Lettres parisiennes/Année 1837/09

La bibliothèque libre.
◄  VIII.
X.  ►
1837

LETTRE NEUVIÈME.

Rondeau ministériel. — Dans un bal costumé, les Anglaises ne sont pas toutes jolies. — Statuette de mademoiselle Taglioni. — Le théâtre de M. de Castellane. — Les Mémoires de M. le vicomte de la Rochefoucauld..
12 avril 1837.

Cette semaine a été aussi féconde en ministères que l’autre l’avait été en plaisirs ; seulement les plaisirs étaient plus variés que les ministres ; les sept notes de la gamme ministérielle ne fournissent que de rares modulations, et le retour fréquent des mêmes motifs pourrait faire accuser ce genre de composition d’un peu de monotonie ; mais ces répétitions, qui sont un défaut quand elles naissent d’une négligence, ramenées avec régularité, deviennent une qualité, une grâce de plus ; le rabâchage prend alors le doux nom de refrain, et le caprice ministériel, qui nous semblait fatigant, répété trop souvent et sans intention d’harmonie, maintenant qu’il revient tous les six mois en cadence, ne nous semble plus qu’un rondeau brillant dont nous admirons l’ingénieuse idée. On a fait un livre qui s’appelle Une victoire par jour ; cette semaine, nous pourrions compter un ministère par jour ; et cela serait fort gai, si cela n’était déplorable.

Ainsi, toujours le même vague dans les affaires, le même trouble dans les esprits ; il n’y a dans ce moment de réel et de positif que les plaisirs. Les bals recommencent comme en hiver, et certes le printemps mérite bien cet affront ; mais les femmes, fidèles au calendrier, suivent déjà les modes d’été dans toute leur rigueur. Nous avons vu l’autre soir une parure de glaneuse dont nous avons rêvé, tant elle nous a paru séduisante : robe d’organdi des Indes, vapeur plissée, vent tissu, comme disaient les anciens, volant garni d’ornements de paille ; manches plates garnies aussi de deux petits volants ornés de même ; puis dans les cheveux quelques épis ; rien de plus. Mais que tout ce peu était élégant ! Quel ensemble gracieux ! que cette femme était spirituellement coquette ! Quoi de plus charmant qu’une jolie fleur qui se cache dans un champ de blé ?

Le bal costumé donné au profit des indigents anglais a obtenu tant de succès, que l’on cherche à l’imiter. Le bal de la Liste civile sera, dit-on, une fête du même style. Oh ! que nous aimons les bals costumés ! les belles femmes y paraissent plus belles et sous un aspect nouveau, et les femmes laides qu’une imagination brillante entraîne y sont tout à fait à notre avantage ; les Anglaises surtout sont si franches dans leurs atours ! Car si nous admirons les jolies femmes anglaises avec amertume et envie, nous apprécions aussi avec délices les beautés de fantaisie qu’il plaît « à la perfide Albion » de nous envoyer ; et nous dirons, à sa double gloire, que si Vénus moderne, c’est-à-dire la beauté, est sortie du canal de la Manche, la déesse contraire qu’il ne nous appartient pas de nommer a surgi toute parée des flots épouvantés de la Tamise. Enfin, pour être plus clair, nous reconnaîtrons à nos voisins d’outre-mer cette double suprématie, l’honneur de fournir à nos fêtes les femmes les plus belles et les plus… remarquables dans un autre genre. Les Anglaises ne sont rien à demi, elles sont belles jusqu’à la perfection, ou elles poussent la laideur jusqu’au délire ; et alors elles cessent d’être femmes : ce sont des êtres fossiles inconnus à la création, et dont les espèces indéfiniment variées ne permettent aucune classification ; l’une tient du vieil oiseau, celle-ci du vieux cheval, celle-là du jeune âne, plusieurs du dromadaire, quelques-unes du bison ; toutes du chien caniche. Tout cela, dans un salon tranquillement assis, honnêtement vêtu, fait de la laideur, et l’on n’en parle pas ; mais dans un bal costumé, toutes ces choses parées, bigarrées, toutes ces étranges figures animées, coloriées, toutes ces tournures, toutes ces allures mises en valeur, toutes ces grâces déployées, croyez-vous que cela ne fasse pas un merveilleux effet ? Si vous aviez vu l’autre soir ces êtres fantastiques errer dans la salle Ventadour avec sept ou huit plumes sur la tête, plumes bleues, plumes rouges, plumes noires, plumes de paon, plumes de coq, plumes de toute espèce, chacun paré de la dépouille de son ennemi ; si vous aviez vu l’assurance et l’orgueil de tous ces fantômes, et les regards satisfaits jetés sur les glaces en passant, et la main officieuse réparant dans la toilette un désordre enchanteur, et la mèche solitaire qui orne le front ramenée religieusement sur le nez, qu’elle résiste à protéger, et dont elle n’aurait jamais dû s’écarter, et le petit soulier jaune ou chocolat bordé de rouge et de bleu, que l’on avance avec grâce, et ces coquillages inattendus, sur un déguisement quelconque, et ce luxe de petits ornements étonnés de se trouver ensemble, cette confusion, cette Babel de toutes les parures en une seule, cette générosité de tout ce qu’on possède, ces mille écrins ouverts en un même soir… vous diriez aussi comme nous : C’est bien amusant, un bal costumé ! Ah ! si jamais on vous offre encore de voir toutes ces choses pour un louis, donnez-le bien vite, c’est la plus belle affaire que vous ferez de votre vie.

Avez-vous vu la nouvelle statuette de Barre, d’après mademoiselle Taglioni ? c’est charmant ; on dirait un papillon qui se repose, on le regarde vite dans la crainte de le voir s’échapper.

Le Salon est rouvert, mais il demande de nouvelles études ; nous n’avons pas encore retrouvé nos trois melons. Les aurait-on portés au musée de Versailles ? cela n’est pas probable ; mais où sont-ils ? qu’on nous les rende, au nom de l’art et de la nature ! Hélas ! par le temps qu’il fait, nous n’en aurons peut-être pas d’autres de l’année ; les astronomes qui prétendent que ce printemps-là durera jusqu’au mois de septembre ! À bas les astronomes ! révoltons-nous !

L’opéra de M. de Flotow a été vivement applaudi samedi dernier chez M. le comte de Castellane. Alice était charmante ; Charles II est un acteur du premier ordre ; les chœurs étaient merveilleux, l’ensemble était parfait. Maintenant c’est le tour des Abencerrages, opéra de M. et madame Colet. Quel théâtre ! quel directeur ! trois troupes, la comédie, l’opéra-comique, le vaudeville, et quelquefois même les ballets ; en vérité, nous ne savons bien faire que ce qui n’est pas notre métier ; un véritable directeur d’un véritable théâtre ne serait pas si habile.

À propos du théâtre de M. de Castellane, nous raconterons une anecdote assez plaisante pour supporter même ce préambule. Depuis trois semaines un de nos amis avait complètement disparu de la société ; ses parents ne le voyaient plus et ne pouvaient dire ce qu’il devenait ; on ne le rencontrait ni à l’Opéra, ni dans le monde, ni au bois de Boulogne, ni chez lui surtout, car il semblait avoir abandonné aussi sa demeure. On allait jusqu’à l’accuser d’une grande passion. Un jour nous le rencontrons, il marchait vite, il avait l’air affairé, nous l’arrêtons. « Que deviens-tu donc, mon cher ? on ne te voit plus. — Je n’ai pas le temps de bavarder, on m’attend pour la répétition chez M. de Castellane. » Et il disparaît. — Quel rôle joue-t-il donc ? le rôle de Henri IV peut-être ! On répétait alors la comédie de madame Gay. Ne connaissant pas le talent dramatique de notre ami, nous ne savions quel emploi lui assigner. Le jour de la première représentation arrive, nous nous préparons à guetter notre ami. — Le premier acte est terminé au bruit des applaudissements. Mais point d’ami ; il est parlé d’un frère de l’héroïne qui doit venir dans le second acte. Nous attendons. Le frère vient : c’est un jeune homme qui joue fort bien ; mais ce n’est pas notre ami. Le second acte finit, point d’ami ; le canon gronde dans l’entr’acte, l’entr’acte est la bataille d’Ivry. Les ligueurs vont venir, pensons-nous, notre ami est un des ligueurs. En effet, l’intérêt redouble, les ligueurs s’avancent ; mais avec eux point d’ami. Enfin la pièce se termine, et notre inquiétude commence ; sans doute notre ami est malade, il aura cédé son rôle… Tout à coup notre ami apparaît, rouge, ému, triomphant : « Eh bien, dit-il, voilà un beau succès ; j’en suis encore tout étourdi ! — Toi ! mais tu n’y es pour rien. — Pour rien ! sans moi il n’y avait pas de pièce. — Tu ne faisais pas Henri IV ; que faisais-tu donc ? — Eh ! je faisais le canon, mon cher ; j’ai eu assez de mal ; c’est très-difficile de bien faire le canon. » À cette réponse, nous sommes parti d’un naïf éclat de rire, et nous nous sommes rappelé ce brave homme qui, un jour, rencontrant Garrick, l’appelait cher camarade avec une tendre familiarité. « Je ne vous connais pas, lui dit Garrick. — Eh ! nous avons pourtant joué bien des fois ensemble. — Je ne m’en souviens pas ; quel rôle faisiez-vous donc ? — C’est moi qui faisais le coq dans Hamlet. » Semblable à cet excellent homme qui, pour avoir imité le chant du coq dans la coulisse, se disait camarade de Garrick, notre imitateur de canon se croit sincèrement un des acteurs du théâtre de M. de Castellane. Qu’il nous pardonne de le désabuser !

Nous venons de parcourir les deux derniers volumes des Mémoires de M. le vicomte de la Rochefoucauld, et l’intérêt que nous y avons trouvé nous explique la vogue qu’ils ont, malgré les préventions de partis et les malveillances d’amitiés. Cette lecture attachante nous a pourtant laissé une impression pénible ; tant d’avis généreux inutiles, tant de bons conseils perdus, un roi qui veut le bien et qui vit si saintement dans l’erreur, une voix sincère que l’on n’écoute pas, des yeux amis qui regardent le malheur venir et qui ne peuvent le faire entrevoir à ceux-là mêmes qu’il menace ; des fautes implacables que l’on s’efforce d’empêcher ; des dangers inutiles que l’on veut en vain prévenir ; une fatalité qui décourage, ou plutôt une prédestination qui entraîne, tout cela fait rêver, on se rappelle et l’on compare, et l’on se dit avec amertume que peut-être à cette heure comme alors une voix prudente aussi s’élève pour donner les mêmes avis, hélas ! avec le même courage et la même inutilité.

Oh ! lisez dans le quatrième volume les deux lettres de madame la duchesse d’Angoulême à madame C…, et la relation de sa sortie du Temple. Rien de plus noble, de plus attendrissant, de plus simplement royal. Pauvre fille de Louis XVI ! qu’elle est touchante, qu’elle est belle, lorsqu’on lui apprend enfin ce que sa mère, sa tante et son frère sont devenus ! Quel que soit le parti auquel on prétend appartenir, il est impossible de lire ces vingt pages sans émotion. Nous avons été moins sensible aux prophéties de Philippe-Dieudonné-Noël Lavarins, soi-disant imprimées en 1542, mais indubitablement revues et corrigées en 1837 ; il règne dans tous ces vieux parchemins une grande fraîcheur, un parfum d’actualité qui nous a charmé ; ils ressemblent assez à ces vases antiques enfouis sous terre et qui portaient naïvement le chiffre de la manufacture de Sèvres. Au reste, le devin raconte à merveille ce qui est arrivé, et dans toute sa prophétie on ne pourrait citer une seule erreur de souvenir. Si Noël Lavarins n’est pas un grand prophète, c’est à coup sûr un très-fidèle historien.

Les ennemis et les amis de M. de la Rochefoucauld persistent à s’effrayer pour lui, et peut-être pour eux, de la franchise de ses révélations et de l’impartialité de sa mémoire. On aura de la peine à s’accoutumer en France au grand jour de la publicité ; chose étrange ! cette patrie de la fatuité est aussi le pays des cachotteries et des faux mystères. On veut briller, mais à condition de ne pas éclairer ; on veut bien devenir roi, maréchal ou ministre, mais on ne veut pas que le public apprenne par quel chemin on est arrivé à tout cela ; ô mystère ! chacun rêve la célébrité, et tout le monde craint la publicité. Expliquez cette inconséquence ; cependant l’une est sœur de l’autre, il faut tôt ou tard qu’elles se rejoignent malgré vous ; et c’est justement parce qu’elles sont inséparables qu’il faudra bien s’accoutumer à leur alliance, et comprendre que c’est sottement qu’on s’alarme, puisqu’elle ne menace que ceux qu’elle peut flatter. Car enfin, on ne parle au public que de ce qui l’intéresse ; et nous n’avons jamais compris ce grand effroi des petits êtres obscurs à chaque publication de Mémoires, ces superbes indignations des gens inconnus contre ceux qui révèlent les turpitudes des gens illustres ; nous ne savons pas pourquoi les rats et les souris se cachent parce qu’on chasse les loups et les sangliers. Rassurez-vous, violettes révoltées, on n’en veut pas à votre repos ; vous aimez l’ombre, et l’ombre vous le rend ; quelle que soit l’importance que vous attachiez à vos petites œuvres, elles ne sont pas de nature à réveiller le monde ; le récit de vos affaires, de vos succès, de vos amours, ne ferait pas vivre un auteur de vaudevilles. Dormez en paix, mariez-vous, trompez vos femmes, vos associés, vos clients, vos amis, et soyez tranquilles, l’univers ne le saura jamais ; votre obscurité vous protège ; vos secrets sont stériles, ils n’ont pas force de scandale, ils n’ont pas valeur de publicité, l’écho n’en voudrait pas, — car la célébrité, voyez-vous, n’est pas une bavarde vulgaire, une commère banale, c’est un écho qui choisit ; ainsi vous n’avez rien à craindre, et vous n’avez rien à dire non plus.

Il n’en est pas de même de ceux que le monde regarde ; ils ont raison de craindre, et c’est un bienfait ; il est bon que les gens qui prétendent nous mener sachent d’avance qu’un jour on leur demandera compte de leur itinéraire ; il est bon de raconter de temps en temps les actions de ceux qui ont agi, cela donne à penser à ceux qui agissent ; si nous savions d’avance que toutes nos œuvres seront un jour connues, il en est beaucoup peut-être dont nous nous priverions ; une clarté sans cesse menaçante peut prévenir bien des mauvaises actions. Castigat ridendo mores, cela n’est pas prouvé ; mais ce que ridendo ne peut faire, la publicité pourrait l’accomplir ; exemple : vous avez dans votre demeure un petit cabinet sombre ; il est toujours malpropre ; on y enfouit toutes les vieilleries de la maison ; que par une combinaison quelconque un architecte y fasse percer une fenêtre, le cabinet obscur se change en un boudoir charmant ; il en sera de même de nos vies : l’idée que toutes nos actions pourront être tôt ou tard connues agira malgré nous sur notre conduite, épurera nos pensées, ennoblira nos ambitions ; le public sera le juge terrestre que nous aurons toujours devant les yeux, comme les âmes ont toujours devant leurs regards le Juge sacré qui doit les condamner ou les absoudre ; oui, pour les âmes sans croyance, la publicité remplacera la confession. Ah ! c’est une belle découverte qu’une moralisation qui s’applique aux cœurs sans religion et sans conscience, car ceux-là seuls en ont besoin, n’est-ce pas ? La morale n’est faite que pour ceux qui n’en ont point ; la vertu n’est la vertu que pour ceux qui y manquent ; pour les autres, c’est la vérité.