Lettres sur l’Inde anglaise/01

La bibliothèque libre.


LETTRES SUR L’INDE ANGLAISE ;
PAR M. LE L. COLONEL BRIGGS,
ancien résident britannique à Satara[1].

C’est à la bienveillance affectueuse de l’auteur de ces lettres que nous devons l’avantage de pouvoir, les premiers, en faire part à nos lecteurs. Écrites durant un séjour de vingt-six années dans l’Inde britannique, elles ne peuvent manquer d’exciter en Europe le plus vif intérêt. Nous nous sommes efforcés de leur conserver toute la couleur locale, et nous pouvons assurer que nous connaissons peu de récits aussi attachans. L’auteur passe en revue les mœurs, les habitudes, l’administration, les lois et les croyances de ces contrées généralement si mal observées. Nous conseillons son ouvrage à tous ceux qui veulent hâter dans ce pays les réformes même les plus désirables. On pourra, du reste, juger de l’ensemble par la lettre suivante[2] :


LETTRE PREMIÈRE.
LES CIPAYES.
Satara… 1828.

Vous voici débarqué sur le rivage de l’Inde, mon jeune ami, avec toutes les préventions de l’Angleterre contre nos sujets de l’Orient. En ce moment sans doute vous promenez avec dédain vos regards sur ces hommes qu’une éducation européenne vous a appris à considérer comme une race dégradée : usage, coutumes, manières, tout est déjà jugé et condamné. Une plus ample connaissance des mœurs de ce pays rectifiera, je l’espère, la précipitation de votre premier jugement. Ceci est une affaire de temps, et j’attendrais tranquillement que vous en eussiez vous-même appelé à l’expérience, si je ne craignais que votre ignorance de l’Inde ne devînt pour vous une source féconde d’embarras et peut-être de dangers.

— Black Fellows. Les hommes noirs, telle est la dénomination sous laquelle nos compatriotes flétrissent généralement la race indienne, et qui est à leurs yeux le prétexte et l’excuse de leurs mépris. Je ne veux point faire ici de l’érudition, ni me rejeter dans l’antiquité pour vous apprendre qu’Annibal, Juba, Asdrubal, et quelques millions de Carthaginois ont fait pourtant un certain bruit dans le monde, quoiqu’ils n’eussent pas le teint tout-à-fait aussi blanc qu’un Anglais. C’est dans l’histoire même du pays que vous parcourez en ce moment, et dans son histoire contemporaine que je puiserai mes exemples. Cette marche, que je suivrai fréquemment à l’avenir, vous rendra, je pense, mes observations plus sensibles.

Pendant longues années, la construction des vaisseaux a été entièrement confiée à un indigène nommé Jemsejee, qui de simple charpentier s’était rapidement élevé au rang des plus habiles ingénieurs. Ce fut lui qui lança en 1800 la première frégate, construite à Bombay, pour le service de Sa Majesté ; c’était un beau et magnifique bâtiment. Le gouverneur et un nombreux État-major assistèrent à cette solennité, dont Jemsejee résolut de rendre le souvenir durable. Il descendit dans la cale et y grava avec la pointe de son poignard ces paroles remarquables : « Ce vaisseau a été construit, par un misérable homme noir, l’an 1800. » Cette inscription resta long-temps inconnue, et ce ne fut que quelques années après que Jemsejee lui-même la rendit publique.

Ce fut encore lui qui lança le Minden, de 74, qui, à son arrivée à Portsmouth, fut soumis au plus sévère examen. Mais telle était la perfection de son gréement et l’habile agencement de ses manœuvres, que les lords de l’amirauté décidèrent qu’une récompense nationale serait offerte à Jemsejee, et ils lui écrivirent à ce sujet une lettre des plus flatteuses, que l’on montre encore avec orgueil dans sa famille. Ce fait seul suffirait pour vous prouver que l’Inde ne sera jamais stérile en hommes de talent, puisqu’elle a su égaler les Anglais dans un art que ceux-ci ont porté si haut.

Mille et mille fausses notions sur le caractère des Indiens circulent en Europe, et y sont regardées comme des axiomes. Vous arrivez ici, destiné à la carrière des armes, et sans connaître les hommes que vous devez commander. Vous croyez sans doute que la discipline européenne a tout nivelé, et que vous ne trouverez que des automates intelligens. Détrompez-vous ; car cette erreur pourrait avoir les suites les plus funestes.

Je n’ai pas sans doute besoin de vous rappeler que les Cipayes ont presque toujours joué un rôle brillant dans les annales militaires de la Grande-Bretagne. On n’a pas oublié l’héroïque conduite d’un régiment de grenadiers au siége de Mangalore, en 1784 ; et la défense qu’en 1818 le second bataillon du même régiment opposa à Corygaum, contre toute l’armée du Peshwa, vivra aussi long-temps que l’histoire de l’Inde. Dans le golfe Persique, sur les rives de la mer Rouge, sur les plages de l’Arabie, dans les colonies françaises, partout les Cipayes ont combattu côte à côte avec les soldats anglais et en ont reçu le nom de braves et loyaux camarades. On a vu, quand les hasards d’une campagne avaient décimé leurs chefs, les soldats marcher au combat, guidés seulement par des sous-officiers, et se battre avec la même résolution. J’en appelle à tous les militaires, et je demande quelles troupes, dans de semblables circonstances, auraient déployé plus de courage et d’énergie.

Bien traités, ce sont des soldats fidèles et reconnaissans. Jamais ces qualités n’ont brillé d’un plus vif éclat que dans la guerre contre Hyder-Ali. On devait 16 mois de paie à l’armée ; tout le pays était dévasté ; l’ennemi campait aux portes de Madras, offrant l’abondance et l’argent aux Cipayes, s’ils voulaient déserter ; ce fut en vain. Souvent on fut obligé de combattre pour conquérir la possession d’un champ ou d’un ruisseau que l’ennemi tenait en son pouvoir. La conduite des soldats pendant cette guerre excita l’admiration même du grand Frédéric, qui s’écria qu’avec de pareilles troupes il ferait la conquête de l’Europe.

Leurs lois religieuses les empêchent de préparer leur nourriture à bord d’un vaisseau ; cependant, lorsque le gouvernement a eu besoin de leurs services, les Cipayes se sont toujours volontairement embarqués, et pendant toute la traversée, la plus grande partie ne vivait que de fruits secs et de grains grillés. Cette rigidité à suivre les préceptes de leur religion ne nuisait en rien à leur courage. Arrivés au lieu de l’attaque, ils n’en étaient pas moins prêts à entrer en ligne, ainsi qu’ils l’ont prouvé en Égypte, à Java, et à l’île Maurice.

Ils donnèrent en 1805, au siége de Bhurtpour, une preuve éclatante de leur courage chevaleresque. Le quatrième assaut venait d’être repoussé avec perte. Dans la cinquième et dernière attaque, un sergent, attaché comme ordonnance à lord Lake, lui demanda la permission d’aller joindre sa compagnie qui était sur le point de quitter la tranchée pour monter à l’assaut. Sa demande lui fut accordée. Le soldat joyeux, portant la main à son turban, s’écria : « Confiance, général ! Bhurtpour tombera aujourd’hui, ou vous ne me reverrez plus. » Les troupes s’ébranlèrent au pas de charge, et parvinrent à se loger sur les remparts, où flottèrent bientôt les couleurs anglaises. Des efforts prodigieux furent tentés pour conserver la position ; mais après avoir éprouvé une perte énorme, les Cipayes furent obligés de battre en retraite. Le sergent seul ne suivit pas ses compagnons. Au milieu des débris et des cadavres, il chargeait froidement son fusil, lorsque son officier blessé lui cria, au nom de Dieu, de se retirer. Le jeune homme se retourna vers lui : « Dites au général que vous m’avez laissé sur la brêche ; Bhurtpour n’est pas pris, il ne me reverra plus. » Il achevait à peine ces mots, qu’un coup de feu le renversa, et, quelques instans après, son cadavre était taillé en pièces par l’ennemi.

Hyder-Ali et les Français tentèrent fréquemment d’ébranler la fidélité des Cipayes, que les chances de la guerre avaient fait tomber entre leurs mains. On vit même des prisonniers, à Seringapatnam, vendre le surplus des alimens qu’on leur donnait, pour subvenir aux besoins de leurs officiers. Je me souviens qu’au moment d’une action qui s’annonçait comme sanglante, un vieux Cipaye, qui jadis avait servi dans mon régiment, m’adressait quelques questions sur ses anciens camarades, lorsque la canonnade se fit entendre. Le soldat me dit en souriant : « Ils ouvrent déjà le bal ! patience, nous allons les faire danser. » Quelques minutes après, on s’attaqua corps à corps, et l’ennemi fut défait. Le lendemain, je demandai partout des nouvelles de mon vieil ami : hélas ! il était parmi les morts.

Trois semaines après cette affaire, je visitais avec le général en chef nos ambulances où se trouvaient entassés 4 à 500 blessés. Les Cipayes auxquels le chirurgien avait prodigué tous les secours de son art disaient à Son Excellence : « Général, le docteur a pris grand soin de nous ; bientôt ce sera notre tour ». En effet le docteur ne tarda pas à recevoir d’abondantes marques de leur gratitude.

La désertion et la mutinerie sont rares. Cependant, et c’est ici que votre inexpérience vous exposerait à de graves dangers, la négligence apportée à pourvoir à leurs besoins, le mépris de leurs préjugés religieux, ont quelquefois donné lieu à des actes de fanatisme et de cruauté. Alors, devenus furieux les Cipayes massacraient leurs officiers sans crainte du châtiment qui les attendait.

Portant à un haut degré le sentiment de la dignité militaire, il était fort difficile, lorsque l’usage de la bastonnade régnait dans l’armée indienne, de se procurer des recrues, excepté dans les plus basses classes. Cette honteuse punition a plus d’une fois entraîné de fatales conséquences : un capitaine de cavalerie frappe un jour un Mahométan ; le soldat se redresse, rouge d’indignation : « Monsieur, est-ce là le traitement d’un soldat ? Permettez-moi de vous dire que jamais homme n’a levé la main sur moi. » De nouveaux coups, accompagnés d’épithètes insultantes, furent la seule réponse de l’officier. Le soldat, poussé à bout, attaqua son capitaine avec tant de fureur, qu’il l’étendit à ses pieds et le laissa pour mort. Il fut bientôt saisi, et subit le dernier supplice, sans jamais convenir que son action fût un crime.

Quelques années après, le colonel du même régiment fut également assassiné. Le meurtrier ne chercha point à s’enfuir, et, bien loin de manifester le moindre repentir, il ne cessa de répéter qu’il avait rendu un service signalé en délivrant son régiment d’un pareil tyran.

Les injures, les termes de mépris, révoltent aussi la fierté de ces soldats, et ce n’est pas en leur parlant avec dureté qu’on les fera marcher au combat. Un général justement aimé des troupes devait un jour conduire sa division à l’attaque d’une batterie ; il résolut d’enlever la position à la bayonnette. Une brigade s’ébranla au pas de course et commença le feu sans ordre. Impatient de le faire cesser, le général se porta au galop à la tête de la colonne, et il joignit à son commandement quelques expressions d’une énergie toute militaire. Un officier indigène se trouvait par hasard au nombre de ses aides de camp. Connaissant le caractère irritable de ses compatriotes, il poussa son cheval à côté de son chef, et en lui serrant vivement la main : « Monsieur, monsieur, songez où vous êtes ! Pour l’amour de Dieu, songez à ce que vous dites en un pareil moment. » Le général comprit toute la justesse de ce reproche, et il excita bientôt l’enthousiasme de ses troupes déjà mécontentes, par une de ces paroles toutes d’inspiration dont lui seul a jusqu’ici possédé le secret.

Vous avez déjà entendu parler de la superstitieuse susceptibilité des castes. En campagne, évitez avec le plus grand soin de vous approcher du cercle où vos Cipayes prennent leur repas ; que vos mains ne touchent jamais à leurs ustensiles. Sans cette précaution, les alimens et les vases deviendraient impurs, et de longues cérémonies expiatoires pourraient seules laver cette souillure.

Mais il serait encore plus dangereux de heurter de front leurs idées religieuses, ou de prétendre leur imposer de force nos mœurs et nos usages. Il y a quelques années, une sédition terrible éclata dans l’armée de Madras, et les déplorables excès dont elle fut suivie jettent un grand jour sur le caractère fanatique et enthousiaste des Indiens.

Dans le désir de régulariser la tenue de ses troupes, le général en chef publia un réglement qui mettait toutes les castes sur un même pied d’uniformité et leur interdisait les boucles d’oreilles. Bonaparte les avait tolérées dans ses armées, et son exemple pouvait faire loi. Mais en tout état de choses, avant de vouloir innover, il aurait fallu connaître les mœurs de l’Inde. On aurait su qu’aux yeux des Mahométans, ces boucles étaient des amulettes attestant la pieuse ferveur de celui qui les portait, et sa reconnaissance des secours qu’il en avait reçus. C’était déjà beaucoup oser, et cependant on ne s’arrêta point encore. Un ordre du jour prescrivit un nouveau bonnet militaire, d’une forme inconnue dans l’Inde et semblable aux shakos des Européens. On prit des mesures actives pour l’exécution de ces ordonnances qui furent promulguées à la fois dans toute l’armée. Le régiment de Madras, le premier, refusa de s’y soumettre. Les rebelles furent immédiatement passés par les armes, et le régiment, par punition, relégué à Wellore. Mais à peine s’était-on flatté d’inspirer la terreur par ces actes de sévérité, que des rapports arrivèrent de toutes parts sur le mécontentement général. On voulut, mais trop tard, revenir sur ces funestes réglemens. Le 10 jullet 1806, la garnison de Wellore, composée de deux régimens, se souleva contre les six compagnies anglaises du 69e qui s’y trouvaient incorporées, en massacra la plus grande partie, et, s’échauffant de plus en plus à la vue du sang, égorgea même ses propres officiers.

La révolte des Cipayves fut aussi terrible qu’inattendue. Les liens qui unissaient les soldats et les chefs se trouvèrent soudain rompus. Ces peuples énergiques et superstitieux, dès que les préjugés de leurs castes leur parurent attaqués, ne virent plus que des ennemis dans ceux qu’ils avaient jusqu’ici appris à aimer et à respecter.

Un jeune officier européen, je crois encore le voir, se trouvait au milieu de ces furieux, qu’il cherchait en vain à calmer. Frère de lait d’un de ses soldats qu’il avait élevé au rang de caporal, il s’était acquis un grand ascendant sur sa compagnie. Confiant dans une amitié qu’il avait maintes fois éprouvée, il osa rappeler à ces hommes effrénés qu’ils devaient obéissance aux ordres de leur général. Des cris de rage et de mort étouffèrent sa voix, et le massacre commença. Déjà les rangs des Anglais s’éclaircissaient, et le jeune imprudent promenait des regards inquiets autour de lui, quand il aperçut son frère de lait. Un rayon d’espérance se glissa dans son cœur. « Dieu merci, s’écria-t-il, nous sommes sauvés ! j’aperçois mon frère. » Il courut aussitôt vers lui et lui demanda sa protection. L’Indien arma froidement son fusil, et au moment où l’officier allait renouveler ses instances, il se rejeta lentement en arrière et étendit son bienfaiteur roide mort à ses pieds. Pas un regret, pas un remords ne se peignit sur l’impassible visage du Cipaye. Le fanatisme religieux avait fait taire toutes les autres affections.

Mon tour arriva quelque temps après d’employer mon influence pour réconcilier les soldats avec leur nouveau costume. Je voulus commencer mes conversions par un jeune homme qui, quelques années auparavant, avait été mon domestique. Je l’avais toujours trouvé doux et respectueux. Mais, en cette occasion, le sentiment du danger que courait sa religion l’avait rendu presque farouche. Je lui demandais un jour d’où venait sa répugnance à porter le nouveau turban. « Un turban ! s’écria-t-il, ce n’est point un turban, c’est un chapeau européen, et je mourrai plutôt que de le porter… »

Tels sont les soldats que vous allez commander, mon ami, et qui devront un jour établir votre réputation militaire. Songez bien que les officiers européens sont le pivot sur lequel tourne la vaste machine de l’armée indienne. Si l’attachement des Cipayes venait à s’affaiblir, c’est à eux qu’il faudrait l’imputer ; car jamais un officier indigène ne pourra espérer de commander même autant de respect qu’un sergent européen. Tous deux sont pris dans les basses classes ; tous deux sont également illettrés ; mais l’esprit de caste fait perdre toute espèce d’avantage à l’indigène. Vous ne tarderez pas, au reste, à le reconnaître et à l’éprouver vous-même.


Le L.-Col. Briggs.
  1. Capitale de l’empire mahratte.
  2. Nous publierons successivement les lettres les plus remarquables qui sont déjà toutes traduites, et que notre intention est de réunir plus tard en un seul ouvrage.