Lettres persanes/Lettre 68

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Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 154-155).

LETTRE lxviii.

Rica à Usbek.
À ***.


J’allai l’autre jour dîner chez un homme de robe, qui m’en avoit prié plusieurs fois. Après avoir parlé de bien des choses, je lui dis : Monsieur, il me paroît que votre métier est bien pénible. Pas tant que vous vous l’imaginez, répondit-il : de la manière dont nous le faisons, ce n’est qu’un amusement. Mais comment ! n’avez-vous pas toujours la tête remplie des affaires d’autrui ? N’êtes-vous pas toujours occupé de choses qui ne sont point intéressantes ? Vous avez raison : ces choses ne sont point intéressantes, car nous nous y intéressons si peu que rien ; et cela même fait que le métier n’est pas si fatigant que vous dites. Quand je vis qu’il prenoit la chose d’une manière si dégagée, je continuai, et lui dis : Monsieur, je n’ai point vu votre cabinet. Je le crois, car je n’en ai point. Quand je pris cette charge, j’eus besoin d’argent pour payer mes provisions ; je vendis ma bibliothèque ; et le libraire qui la prit, d’un nombre prodigieux de volumes, ne me laissa que mon livre de raison. Ce n’est pas que je les regrette : nous autres juges ne nous enflons point d’une vaine science. Qu’avons-nous à faire de tous ces volumes de lois ? Presque tous les cas sont hypothétiques et sortent de la règle générale. Mais ne seroit-ce pas, Monsieur, lui dis-je, parce que vous les en faites sortir ? Car enfin, pourquoi chez tous les peuples du monde y auroit-il des lois si elles n’avoient pas leur application ? et comment peut-on les appliquer si on ne les sait pas ? Si vous connaissiez le Palais, reprit le magistrat, vous ne parleriez pas comme vous faites : nous avons des livres vivants, qui sont les avocats ; ils travaillent pour nous et se chargent de nous instruire. Et ne se chargent-ils pas aussi quelquefois de vous tromper ? lui repartis-je. Vous ne feriez donc pas mal de vous garantir de leurs embûches ; ils ont des armes avec lesquelles ils attaquent votre équité ; il seroit bon que vous en eussiez aussi pour la défendre, et que vous n’allassiez pas vous mettre dans la mêlée, habillés à la légère, parmi des gens cuirassés jusques aux dents.

À Paris, le 13 de la lune de Chahban, 1714.