Lettres intimes (Renan)/08

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Calmann Lévy (p. 159-173).


VIII


MADEMOISELLE RENAN,
Palais Zamoyski, Varsovie (Pologne).


Paris, 16 avril 1844.

Ma bonne et chère Henriette,

Je viens me reposer quelques instants avec toi des études et des réflexions qui m’absorbent. Jamais peut-être je n’avais senti plus vivement le besoin de ce doux entretien qu’après six longs mois d’un isolement, qui pourrait paraître intolérable à celui qui ignore ce que peut l’habitude et l’assujétissement de l’esprit par la volonté, pour nous familiariser avec les situations les plus pénibles. Figure-toi que depuis que j’ai dit adieu à notre bonne mère, je n’ai pu trouver que dans tes lettres et dans les siennes cet échange d’affection véritable et désintéressée dont notre pauvre cœur a un besoin si impérieux. Pas un de ces chers entretiens, où deux cœurs se parlent et s’entendent, sans un intermédiaire embarrassant de formes artificielles et d’un langage d’emprunt. Parmi tous ceux qui m’entourent, les uns (heureusement peu nombreux) ne sont guères dignes de posséder mon amitié et ma confiance ; les autres, jetés ici en passant, ont leurs affections ailleurs, ou peut-être n’en ont pas du tout, et se soucient fort peu de celui que le hasard a fait asseoir à côté d’eux, et qui sera toujours pour eux un étranger. Figure-toi une de ces vieilles murailles romaines, qu’on dit être composées de pierres juxtaposées sans ciment, voilà exactement l’image de la maison où je passe la plus grande partie de ces années, que le monde appelle les plus belles de la vie. La contiguïté de lieu est l’unique lien qui réunit ces éléments souvent disparates et que des vues bien différentes ont rapprochés les uns des autres.

Aussi, c’est vers toi, ma bonne Henriette, c’est vers notre mère chérie, que se porte comme par son propre poids ma pensée, sitôt qu’elle peut en liberté se tourner où l’appellent ses affections. Que de fois je me suis surpris, au milieu de travaux ardus et d’études abstraites, transporté dans cette Pologne dont tu me fais de si tristes tableaux, mais que je ne puis m’empêcher de faire belle et riante, en songeant qu’elle possède l’objet de mes affections ! Que de fois encore je me suis figuré réuni avec toi et maman, complétant le délicieux trio. C’est une loi de notre nature de suppléer par des rêves à la réalité. Croirais-tu, ma bonne Henriette, qu’à un moment je me suis cru au moment de les voir s’accomplir. Il y a environ un mois je reçus une lettre de notre bonne mère, et juge avec quel étonnement et quelle joie j’y lis ces mots : « Henriette m’annonce qu’elle va faire un voyage en France ; nous tâcherons que ce soit à l’époque de tes vacances », etc., etc., etc., en un mot le plus admirable projet qui ait jamais été conçu. Il n’y avait pas jusqu’aux dates, jusqu’au nombre de jours qui n’eût été calculé.

Un si grand projet si peu attendu, si subitement concerté, me fit tomber de surprise ; toutefois tu peux croire qu’il flattait trop agréablement mes désirs les plus chers, pour trouver beaucoup de difficultés dans ma croyance : je crus donc, et moi aussi je me mis à dresser des plans, à enchérir presque sur les rêves de notre bonne mère : il paraît que cette maladie est contagieuse. Toutefois je ne pouvais m’empêcher d’éprouver parfois quelques arrière-pensées : si par hasard notre bonne mère avait plus écouté ses souhaits que les règles de l’interprétation !… si elle avait métamorphosé l’expression d’un désir en une réalité !… Cette possibilité me faisait d’autant plus appréhender, qu’en conférant avec le projet en question mes souvenirs du passé, je ne pouvais m’empêcher d’y voir de trop nombreuses invraisemblances. Enfin une nouvelle lettre m’a prouvé que mes craintes étaient trop bien fondées : « Hélas ! mon pauvre Ernest, m’y disait notre bonne mère, j’avais mal compris le passage de la lettre d’Henriette : Madame Gaugain m’a fait remarquer que ce n’est qu’à condition que la famille se décide au voyage de France !… » Quelle déception, ma pauvre Henriette ! Cela m’a mis de si mauvaise humeur, que j’ai pensé renoncer pour toujours aux châteaux en Espagne.

Par une coïncidence bien singulière, ma bonne Henriette, ta dernière lettre m’est parvenue le jour, je dirai presque à l’heure même, où, après de longues et pénibles incertitudes, je venais de faire le premier pas de la carrière ecclésiastique. L’avant-veille, j’étais encore dans l’hésitation la plus accablante ; maman, personne au monde, excepté celui avec qui j’en devais conférer, n’en savait rien. Je ne ferais que te répéter ce que je t’ai si souvent dépeint, si je voulais te représenter les pensées et les impressions qui se sont succédé dans mon âme, à l’occasion de cette démarche importante. Je ne l’ai faite que parce que je voyais que ne la pas faire, c’était faire la démarche contraire, à laquelle après tout je me sentais plus opposé. J’ai donc dû me décider : d’autant plus que l’engagement que je contractais n’avait encore absolument rien d’irrévocable devant Dieu et devant les hommes : ce n’était tout au plus que l’expression d’une intention actuelle, sauf l’avenir ; or, cette intention, ma conscience me la témoignait. D’ailleurs, je le répète, reculer encore une fois devant ce pas si peu décisif eût été faire en arrière le pas le plus décisif, eu égard aux circonstances, quoique je puisse t’assurer que je n’ai obéi à nulle détermination étrangère. En me consacrant à Dieu et à ce que je crois la vérité, en la prenant pour mon partage et la portion de mon héritage, selon les paroles que j’ai dû prononcer, en renonçant pour elle aux vanités et aux superfluités, aux folles joies et à ce qu’on appelle les plaisirs, je n’ai fait après tout que ce que j’ai toujours sans hésitation voulu faire. Je n’ai jamais hésité que pour savoir où était la vérité, ou si elle voulait que je la servisse dans l’Église, en dépit des difficultés humaines que je ne pouvais me dissimuler. Mais, soit que j’eusse embrassé ou non l’état ecclésiastique, je dis plus, quels qu’eussent été mes sentiments sur la religion dans laquelle j’ai cru trouver la vérité, une vie sérieuse et retirée, éloignée des superfluités et des plaisirs eût toujours fixé mon choix : or voilà tout ce que j’ai promis, et ces promesses me paraissent comme le préambule nécessaire de toute recherche vraiment sérieuse, l’initiation indispensable à une vie consacrée à la vérité et à la vertu.

Si j’eusse été chef de quelque école de philosophie, j’eusse imposé à mes disciples la cérémonie que l’Église a instituée au premier pas de la consécration sacerdotale, puisque son esprit se résume dans le renoncement à ce qui n’est ni beau, ni bon, ni vrai, et que, sans ce renoncement, il n’y a pas de philosophie. Si jamais je devenais un homme vain et futile, attaché à ces méprisables biens d’un jour, ou à une opinion plus misérable encore (je ne parle pas de la gloire, qui n’est pas une vanité, quand on sait l’entendre), alors seulement je croirais avoir manqué à ma promesse.

J’ai longtemps réfléchi, ma bonne Henriette, sur la proposition que tu me faisais dans ta dernière lettre par rapport à l’acceptation de quelque place qui me fournît l’occasion de voyager avant mon entrée définitive dans l’état ecclésiastique. Tu conçois, ma bonne Henriette, que, sans pouvoir te donner sur un point si important une décision positive, qui d’ailleurs ne pourrait avoir son effet immédiatement, je conserve précieusement pour l’avenir la possibilité d’user d’un offre si avantageux. Je crois comme toi que rien n’est plus propre à faire connaître les hommes et les choses et à former en nous cette raison qui ne saurait être le fruit que de l’expérience et du contact avec les hommes. Ce n’est pas, je te l’avoue, que je me croie jamais destiné à être un homme d’action proprement dit ; je crois que la pensée serait plutôt mon domaine ; mais je ne laisse pas de croire que, même sous ce rapport, la pratique, sinon l’habitude des voyages, n’ait encore de grands et inappréciables avantages, en élevant l’esprit au-dessus des préjugés partiels et bornés, où est comme resserré de force celui qui n’a respiré que l’atmosphère des opinions de son pays.

Toutefois, je me demande souvent si, eu égard à l’avenir vers lequel se tourneraient mes goûts, ces années qui resteront à ma disposition ne pourraient pas être plus utilement employées à d’autres études. Dans l’état actuel de mes idées, je n’oserais répondre ; tu sens bien que, par là, je ne veux nullement préjudicier à la liberté que je me réserve de prendre à l’avenir une résolution sur ce point. En tout cas, ce ne pourrait guère être avant dix-huit mois ; car je désire passer encore l’année prochaine toute entière à Saint-Sulpice, pour y avancer mes études théologiques et perfectionner celle de l’hébreu, pour laquelle on y trouve des facilités toutes particulières.

Il est plus que probable que l’on me proposera d’aller passer quelques années comme professeur à Saint-Nicolas : cet offre même pourrait assez peu tarder ; mais, quoique ce parti ne fût pas sans avantages, je ne le désire que médiocrement sous d’autres rapports. M. Dupanloup est un homme que j’estime et que j’aime pour l’esprit et pour le cœur : il joint à une pénétration remarquable une générosité de sentiments et une élévation assez rares dans le siècle où nous vivons : mais c’est un fait reconnu de tous que c’est l’homme le plus impérieux que la terre ait porté. Il est vrai que quelques désagréments fort sensibles qu’il vient d’éprouver en suite de ce caractère peuvent porter à croire qu’il profitera de la leçon, si un pareil défaut est corrigible. D’ailleurs, il règne parmi la plus grande partie des professeurs de cette maison un esprit de petitesse, quelquefois limitrophe du commérage, et qui s’accommoderait fort peu avec le mien. Néanmoins, comme je ne prétendrais pas disputer à M. Dupanloup le gouvernement de sa maison, et que, pour le second inconvénient, on peut toujours s’en mettre à couvert, au moins quant aux influences intérieures, en s’isolant, je ne répugnerais pas à y passer une ou deux années, afin de pouvoir, durant ce temps, fréquenter certains cours, et me livrer à certaines recherches qui ne peuvent se faire commodément qu’à Paris : après quoi, mon rêve serait d’aller m’ensevelir quelque temps au fond de notre Bretagne avec notre mère, pour y ruminer à mon aise les faits que j’aurais amassés et mûrir certaines idées. Je crois que les recherches doivent se faire à Paris, et la méditation et l’élaboration dans le silence et la tranquillité que je ne pourrais mieux trouver que dans notre petit réduit, auprès de ma pauvre mère : d’ailleurs, cela la rendrait quelque temps heureuse, et moi aussi. Mais tu sens bien, ma chère Henriette, que je comprends trop bien notre position, pour oser entrevoir la réalisation de ce dernier point autrement que comme un souhait, tout au plus comme une espérance bien éloignée. Ç’a pourtant été depuis longtemps un élément de tous mes projets. Que de rêves, ma chère Henriette, et que nous serions ridicules si en les formant nous n’en riions nous-mêmes !

Quant à un avenir plus éloigné, bien souvent, il est vrai, il attire aussi ma pensée ; mais je me suis imposé la loi de ne m’en laisser jamais préoccuper. Toutefois, je crois qu’il est utile d’y jeter parfois un coup d’œil pour régler sa marche d’après le point où l’on vise. Or, j’ai déjà des données importantes qui m’assurent que je ne serai pas contre mes inclinations engagé dans une sphère d’occupations disproportionnée à mes goûts et à mes besoins intellectuels. La principale de ces données est l’opinion bien formulée de mes directeurs sur mes aptitudes et la tendance de mon caractère, opinion qui, tu peux le croire, a la plus décisive influence sur l’avenir. Ils me l’ont souvent formellement déclaré, et je me l’étais dit avant eux : le ministère ordinaire, ce qu’on peut appeler le ministère des paroisses, ne serait nullement la fonction convenable à mon esprit.

Mais, dit-on, en dehors de ce ministère, il n’y a que l’instruction, et l’instruction en général, l’instruction surtout pour un ecclésiastique, dans les circonstances actuelles, n’est pas une perspective bien riante. Cela est vrai, ma bonne Henriette ; mais je crois qu’il y aurait quelque milieu possible entre ce ministère auquel Dieu ne m’a jamais appelé et la carrière épineuse de l’éducation. Sans le définir, je crois en entrevoir au moins la possibilité. L’archevêque de Paris mûrit actuellement un grand projet ; c’est la fondation d’une maison de hautes études, dont les fins seraient assez nombreuses et assez larges pour satisfaire tous les goûts. Mon directeur actuel au séminaire, homme d’un mérite assez distingué, est destiné a en être une des colonnes, et il m’a donné à entendre par plusieurs mots couverts, quand je lui exprimais la crainte qu’on ne m’appliquât à des fonctions peu en harmonie avec mes goûts, qu’il ferait en sorte que, supposé que je le voulusse, la porte m’en fût ouverte. Mais j’avoue que je serais difficile et qu’avant d’y entrer, j’en étudierais de près l’esprit et les constitutions. En tout cas, j’ai un pis aller : ce serait d’entrer au moins pour quelques années dans la société de Saint-Sulpice, où je suis sur d’être reçu à bras ouverts, d’après les propositions même assez explicites que j’en ai reçues, mais auxquelles je n’ai eu garde de rien répondre. Comme ces messieurs ne sont chargés que des grands séminaires, le professorat n’y a pas les épines que présente nécessairement l’enseignement élémentaire et classique. Mais je n’y entrerais qu’à la condition de n’être employé que dans les séminaires du diocèse de Paris, et avec l’intention de m’en retirer au bout de quelques années, comme le font la plupart de ceux qui s’y attachent ; car, quoique la réunion de ces messieurs porte le nom de société, parmi eux comme parmi les élèves, la juxtaposition est le seul lien d’agrégation, il n’y a ni engagement ni promesses.

Sans cela, je n’en voudrais pour rien au monde ; je veux absolument me réserver l’espérance de mener un jour cette vie solitaire et privée qui, dans un cercle peu nombreux, mais préside par l’amitié, a tant de charmes pour celui qui sait penser et sentir. O ma bonne Henriette, c’est là que je te retrouve comme élément nécessaire de mon bonheur ! C’est toi que Dieu m’a donnée afin d’aimer et d’être aimé de cette amitié pure, que la nature, c’est-à-dire la Providence elle-même, a instituée, et dont elle est d’ailleurs si peu prodigue. Je t’ai exposé tous les rêves qui occupent mon esprit dans ses moments d’oisiveté. A qui les dirais-je, sinon à la confidente de mes pensées les plus intimes, à celle qui ne partage qu’avec une autre un cœur que Dieu a fait capable d’aimer ? Quelle qu’en soit la réalisation, ce que je désire par-dessus tout, ce à quoi je me sens prêt à tout sacrifier, ce que je veux toujours conserver, quoique je sente bien que cela soit au-dessus des forces de la nature, ce sont ces principes de droiture et de vérité, qui mettent le bonheur au-dessus des événements fortuits et de tous les efforts des hommes.

J’ai reçu, il y a peu de temps, une lettre de notre bonne mère. Elle est toujours bien portante, gaie, contente, ne vivant que de nous et par nous. Cette pauvre mère est déjà tout en fête, en songeant que dans quelques mois elle me possédera encore : tu penses bien que ma joie ne serait pas moindre que la sienne. Mais, ma pauvre Henriette, je t’avoue que c’est pour moi une pensée bien pénible de songer que c’est au prix de tes fatigues et de ton exil que nous goûtons tout ce bonheur. Cette pensée m’empêche de m’y livrer sans une sorte de scrupule. Quand donc cesseras-tu d’être la seule à ne pas jouir de tes travaux ?

Adieu, mon excellente Henriette. Je remercie le ciel de m’avoir donné, dans ton amitié, la compensation de bien des peines, et, dans la confiance dont je peux user envers toi, une ample compensation de la réserve et du silence imposé à mon cœur dans ma vie habituelle. Je calcule les jours qui s écouleront avant que tu reçoives ma causerie, et je cherche à en induire l’époque où je puis espérer une réponse. Tu conçois combien je la désire. Adieu encore une fois. Celui qui m’a donné mon affection pour toi comprend seul combien elle est vive.

E. RENAN