Lettres sur la formation des herbiers

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DEUX LETTRES,
A M. DE M***.

PREMIERE LETTRE.

Sur le format des Herbiers & ſur la Synonymie.

SI j’ai tardé ſi long-tems, Monſieur, à répondre en détail à la Lettre que vous avez eu la bonté de m’écrire le 3 Janvier, ç’a été d’abord dans l’idée du voyage dont vous m’aviez prévenu, & auquel je n’ai appris que dans la ſuite que vous aviez renoncé ; & enſuite par mon travail journalier qui m’eſt venu tout d’un coup en ſi grande abondance, que pour ne rebuter perſonne j’ai été forcé de m’y livrer tout entier, ce qui a fait à la Botanique une diverſion de pluſieurs mois. Mais enfin voilà la ſaiſon revenue, & je me prépare à recommencer mes courſes champêtres, devenues par une longue habitude néceſſaires à mon humeur & à ma ſanté.

En parcourant ce qui me reſtoit en plantes ſeches, je n’ai gueres trouvé, hors de mon Herbier auquel je ne veux pas toucher, que quelques doubles de ce que vous avez déjà reçu, & cela ne valant pas la peine d’être raſſemblé pour un premier envoi, je trouverois convenable de me faire durant cet été de bonnes fournitures ; de les préparer, coller & ranger durant l’hiver, après quoi je pourrai continuer de même d’année en année juſqu’à ce que j’euſſe épuiſé tout ce que je pourrois fournir. Si cet arrangement vous convient, Monſieur, je m’y conformerai avec exactitude, & dès-à-préſent je commencerai mes collections. Je deſirerois ſeulement ſavoir quelle forme vous préférez. Mon idée ſeroit de faire le fond de chaque Herbier ſur du papier à lettre, tel que celui-ci ; c’eſt ainſi que j’en ai commencé un pour mon uſage, & je ſens chaque jour mieux que la commodité de ce format compenſe amplement l’avantage qu’ont de plus les grands Herbiers. Le papier ſur lequel ſont les plantes que je vous ai envoyées vaudroit encore mieux, mais je ne puis retrouver du même, & l’impôt ſur les papiers a tellement dénaturé leur fabrication, que je n’en puis plus trouver pour noter qui ne perce pas. J’ai le projet auſſi d’une forme de petits Herbiers à mettre dans la poche pour les plantes en miniature qui ne ſont pas les moins curieuſes, & je n’y ferois entrer néanmoins que des plantes qui pourroient y tenir entieres, racines & tout ; entre autres, la plupart des Mouſſes, les Glaux, Peplis, Montia, Sagina, Paſſe-pierre, &c. Il me ſemble que ces Herbiers mignons pourroient devenir charmans & précieux en même tems. Enfin il y a des plantes : d’une certaine grandeur qui ne peuvent conſerver leur port dans un petit eſpace, & des échantillons ſi parfaits que ce ſeroit dommage de les mutiler. Je deſtine à ces belles plantes du papier grand & fort, & j’en ai déjà quelques-unes qui font un fort bel effet dans cette forme.

Il y a long-tems que j’éprouve les difficultés de la nomenclature, & j’ai ſouvent été tenté d’abandonner tout-à-fait cette partie. Mais il faudroit en même tems renoncer aux livres & à profiter des obſervations d’autrui, & il me ſemble qu’un des plus grands charmes de la Botanique eſt, après celui de voir par ſoi-même, celui de vérifier ce qu’ont vu les autres ; donner ſur le témoignage de mes propres yeux mon aſſentiment aux obſervations fines & juſtes d’un auteur, me paroît une véritable jouiſſance ; au lieu que quand je ne trouve pas ce qu’il dit, je ſuis toujours en inquiétude ſi ce n’eſt point moi qui vois mal. D’ailleurs ne pouvant voir par moi-même que ſi peu de choſe, il faut bien ſur le reſte me fier à ce que d’autres ont vu, & leurs différentes nomenclatures me forcent pour cela de percer de mon mieux le cahos de la ſynonymie. Il a falu, pour ne pas m’y perdre, tout rapporter à une nomenclature particuliere, & j’ai choiſi celle de Linnæus, tant par la préférence que j’ai donnée à ſon ſyſtème, que parce que ſes noms compoſés ſeulement de deux mots me délivrent des longues phraſes des autres. Pour y rapporter ſans peine celles de Tournefort, il me faut très-ſouvent recourir à l’auteur commun que tous deux citent aſſez conſtamment, ſavoir Gaſpard Bauhin. C’eſt dans ſon Pinax que je cherche leur concordance. Car Linnæus me paroît faire une choſe convenable & juſte, quand Tournefort n’a fait que prendre la phraſe de Bauhin, de citer l’auteur original & non pas celui qui l’a tranſcrit, comme on fait très-injuſtement en France. De forte que, quoique preſque toute la nomenclature de Tournefort ſoit tirée mot à mot du Pinax, on croiroit, à lire les Botaniſtes François, qu’il n’a jamais exiſté ni Bauhin ni Pinax au monde, & pour comble ils font encore un crime à Linnæus de n’avoir pas imite leur partialité. A l’égard des plantes dont Tournefort n’a pas tiré les noms du Pinax, on en trouve aiſément la concordance dans les auteurs François Linnæiſtes, tels que Sauvage, Gouan, Gérard, Guettard, & d’Alibard qui l’a preſque toujours ſuivi.

J’ai fait cet hiver une ſeule herboriſation dans le bois de Boulogne, & j’en ai rapporté quelques Mouſſes. Mais il ne faut pas s’attendre qu’on puiſſe compléter tous les genres, même par une eſpece unique. Il y en a de bien difficiles à mettre dans un Herbier, & il y en a de ſi rares qu’ils n’ont jamais paſſé & vraiſemblablement ne paſſeront jamais ſous mes yeux. Je crois que dans cette famille & celle des Algues, il faut ſe tenir aux genres dont on rencontre aſſez ſouvent des eſpeces pour avoir le plaiſir de s’y reconnoître, & négliger ceux dont la vue ne nous reprochera jamais notre ignorance, ou dont la figure extraordinaire nous fera faire effort pour la vaincre. J’ai la vue fort courte, mes yeux deviennent mauvais, & je ne puis plus eſpérer de recueillir que ce qui préſentera fortuitement dans les lieux à-peu-près où je ſaurai qu’eſt ce que je cherche. À l’égard de la maniere de chercher, j’ai ſuivi M. de Juſſieu dans ſa derniere herboriſation, & je la trouvai ſi tumultueuſe, & ſi peu utile pour moi, que quand il en auroit encore fait j’aurois renoncé à l’y ſuivre. J’ai accompagné ſon neveu l’année derniere, moi vingtieme, à Montmorenci, & j’en ai rapporté quelques jolies plantes, entr’autres la Lyſimachia Tenella, que je crois vous avoir envoyée. Mais j’ai trouvé dans cette herboriſation que les indications de Tournefort & de Vaillant ſont très-fautives, ou que depuis eux, bien des plantes ont changé de ſol. J’ai cherché entr’autres, & j’ai engagé tout le monde à chercher avec ſoin, le Plantago Monanthos à la queue de l’Etang de Montmorenci & dans tous les endroits où Tournefort & Vaillant l’indiquent, & nous n’en avons pu trouver un ſeul pied ; en revanche j’ai trouvé pluſieurs plantes de remarque & même tout près de Paris, dans des lieux où elles ne ſont point indiquées. En général j’ai toujours été malheureux en cherchant d’après les autres. Je trouve encore mieux mon compte à chercher de mon chef.

J’oubliois, Monſieur, de vous parler de vos livres. Je n’ai fait encore qu’y jetter les yeux, & comme ils ne ſont pas de taille à porter dans la poche, & que je ne lis gueres l’été dans la chambre, je tarderai peut-être juſqu’à la fin de l’hiver prochain à vous rendre ceux dont vous n’aurez pas à faire avant ce tems-là. J’ai commencé de lire l’Anthologie de Pontevera, & j’y trouve contre le ſyſtême ſexuel des objections qui me paroiſſent bien fortes, & dont je ne ſais pas comment Linnæus s’eſt tiré. Je ſuis ſouvent tenté d’écrire dans cet auteur & dans les autres les noms de Linnæus à côté des leurs pour me reconnoître. J’ai déjà même cédé à cette tentation pour quelques-unes, n’imaginant à cela rien que d’avantageux pour l’exemplaire. Je ſens pourtant que c’eſt une liberté que je n’aurois pas dû prendre ſans votre agrément, & je l’attendrai pour continuer.

Je vous dois des remercîmens, Monſieur, pour l’emplacement que vous avez la bonté de m’offrir pour la deſſication des plantes : mais quoique ce ſoit un avantage dont je ſens bien la privation, la néceſſité de les viſiter ſouvent & l’éloignement des lieux qui me feroit conſumer beaucoup de tems en courſes, m’empêchent de me prévaloir de cette offre.

La fantaiſie m’a pris de faire une collection de fruits, & de graines de toute eſpece, qui devroient avec un Herbier faire la troiſieme partie d’un cabinet d’Hiſtoire naturelle. Quoique j’aye encore acquis très-peu de choſe, & que je ne puiſſe eſpérer de rien acquérir que très-lentement & par hazard, je ſens déjà pour cet objet le défaut de place, mais le plaiſir de parcourir & viſiter inceſſamment ma petite collection peut ſeul me payer la peine de la faire, & ſi je la tenois loin de mes yeux, je ceſſerois d’en jouir. Si par hazard vos gardes & jardiniers trouvoient quelquefois ſous leurs pas des Faînes de Hêtres, des fruits d’Aunes, d’Erables, de Bouleau, & généralement de tous les fruits ſecs des arbres des forêts ou d’autres, qu’ils en ramaſſaſſent en paſſant quelques-uns dans leurs poches, & que vous vouluſſiez bien m’en faire parvenir quelques échantillons par occaſion, j’aurois un double plaiſir d’en orner ma collection naiſſante

Excepté l’hiſtoire des Mouſſes par Dillenius, j’ai à moi les autres livres de Botanique dont vous m’envoyez la note. Mais quand je n’en aurois aucun, je me garderois aſſurément de conſentir à vous priver, pour mon agrément, du moindre des amuſemens qui ſont à votre portée. Je vous prie, Monſieur, d’agréer mon reſpect.

SECONDE LETTRE.

Sur les Mousses.
A Paris le 19 Décembre 1771.

VOici, Monſieur, quelques échantillons de Mouſſes que j’ai raſſemblées à la hâte, pour vous mettre à portée au moins de diſtinguer les principaux genres avant que la ſaiſon de les obſerver ſoit paſſée. C’eſt une étude à laquelle j’employai délicieuſement l’hiver que j’ai paſſe à Wootton, où je me trouvois environné de montagnes, de bois & de rochers tapiſſés de Capillaires & de Mouſſes les plus curieuſes. Mais depuis lors j’ai ſi bien perdu cette famille de vue, que ma mémoire éteinte ne me fournit preſque plus rien de ce que j’avois acquis en ce genre, & n’ayant point l’ouvrage de Dillenius, guide indiſpenſable dans ces recherches, je ne ſuis parvenu qu’avec beaucoup d’effort & ſouvent avec doute à déterminer les eſpeces que je vous envoye. Plus je m’opiniâtre à vaincre les difficultés par moi-même & ſans le ſecours de perſonne, plus je me confirme dans l’opinion que la Botanique, telle qu’on la cultive, eſt une ſcience qui ne s’acquiert que par tradition ; on montre la plante, on la nomme ; ſa figure & ſon nom ſe gravent enſemble dans la mémoire. Il y a peu de peine à retenir ainſi la nomenclature d’un grand nombre de plantes, mais quand on ſe croit pour cela Botaniſte, on ſe trompe, on n’eſt qu’Herboriſte, & quand il s’agit de déterminer par ſoi-même & ſans guide les plantes qu’on n’a jamais vues ; c’eſt alors qu’on ſe trouve arrêté tout court, & qu’on eſt au bout de ſa doctrine. Je ſuis reſté plus ignorant encore en prenant la route contraire. Toujours ſeul & ſans autre maître que la nature, j’ai mis des efforts incroyables à de très-foibles progrès. Je ſuis parvenu à pouvoir en bien travaillant, déterminer à-peu-près les genres ; mais pour les eſpeces, dont les différences ſont ſouvent très-peu marquées par la nature, & plus mal énoncées par les auteurs, je n’ai pu parvenir à en diſtinguer avec certitude qu’un très-petit nombre, ſur-tout dans la famille des Mouſſes, & ſur-tout dans les genres difficiles, tels que les Hypnum, les Jungermannia, les Lichens. Je crois pourtant être sûr de celles que je vous envoye, à une ou deux près que j’ai déſignées par un point interrogant, afin que vous puiſſiez vérifier dans Vaillant & dans Dillenius, ſi je me ſuis trompé ou non. Quoi qu’il en ſoit, je crois qu’il faut commencer à connoître empyriquement un certain nombre d’eſpeces pour parvenir à déterminer les autres, & je crois que celles que je vous envoye peuvent ſuffire, en les étudiant bien, à vous, familiariſer avec la famille, & à en diſtinguer au moins les genres au premier coup-d’œil par le facies propre à chacun d’eux. Mais il y a une autre difficulté ; c’eſt que les Mouſſes ainſi diſpoſées par brins n’ont point ſur le papier le même coup-d’œil qu’elles ont ſur la terre raſſemblées par touffes ou gazons ferrés. Ainſi l’on herboriſe inutilement dans un Herbier & ſur-tout dans un Mouſſier, ſi l’on n’a commencé par herboriſer ſur la terre. Ces ſortes de recueils doivent ſervir ſeulement de mémoratifs, mais non pas d’inſtruction premiere. Je doute cependant, Monſieur, que vous trouviez aiſément le tems & la patience de vous appeſantir à l’examen de chaque touffe d’herbe ou de Mouſſe que vous trouverez en votre chemin. Mais voici le moyen qu’il me ſemble que vous pourriez prendre pour analyſer avec ſuccès toutes les productions végétales de vos environs, ſans vous ennuyer à des détails minutieux, inſupportables pour les eſprits accoutumés à généraliſer les idées, & à regarder toujours les objets en grand. Il faudroit inſpirer à quelqu’un de vos laquais, garde ou garçon jardinier, un peu de goût pour l’étude des plantes, & le mener à votre ſuite dans vos promenades, lui faire cueillir les plantes que vous ne connoîtriez pas, particulièrement les Mouſſes & les graminées, deux familles difficiles & nombreuſes. Il faudroit qu’il tachât de les prendre dans l’état de floraiſon où leurs caracteres déterminans ſont les plus marqués. En prenant deux exemplaires de chacun, il en mettroit un à part pour me l’envoyer, ſous le même numéro que le ſemblable qui vous reſteroit, & ſur lequel vous feriez mettre enſuite le nom de la plante, quand je vous l’aurois envoyé. Vous vous éviteriez ainſi le travail de cette détermination, & ce travail ne ſeroit qu’un plaiſir pour moi qui en ai l’habitude, & qui m’y livre avec paſſion. Il me ſemble, Monſieur, que, de cette maniere vous auriez fait en peu de tems le relevé des productions végétales de vos terres & des environs, & que vous livrant ſans fatigue au plaiſir d’obſerver, vous pourriez encore, au moyen d’une nomenclature aſſurée, avoir celui de comparer vos obſervations avec celles des auteurs. Je ne me fais pourtant pas fort de tout déterminer. Mais la longue habitude de fureter des campagnes m’a rendu familieres la plupart des plantes indigenes. Il n’y a que les jardins & productions exotiques où je me trouve en pays perdu. Enfin ce que je n’aurai pu déterminer ſera pour vous, Monſieur, un objet de recherche & de curioſité qui rendra vos amuſemens plus piquans. Si cet arrangement vous plaît, je ſuis à vos ordres, & vous pouvez être sûr de me procurer un amuſement très-intéreſſant pour moi.

J’attends la note que vous m’avez promiſe pour travailler à la remplir autant qu’il dépendra de moi. L’occupation de travailler à des Herbiers remplira très-agréablement mes beaux jours d’été. Cependant je ne prévois pas d’être jamais bien riche en plantes étrangeres, &, ſelon moi, le plus grand agrément de la Botanique eſt de pouvoir étudier & connoître la nature autour de ſoi plutôt qu’aux Indes. J’ai été pourtant aſſez heureux pour pouvoir inſérer dans le petit recueil que j’ai eu l’honneur de vous envoyer, quelques plantes curieuſes, & entr’autres le vrai papier, qui juſqu’ici n’étoit point connu en France, pas même de M. de Juſſieu. Il eſt vrai que je n’ai pu vous envoyer qu’un brin bien miſérable, mais c’en eſt aſſez pour diſtinguer ce rare & précieux ſouchet. Voilà bien du bavardage, mais la Botanique m’entraîne, & j’ai le plaiſir d’en parler avec vous : accordez-moi, Monſieur, un peu d’indulgence.

Je ne vous envoye que de vieilles Mouſſes ; j’en ai vainement cherché de nouvelles dans la campagne. Il n’y en aura gueres qu’au mois de Février, parce que l’automne a été trop ſec. Encore faudra-t-il les chercher au loin. On n’en trouve gueres autour de Paris que les mêmes répétées.