Lettres républicaines/Lettre 18

La bibliothèque libre.

XVIII.

L’AMNISTIE.

aux femmes françaises.

7 décembre.

« Les hommes font les lois ; les femmes font les mœurs. » Les révolutions politiques sont insuffisantes ou calamiteuses sans les révolutions morales. On voit les lois les meilleures rapidement faussées dans leur application lorsque le consentement intime de l’opinion ne leur prête pas sa force. Depuis le 24 février, les hommes essaient de fonder des institutions républicaines, mais leur travail sera vain aussi longtemps que les femmes n’y concourront pas d’une manière efficace, en faisant pénétrer dans les mœurs un véritable esprit de fraternité.

L’altération de la conscience puisque pendant le dernier règne, et cet amoindrissement du caractère national dont nous souffrons tous aujourd’hui, n’ont pas eu pour cause unique, comme on semble le croire, le machiavélisme des hommes qui ont gouverné l’État : l’influence moins apparente mais plus profonde des femmes est pour beaucoup dans cette action délétère. Si tous les liens sociaux sont relâchés au point qu’on s’inquiète à cette heure pour l’existence de la famille si les enfans d’une même patrie sont divisés de telle sorte qu’on désespère presque de la réconciliation ; si l’on voit aux prises, dans nos luttes civiles, tant de basses cupidités, tant de mesquins égoïsmes ; s’il n’y a plus d’autel pour une commune prière, plus de drapeau pour un commun dévoûment ; filles, sœurs, épouses, mères françaises, il m’en coûte de prononcer une aussi dure parole, c’est que votre voix a perdu l’accent qui commande les grands sacrifices ; c’est que votre front ne rayonne plus de cette lumière qu’inspire les grandes pensées ; c’est que vos mains amollies n’ont plus cette étreinte qui retient au devoir et récompense les grandes vertus.

Je sais que dans un pays où l’on refuse encore aux femmes les droits les plus élémentaires où l’on juge équitable et nécessaire au salut public de les humilier dans une minorité perpétuelle, et où, de crainte qu’elles n’en sortent, ni l’État, ni même la famille ne leur donnent d’éducation rationnelle, il serait rigoureux de les rendre complètement responsables du bien qu’elles ne font pas et du mal qu’elles ne savent point empêcher. Cependant notre histoire présente d’assez nombreuses et d’assez illustres exceptions de grandeur féminine pour qu’on en puisse conclure qu’il règne de nos jours, parmi le sexe, une coupable indifférence à sa propre élévation, et que les femmes demeurent volontairement dans un état de subalternité morale où l’influence qu’elles ne peuvent manquer d’exercer toujours, par la séduction naturelle des grâces physiques, devient nuisible à elles-mêmes, à la famille, à la nation toute entière.

Il ne dépend pas des femmes de changer les lois, mais il dépendrait d’elles de rendre manifeste qu’il les faut changer. Au lieu de se dédommager de la servitude par le despotisme[1], comme elles ont coutume de le faire pour peu qu’elles soient douées de quelque intelligence, au lieu d’esquiver par la ruse et de venger par la coquetterie une oppression à laquelle elles devraient se soustraire par l’autorité de la raison, au lieu de passer ainsi alternativement du rôle d’esclave perfide à celui de tyran capricieux, elles parviendraient sans peine, si elles en avaient la volonté, à conquérir le rang de compagnes. Il leur serait aisé, si telle était leur ambition, de devenir, non plus seulement compagnes des heures de travail et d’étude, compagnes mêmes de la vie publique, si elles savaient s’y associer d’une pensée constante et d’une sympathie sérieuse. De cette égalité morale à une égalité relative devant la loi, il y a beaucoup moins loin qu’on ne suppose. Dans un temps où la logique révolutionnaire presse le pas, une fois les prémisses posées, la conséquence est vite atteinte.

Mais les femmes n’ont point compris cette loi du progrès. Elles ont méconnu le génie qui réside en elle ; elles l’ont refoulé, énervé ou dissipé en efforts tout extérieurs dont l’éclat et le tumulte ont compromis leur cause, en l’exposant prématurément aux railleries de la sagesse masculine. Les prétendues femmes libres qui ont voulu enlever de haute lutte des droits encore mal définis, revendiqués avec plus d’arrogance que de réflexion, ont discrédité, même parmi leur sexe, des idées justes mais ridiculeusement travesties. Par leur langage et leur attitude, elles ont paru donner raison à l’ignorance et à la frivolité qui, du moins, se voilaient de quelque grâce. Ces bruyantes révoltées ont confirmé les esprits délicats et timides dans le sentiment de l’obéissance passive et de la résignation. La crainte du ridicule venant s’ajouter à la mollesse des habitudes et à cette langueur d’âme qu’entretient en elles une éducation futile, les femmes ont presque toutes déserté leur propre cause[2], et le véritable obstacle à leur affranchissement tient beaucoup plus aujourd’hui à la défiance où les ont jetées des tentatives inconsidérées et à la fausse notion qu’elles ont conçue du devoir qu’aux rigueurs législatives de la tradition salique.

Ainsi, d’une part, révolte prématurée, tapageuse, déraisonnable ; de l’autre, consentement trop facile à la servitude morale, sacrifice de sa propre dignité, engourdissement volontaire, voilà ce qui perpétue le préjugé défavorable au sexe et le désaccord que chacun observe entre nos institutions et nos mœurs ; entre le mouvement progressif de l’État et l’esprit stationnaire de la famille, entre les principes proclamés à la tribune et les enseignements donnés au foyer.

Ô mes chères concitoyennes, ne sentez-vous donc point, dans la grande tourmente à laquelle nous sommes en proie, l’impérieux appel de la Providence à toutes les énergies de l’âme humaine ? Ne comprenez-vous pas que les vertus négatives de résignation et d’humilité ne suffisent plus au salut de la famille et de la patrie ? N’y a-t-il rien en vous qui vous sollicite d’élever vos cœurs et vos pensées au dessus des régions inférieures où vous végétez inutiles ? Votre âme ne sent-elle pas le besoin de se dilater par delà les étouffemens de l’égoïsme domestique, par delà surtout ce cercle étroit de la vie du monde, où s’usent, où se flétrissent en agitations si vaines, les forces et les grâces de votre jeunesse ?

Quand les plus graves problèmes se posent dans la conscience humaine, quand une lutte terrible s’engage entre le passé et l’avenir, pouvez-vous sans remords demeurer à l’écart, isolées dans votre ignorance et vos puérilités, bornant tout votre rôle à lamenter le temps qui s’écoule, les grandeurs qui passent, les plaisirs et les richesses qui fuient ?

Ah ! qu’il n’en soit pas ainsi ! Secouez votre torpeur : redressez vos courages. Rappelons-nous que l’histoire a dit des femmes de la Gaule qu’elles ne rivalisaient pas seulement avec les hommes par la grandeur de leur taille, mais qu’elles les égalaient par les forces de l’âme[3]. Ressaisissons, s’il se peut, ce merveilleux empire qu’elles exerçaient sur l’opinion, cet ascendant qu’elles devaient à leur prudence dans le conseil, à leur hardiesse devant le péril. Emparons-nous, par une douce violence, de ce ministère de paix qui intervenait si heureusement dans les guerres civiles de nos ancêtres, jugeait les différends, désarmait les vengeances. Plus que jamais une telle intervention devient nécessaire. Il est bien temps de jeter des semences de paix sur une terre humide de sang. L’œuvre de notre génération est trop vaste d’ailleurs pour qu’une moitié du genre humain l’accomplisse ; il y faut le concours des deux sexes. Au génie masculin la solution des problèmes scientifiques, l’organisation de la liberté et de l’égalité sociales. Au génie féminin le travail divin du cœur, la conciliation des classes devenues hostiles, les haines mutuelles adoucies, les injustices réparées, la fraternité enfin prêchée de bouche et d’exemple dans le constat et irrésistible apostolat de la mère, de l’épouse, de la fille, de la sœur.

Ce fut l’œuvre des femmes chrétiennes dans le duel immense du monde romain et du monde barbare, une nouvelle barbarie menace aujourd’hui de nous envahir ; c’est, après la lutte prolongée pendant laquelle les sciences, les arts, les lettres, qui déjà pâlissent, achèveraient de s’éteindre, celle qui résulterait du triomphe absolu, dans l’un ou l’autre camp, des passions déchaînées, de l’assouvissement des vengeances, de la loi impie du talion, du règne de la force matérielle. Filles de la Gaule, filles du christianisme, il est temps, il est plus que temps de conjurer un tel péril. Il est temps de quitter nos préjugés, nos superstitions, nos mollesses ; de bannir de nos lèvres ces paroles, railleuses des grandes idées par lesquelles trop souvent nous outrageons ce que nous ne savons pas comprendre. Il est temps de rectifier nos vertus, d’étendre nos dévoûmens, de chérir à la patrie, d’aimer l’humanité. Coupables, dans cette universelle décadence des grandeurs morales, d’insouciance et de frivolité, réparons au plus vite le mal que nous avons fait ou laissé faire. Partout la foi chancelle, l’espérance se voile ; ah ! du moins ranimons l’amour. Formons une sainte ligue qui de toutes parts, dans nos discordes intestines, oppose au débordement des passions vindicatives et des égoïsmes haineux les tendresses infinies du génie féminin. Au lendemain des victoires implacables, à la veille peut-être des représailles sanglantes, instituons par toute la France une société idéale de clémence et de paix. Inspirons, sollicitons, exigeons au nom de ce sentiment sublime qui donnait, chez quelques peuples anciens, le nom de Matrie au sol natal, l’oubli pour toutes les erreurs, le pardon pour toutes les fautes, l’AMNISTIE réciproque des vainqueurs et des vaincus.

Aux temps chevaleresques de notre histoire, de royales demeures, de pieux sanctuaires possédaient le droit d’asile. Quiconque touchait au seuil privilégié était déclaré hors de toute poursuite. Ce droit a disparu avec la société qui l’avait établi ; il le faut faire renaître. Mères, filles, sœurs, épouses françaises, que vos cœurs nobles et purs deviennent ces asiles respectés. Que le malheur, que l’égarement des passions politiques y trouvent tout à la fois la pitié qui accueille et la grâce qui réconcilie.

Tous, nous entrons dans des voies inconnues : nous marchons en trébuchant à travers les ténèbres vers un but ignoré. Une seule chose ne peut nous tromper dans les incertitudes de la route : c’est la miséricorde. Femmes françaises, un grand apostolat de miséricorde vous appelle. Initiées par la nature à la douleur, vos paroles ont l’accent de la persuasion, vos regards ont le don de pénétrer les âmes. Ne méconnaissez pas votre vocation divine. Tout ce qui sombre vous invoque, tout ce qui gémit tourne les yeux vers vous. Les hommes vous excluent dédaigneusement des choses de la politique, ils ne vous admettent point aux cabales et aux intrigues de leurs ambitions, vengez-vous en leur enseignant une politique plus haute ; prenez l’initiative d’une résolution généreuse. Prononcez le mot qui guérit les plaies, efface les ressentimens, rapproche les partis ! Combattez par tous les moyens la fausse prudence qui prolonge les châtimens. Demandez, arrachez à celui que le suffrage masculin va donner pour chef à la République, une sage, une magnanime amnistie.

Par ce mot magique, si vous l’obtenez des puissans du siècle, médiatrices bénies, vous rachèterez le passé, vous éclairerez l’avenir. L’histoire vous gardera une mémoire reconnaissante et dira que le premier acte de la fraternité nouvelle fut l’œuvre du sexe que Dieu a voulu faible dans la guerre et la haine, mais intrépide, infatigable, invincible dans le dévoûment.

Femmes françaises de tous rangs, de toutes conditions, de tout âge, tendons-nous la main pour la plus sainte des ligues. Riches ou pauvres, humbles ou puissantes, n’ayons qu’un cœur pour souhaiter la paix, qu’une voix pour implorer la clémence, qu’une parole pour enseigner la fraternité.

De la mansarde au palais, du château à la chaumière, du berceau de l’enfant à la tombe de l’aïeul, que partout où veille la piété d’une femme, un écho attendri renvoie à nos époux, à nos fils, à nos frères, la prière unique, le mot sauveur : amnistie ! amnistie ![4]


  1. J’emprunte cette expression à l’excellent ouvrage de M. Ernest Legouvé, Histoire morale des femmes.
  2. Je parle seulement ici des femmes de la classe cultivée.
  3. Diodore.
  4. Je m’aperçois, en terminant cette lettre adressée aux femmes, que j’ai laissé tomber le masque viril. Je ne le reprends pas. Il me semble qu’il étoufferait ma voix et qu’il dénaturerait mon accent de suppliante.