’apprendre quelquefois de vos bonnes nouvelles, dont je me réjouis.


JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

  1. On sait que Hume avait emmené Rousseau en Angleterre. Il y arriva en janvier 1766. Établi à Wootton dès la fin de mars, il ne tarda pas à se défier de Hume et à l’accuser de le trahir, ainsi qu’il l’expose à la comtesse de Boufflers, dans une lettre datée précisément, comme celle-ci, du 9 avril.
  2. Daniel Roguin (1691-1771), oncle de Mme Boy de la Tour, était le doyen des amis de Rousseau, qui l’avait connu dans son tout premier séjour à Paris (1731).
  3. Ce mariage peut être celui de Georges-Augustin Roguin, cousin germain de Mme Boy de la Tour, né en 1718, colonel au service de Sardaigne. C’est celui-là même qui accompagna J.-J. Rousseau d’Yverdon à Môtiers-Travers (Confessions, liv. XII). Il épousa en 1765 Jeanne-Marie-Anne d’Illens.
  4. Les trois filles de Mme Boy de la Tour, auxquelles il donne ces surnoms familiers : la « cousine, » la « tante, « et la « grand-maman. »
  5. Sur le conseil du prince de Conti, Rousseau avait changé de nom pendant son séjour à Trye : il se faisait appeler Renou, et Thérèse passait pour sa sœur.
  6. Mme de Warens, morte le 29 juillet 1762.
  7. M. de Conzié, son ancien voisin des Charmettes.
  8. Le prince de Conti, dont il avait été l’hôte au château de Trye.
  9. Rousseau logeait à l’auberge de la Fontaine d’Or.
  10. De Trye.
  11. Ami de Hume et propriétaire du château de Wootton.
  12. M. de Conzié lui avait paru complètement refroidi à son égard, et il attribuait ce changement à l’influence de ses ennemis.
  13. Sic.
  14. Un nommé Thévenin, dont la réclamation jeta Rousseau dans un trouble extrême, car il y voyait une nouvelle manœuvre de ses ennemis.
  15. Le « mariage » de Rousseau eut lieu le 29 août, en présence de M. de Champagneux, qui a laissé un curieux récit de cette cérémonie, et un de ses cousins, officier d’artillerie. Notre lettre doit être d’un des trois derniers jours d’août. Voir lettre à M. Laliaud, du 31 août 1768.)
  16. Ou nous ?
  17. Ces mots, que Rousseau souligne, sont évidemment empruntés à la lettre à laquelle il répond.
  18. Son ami de Neuchâtel, avec qui il eut une scène extrêmement pénible au château de Trye, où Du Peyrou était venu le voir. Personne ne méritait moins que Du Peyrou la défiance de Rousseau. Celui-ci lui laissa d’ailleurs le dépôt de ses papiers, qui appartiennent aujourd’hui à la Bibliothèque de Neuchâtel.
  19. Le comte de Tonnerre, gouverneur de la province.
  20. L’alinéa qui suit et le « papier » dont il y est question ont été publiés pour la première fois dans la Correspondance de Grimm. (Voyez éd. Tourneux, XII, 345). On les trouve dans la Correspondance de Rousseau (éd. Hachette, XII, p. 92-93), mais le nom de la destinataire n’est pas indiqué ; la lettre est adressée A une dame de Lyon. Nous relevons les inexactitudes du texte publié.
  21. Et non : une chambre.
  22. Et non : pendant quelques jours.
  23. Et non : une porte.
  24. Et non : copie exacte.
  25. Ces quatre derniers mots ont été supprimés à l’impression, afin de ne pas désigner la destinataire de la lettre.
  26. Et non : en cas.
  27. Cet étrange document n’a pas été fidèlement imprimé. Nous en donnons le texte original, en indiquant les altérations, quelques-unes assez graves, que présente le texte publié.
  28. Et non : honorablement.
  29. Et non : du mal.
  30. Et non : ils y réussiront.
  31. Et non : décrépit.
  32. Et non : Des femmes...
  33. Et non : les magistrats...
  34. Et non : et la canaille...
  35. Et non : sur...
  36. Allusion à l’offre qu’on lui faisait des soins du Dr Tissot, le célèbre médecin de Lausanne. (Voyez le billet à Mme Boy de la Tour du 6 janvier 1769, Ed. Rothschild).
  37. Voir sur cette indisposition et celle de Thérèse, la lettre de Rousseau à Du Peyrou du 12 janvier 1769.
  38. Ce fut un garçon, en effet, Jules-Jean-Jacques de Lessert, baptisé le 4 juin 1769. Il mourut jeune.
  39. Voir note de la lettre précédente.
  40. Entre cette lettre et la précédente avait eu lieu un voyage que Rousseau fit à Nevers pour aller saluer le prince de Conti. Il passa huit jours à Nevers, et en repartit le 22 juillet pour Lyon, où il vit ses amis, puis pour Monquin, où il avait laissé Mme Renou (voir lettre à Du Peyrou, du 22 juillet 1769).
  41. Rousseau, pendant son séjour en Angleterre, herborisait avec la jeune et jolie duchesse de Portland (fille du duc de Devonshire). Ils restèrent en relations épistolaires : leurs lettres ne parlaient guère que de botanique.
  42. Cette lettre n’existe plus qu’en copie dans le dossier que nous avons eu entre les mains. Une note nous apprend que l’original fut donné par François de Lessert à M. Flourens, secrétaire perpétuel de l’Académie, après la publication de l’Éloge de Benjamin de Lessert (1850).
  43. Sa bonne tante Suzon, sœur de son père, dont il parle avec tant de charme au début des Confessions, et qui lui avait tenu lieu de mère. Elle devint plus tard Mme Gonceru et vivait à Nyon. Jean-Jacques lui servait une pension qui assura le repos de sa vieillesse. La lettre à sa tante, jointe à cette lettre-ci, a été imprimée dans la Correspondance de Rousseau à la date du 9 février 1770.
  44. Cette lettre commence par le même quatrain qu’on a pu lire au début de la lettre précédente, et qui se retrouve au début des cinq lettres qui suivent.
  45. Il avait repris son vrai nom. Voir, dans la Correspondance, la lettre du 12 août 1769 à « Madame Rousseau. »
  46. Cette lettre doit être des premiers jours de mars, puisque le 9 il annonce le renvoi de l’épinette (voir lettre du 7 mars à Mme Boy de la Tour. Ed. Rothschild).
  47. Sic.
  48. Une fiche jointe à cette lettre porte la note suivante : « Pendant le séjour que J.-J. Rousseau fit à Lyon en 1771 (1770, sans doute], on crut dans une société qu’il trouveroit plaisir à voir jouer le Devin du village et le drame lyrique de Pygmalion, etc. » — Le bas du papier est déchiré.
  49. Sic. Cette lettre ne peut être que de mai 1770.
  50. En tête, le quatrain qu’on a vu plus haut.
  51. Cette lettre, qui n’existe plus qu’en copie, doit être de novembre 1770. Elle fut en effet, comme on va voir, remise aux frères de Lessert, qui durent quitter Paris le 27 novembre 1770 (voir lettre de Rousseau à Mme Boy de la Tour du 26 novembre, éd. Rothschild).