Lettres persanes/Lettre 97

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Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 14-16).

LETTRE XCVII.

LE PREMIER EUNUQUE À USBEK.
À Paris.


Il est arrivé ici beaucoup de femmes jaunes du royaume de Visapour ; j’en ai acheté une pour ton frère le gouverneur de Mazendéran, qui m’envoya il y a un mois son commandement sublime et cent tomans.

Je me connois en femmes, d’autant mieux qu’elles ne me surprennent pas, et qu’en moi les yeux ne sont point troublés par les mouvements du cœur.

Je n’ai jamais vu de beauté si régulière et si parfaite : ses yeux brillants portent la vie sur son visage, et relèvent l’éclat d’une couleur qui pourroit effacer tous les charmes de la Circassie.

Le premier eunuque d’un négociant d’Ispahan la marchandoit avec moi ; mais elle se déroboit dédaigneusement à ses regards et sembloit chercher les miens, comme si elle avoit voulu me dire qu’un vil marchand n’étoit pas digne d’elle, et qu’elle étoit destinée à un plus illustre époux.

Je te l’avoue, je sens en moi-même une joie secrète quand je pense aux charmes de cette belle personne : il me semble que je la vois entrer dans le sérail de ton frère ; je me plais à prévoir l’étonnement de toutes ses femmes : la douleur impérieuse des unes ; l’affliction muette, mais plus douloureuse, des autres ; la consolation maligne de celles qui n’espèrent plus rien ; et l’ambition irritée de celles qui espèrent encore.

Je vais, d’un bout du royaume à l’autre, faire changer tout un sérail de face. Que de passions je vais émouvoir ! Que de craintes et de peines je prépare !

Cependant, dans le trouble du dedans, le dehors ne sera pas moins tranquille : les grandes révolutions seront cachées dans le fond du cœur ; les chagrins seront dévorés et les joies, contenues ; l’obéissance ne sera pas moins exacte, et la règle moins inflexible ; la douceur, toujours contrainte de paroître, sortira du fond même du désespoir.

Nous remarquons que, plus nous avons de femmes sous nos yeux, moins elles nous donnent d’embarras. Une plus grande nécessité de plaire, moins de facilité de s’unir, plus d’exemples de soumission, tout cela leur forme des chaînes. Les unes sont sans cesse attentives sur les démarches des autres : il semble que, de concert avec nous, elles travaillent à se rendre plus dépendantes ; elles font presque la moitié de notre office, et nous ouvrent les yeux quand nous les fermons. Que dis-je ? Elles irritent sans cesse le maître contre leurs rivales ; et elles ne voient pas combien elles se trouvent près de celles qu’on punit.

Mais tout cela, magnifique seigneur, tout cela n’est rien sans la présence du maître. Que pouvons nous faire avec ce vain fantôme d’une autorité qui ne se communique jamais tout entière ? Nous ne représentons que faiblement la moitié de toi-même : nous ne pouvons que leur montrer une odieuse sévérité. Toi, tu tempères la crainte par les espérances : plus absolu quand tu caresses, que tu ne l’es quand tu menaces.

Reviens donc, magnifique seigneur, reviens dans ces lieux porter partout les marques de ton empire. Viens adoucir des passions désespérées ; viens ôter tout prétexte de faillir ; viens apaiser l’amour qui murmure, et rendre le devoir même aimable ; viens enfin soulager tes fidèles eunuques d’un fardeau qui s’appesantit chaque jour.

Du sérail d’Ispahan, le 8 de la lune de Zilhagé 1716.