Lettres sur la Sicile/01

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LETTRES
SUR
LA SICILE.

i.

J’ai cherché, durant mon séjour à Palerme, à me procurer des renseignemens sur le gouvernement et l’administration de la Sicile. Comme rien n’est officiellement public, ces données seront nécessairement incomplètes. Je crois cependant devoir consigner ici celles que j’ai recueillies. Elles jettent du jour sur l’état actuel du pays et expliquent les tristes contrastes que cette île malheureuse présente à chaque pas. Le royaume a traversé, dans le moyen-âge, les différentes phases qu’on remarque dans l’histoire des nations de l’Europe occidentale ; mais, au lieu de marcher progressivement vers un ordre de choses rationnel et d’arriver ainsi à la jouissance d’institutions sagement libérales, il a rétrogradé, et, sous le rapport des libertés publiques, il se trouve plus arriéré aujourd’hui qu’il ne l’était il y a quelque cent ans. La Sicile fut soumise au régime féodal dans le xie siècle, à la suite de la conquête des Normands, et, comme dans le reste de l’Europe, les propriétés restèrent entre les mains des vainqueurs ; ceux-ci cependant partagèrent avec le clergé, auquel ses lumières, et plus encore les espérances et les craintes religieuses, donnaient une grande prépondérance. Le peuple vaincu fut entièrement oublié dans cette division des terres ; mais les villes s’étant élevées et enrichies, il fut nécessaire de s’entendre avec elles relativement à la perception de l’impôt. En conséquence, les députés des cités les plus importantes firent partie du parlement sicilien.

Roger ii réunit, pour la première fois, ce parlement en 1129. Le droit de convocation fut reconnu au monarque. L’assemblée se composait :

Du braccio militare, ou baronale, qui comprenait les vassaux directs de la couronne ;

Du braccio ecclesiastico, formé par les évêques, prélats et abbés commandataires ;

Enfin, du braccio domaniale, où figuraient les députés des terres domaniales et des villes incorporées, élus librement par le sénat ou conseil municipal de chaque bourg.

Le parlement se régularisa sous les règnes de Pierre d’Aragon et de ses successeurs ; les trois bras se séparèrent en trois chambres délibérant séparément. On ajouta au braccio militare les possesseurs de bourgs de quarante feux, et chaque baron avait autant de votes qu’il possédait de ces bourgs. Les membres de cette chambre étaient héréditaires par droit de primogéniture. Le consentement du braccio domaniale fut reconnu rigoureusement nécessaire pour les lois concernant les impôts ; du reste, ils étaient écrasés par la majorité de la noblesse et du clergé, dont l’union rendait nulle l’opposition de la troisième chambre. Les actes du parlement avaient besoin de la sanction royale pour acquérir force de loi.

Dans l’origine, le parlement était annuel ; Charles-Quint décréta qu’il serait convoqué tous les quatre ans, à moins de cas urgens ; alors il l’était sous le nom de session extraordinaire. Cependant il restait en quelque sorte permanent ; car, dans l’intervalle des sessions, une commission de douze membres, choisie dans son sein par le souverain, exerçait les droits de l’assemblée entière. Cette commission, dont les fonctions principales étaient de surveiller le gouvernement, fit annuler à diverses reprises des actes émanés de l’autorité, qu’elle regardait comme illégaux ou attentatoires aux libertés nationales et aux prérogatives des divers ordres de l’état.

Le parlement fixait les impôts pour quatre ans. Ces impôts, auxquels Palerme seule contribuait pour un dixième, portaient le nom de dons gratuits (donativi), et parfois ils étaient accordés conditionnellement.

Hors quatre cas spéciaux où le roi levait de sa propre autorité l’impôt jusqu’à concurrence de 5000 onces d’or, aucune charge ne pouvait être imposée à l’état sans l’assentiment du parlement. Ces quatre circonstances particulières étaient : la captivité du roi ou du prince héréditaire qui nécessitait une rançon ; une invasion ou une insurrection ; la prise d’armes du roi ou de l’un des princes du sang ; la dot de la fille du roi.

Lorsque les souverains de la Sicile cessèrent d’y résider, des vice-rois la gouvernèrent ; Ferdinand-le-Catholique limita la durée de leur charge à trois ans, mais leur commission fut souvent prorogée. On dota ces représentans des princes des attributs de la puissance royale. Voulant contrebalancer leur autorité, Charles-Quint leur adjoignit en 1536 un consulteur[1] pour les assister dans leurs fonctions. Jamais ces deux places importantes n’ont été confiées à des Siciliens.

Le système féodal se maintint plus long-temps en Sicile que dans les autres pays de l’Europe. Son abolition de fait, en ce qui concernait les droits sur les personnes, avait eu lieu sous l’administration du ministère de Carraccioli. Le parlement de 1810 la prononça de droit, quoique cette mesure lésât la plupart de ses membres.

Telle était donc la forme du gouvernement sicilien avant les évènemens récens qui l’ont si tristement modifiée ; il était nécessaire de la connaître pour pouvoir apprécier à sa juste valeur la situation actuelle du royaume, les griefs et les espérances de ses habitans.

Lorsqu’en 1807, les armes victorieuses des Français eurent expulsé de l’Italie la famille royale de Naples, elle se réfugia en Sicile. Cette île reçut ses maîtres avec enthousiasme, espérant que la présence du souverain guérirait d’anciennes plaies, et qu’à l’avenir, au lieu d’être traitée presque en colonie, ses droits comme métropole seraient respectés. Cependant le royaume ne gagna rien à ce changement. Le gouvernement essaya bientôt d’y établir le pouvoir absolu dont il avait joui à Naples ; il leva des impôts et se saisit des propriétés communales de diverses villes sans l’assentiment du parlement. Des contestations violentes s’élevèrent entre le monarque et ses sujets ; alors le prince de Belmonte, le plus populaire des nobles siciliens, s’adressa à l’ambassadeur anglais, lord Amherst, pour savoir si l’Angleterre, dont alors les troupes occupaient le royaume, soutiendrait les Siciliens lorsqu’ils viendraient à demander au roi le redressement des abus, et des garanties pour l’avenir. Sa proposition fut accueillie froidement, mais lord William Bentinck, successeur de lord Amherst, entra dans les vues de Belmonte, et chercha à les faire adopter par la cour. Lord William Bentinck échoua auprès du roi, et surtout auprès de la reine Caroline, dont le caractère altier eût préféré même un arrangement avec les Français, ses mortels ennemis, à des concessions faites à ses sujets. Cependant, après une inutile résistance, la reine consentit à se retirer, et le roi, abdiquant temporairement, nomma son fils vicaire-général du royaume. On adopta alors une nouvelle constitution connue sous le nom de constitution de 1812, imitée en grande partie de celle de l’Angleterre, qui créait un parlement, et composée de deux chambres unies contre les empiétemens de la puissance royale[2].

L’action de la nouvelle constitution fut bientôt paralysée par les agens napolitains, qui regrettaient l’ancien ordre de choses, plus conforme à leurs intérêts ; elle trouva également des ennemis parmi les patriotes siciliens, qui ne lui pardonnaient pas d’avoir maintenu l’influence héréditaire des grandes familles, en conservant les substitutions des propriétés sur la tête de l’aîné.

La forme de gouvernement adoptée en 1812, n’ayant point laissé de trace, n’a plus aujourd’hui qu’une valeur historique ; trois sessions parlementaires eurent lieu pendant sa durée ; elles présentèrent le spectacle de l’ignorance et de la corruption. Ce fait cependant ne me semble pas prononcer la condamnation de la constitution ; pour la juger, il aurait fallu qu’une génération au moins eût été élevée sous son influence.

Les princes habitués à régner avec un pouvoir absolu ne peuvent se plier aux formes d’une monarchie constitutionnelle. En 1816, le gouvernement napolitain renversa la constitution de 1812, sans rétablir pour cela l’ancien parlement. Les Anglais, protecteurs des patriotes siciliens, tant qu’ils en avaient eu besoin, ne leur conservèrent plus leur appui aussitôt que la chute de Bonaparte cessa de les leur rendre nécessaires ; ils abandonnèrent entièrement le parti national à la haine de la cour et des Napolitains. — Ils quittèrent l’île sans avoir profité de leur influence, que d’ailleurs ils exerçaient souvent d’une façon fort brutale, pour réformer d’anciens et nombreux abus ; le seul bienfait qu’elle leur dut, fut d’avoir été sauvée de l’invasion française.

La constitution de 1812 déclarait la Sicile un état indépendant, et il avait été reconnu que si jamais le roi retournait à Naples, la couronne passerait à son fils ; le congrès de Vienne en décida autrement ; il réunit de nouveau les deux couronnes, sous le nom de Royaume des Deux-Siciles, voulant empêcher ainsi la Sicile d’avoir une constitution séparée. Une commission nommée à cette époque pour revoir la constitution de 1812 et l’adapter aux royaumes réunis, eut ordre de ne rien faire et ne fit rien. La noblesse et les communes siciliennes perdirent ainsi à la fois leurs nouveaux droits, et les droits et priviléges anciens qu’ils avaient sacrifiés pour les acquérir.

Tous les esprits étaient exaspérés et disposés à profiter de la première occasion pour secouer un joug abhorré ; elle ne tarda pas à se présenter. Les lois de la conscription et du timbre, promulguées en 1820 par le cabinet napolitain, portèrent à son comble la fureur des Siciliens, et alors aussi la nouvelle de la révolution de Naples retentit à Palerme, où l’on célébrait la fête de sainte Rosalie ; elle fut accueillie avec enthousiasme et aux cris de vive la constitution espagnole, vive l’indépendance sicilienne.

La révolution éclata également dans l’île. Le commencement en fut marqué par de graves désordres populaires. Le but des insurgés n’était pas de changer la dynastie régnante, ni de lui demander un autre souverain. Les personnes éclairées qui essayèrent de se mettre à la tête du mouvement et formèrent la junte provisoire, voulaient assurer l’indépendance territoriale du royaume, et recouvrer des droits politiques en se conservant fidèles au monarque qui régnait à Naples. Elles demandaient pour la Sicile, abreuvée d’humiliations et réduite au rang de province, les droits qu’elle avait possédés jadis.

Mais comme il arrive dans la plupart des révolutions, le peuple, d’abord caressé et poussé en avant, se livra bientôt aux excès les plus atroces ; Messine, l’ancienne rivale de Palerme, se prononça pour le maintien du système napolitain ; plusieurs villes importantes imitèrent son exemple, et la guerre civile éclata dans la moitié de l’île.

Les députés envoyés à Naples par la junte provisoire revinrent avec de vaines promesses. Les libéraux de Naples voulaient l’indépendance pour eux seuls. Il ne fut plus possible alors de contenir la rage de la populace de Palerme ; des torrens de sang inondèrent les rues de cette capitale. La noblesse et l’honnête bourgeoisie se réunirent pour réprimer ces forcenés ; vaincues, elles furent réduites à appeler de leurs vœux l’armée napolitaine, qui s’avançait sous les ordres du général Pépé, muni des pleins pouvoirs nécessaires pour traiter.

La junte, abandonnée par le prince de Villa-Franca, son président, mit à sa tête le prince Paterno, vieillard, ami de la populace. Il parvint à l’apaiser et à obtenir d’elle l’entrée de Palerme pour le général Pépé et ses troupes.

On signa un traité d’après lequel la majorité des votes des Siciliens, légalement convoqués, devait décider de l’unité ou de la séparation de la représentation nationale du royaume des Deux-Siciles. Il accordait à l’île la constitution des cortès, sauf les modifications que pourrait adopter, pour le bien public, le parlement unique ou séparé. Ce traité donnait en outre une amnistie générale pour les faits accomplis pendant la révolution.

Le parlement napolitain refusa de ratifier cette convention, et bientôt après, l’arrivée des Autrichiens ayant remis à Naples toutes choses sur l’ancien pied, le cardinal Gravina, nommé lieutenant-général du roi en Sicile (5 avril 1821), publia un décret royal annulant ce qui s’était passé depuis que le prince héréditaire avait quitté l’île.

Les résultats des événemens de 1820 eussent été différens peut-être, s’il se fût rencontré un homme capable de se mettre à la tête de la révolution et de la faire marcher par la force de son génie. Mais dans ce drame sanglant, on ne vit paraître que des gens dépourvus de talens ou de courage ; nulle part on ne trouva réunies sur une même tête ces deux qualités indispensables à celui qui veut guider les masses dans des temps de troubles.

Les désordres une fois comprimés, le gouvernement redevint absolu en Sicile, sauf les restrictions administratives qui de nos jours existent jusque dans les gouvernemens absolus de l’Europe. Quant aux institutions qui donnaient au clergé, à la noblesse et au tiers-état une part constitutionnelle dans le gouvernement il n’en a plus été question, bien que jamais elles n’aient été abolies expressément et textuellement.

La volonté seule du souverain fait les lois ; la consulte de Sicile, corps composé de dix-huit membres résidant à Naples, et institué après le congrès de Laybach, pour donner son avis sur les mesures législatives ou administratives qui lui sont soumises, n’a encore exercé aucune influence heureuse sur le sort du pays.

Aujourd’hui, l’un des frères du roi de Naples, portant le titre de lieutenant-général, gouverne la Sicile. Ce prince est assisté d’un conseil de gouvernement, composé d’un ministre secrétaire d’état, de quatre directeurs, chargés chacun d’un département ministériel et placés sous les ordres du ministre ; et enfin, d’un autre ministre sans portefeuille. Les affaires sont traitées dans ce conseil. La voix du lieutenant-général l’emporte en cas de partage égal.

Cependant le roi conserve la plénitude de son pouvoir en Sicile comme à Naples, et sa sanction est nécessaire dans le premier de ces deux royaumes, ainsi que dans le second, sauf dans les matières de peu d’intérêt, pour lesquelles l’intervention du lieutenant-général a été jugée suffisante. Quant aux affaires du ressort purement ministériel, celles d’une certaine importance doivent être soumises à un ministre pour les affaires de Sicile, faisant partie du ministère napolitain. Les autres sont aux mains d’un ministre résidant à Palerme, et sous les ordres duquel sont les quatre directeurs.

Ainsi, les matières auxquelles la sanction ou l’approbation royale, est nécessaire passent par la filière d’un directeur et d’un ministre à Palerme, puis d’un ministre à Naples, pour arriver enfin au souverain. Les autres montent plus ou moins les degrés de cette échelle, suivant leur importance.

Un pays de régime absolu peut être heureux, et souvent même il l’est plus qu’un autre, quand il est paternellement gouverné. La Sicile ne connaît point ce genre de bonheur. Le gouvernement qui pèse sur elle est plus mauvais encore en pratique qu’en théorie. Il cumule à peu près tous les défauts que peut réunir une institution politique, et s’attache aux anciens abus comme à ses alliés naturels. Il a réussi à rendre aux Siciliens leurs rapports avec le continent plus odieux que jamais ; leur haine, leur mépris, leur antipathie pour les Napolitains, sont parvenus au plus haut degré d’exaspération, et s’ils ont accueilli avec joie l’avènement du monarque actuel, c’est parce qu’il est né parmi eux et qu’ils en espéraient de grands changemens. Il en sera de même à chaque règne nouveau.

Les plaintes des Siciliens sont fondées. Une administration bienfaisante et éclairée ne dédommage point une nation de l’absence totale de droits politiques. Lorsqu’on voit un pays dépeuplé, à moitié inculte, dépourvu de routes, de commerce et d’industrie, et dans lequel la justice n’est ni prompte, ni facile, on doit en conclure qu’il n’est point régi comme il devrait l’être pour le bonheur de ses habitans.

L’administration de la Sicile, tant provinciale que financière, est à la vérité copiée sur celle de France avec quelques différences de noms, et elle forme une hiérarchie séparée dont les agens inférieurs correspondent avec les autorités centrales de Palerme[3]. Mais elle est abandonnée à des mains inhabiles ou vénales ; ses décisions sont ordinairement arbitraires et injustes, et le peuple n’a aucun moyen pour réclamer contre les actes despotiques de ses tyrans subalternes. Il ne saurait faire parvenir la vérité au pied du trône, et le souverain, privé des documens propres à l’éclairer sur ce qui se passe en Sicile, ne détruit point les abus ; la misère se perpétue dans le royaume avec l’oppression ; par la plus étrange des contradictions et le plus faux des calculs, on vexe la nation pour y maintenir une tranquillité forcée, on ne cesse de l’appauvrir, tout en voulant continuer à en tirer de gros revenus. La plupart des emplois administratifs sont distribués sans entente à des Siciliens aveuglément dévoués au déplorable système actuellement en vigueur, dépourvus des connaissances nécessaires aux fonctions dont ils sont revêtus, et qui se bornent à suivre machinalement la routine indiquée par leurs prédécesseurs. Les projets de mesures proposés au gouvernement pour opérer de salutaires changemens, avortent d’habitude par la mauvaise volonté de quelques employés obscurs.

L’élévation de l’impôt est maintenant la plaie principale de la Sicile. Le décret de Caserte, du 11 décembre 1816, a fixé le budget de ce pays à une somme de 1,847,687 onces 20 tharins[4]. Le parlement avait porté à ce taux les contributions, pour l’année 1815, lorsque l’île s’imposa des sacrifices pour soutenir le trône chancelant de ses rois. Alors, d’ailleurs, l’occupation du royaume par les armées anglaises, auxquelles le reste de l’Europe était fermé, avait répandu du numéraire dans le pays, et donné une bien plus grande valeur aux produits de la terre. Les circonstances ne sont plus les mêmes, et ces impôts, disproportionnés avec les ressources actuelles du pays, ont eu pour conséquences la pauvreté et la ruine du peuple.

La première condition pour que la Sicile pût prospérer serait donc aujourd’hui la diminution des impôts ; plus tard, au contraire, lorsque le pays aurait été relevé, l’agriculture améliorée, le commerce étendu et l’industrie acclimatée, il serait facile de les élever. — Il est impossible de déterminer à l’avance le taux qu’ils pourraient atteindre, mais certainement ils produiraient plus pour le trésor, et en même temps le peuple serait infiniment plus riche qu’il ne l’est. Je dois ajouter, d’ailleurs, qu’il se commet de très grands abus dans leur perception ; des personnes très dignes de foi m’ont assuré que le montant des recettes dépasse de beaucoup celui porté au budget.

Les principales branches de l’impôt sont l’impôt foncier ; il rend 4 à 500,000 onces ; le droit de mouture en produit 5 à 600,000 ; les douanes donnent de 3 à 400,000 onces ; ensuite la loterie, la poste, l’enregistrement et les impôts de consommation.

La perception et la répartition de l’impôt foncier se font à peu près comme en France, quant à la forme. La proportion de la part du revenu brut qu’il absorbe, varie beaucoup, d’abord à cause de l’inégalité des récoltes d’une année à l’autre, et ensuite aussi parce qu’en 1822, époque de l’estimation des revenus, beaucoup de propriétaires ont présenté de fausses déclarations. On s’occupe de la révision du cadastre. On m’a affirmé, à diverses reprises, que dans beaucoup de localités l’impôt foncier enlève 60 p. 100 du produit, et qu’en général il est trop pesant pour que la culture puisse le supporter. Il en résulte que beaucoup de terres restent en friche ; personne ne connaît au juste la proportion des terres cultivées de la Sicile avec celles qui seraient susceptibles de l’être. Un bureau de statistique, établi à Palerme depuis deux ans, n’a rassemblé que fort peu de matériaux, et ne les a point publiés. On s’occupe en ce moment d’innovations dans le système financier du royaume, mais rien n’est décidé. Il était question d’établir un grand livre pour la Sicile, de consolider la totalité de sa dette et de créer ainsi un système séparé de celui de Naples ; mais ce projet a rencontré beaucoup d’obstacles et n’est pas encore exécuté. L’on affirmait même récemment qu’il serait abandonné. Les intérêts de la dette publique sont annuellement portés dans le budget de Sicile pour 185,000 onces ; une quantité de créanciers de l’état reçoivent de très faibles à-comptes sur les intérêts qui leur sont dus.

Les attributions et les limites de l’administration municipale sont à peu près les mêmes qu’en France. Elle est confiée aux syndics présidens des decurionati, conseil composé de trente membres dans les villes dont la population est de plus de dix mille ames. Cette administration est placée en même temps sous la tutèle de l’intendant de la province. À Palerme, Messine et Catane, l’administration municipale a conservé une forme à part, mais seulement sous le rapport honorifique. Elle est confiée à un corps privilégié composé de six membres, nommé sénat et présidé par le syndic ; ce dernier prend à Palerme le titre de préteur, à Messine celui de patrice.

Quant aux autres branches de l’administration, leur action est trop peu importante pour mériter de fixer long-temps l’attention. La police, sévère et tracassière pour les délits politiques, n’est nulle part aussi mal faite qu’en Sicile. Les travaux de la surintendance des ponts et chaussées, créée depuis la restauration, ont été à peu près nuls, et l’administration de la santé publique s’est bornée à établir des quarantaines d’observation dans divers ports, sans prendre de mesures propres à arrêter les ravages des fièvres épidémiques qui désolent fréquemment la Sicile.

Ce pays n’a plus d’armée ni de marine séparées. Il doit fournir dix mille hommes d’infanterie et deux mille de cavalerie à l’armée du royaume de Naples. Ses navires consistent en quelques chebecs. Les troupes de garnison en Sicile se montent à six régimens et sont commandées par un général résidant à Palerme avec son état-major. Messine, Syracuse et Trapani sont les places d’armes principales de l’île.


Peu de pays ont une législation aussi compliquée que la Sicile. Les différens peuples maîtres de l’île y introduisirent successivement de nouvelles lois. Celles de Naples furent adoptées après la domination normande. Plus tard arrivèrent les capitulaires de Sicile, et chaque vice-royauté en augmenta la masse[5].

L’empereur Frédéric fit extraire, en 1221, des constitutions normandes, les lois qu’il voulait donner à ses sujets.

Les capitulaires du roi Jaques furent établis en 1286, et en 1296 le parlement publia une constitution nouvelle. Alphonse accueillit, publia et fit sanctionner par le parlement, dans le xve siècle, un code de procédure. Enfin le parlement établit la Reformatio tribunalium sous le règne de Philippe ii. En 1812, il travailla à améliorer la législation, et de 1816 à 1820, la Sicile a obtenu un code plus régulier.

Les lois ne manquent donc pas ; il s’agirait simplement de les bien appliquer et de n’en pas éluder l’exécution.

La justice forme en Sicile une administration à part, ce pays possédant, comme Naples, une cour de cassation. Le parlement de 1812 a aboli les anciens tribunaux, et depuis 1819 leur hiérarchie est exactement copiée sur celle de France.

La cour suprême de justice réside à Palerme.

Trois grandes cours civiles, faisant en même temps les fonctions de cours criminelles, sont établies à Palerme, Messine et Catane. Il y a en outre à Syracuse, Girgenti, Trapani et Caltanisetta, des cours criminelles, composées chacune d’un président, de six juges et d’un procureur général du roi.

Après ces cours de premier ordre viennent les sept tribunaux civils établis dans les sept chefs-lieux de vals ; puis les juges de districts, divisés en trois classes, et échelonnés d’après la population des districts et des villes.

Chaque commune a son conciliateur (juge de paix).

Avec une hiérarchie judiciaire aussi bien entendue, on pourrait croire que sous ce rapport, au moins, la Sicile devrait être sagement administrée ; mais la justice n’y est rien moins qu’impartiale, et l’on m’a cité plusieurs traits fort remarquables de la scandaleuse vénalité des magistrats ; les arrêts se rendent très souvent en faveur du plus offrant ; les avocats, parmi lesquels il en est d’habiles, se font un jeu de continuer les procès tant que les parties sont en état de payer ; et la nation, privée de ses droits politiques, l’est même encore de la simple garantie de propriété et d’existence que les lois semblent lui assurer. Naturellement aussi la législation n’exerce point sur les mœurs du peuple l’influence salutaire qu’elle acquiert toujours lorsqu’elle est adaptée au degré de civilisation et qu’elle est bien observée ; le pays reste sans éducation, l’énergie du Sicilien sans développement ; sa demi-civilisation et la superstition qui le domine rendent les crimes fréquens, et fort souvent la morale n’est point vengée.

Les Siciliens passent pour avoir l’esprit excessivement processif. Pour paraître en justice, on commence souvent par payer tout le monde depuis le juge jusqu’au domestique de l’avocat, qui sans cela ne laisserait pas entrer le client chez son maître. Aussi un procès est-il ruineux pour le gagnant comme pour la partie adverse.

Les affaires ecclésiastiques de simple discipline sont soumises à un juge délégué par le roi ; il est ordinairement évêque, ou au moins prélat d’un rang élevé, et porte le titre de juge de la monarchie royale. Le pape Urbain ii institua cette magistrature en faveur de Roger, l’investit d’une juridiction qui rendait le roi de Sicile légal-né pour les affaires ecclésiastiques de son royaume[6]. Le pape Benoît xiii confirma l’existence de cette cour sous le règne de Charles vi.

L’évêque délégué juge en première instance. On appelle de ses décisions, en deuxième et troisième instance, à deux tribunaux composés chacun de trois jurisconsultes sous la présidence d’un ecclésiastique.


Théodore de Bussières.


  1. Par la suite, Charles iii, voulant mettre un frein à l’arbitraire des vice-rois, créa une cour composée de conseillers royaux nommée Junte de Sicile, et chargée de faire au roi le rapport des affaires de l’île, rapport qui devait servir de règle aux actes des ministres.
  2. Les principales dispositions de la constitution étaient les suivantes :

    i. La religion catholique, apostolique et romaine est exclusivement celle de l’état : le roi est tenu de la professer sous peine de déchéance.

    ii. Le pouvoir législatif réside dans le parlement, les lois doivent être revêtues de la sanction du souverain. Toutes les impositions seront consenties par le parlement et approuvées par le roi, qui accepte ou refuse par les simples formules veto ou placet.

    iii. Le pouvoir exécutif réside dans la personne du roi.

    iv. Le pouvoir judiciaire est séparé et indépendant du pouvoir législatif et exécutif, et doit être exercé par un corps de magistrats qui peuvent être mis en jugement et destitués par la chambre des pairs à la demande de celle des communes.

    v. Le roi est sacré et inviolable.

    vi. Les ministres et agens du pouvoir sont soumis au jugement du parlement, et peuvent être accusés ou condamnés pour atteinte à la constitution, violation des lois, ou pour avoir commis des fautes graves dans l’exercice de leurs fonctions.

    vii. Le parlement est composé de deux chambres, l’une des communes ou de représentans des domaines ou baronnies, l’autre des pairs, composée des ecclésiastiques et de leurs successeurs, des barons et de leurs successeurs qui, jusqu’au moment de la promulgation de la présente constitution, votaient dans les deux bras ecclésiastique et militaire, et de ceux qui seront élus par le roi dans les formes déterminées.

    viii. La multiplicité des votes d’un baron suivant le nombre de ses domaines féodaux, est abolie ; chacun aura son suffrage personnel ; le protonotaire du royaume présentera la liste des barons et ecclésiastiques parlementaires ; elle sera insérée aux archives du parlement.

    ix. Le roi seul convoque, proroge et dissout le parlement ; il doit être convoqué une fois par an.

    x. Aucun Sicilien ne sera arrêté, exilé, puni, troublé dans la jouissance de ses biens et droits que d’après les lois du nouveau code, sur l’ordre des magistrats ordinaires, et d’après les formes établies. Les pairs ne peuvent être jugés que par leurs pairs.

    xi. Les droits féodaux seront abolis ; toutes les terres seront possédées comme terres de franc aleu, mais en conservant dans les familles l’ordre de succession

    suivi jusqu’ici : les juridictions baroniales sont abolies. Les barons, en perdant leurs droits féodaux, sont exempts de taxes féodales. Ils ne conservent que leurs titres et leurs honneurs.

    xii. Toute proposition relative aux subsides sera faite en comité secret, puis discutée dans la chambre des communes. Elle passera alors à celle des pairs, qui l’approuvera ou la rejettera sans rien y changer. Toutes les autres propositions législatives seront indifféremment présentées à l’une des deux chambres pour être approuvées ou rejetées par l’autre.

    On adopta en outre plusieurs réglemens complémentaires. La liberté de la presse fut accordée pour tous les ouvrages, sauf pour ceux qui attaquaient la religion et les mœurs, ou qui provoquaient à la désobéissance envers le gouvernement.

    On établit que les bénéfices ecclésiastiques et les charges militaires et judiciaires ne seraient données qu’aux seuls Siciliens. Le roi nommait le président de la chambre des pairs, les communes nommaient le leur. La dignité de pair était inaliénable et héréditaire.

    Les députés élus pour quatre ans à la majorité des voix étaient inviolables pendant les sessions. Les électeurs de Palerme devaient avoir au moins cinquante onces de revenu, ou bien occuper un emploi à cent onces d’appointemens, ou enfin être consuls ou chefs de corporation. Dans le reste de la Sicile, on était électeur avec un revenu de dix-huit onces, ou en exerçant un emploi de cinquante onces d’appointemens ; ou bien enfin en étant consul ou chef de corporation. Les élections se faisaient dans le chef-lieu de chaque district et duraient trois jours, pendant lesquels on éloignait les troupes du lieu où les électeurs étaient réunis.

    Les députés étaient au nombre de 154, dont 46 pour les districts, 105 pour les 93 villes, 2 pour l’université de Palerme, et 1 pour celle de Catane.

  3. La Sicile, après avoir formé sous les Romains une seule province, comprenant les questures de Lilybée et de Syracuse, fut partagée par les Sarrasins en trois vals (cantons), savoir : ceux de Mezzara au couchant, de Demona au nord-est, et de Noto au levant. Actuellement elle comprend sept intendances ou vals, savoir : celles de Palerme, Messine, Catane, Syracuse, Girgenti, Trapani et Caltanisetta. Les deux premières de ces intendances sont subdivisées en quatre districts, et les cinq dernières en comprennent cinq chacune. Les noms des vingt-trois districts sont les suivans : 1 Messine, 2 Castroreale, 3 Patti, 4 Mistretta, 5 Cefalu, 6 Termini, 7 Palerme, 8 Alcamo, 9 Trapani, 10 Mezzara, 11 Sciana, 12 Bivona, 13 Girgenti, 14 Terranova, 15 Movica, 16 Noto, 17 Syracuse, 18 Catane, 19 Nicosia, 20 Calata Girone, 21 Piazza, 22 Caltanisetta, 23 Corleone.

    Dans chaque chef-lieu de val résident un intendant, un secrétaire général et trois conseillers qui forment le conseil d’intendance. Il y a également dans ces chefs-lieux un conseil des hospices, composé de l’évêque, du vicaire et de deux conseillers ; il est présidé par l’intendant, qui, sauf à Palerme, est en même temps chef de la police du val.

  4. L’once équivaut à 13 fr. 50 cent. de notre monnaie.
  5. Le recueil de toutes ces lois, des arrêts du parlement et ordonnances des vice-rois, a été fait dans le siècle dernier par Gervasi.

    Rosacri Gregorio a publié un ouvrage estimé sur le droit public de la Sicile.

  6. Le clergé de la Sicile, soumis primitivement à la juridiction de Rome, reconnut celle de Constantinople après la conquête de Bélisaire. Les Normands le replacèrent sous la suprématie des papes.