Lettres parisiennes/Année 1840/03

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1840

LETTRE TROISIÈME.

Les excès détruisent les succès. — Trop ou rien ! c’est la devise des Français.
L’exagération est l’indigence des idées.
24 janvier 1840.

Notre dernier feuilleton a obtenu dans le monde un succès auquel nous étions loin de nous attendre : nous avons reçu depuis huit jours, en paroles et en lettres, voire même en lettres anonymes, les éloges les plus magnifiques, et, nous l’avouons, ces éloges nous ont un peu effrayé. Nous ne res- semblons en rien aux auteurs modernes, le succès nous fait peur à nous, tant nous craignons de l’avoir mérité par de la complaisance ou de la flatterie.

Heureusement pour notre indépendance, notre définition des deux grands mondes, qui nous vaut tous ces compliments, nous a valu aussi quelques reproches. Les habitants du premier monde nous trouvent un peu démocrate ; les habitants du second monde nous soupçonnent d’être très-aristocrate au fond du cœur, ce qui est une compensation. Hélas ! nous ne sommes ni l’un ni l’autre. Nous sommes clairvoyant, voilà tout ; comme nous n’avons aucune passion, ou plutôt aucun préjugé politique, nous voyons les choses telles qu’elles sont ; nous ne sommes pas assez ingénieux pour déguiser les faits sous les phrases, nous ne sommes pas assez hardi pour nier systématiquement les vérités évidentes, et nous les reconnaissons toutes avec sincérité, même celles qui nous seraient désagréables. Aussi, quelles que puissent être notre sympathie ou notre répulsion, nous ne pouvons nous empêcher de constater deux choses incontestables, savoir : le prestige de la noblesse et la toute-puissance de la démocratie.

On ne fera jamais que des noms historiques ne soient pas des noms historiques. On ne fera jamais que des gens qui depuis cinq cents ans, plus ou moins, ont de père en fils exercé les plus nobles professions ne soient pas très-fiers de leurs souvenirs.

On ne fera jamais non plus que trente-trois millions de Français qui ont des prétentions, des ambitions, des intérêts à défendre, des droits à conquérir, qui s’agitent, qui pensent, qui calculent surtout, qui s’instruisent, qui travaillent, ou qui ne font rien, ce qui est plus terrible, car rien n’égale la dévorante activité des paresseux ; on ne fera jamais que ces trente-trois millions de Français consentent à se laisser mener toujours par quelques centaines de familles.

Il faut donc bien se résigner à voir le pays sans cesse tiraillé par ces deux forces rivales, par ces éternels ennemis qui se querellent depuis tant d’années et qui, tour à tour, se prennent et se reprennent le pouvoir.

Laissons-les se battre tranquillement. Eh ! mon Dieu, ils ne sont jamais longtemps vainqueurs l’un et l’autre. Où l’on procède en tout par abus, les triomphes ne durent guère, les excès détruisent vite les succès.

Lisez notre histoire depuis cinquante ans. D’abord, le pouvoir appartient à la noblesse, elle en abuse ; le peuple le lui enlève pour en abuser lui-même. La noblesse alors revient ; elle ressaisit le pouvoir et elle en rabuse. Et voilà maintenant le peuple qui, après l’avoir reconquis, recommence à en abuser. Cette lutte acharnée entre les classes supérieures et inférieures, dans laquelle on les voit tour à tour triompher et succomber, nous semble une conséquence naturelle du caractère excessif de notre pays. En France, rien n’est stable parce que tout est exagéré. Vous appelez cela des révolutions ! nous qui voyons tout cela de plus loin, nous appelons cela de l’équilibre, et nous nous attendons à tout. Nous tâchons de juger avec l’esprit de l’histoire, qui n’a rien de commun avec l’esprit de parti ; c’est pourquoi nous constatons le brillant passé de la noblesse, sans être le moins du monde aristocrate ; c’est pourquoi nous entrevoyons le puissant avenir de la démocratie, sans être démocrate non plus, ni même garde national, signataire tapageur d’une très-humble pétition.

Ce caractère excessif des Français se retrouve chez eux en toutes choses, dans la politique, dans les arts, dans les sciences, jusque dans les modes enfin.

Dans les arts : rappelez-vous la musique d’autrefois ; elle était d’une simplicité qui allait jusqu’à la niaiserie : orchestre respectueux, chant naïf, sans ornements, sans fioritures, sans roulades ; la cadence elle-même, seule folie qu’on osât se permettre alors, était si timide, si chevrotante, qu’elle ressemblait à un champêtre bêlement. — Aujourd’hui, quelle différence ! L’orchestre est une tempête, les chœurs sont des émeutes ; les roulades étourdissantes, les cadences audacieuses, les fioritures de toutes sortes emportent le chant, que l’on ne retrouve plus… Trop ou rien ! c’est la devise des Français.

En peinture, exagérations encore plus plaisantes. Dans les tableaux d’il y a vingt ans, le genre grec régnait exclusivement. On y représentait d’illustres guerriers combattant non seulement sans armure, mais sans vêtements ; puis on est tombé dans l’exagération contraire, et l’on n’a plus représenté que des vêtements et des armures.

Dans les lettres, même folie : nous avons eu pendant quinze années une littérature d’eau sucrée, jusqu’au jour qui a subitement fait naître une littérature de sang.

En médecine, le système des saignées extrêmes avait tellement prévalu, que le besoin d’un système contraire s’est vivement fait sentir. À la doctrine Broussais a succédé la doctrine homéopathique. On saignait toujours et tout le monde ; maintenant, on ne saigne plus personne et jamais. Nous ne nous plaignons pas, pour notre compte, de ce changement, qui nous semble une inspiration. En médecine, toutes les modes sont des instincts.

En fait de parure, c’est différent : les modes les plus généralement adoptées ne le sont souvent que par une aveugle condescendance ; la beauté de toute une population de jolies femmes est souvent immolée aux défauts de trois ou quatre merveilleuses. Oui, madame, cela est ainsi : vous qui avez une taille si souple, une tournure si gracieuse, vous ne portez sept ou huit lés dans votre robe que parce que mademoiselle une telle ou madame une telle sont mal faites, et que tout ce luxe leur est nécessaire ; et vous, madame la duchesse, vous qui avez un cou de cygne et de magnifiques cheveux noirs, vous ne portez ces lourds turbans, dont les écharpes à franges d’or retombent de chaque côté sur les oreilles, que parce que madame une telle n’a pas de cheveux sur les tempes et qu’elle ne saurait trop cacher ce qui lui manque. Vous êtes dans la dépendance des personnes qui donnent le ton : vous êtes forcée de vous soumettre à tous les caprices du jour. Mais revenons à notre idée : après les chapeaux trop grands sont venus les chapeaux trop petits. Naguère, les robes étaient bordées d’un simple ourlet ; point de dentelles, point de bijoux, point de fourrures, pas le moindre falbala. Les femmes allaient au bal en robe de dessous. Aujourd’hui, la fureur des ornements est poussée jusqu’à la démence. Ce sont des volants sans nombre et hors de toutes proportions ; ce sont des flots de dentelles, des nuages de marabouts, des bosquets de fleurs, des inondations de diamants ; on voit qu’on a beaucoup parlé de la fin du monde, chacun a hâte de faire valoir tous ses trésors. Vous le voyez, c’est toujours la même devise, trop ou rien ! c’est toujours l’abus d’une idée amenant forcément l’abus de l’idée contraire, c’est enfin l’action extrême ayant pour conséquence naturelle la réaction violente.

On pourrait croire que cet emportement des esprits, qui les entraîne à exagérer tout ce qui les séduit, a pour cause une imagination surabondante, une ardeur sans pareille que rien ne peut apaiser. On se tromperait étrangement. Cette exagération est tout simplement de la misère, comme toutes les exagérations. On n’abuse d’une idée que parce qu’on n’a pas le bon sens d’en tirer parti, ou le génie d’en trouver une autre. Les gens qui peuvent inventer ne savent point exagérer. Mais, en France, il y a une telle soif de produire de l’effet et une telle pauvreté dans les moyens d’en produire, que les moindres idées nouvelles sont livrées au pillage sans retour. La meute des plagiaires affamés se jette dessus et s’en empare comme d’une curée qui lui est promise. Si tel homme est parvenu par tel chemin, vite les intrigants s’y précipitent et l’encombrent de façon qu’on n’y peut plus passer. Si tel auteur s’est fait un nom par tel genre d’ouvrage, au même instant il se publie des milliers d’ouvrages du même genre, et la pensée originale est bientôt déflorée, déconsidérée par l’imitation… C’est l’imitation qui étouffe l’invention. Dans le monde des réalités, les riches, dit-on, vivent aux dépens des pauvres ; dans le monde des idées, au contraire, ce sont les pauvres qui vivent aux dépens des riches et qui les ruinent en les contrefaisant. Les idées volées sont perdues pour les possesseurs et quelquefois pour leurs ravisseurs, car ceux-ci veulent toujours y ajouter quelque chose ; ils les parodient jusqu’à l’excès sous prétexte de les perfectionner, et ils les détruisent en les exagérant. Ce n’est donc, point parce que nous avons trop d’imagination que nous procédons par abus et par excès en toute chose ; c’est au contraire parce que nous n’avons pas assez d’imagination. Alors il ne faut pas trop nous enorgueillir de cette ardeur entraînante qui n’est peut-être qu’un assez pâle défaut, de cette bouillante activité de caractère qui n’est peut-être que de l’indigence d’esprit.