Lettres intimes (Renan)/15

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Calmann Lévy (p. 224-232).


XV


MADEMOISELLE RENAN
Au château de Clemensow, poste de Zwierziniec,
près Zamosc (Pologne).


Paris, 11 avril 1845.

Que ta dernière lettre, mon excellente sœur, est venue à propos pour soulager mon pauvre cœur et relever ses espérances ! Non, Dieu ne m’a pas délaissé, puisqu’il m’a conservé une affection si tendre et si généreuse ; jamais je ne renoncerai à l’espoir du bonheur, tandis que je pourrai compter sur elle. Rassure-toi donc, ma chère Henriette, sur les souffrances intimes et les cruelles perplexités que ton cœur a devinées dans le mien. Je suis trop vrai avec toi pour nier que mon âme en ait ressenti les plus dures atteintes. Mais ton amitié, qui m’est témoignée d’une manière si douce et si efficace, suffirait pour en tempérer l’amertume. D’ailleurs, bonne Henriette, jamais toute lueur d’espérance n’est sortie de mon cœur ; et même dans ces rares moments où la mort m’a semblé le seul remède à mes maux, eh bien ! même alors il y avait encore au fond de mon être une région assez calme. C’est dans ces moments qu’on est heureux d’être capable d’une pensée morale. Si la fin de l’homme était la joie, la vie serait insupportable à ceux à qui le sort l’a refusée ; mais quand on a placé le terme de sa vie dans un monde plus haut, on est moins ému des tempêtes qui agitent les régions inférieures. Je me consolais en songeant que je souffrais pour ma conscience et pour la vertu. La pensée de ce Jésus de l’Évangile, si pur, si beau, si calme, mais si peu compris de ceux même qui l’adorent, m’était surtout d’un admirable soutien. Quand je retraçais à ma pensée ce sublime idéal de souffrance et de vertu, je sentais mes forces renaître, et je consentais à souffrir encore. — Mon Dieu, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi ; pourtant que votre volonté soit faite, et non la mienne !

Je dois d’abord t’annoncer, ma bonne Henriette, que, conformément à tes conseils et à ce que j’ai cru mon devoir, j’ai refusé d’avancer cette année au sous-diaconat, auquel j’ai été invité, et qui, comme tu le sais peut-être, compte pour le pas irrévocable. Cette démarche n’aura, j’en suis sûr, aucune suite fâcheuse. — Avant d’entrer dans la discussion de nos projets, je veux, bonne Henriette, compléter les notions que je t’ai déjà données sur mes dispositions actuelles, afin que cette connaissance serve à te diriger dans les démarches que tu veux bien entreprendre pour moi. Je ne me rappelle pas t’avoir jamais exposé les motifs pour lesquels la carrière ecclésiastique a cessé de me sourire ; je veux le faire aujourd’hui avec toute la netteté d’une âme franche et droite, parlant à une intelligence capable de la comprendre. Eh bien ! le voici en un seul mot : je ne crois pas assez. Tandis que le catholicisme a été pour moi la vérité absolue, le sacerdoce s’est montré à moi entouré d’un éclatant prestige de grandeur et de beauté. Quelques circonstances accidentelles, provenant des hommes et non des choses, ont pu ralentir quelques instants l’élan spontané de mon âme ; mais ce n’étaient que de légers nuages, qui se sont dissipés, aussitôt que j’ai compris que toutes les conditions de la vie étaient assujéties à ces épreuves et à de plus cruelles encore. Maintenant plus que jamais je me sentirais prêt à les mépriser et, si Dieu m’accordait en ce moment celle illumination intérieure, qui fait toucher l’évidence et ne permet plus le doute, oui, dès ce moment, je me consacrerais au catholicisme, et je me dévouerais non pas à la mort, puisqu’il ne s’agit plus de cela, mais au mépris et à la raillerie, pour défendre une cause qui aurait ravi ma conviction.

Mais au milieu de tout cela, ma pensée poursuivait un immense travail. Du moment où ma raison se réveilla, elle réclama ses droits légitimes, tels que tous les temps et toutes les écoles les lui ont accordés ; j’entrepris dès lors la vérification rationnelle du christianisme. Dieu, qui voit le fond de mon âme, sait si j’y ai procédé avec attention et sincérité. Comment, en effet, juger légèrement et en se jouant les dogmes devant lesquels dix-huit siècles se sont prosternés ? Certainement, si j’avais à me défendre de quelque partialité, elle leur était favorable et non hostile. Tout ne me portait-il pas à être chrétien ? Et le bonheur de ma vie, et une longue habitude, et le charme d’une doctrine dont on s’est nourri, qui a pénétré toutes les idées de la vie ? Mais tout a dû céder à la perception de la vérité. Dieu me garde de dire que le christianisme est faux ; ce mot dénoterait bien peu de portée d’esprit : le mensonge ne produit pas d’aussi beaux fruits. Mais autre chose est de dire que le christianisme n’est pas faux, autre chose qu’il est la vérité absolue, au moins en l’entendant comme l’entendent ceux qui se portent pour ses interprètes.

Je l’aimerai, je l’admirerai toujours ; c’est lui qui a nourri et réjoui mon enfance ; il m’a fait ce que je suis ; sa morale (j’entends celle de l’Évangile) sera toujours ma règle ; toujours j’aurai en aversion ces sophistes qui emploient contre lui la calomnie et la mauvaise foi, car il y en a qui le font ; ceux-là le comprennent bien moins encore que ceux qui se livrent à lui en se fermant les yeux. Jésus surtout sera toujours mon Dieu. Mais quand on descend de ce christianisme pur, qui, bien entendu, ne serait que la raison elle-même, à ces idées mesquines et étroites, à toute cette mythologie qui tombe devant la critique… Henriette, pardonne-moi de te dire tout cela : je n’adhère pas à ces pensées, mais je doute, et il ne dépend pas de moi de voir autrement que je vois. Et pourtant ils vous disent qu’il faut admettre tout cela, qu’on n’est pas catholique sans cela. O mon Dieu, mon Dieu, que faut-il être donc ?… Voilà mon état, ma pauvre Henriette… Il ne s’agit pas entre nous de toute cette théorie ; mais tu comprends maintenant ma position. Oui, je te le répète, c’est là l’unique cause qui m’éloigne du sacerdoce. Humainement, tout m’y sourirait ; la vie qu’il impose ne serait pas bien différente de celle qu’en tout cas je mènerai ; je serais sûr en l’embrassant d’un avenir parfaitement conforme à mes goûts, toutes les circonstances semblent réunies pour m’aplanir les voies ; je puis même te le dire, une réputation commencée, qui m’assure que je parviendrais à sortir de cet insipide vulgaire… Mais tout doit céder au devoir. Il n’y a que maman qui me déchire le cœur ; là, il n’y a pas de remède.

Arrivons à nos projets, ma bonne Henriette. Je suis d’avis que tu avances, mais doucement, et surtout en ne présentant ma démarche que comme un délai à certaines personnes. Le fait est qu’il en est ainsi, et que s’il fallait faire un pas décisif en arrière, j’attendrais encore. Comment faire après cela, si des réflexions ultérieures amenaient un revirement ? Je n’accepterai jamais le parti que tu me proposes, d’une année d’études libres : Dieu sait s’il me plairait, envisagé en lui-même ; mais il me désolerait en songeant aux sacrifices qu’il t’imposerait.

Non, bonne Henriette ; je suis bien au séminaire, on y est plein d’égards pour moi. D’ailleurs j’y puis rester en conscience, puisque j’hésite seulement et que si tous les hésitants devaient en sortir, il serait bien désert. Un préceptorat ordinaire ne me plairait qu’autant qu’il m offrirait des avantages pour mon progrès intellectuel. Car tu comprends qu’il ne m’avancerait pas à grand’chose pour l’avenir. J’ai quelquefois songé à prendre mes grades ; quelques semaines me suffiraient pour le baccalauréat. Mais l’université ne me plaît qu’à demi ; non que je partage les idées exagérées de nos déclamateurs ; mais je sais qu’elle exerce une inquisition considérable sur ses membres, et que tout s’y fait par faveur. Si je me soustrais à une autorité, ce n’est pas pour me soumettre à une autre. Une nouvelle porte s’est depuis quelque temps ouverte devant moi. J’assiste deux fois par semaine au cours de langues orientales de M. Quatremère au Collège de France. Comme le nombre de ses élèves n’est que de quatre ou cinq, j’ai bientôt fait sa connaissance, appuyé sur la recommandation du premier professeur de langue hébraïque au séminaire, lequel est avec lui en commerce scientifique. Comme il a à peu près la direction de ces études en France, j’espérerais qu’il pourrait m’y avancer. Cette branche me plairait d’autant plus, que j’y ai fait des progrès considérables. Mais je ne voudrais m’arrêter décidément à aucun de ces projets avant de les avoir étudiés de plus près. Or, c’est ce que je pourrai, moyennant l’exécution du plan que tu travailles à réaliser pour moi. Tout le reste ne peut être que d’une exécution ultérieure. J’attends donc, ma chère Henriette, le résultat de tes démarches. Pourvu que le secret soit gardé à l’égard du séminaire et surtout de maman, et que la chose soit présentée sous le jour que je t’ai dit, c’est-à-dire comme délai et épreuve, il n’y a rien à craindre. Pauvre Henriette, que ne puis-je t’ouvrir ma pensée tout entière ! Je me désole quand je pense qu’il nous faut un mois entier pour échanger une pensée. Adieu, ma bonne et chère Henriette. Sur toi reposent toutes mes espérances de bonheur. Pourrai-je un jour te rendre tout ce que tu as fait pour moi ? L’avenir me désole par son incertitude. Au moins tu posséderas toujours la tendresse la plus vive de mon cœur ; c’est le seul retour que je puisse te promettre.

E. RENAN.