Lettres persanes/Lettre 125

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Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 75-77).

LETTRE CXXV.

USBEK À RHÉDI.
À Venise.


Quel peut être le motif de ces libéralités immenses que les princes versent sur leurs courtisans ? Veulent-ils se les attacher ? Ils leur sont déjà acquis autant qu’ils peuvent l’être. Et, d’ailleurs, s’ils acquièrent quelques-uns de leurs sujets en les achetant, il faut bien, par la même raison, qu’ils en perdent une infinité d’autres en les appauvrissant.

Quand je pense à la situation des princes, toujours entourés d’hommes avides et insatiables, je ne puis que les plaindre : et je les plains encore davantage lorsqu’ils n’ont pas la force de résister à des demandes toujours onéreuses à ceux qui ne demandent rien.

Je n’entends jamais parler de leurs libéralités, des grâces et des pensions qu’ils accordent, que je ne me livre à mille réflexions : une foule d’idées se présente à mon esprit ; il me semble que j’entends publier cette ordonnance :

« Le courage infatigable de quelques-uns de nos sujets à nous demander des pensions ayant exercé sans relâche notre magnificence royale, nous avons enfin cédé à la multitude des requêtes qu’ils nous ont présentées, lesquelles ont fait jusqu’ici la plus grande sollicitude du trône. Ils nous ont représenté qu’ils n’ont point manqué, depuis notre avénement à la couronne, de se trouver à notre lever ; que nous les avons toujours vus sur notre passage immobiles comme des bornes ; et qu’ils se sont extrêmement élevés pour regarder, sur les épaules les plus hautes, notre sérénité. Nous avons même reçu plusieurs requêtes de la part de quelques personnes du beau sexe, qui nous ont supplié de faire attention qu’il étoit notoire qu’elles sont d’un entretien très-difficile ; quelques-unes mêmes, très-surannées nous ont prié, branlant la tête, de faire attention qu’elles ont fait l’ornement de la cour des rois nos prédécesseurs ; et que, si les généraux de leurs armées ont rendu l’État redoutable par leurs faits militaires, elles n’ont point rendu la cour moins célèbre par leurs intrigues. Ainsi, désirant traiter les suppliants avec bonté, et leur accorder toutes leurs prières, nous avons ordonné ce qui suit :

« Que tout laboureur ayant cinq enfants retranchera journellement la cinquième partie du pain qu’il leur donne. Enjoignons aux pères de famille de faire la diminution, sur chacun d’eux, aussi juste que faire se pourra.

« Défendons expressément à tous ceux qui s’appliquent à la culture de leurs héritages, ou qui les ont donnés à titre de ferme, d’y faire aucune réparation, de quelque espèce qu’elle soit.

« Ordonnons que toutes personnes qui s’exercent à des travaux vils et mécaniques, lesquelles n’ont jamais été au lever de notre majesté, n’achètent désormais d’habits, à eux, à leurs femmes et à leurs enfants, que de quatre ans en quatre ans ; leur interdisons en outre, très-étroitement ces petites réjouissances qu’ils avoient coutume de faire, dans leurs familles, les principales fêtes de l’année.

« Et, d’autant que nous demeurons avertis que la plupart des bourgeois de nos bonnes villes sont entièrement occupés à pourvoir à l’établissement de leurs filles, lesquelles ne se sont rendues recommandables dans notre État que par une triste et ennuyeuse modestie, nous ordonnons qu’ils attendront à les marier jusqu’à ce qu’ayant atteint l’âge limité par les ordonnances, elles viennent à les y contraindre. Défendons à nos magistrats de pourvoir à l’éducation de leurs enfants. »

De Paris, le premier de la lune de Chalval 1718.