Lettres parisiennes/Année 1838/05

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1838

LETTRE CINQUIÈME.

Le retour. — Paris et ses ruisseaux. — Bourganeuf et ses torrents. — Un cheval de fantaisie. — Le jargon de Racine. — Mademoiselle Rachel. — Causeries.
24 novembre 1838.

Que Paris semble laid après un an d’absence ! Oh ! que c’est triste une ville de plaisirs ! Quand on revient d’un grand voyage, quand on a longtemps respiré l’air pur, l’air embaumé des montagnes, comme on étouffe dans ces corridors sombres, étroits, humides, que vous voulez bien appeler les rues de Paris ! On se croirait dans une ville souterraine, tant l’atmosphère est pesante, tant l’obscurité est profonde !… Oui, l’on respire plus à l’aise dans la grotte de Pausilippe. Ah ! sortons vite de cette caverne, marchons vers le jour… de l’air ! de l’air ! On se meurt ici ! qu’il y fait chaud… et qu’on a froid ! tour à tour on brûle, on frissonne… Que ce brouillard tiède est glacial ! il vous pénètre jusqu’au cœur ; il enveloppe toutes vos pensées, il aveugle votre regard. Hélas ! ce n’est plus cette blanche vapeur des rivières dans les vallées, gaze aquatique, voile transparent que jette entre les saules la nymphe qui se baigne, nuage mystérieux, complice discret qui protège chaque soir, depuis l’éternité, l’éternel amour de l’onde et du rivage ! non, ce n’est plus cela : c’est une nappe humide, épaisse, lourde et grasse, pâle et noire, c’est une pluie pénétrante et perfide, une rosée d’encre et de suie, c’est un brouillard enfin ; mais un brouillard d’ordre composite, d’un style effrayant, c’est une macédoine infâme de tous les miasmes que l’on redoute, c’est la chaîne de vapeurs et de fumée qui marie les pavés aux toits, c’est l’union monstrueuse, fatale, des soupirs de la cheminée et de l’haleine des égouts… Ô Paris ! Paris !

Et des milliers d’hommes vivent, s’agitent, se pressent dans ces ténèbres liquides, comme des reptiles dans un marais ; et ce bruit sale et pauvre, ce clapotement de pas dans la boue vous poursuit de tous côtés ; et l’on marche dans l’ombre sans lanterne, sous prétexte qu’il est midi, et l’on reconnaît son chemin ! Alors on rentre en sa demeure, où le brouillard entre avec vous. Il s’introduit en fraude dans toutes les chambres, mais dans le vestibule il s’établit de droit ; l’escalier lui appartient aussi ; il lutte de fraîcheur avec la cave. La rampe est moite. Les marches mouillées gardent l’empreinte de vos pas ; les murs sont tout en pleurs, des ruisseaux de larmes grisâtres ravinent la poussière des lambris comme les cascades d’un orage sillonnent le sable des coteaux. Quoi ! c’est ici qu’il nous faut vivre !… Ô Paris ! Paris !

Naguère un horizon si vaste s’étendait devant nous ! Que nos regards étaient ravis ! que d’espace ! Comme nous respirions avec confiance ! l’air était si pur, le ciel si haut ! Là, tous les aspects étaient nobles ; là, tous les bruits étaient majestueux. Ah ! ces belles avenues de chênes valaient bien vos longues allées de maisons. Les plaintes du vent dans les feuilles, la voix des écluses béantes valaient bien les cris de vos ramoneurs, le roulement de vos fiacres, de vos dames blanches, de vos augustines, de vos omnibus ! Qui nous rendra ces doux moments ? Quand reverrons-nous nos montagnes ? car nous avons le droit de dire nos montagnes, une partie de ce charmant pays est à nous. Vrai, nous sommes très-riche là-bas. Nous y possédons, non pas une terre, fi donc ! mais cent arpents, au moins, de rochers admirables ! de purs rochers, des pics sublimes que nulle végétation vulgaire ne profane ; des pierres sacrées que la charrue a respectées, que les druides, sculpteurs étranges, ont seuls touchées. Voilà une retraite sauvage et poétique ! Admirez à votre aise les petits châteaux blancs et roses des environs de votre Paris, vos perrons grillés, ornés de l’inévitable vase de plâtre qu’habitent l’hortensia fidèle et le géranium obligé ; ratissez vos allées, peignez vos arbres, épluchez vos gazons, et promenez-vous à pied, sec dans vos rivières arides à l’ombre de vos ponts chinois : nous n’envions pas vos plaisirs… Nous n’avons point de petits châteaux, nous autres, nous n’avons pas même de maison ; mais nous avons des grottes superbes tapissées de mousse et de lierre, où l’on rêve silencieusement. Plantez vos choux et vos patates, récoltez-les et mangez-les ; nous méprisons ces cultures triviales : dans notre sol tout poétique, ces plantes domestiques n’osent germer ; les salades panachées n’embellissent pas nos jardins, mais les ajoncs et les bruyères forment sur le front de nos montagnes une couronne de pourpre et d’or. Nul hôte prosaïque ne trouble la paix de nos ondes : là, point de carpes, point de goujons ; mais de grands lézards au corset d’émeraude, mais des serpents, des couleuvres, des vipères, des aspics. L’aspic est un reptile historique fort estimé. Là, point de gibier familier, ennemi docile qui s’apprivoise ; point de cerfs ni de chevreuils ; mais des renards, mais des sangliers, mais des loups. Point d’oiseaux de pâtisserie, point de cailles et de perdreaux ; mais des milans, des chouettes, des sarcelles et des hérons. Là, point d’eau dormante et verdâtre qu’enferme la maçonnerie d’un bassin, point de jet d’eau périodique qu’on n’abandonne à sa furie que le premier dimanche du mois ; mais un torrent que rien n’arrête, qui traverse un village et l’emmène, se chargeant lui-même de transporter tous les meubles, les buffets, les tables, les chaises, comme une voiture de déménagement. Aimable torrent, les gens du pays qui possèdent des terres, des champs de blé, t’accusent ; ils blâment ton humeur vagabonde, ils te reprochent ton inconstance ; mais nous te défendons contre eux, nous ne redoutons pas ta colère : dans notre belle solitude tu ne saurais rien dévaster ; rugis, mugis, bondis sans crainte, retourne ces noirs rochers, fais valser ces branches cassées, démolis tes ponts, jette ton écume dans l’air, fais-toi méchant, fais-toi terrible, joue ton drame, nous t’admirons ; ta démence est notre culture ; demain nous te devrons mille dégâts charmants ; notre parc fantastique, que la nature seule a dessiné, compte sur toi pour tracer ses allées, diriger les travaux. Il se pare de tous les désastres ; il est semblable à ces forts illustres renversés dans un grand combat, à ces volcans déchirés par la lave, à ces fronts voilés de tristesse, flétris par de nobles chagrins, qui ont dû la gloire à des fléaux et qui trouvent la beauté dans les ravages.

N’allez pas croire que tout le reste du pays soit aride comme notre poétique vallée. Il y a là de belles prairies, des champs cultivés. Du sommet de nos rochers déserts, on aperçoit de riants paysages. À notre droite, la ville de Bourganeuf élève ses brunes tourelles, et son vieux donjon, où le frère de Bajazet, Zizim, fut enfermé ; à gauche, la roche de Mazurat perce la nue et fait briller au soleil ses cailloux de cristal ; le Thorion, large ruisseau que nous trouvons paisible, nous, propriétaire d’un torrent, déplie en détours gracieux ses rubans d’acier ; et puis, en face de nous, s’étend sur vingt collines la superbe forêt de Mérignac, digne cadre d’un tableau, sombre océan de chênes qui roule à l’horizon d’immenses vagues de verdure.

N’allez pas croire non plus que les habitants de cette terre soient privés de toute civilisation ; n’imaginez pas que cette petite ville de l’ancienne Marche soit très-éloignée du moderne Paris. Elle est, au contraire, plus avancée en éducation politique, en littérature, en élégance, que bien des villes voisines qui font grand bruit ; le charme particulier de ce séjour, est ce mélange de mœurs champêtres et d’habitudes citadines, d’aspects sauvages et de plaisirs mondains. Voyez-vous sur ce pont qui tremble, sur ce vieil arbre jeté d’une roche à l’autre, voyez-vous cette jeune et jolie femme qui franchit le torrent (notre torrent) ? Elle porte un mantelet noir garni de dentelles, un chapeau de paille de riz orné de vos fleurs à la mode, une robe rose garnie de hauts falbalas ; elle tient d’une main une ombrelle, de l’autre un petit portefeuille contenant des cartes de visite. C’est la femme d’un des premiers fonctionnaires de la ville ; elle va de l’autre côté de la montagne faire une visite à une de ses amies ; sa fille marche devant elle ; mais tout à coup l’enfant s’arrête : « Qu’as-tu, ma fille ? dit une voix douce. — Maman, c’est un gros serpent. — Laisse-le passer, petite… » Et le serpent traverse le sentier, et les voyageuses continuent leur route sans s’émouvoir de la rencontre. Mais on les a vues : un magnifique chapeau de paille d’Italie couvert de plumes blanches vient au-devant d’elles ; et ces parures fashionables, qui seraient admirées dans la grande allée des Tuileries, disparaissent à nos regards derrière les rochers.

Voyez-vous au bord de l’abîme cette solitaire maison ? le désert l’environne, des blocs de granit la protègent de tous côtés. — C’est la retraite d’un ermite, d’un poëte, ou le repaire d’un misanthrope ? — Point du tout, c’est une maison de banque. Passez à la caisse. — Entendez-vous cette cascade ? Quelle voix terrible ! quel bruit ! Qui peut donc habiter là ? — C’est la demeure d’un avocat. — Un avocat ! quelle abnégation ! — Où donc courez-vous dans la prairie ? qu’allez-vous faire dans cette chaumière isolée ? — Je vais jeter dans la boîte aux lettres une réponse à M. de Lamartine. — Dans cette cabane où sont les vaches ? — Oui : c’est un bureau de poste.

Ainsi, dans ce charmant pays, les beautés les plus simples de la nature se confondent avec les plus commodes recherches de la civilisation ; c’est une suite de contrastes piquants, une lutte constante des choses les plus étrangères entre elles, un mélange inconnu de rochers et de banquiers, d’avocats et de cascades, de loups et de chapeaux à plumes, de sangliers et de dentelles, de falbalas et de serpents, dont nous ne pouvons donner aucune idée et qui avait pour nous bien des attraits.

Que de belles promenades nous avons faites dans ces campagnes ! que de fois les flots du Thorion ont réfléchi l’étrange image de notre coursier ! Nous disons coursier, le nom de cheval ne lui conviendrait en aucune sorte. C’était un quadrupède de race et de forme sans nom, dont l’allure de fantaisie était pleine d’originalité. Ce compagnon de voyage n’était pas digne de nous sans doute, il n’avait en apparence rien d’élégant ; aussi était-ce pour nous moins une monture qu’un guide. Mais ce bon vieillard qui se disait natif de Limoges connaissait si bien le pays ! Il savait tous les détours de la montagne, il s’arrêtait dans tous les pacages, il allait boire à toutes les fontaines, il entrait dans toutes les chaumières, il saluait toutes les jeunes filles, et fuyait tous les paysans ; la voix d’un charretier le remplissait de crainte ; le moindre fouet claquant dans les airs le faisait partir au grand trot. C’était plus fort que lui, c’était plus fort que nous, il n’était pas maître de ses souvenirs. Grâce à son humeur vagabonde, nous avons parcouru tout le canton, nous avons visité les ruines du temple des druides à Perseyx, monument superbe que M. Mérimée ne connaît pas ; nous avons vu le joli lac de Péra, l’étang de la Chapelle, la cascade de Saint-Martin-le-Château, les bois du Palais, Pontarion, Sauviat, etc., etc.

Mais à quoi bon rappeler toutes ces choses ? c’est Paris qu’il nous faut regarder aujourd’hui… Ô Paris ! Paris !

Tels étaient nos plaisirs. Quel changement, ô dieux !

Qu’avons-nous dit ? imprudent que nous sommes ! citer Racine dans la Presse ! L’audace est extrême, nous l’avouons ; mais on nous pardonnera cette licence poétique en faveur de nos souvenirs. C’est une faiblesse, que voulez-vous ? nous le savons bien ; mais Racine est pour nous un ami d’enfance ; nous ne le jugeons pas, nous l’aimons. Notre admiration pour lui n’est que tendresse ; c’est une de ces erreurs puériles, un de ces préjugés de naissance qu’on suce avec le lait. L’âge n’y peut rien et la raison n’en guérit pas ; c’est ce vulgaire amour plein de niaiserie que l’on ressent pour sa nourrice, pour une vieille paysanne qui a les mains rouges, qui dit : J’avions, j’étions, je sommes, et que l’on embrasse devant tout le monde, comme sa mère, malgré son bonnet rond et ses sabots. Racine ne dit pas précisément : J’étions et j’avions, mais il parle, dit-on, une langue vieillie. Il ne porte point de sabots, mais le lacet de ses cothurnes est bien usé. Nous l’aimons donc par habitude, par reconnaissance aussi ; ses beaux vers… non, ses vers chéris gardent encore le parfum de nos belles années ; ils retentissent encore de la voix bien-aimée d’un père, leur admirateur passionné, des accents de la bonne sœur qui nous apprenait à les réciter, ils vivent tout-puissants dans notre mémoire, et nous vous demandons la permission de les trouver sublimes tant que nous ne les aurons pas oubliés.

Eh ! mademoiselle Rachel ?

Nous ne l’avons pas encore vue, mais d’avance notre bienveillance lui est acquise ; ses détracteurs prétendent que son immense succès est une affaire d’association nationale. Mademoiselle Rachel est juive, disent-ils, et chaque fois qu’elle joue, la moitié de la salle est occupée par ses coreligionnaires. Ils agissent avec elle comme avec Meyerbeer, avec Halévy. À l’Opéra, voyez les jours où l’on donne les Huguenots et la Juive, toutes les places qui ne sont pas louées à l’année sont prises par les juifs. Cela est vrai, et nous ne pouvons nous empêcher d’admirer cette belle union de tout ce peuple qui se parle et se répond d’un bout du monde à l’autre, qui se comprend avec une si prodigieuse rapidité, qui relève un de ses fils malheureux à son premier cri, et qui court chaque soir applaudir en foule celui de ses enfants qui se distingue par son génie. Cela fait rêver. N’avoir point de patrie, et garder un sentiment national si parfait ! Quelle leçon pour nous, qui nous desservons mutuellement sans cesse, qui nous détestons si bien, et qui pourtant sommes si fiers de notre belle France ! Faut-il donc des siècles d’exil et de persécution pour que les enfants d’une même terre apprennent à s’aimer entre eux ? Peut-être !… Quoi qu’il en soit, mademoiselle Rachel obtient un succès mérité, les triomphes factices n’ont pas cet ensemble et cette durée ; d’ailleurs, nous entendons chaque soir vanter la jeune tragédienne par des juges qui nous inspirent la plus grande confiance, de vieux amateurs de tragédie, qui ont vu Talma, qui ont applaudi mademoiselle Raucourt, mademoiselle Duchesnois, et qui ne sont pas juifs du tout.

Nous ne sommes encore allé qu’une seule fois au spectacle, à la première représentation de Ruy Blas. C’était pour nous un devoir d’amitié, car, vous le voyez, nous sommes toujours le même, réunissant dans une même admiration les choses que la rivalité sépare, aimant Racine et Victor Hugo, les admirant de front, sans blâmer l’un pour flatter l’autre.

Don Sébastien fait événement à la Porte-Saint-Martin. Cela devrait encourager M. Harel à faire balayer son théâtre. À chaque pas, à chaque émotion violente, les acteurs disparaissent dans un nuage de poussière. L’héroïne tombe à genoux avec une robe noire, elle se relève avec une robe grise. On a respecté la poudre du désert apportée par les Bédouins, mais Don Sébastien méritait aussi des égards.

George Sand est en Espagne ; en partant il nous a laissé Spiridion. Avez-vous lu Spiridion ?

Avez-vous lu Arthur, par l’auteur de la Salamandre ? Arthur et Spiridion font le sujet de toutes les conversations dans le monde fashionable. Du reste, nous ne savons encore rien que de tristes nouvelles ; nous ne voyons que des amis en deuil ; les heureux sont absents. La grande mode cette année à Paris, c’est de passer l’hiver en Italie ; c’est aussi la mode à Londres. La reine douairière d’Angleterre est à Naples. La belle duchesse de Sutherland est à Rome avec toute sa famille. Chaque fois que vous prononcez un nom célèbre par l’esprit, par la beauté ou par l’élégance, on vous répond : « Elle est à Rome, à Milan, à Florence. » On vous dit rarement : « Elle est ici. » Tout le monde pense-t-il donc comme nous ? L’horreur parisienne, est-ce là le sentiment général de cette année, l’épidémie de la saison ? et le triste refrain que nous avons adopté est-il donc le cri universel ?… Ô Paris ! Paris !