Lettres intimes (Renan)/03

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Calmann Lévy (p. 103-114).


III


30 octobre 1842.

Il y a environ douze jours que ta lettre du 15 septembre m’est parvenue, mon Ernest bien aimé ; puisses-tu, en lisant ces lignes, comprendre la joie qu’elle m’a donnée ! Oui, cher ami, un monde nous sépare, et, à voir la rareté de nos lettres, un indifférent pourrait croire que, pour nous aussi, l’éloignement a entraîné l’oubli ; nos cœurs seuls sentent qu’un tel malheur ne peut nous atteindre, car tu ne saurais hésiter à croire que, dans tous les lieux, j’aurai pour toi une tendresse sans égale, un dévouement sans limites. Mon pauvre enfant ! je ne vis que de souvenirs ; mais aussi la pensée de ceux que j’aime ne me quitte jamais : qu’est-ce qui pourrait en détacher mon âme ?…

Ta lettre, mon Ernest, est, depuis que je l’ai reçue, l’objet de mes continuelles réflexions. Involontairement, je frissonne en lisant les questions qui s’agitent dans ton esprit et en songeant que tu es livré à ces graves pensées dans l’âge où la vie est ordinairement insouciante et frivole ; et, cependant, malgré toute ma tendresse pour toi, je ne puis qu’être heureuse en te voyant envisager sérieusement ce que tant d’autres ne jugent qu’avec légèreté ou d’après les passions de leur cœur. Oui, mon bon ami, les premiers débuts de la vie ont une influence souvent irréparable sur toute l’existence et je le sentais profondément lorsque j’appelais sans cesse tes réflexions sur cette vérité. On prend pour un goût inné les velléités que témoigne un adolescent de quatorze à seize ans, sans songer que l’homme de seize ans et celui de trente ans sont deux êtres presque différents. Je ne saurais trop te le répéter, mon Ernest chéri, et te le demander avec une tendresse presque maternelle : que rien de précipité ne te lie ; que tu sois capable de connaître, avant de les accepter, les engagements qui fixeront ton sort. Je pourrais peut-être, cher ami, employer envers toi l’ascendant que me donnent mon amitié et l’expérience d’une vie éprouvée ; mais j’en serai sobre parce que je crois en ta raison et que je me contenterai toujours d’y faire appel. Tu le dis avec vérité, mon Ernest, tu n’es point né pour une vie légère, et je conviendrais avec toi que celle dont tu te fais l’idée serait peut-être la meilleure pour tes goûts, si elle pouvait se réaliser. Plus que tout autre, ta sœur est capable de comprendre le charme d’une vie retirée, libre, indépendante, laborieuse et surtout utile ; mais où la trouver ?… Partout je crois cette indépendance, sinon impossible, du moins accordée à un bien petit nombre, et pour ma part je ne l’ai jamais connue ; comment donc puis-je espérer qu’elle sera ton partage dans une société dont la hiérarchie est la première base et où tu entrevois avec raison une autorité soupçonneuse ?…

Il ne faut pas se faire d’illusion ; cette autorité existe dans toutes les carrières ; mais ici n’est-elle pas plus à redouter qu’ailleurs, puisqu’un serment indélébile oblige de s’y soumettre ? Je ne te pose ceci qu’en question, te laissant entièrement la liberté d’y répondre, le droit d’en décider. À cette demande j’en ajouterai une autre qui en dépend : un ecclésiastique peut-il disposer de lui-même ? n’est-il pas obligé de suivre la direction que lui donnent ses supérieurs ? Je ne combattrai point ce que tu me dis de l’élévation de ce ministère ; certainement, si tous ceux qui l’embrassent l’envisageaient comme toi, rien ne serait plus grand, plus digne d’une âme supérieure que de consacrer sa vie à alléger le malheur, à propager et à mettre en pratique les sublimes vérités de l’Évangile : je n’ajouterai qu’un mot à tes réflexions. Tu souffres, mon Ernest, en découvrant personnalité et ambition où ton cœur droit et pur n’avait rêvé qu’abnégation et dévouement ; tu as senti qu’une grande partie de ceux qui semblent voués à cette mission sont loin de la comprendre et de la pratiquer dignement ; mais te sera-t-il accordé de choisir la voie que tu voudras suivre ? n’y a-t-il pas un chemin tracé duquel il ne faut en rien s’écarter ? Le nombre et la coutume n’entraînent-ils pas la minorité et le devoir ?… Je te le répète, mon ami, je ne te pose ici que des questions ; puissent ta raison et ta conscience t’aider à les résoudre !… J’ai beaucoup vécu, je t’aime comme un cœur dévoué sait aimer, — et pourtant je m’arrête lorsqu’il s’agit en cette circonstance de te donner des conseils. Si précédemment il avait dépendu de moi de guider ta carrière, je ne me serais pas contentée de te laisser une entière liberté, car tu n’étais encore qu’un enfant ; j’aurais cru devoir résister longtemps avant de céder aux goûts que tu témoignais ; — aujourd’hui, j’agis différemment parce que je te crois une raison au-dessus de ton âge et que je sens qu’il faut que ta détermination vienne de toi seul et non des convictions d’autrui. Mais, mon bon Ernest, c’est un motif de plus pour te supplier de ne rien hâter en un sujet de telle importance. Laisse venir l’âge où tu seras homme et capable de juger ce que tu repousses, ce que tu acceptes. Lors même que tu persisterais dans tes opinions présentes, ne te serait-il pas toujours nécessaire d’avoir acquis l’expérience de la vie avant de te trouver chargé d’y conduire les autres ? Comment un jeune homme de vingt-quatre ou de vingt-cinq ans, qui ne serait jamais sorti d’une studieuse retraite, serait-il capable de servir de guide ou d’appui à ceux qui ont sans cesse à lutter contre mille orages ?

Qu’aucune considération sur l’intérêt de ta famille ne puisse t’arrêter ; je te demande en grâce de ne point exposer le bonheur de ta vie entière pour calmer les craintes de ton bon cœur : ne trouvé-je pas un allégement à mes travaux en songeant que le fruit en peut être utile à ceux que je chéris, à mon enfant d’adoption, à mon Ernest bien-aimé ? Un jour, ce sera ton tour, si je reste longtemps sur la terre ; d’ailleurs, pense-t-on à s’acquitter envers ceux que l’on aime ?

Sois parfaitement tranquille sur le secret que tu me demandes à l’égard de maman ; j’en sens toute l’importance. Tu sais que sans agir avec dissimulation, j’aime à ne lui rien faire connaître de ce qui peut troubler son repos. Sa tranquillité est le bien de ma vie. Dis-moi toujours ta pensée tout entière et sois sûr qu’elle ne sortira jamais de mon cœur. Écris-moi plus souvent, je t’en supplie ; j’ai besoin de lire dans ton âme, de me sentir encore et toujours ta première amie. Dans mes réponses, il m’arrivera sans doute, comme aujourd’hui, de te redire des choses que je t’aurai déjà exprimées plusieurs fois ; mais je ne te les répète que parce qu’elles occupent vivement ma pensée. Mon pauvre enfant ! Souviens-toi que, quoi qu’il arrive, tu as pour tout partager avec toi une sœur dont tu seras toujours l’affection chérie ! Reçois ce que je pourrai te dire comme étant dépouillé de tout sentiment personnel et dicté par le plus tendre intérêt, par le plus grand désir de te voir heureux. Heureux !… l’est-on sur cette terre de troubles et de douleurs !… Et sans compter les coups des hommes et du sort, ne trouve-t-on pas dans son propre cœur une source intarissable d’agitations et de misères ?…

Ce que tu me dis de ton goût pour les philosophes germaniques me fait plaisir sans m’étonner : l’Allemagne est la terre classique de la tranquille rêverie et des raisonnements métaphysiques. Difficilement les autres nations de l’Europe élèveront leur école philosophique à la hauteur où s’est placée l’école allemande ; son humeur contemplative, ses mœurs tranquilles, son climat même, tout tend à développer chez l’Allemand du Nord cette liberté d’esprit qui fait partie de son être et dont il jouit entièrement. Notre esprit français si vif, si aimable, si prompt à tout saisir, est généralement trop léger pour être profondément philosophe ; l’Anglais est froid, calculateur, soumettant tout au plus glacé des raisonnements ; mais l’Allemand, conservant partout sa bonhomie, même dans les questions les plus élevées, se laisse aller à sentir, à penser, à tout poétiser. Si tu continues tes études dans la langue de Kant, de Hegel, de Gœthe et de Schiller, tu trouveras bien de douces distractions dans cette littérature si riche et si variée : je ne puis saisir que des parcelles de ces richesses, mais ce peu-là m’a fait souvent bien plaisir. Malheureusement, loin d’avancer, je recule depuis mon séjour en Pologne ; nous habitons un désert où il m’est impossible d’avoir un maître, et en étudiant seule je me trouve arrêtée à chaque pas. — L’étude, mon bon Ernest, fait oublier bien des dégoûts ; on vit alors dans un monde idéal qui, quel qu’il soit, vaut toujours mieux que le monde positif. Moins il m’est possible de m’y livrer, plus j’en apprécie le charme et la douceur.

J’ai passé à Varsovie, dont nous sommes à environ soixante lieues, le mois d’août et une partie de septembre : nous ne sommes de retour que depuis environ un mois. — Pour te former une idée du pays que j’habite, il faut, mon bon ami, te représenter d’immenses et monotones plaines de sable qui feraient penser à l’Arabie ou à l’Afrique, si d’interminables forêts de sapins et de bouleaux ne venaient, en les interrompant, rappeler qu’on se trouve dans le voisinage du nord. D’ailleurs, le climat ne le laisse pas oublier : il a déjà fait froid, mais froid comme à Paris à la fin de décembre. Le 30 avril, j’ai vu tomber de la neige en traversant la Galicie, et, le 14 octobre, j’ai revu des glaçons, en me promenant à midi sur le bord de la rivière. Le printemps, l’été et l’automne occupent ici un intervalle de cinq mois ; l’hiver prend tout le reste. Nous passerons celui qui commence, dans cette solitude dont rien en France ne peut donner une idée. C’est une fort belle demeure, entourée d’immenses forêts et où l’on vit entièrement séparé du reste de l’univers. Ceci me serait bien égal si les correspondances n’y étaient si lentes et si difficiles : ce ne sont point les nouvelles de ce pays que je regrette, ce sont celles de ma famille chérie et si éloignée ! Il est des lettres qui m’arrivent assez promptement, mais d’autres ne me parviennent qu’ouvertes, retardées…

Tu vois, mon cher Ernest, que mes goûts laborieux et sédentaires sont ici un bienfait. Qu’irais-je d’ailleurs chercher au dehors ? Le paysan polonais est l’être le plus pauvre, le plus abruti que l’on puisse se représenter ; les deux tiers de la population des villes sont formés de juifs, malpropres et dégoûtantes créatures qui vivent dans un état d’abjection inimaginable. Nulle part, on ne pousse plus loin que dans ce pays l’esprit de fanatisme et de haine religieuse ; nulle part, on ne couvrit plus souvent les passions des hommes du nom de la divinité : battre un juif est une action méritoire pour un chrétien ; voler un chrétien est le seul but de l’israélite. Ce n’est pas tout encore : les dissidences du christianisme ne sont guère plus tolérantes entre elles, et partout on voit se former des haines au nom de celui qui n’a enseigné que paix et charité. « Pardonnez-leur, Seigneur, ils ne savent ce qu’ils font ! »

J’ai reçu hier une lettre de maman, du 22 septembre ; elle paraît bien portante et tranquille. De Varsovie, je lui ai fait une remise sur laquelle je la priais de renvoyer cent cinquante francs pour ton commencement d’hiver. Je lui demandais cependant de ne pas se gêner, et, en réalité, si elle ne te les a pas envoyés, je trouverai un autre moyen pour te les faire parvenir. Dis-le-moi franchement et n’en parle qu’à moi seule. Sois tranquille, mon bon enfant, tout cela m’est possible. Je fais peu de dépenses personnelles : quoique obligée de vivre dans le monde que tu appelles avec raison vain et frivole, j’y porte mes goûts de simplicité ; il est impossible que je croie acquérir un mérite de plus en m’entourant d’une robe plus brillante. Adieu, mon bon Ernest ! j’ai peine à me séparer de toi. Pour t’écrire plus longuement, j’ai rétréci mon écriture, j’ai rempli tous les coins de mon papier. — Conserve-moi ton souvenir et ton affection et ne doute jamais de mon inaltérable amitié. Adieu ! oh ! bien tendrement adieu !

H. R.