Lettres intimes (Renan)/10

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Calmann Lévy (p. 183-193).


X


MADEMOISELLE RENAN
Au château de Clemensow, près Zamosc (Pologne).


Paris, le 11 juillet 1844.

Je veux, avant d’aller embrasser notre bonne mère, ma chère et excellente Henriette m’entretenir encore une fois avec toi. Je pense que quand tu recevras ces lignes, je serai bien près de me réunir à elle, mon départ étant fixé du 20 au 25 de ce mois. Cette pensée depuis longtemps m’occupe tout entier ; elle est le centre naturel où se portent mes désirs et mes espérances, dans les moments où je les laisse libres de suivre leur pente naturelle. La vie solitaire a sans doute ses douceurs ; mais quand elle est dénuée de ces douces affections qui sont la vie de l’âme, et quand, avec cela, elle est longtemps prolongée, elle devient un cruel supplice. Figure-toi que pendant les dix mois que je viens de passer ici, il ne m’a pas été donné une seule fois de voir un visage connu, hors ceux qu’un concours fortuit a amenés ici simultanément avec moi. Triste amitié que celle qui n’est fondée que sur un rapprochement si étranger au cœur !

Je ne me plains pas de la privation de ces visites indifférentes, qui peuvent suffire à ceux qui ne cherchent, dans le commerce du dehors, qu’une occasion de sortir d’eux-mêmes et d’étouffer l’ennui inséparable de la réflexion sur le moi. Celles-là, je me réjouis d’en être privé. Mais celles dont l’absence me fait éprouver un vide cruel, ce sont celles de ces personnes qu’une affection si pure et si légitime m’a attachées ; ce sont ces doux entretiens où l’âme peut parler à une autre comme elle se parle à elle-même, tels, en un mot, que Dieu me les avait accordés, au temps où il voulait m’acclimater à une vie si nouvelle pour moi, et dont pourtant j’ignorais encore alors toutes les épines. Mais j’ai honte, ô ma bonne Henriette, de le parler des souffrances de l’isolement, quand je songe que c’est toi qui les souffres dans toute leur amertume, privée même de ce repos annuel qui vient interrompre pour moi la série accoutumée de ma pauvre vie. La pensée du bonheur dont je vais jouir ne me revient jamais, qu’elle ne me rappelle que celle à qui je le devrai en sera elle-même privée, peut-être encore durant des années. Cette pensée m’est bien pénible, ma bonne Henriette, et je n’y trouve d’adoucissement que par l’espérance et la conscience de cette affection qui est le seul retour par lequel on peut payer le dévouement. Te rappelles-tu qu’il y a cinq ans, quand je te quittai pour aller revoir notre bonne mère, tu pleurais. Je n’y pense jamais sans en faire presque autant. Pauvre Henriette, que dirions-nous maintenant ? Oh ! que ta pensée nous sera présente durant les doux instants qui s’approchent. L’an dernier, c’était là que se tournaient toutes nos conversations.

Je dois t’apprendre, ma chère Henriette, que depuis ma dernière lettre, j’ai fait un pas de plus dans la carrière ecclésiastique. Mais celui-ci ne m’a pas coûté les soucis et les longues alternatives de doute qui avaient accompagné le premier. Il n’en est, pour ainsi dire, que l’annexe, et n’a ajouté aucun lien, aucune obligation à l’état qui le précède, st qui n’entraîne lui-même aucun lien, ni aucune obligation. Je n’ai donc pas dû beaucoup hésiter. Mais désormais il n’en sera plus de la sorte. Le premier pas qui se présente maintenant à moi, sera définitivement irrévocable[1] ; heureusement qu’il ne se montre encore à moi que dans un avenir bien éloigné, dont le strict minimum est une année, mais qui, je le pense, s’étendra au delà. Je ne peux y penser sans crainte, et, quand je pense aux angoisses du passé, ô mon Dieu ! mon Dieu ! m’écrié-je, éloignez de moi ce calice. L’hésitation est si cruelle quand elle a pour objet une démarche qui pèsera sur la vie entière. Cependant que sa volonté soit faite et non la mienne. Tu me soutiendras, n’est-ce pas, mon Henriette, au moins en m’assurant que tu m’aimes?

Parmi les pensées d’avenir qui nous ont occupés dans nos dernières correspondances, il y en a une, ma bonne Henriette, sur laquelle je sens le besoin de revenir ; car je ne veux pas du tout que tu te méprennes sur mes vrais sentiments sur ce point. Ils sont parfaitement arrêtés et les voici. Quand je te manifestai le goût qui m’entraînait vers une vie studieuse et retirée, de préférence aux fonctions du ministère extérieur, tu semblas craindre que je ne cherchasse la réalisation de ce projet en m’agrégeant à quelque congrégation ou société religieuse. Cette pensée t’alarma, et je le conçois ; car je t’assure que, tout aussi bien que toi, je suis singulièrement éloigné de ce genre de vie qui absorbe l’individu dans un être abstrait ; un corps détruit, comme tu le dis si bien, tout sentiment personnel, et oblige celui qui s’y engage à faire pour un corps ce qu’il n’eût jamais entrepris comme homme privé. Je te le répète, j’ai sur ce point des idées fort décidées, car je les crois justes. Je suis persuadé que les corporations religieuses, utiles pour certains temps et pour certaines personnes, sont tout à fait déplacées et incompatibles avec d’autres temps et d’autres personnes. Et je crois de plus que notre époque est du nombre de ces temps, et que, moi, je suis du nombre de ces personnes.

Je pense que le pur chercheur de vérité évitera toujours ces liens qui lui imposent le devoir (ou plutôt la nécessité, car devoir c’est autre chose) d’adhérer non à la vérité, auquel l’amènera sa raison, mais [à] la doctrine de telle ou telle école. Au milieu de ces vives controverses, qui occupent l’opinion publique de notre pays, et que je regarde après tout comme un de ces futiles aliments, nécessaires à ceux dont les passions ont besoin d’être stimulées par un objet quelconque, quoique je reconnaisse que l’observateur qui sait s’en moquer et s’en tenir en dehors puisse en tirer des inductions utiles, au milieu, dis-je, de ces controverses, sur lesquelles j’ai réfléchi, j’ai pu me former un sentiment également éloigné et des furibondes déclamations de ceux qui voient souvent du mystère où il n’y en a pas, et des panégyriques ridicules de ceux qui ont l’esprit assez petit pour voir dans une institution humaine le type de la souveraine perfection.

Les uns et les autres me semblent ignorer également ces deux grandes lois de la nature humaine : 1° que chercher une œuvre humaine, quelque nom qu’elle porte, fût-il celui de Jésus-Christ, quel que soit son objet avoué, fût-il le plus saint, quelques moyens qu’elle emploie, fussent-ils les plus purs, où les passions humaines n’aient leur contingent d’influence et d’action, que chercher, dis-je, une telle œuvre, c’est chercher l’impossible ; 2° que l’humanité marchant toujours, et que les institutions ne marchant pas, il s’ensuit nécessairement que les institutions de tel siècle seront en désaccord avec le siècle suivant, et qu’alors vouloir les soutenir, c’est s’amuser à réchauffer un cadavre et faire preuve d’un bien petit esprit. Telle est mon idée, dont le corollaire pratique est de me tenir à part et complètement en dehors de ces mouvements intéressés et passionnés, qui sont si insupportables à celui qui cherche le vrai, et qui croirait trop faire honneur à des niaiseries, en s’échauffant la tête pour elles. Quand ils seront morts, et que je serai mort, cela leur servira et me servira beaucoup que j’aie perdu pour eux le peu de calme qui fait le charme de nos quelques instants ici-bas, et qui cherche sans cesse à nous échapper ! Je veux donc me tenir tout à fait à l’écart de ces vaines controverses qui ne servent qu’à éloigner l’homme de sa fin, et pour cela n’y être jamais partie intéressée. Mais, ma bonne Henriette, je ne renferme pas sous le nom de congrégation religieuse ces réunions d’hommes assemblés par un même but extérieur, par la similitude des occupations, et qui ne sont liés entre eux par d’autre lien que par une juxtaposition purement temporaire et rescindable à volonté. On ne croit pas enchaîner sa liberté en s’agrégeant à un corps enseignant, tel que l’université, etc. Or, je cherche en vain quelque lien plus étroit entre les membres des sociétés auxquelles je fais ici allusion : le fait est qu’il n’y en a pas.

Du reste, ma bonne Henriette, quelques événements, préludant à de plus importants, et qui ont commencé à se dessiner depuis ma dernière, changeront probablement du tout au tout mes plans pour l’avenir. Je ne t’en parle pas cette fois, car ils sont encore dans le vague des ouï-dire, et d’ailleurs la réponse à la demande scientifique que tu m’adressais et que tu trouveras ci-incluse, m’oblige à être cette fois plus laconique : ce sera l’objet de notre prochain entretien.

Pardonne-moi, je te prie, le désordre qui règne dans les seconds paragraphes des notes que je te transmets : il était facile de garder une méthode suivie en parlant des grands historiens ; mais pour l’observer au milieu du déluge des écrivains secondaires, il eût fallu consacrer à un travail de pur arrangement un temps et des soins auxquels j’ai pensé que ta perspicacité suppléerait. Permets-moi de te demander aussi un service analogue. Si tu avais quelques relations avec quelque ecclésiastique instruit, du pays que tu habites, pourrais-tu connaître de lui quel est l'enseignement général des écoles de la Pologne et des pays environnants sur les questions théologiques suivantes : 1° les décrets dogmatiques des souverains pontifes doivent-ils être considérés comme des règles de foi infaillibles et irréformables par elles-mêmes, ou bien est-il nécessaire que le consentement de l’Église universelle s’y ajoute, pour qu’ils méritent ce titre ; 2° quel est le pouvoir du souverain pontife par rapport aux canons de discipline, et peut-il obliger une église particulière à renoncer à ses usages et libertés ; 3° le pape est-il ou non supérieur au concile œcuménique en fait de dogme et de discipline ; 4° le pape a-t-il un pouvoir direct ou indirect sur le temporel des rois, et, s’il n’en a aucun, comment expliquer les faits nombreux où il se l’est arrogé au moyen âge. Sont-ce de vraies usurpations ou des effets du droit public qui régissait la société civile à cette époque. Je voudrais savoir si la réponse que font les théologiens français à ces questions, et qui est connue sous le nom de doctrine gallicane, leur est réellement exclusivement propre. C’est un point de fait actuellement fort contesté, et sur lequel j’ai pensé que tu pourrais me fournir quelque renseignement. Tu comprends dès lors que je demande l’enseignement des écoles et non le sentiment de tel ou tel en particulier, ou l’appréciation intrinsèque des doctrines ci-dessus énoncées. Ma question ne roule que sur le fait.

Il faut nous séparer, ma chère et excellente Henriette. J’espère que tu ajouteras au bonheur dont je vais jouir auprès de ma bonne mère, celui de recevoir une lettre de toi. Je lui écris aujourd’hui même pour lui apprendre une prochaine arrivée. Ce n’est que par la conscience de cette amitié réciproque, qui franchit les distances, que je me console du vide irrémédiable qui se mêlera à notre bonheur. Adieu, ma très chère Henriette ; puisses-tu comprendre toute l’affection et toute la tendresse qui vit dans le cœur de ton Ernest pour la meilleure des sœurs.

E. RENAN.

  1. Le sous-diaconat.