Lettres sur la marine française

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LETTRES
SUR
LA MARINE FRANÇAISE



L’exécution d’un plan de campagne. — La marine
électorale. — Deux sauveteurs


En 1898, sous l’impression des événements de Fachoda, il avait été préparé, je ne dirai pas un plan de campagne complet, mais un projet de répartition stratégique des escadres sur le littoral. Ce projet, approuvé par la réunion de tous les amiraux commandants en chef, inspiré d’ailleurs par les idées de l’amiral Aube, avait reçu un commencement d’exécution. Pourquoi, depuis cette époque, semble-t-on s’être attaché à l’oublier et à ne pas l’appliquer ? La France, sans doute, ne veut pas faire la guerre ; on le sait ; on le dit en toute occasion et peut-être le dit-on trop. Mais ce n’est pas une raison pour que la France renonce à toute combinaison stratégique. Ni l’Allemagne, ni l’Angleterre, ni l’Italie ne paraissent non plus vouloir tenter, en ce moment, la fortune des armes. Cependant elles organisent des forces navales capables de se mesurer avec l’ennemi ; elles les distribuent sur leurs côtes d’après un plan bien arrêté à l’avance et dont la pensée directrice saute aux yeux. Elles savent que tout grand organisme militaire qui n’est pas dominé par cette idée qu’un conflit peut éclater inopinément, se condamne fatalement à la défaite.

Ce projet de concentration de nos forces de mer, on le connaît. Il s’agissait de réunir, dans la Méditerranée, les unités les plus puissantes et de faire porter là notre grand effort si, par malheur, la guerre était déclarée. C’est dans la Méditerranée que, quel que soit notre adversaire, nous avons chance d’avoir, dans de certaines circonstances ou à de certains moments la supériorité du nombre ; que deux formidables points d’appui doublent la force de nos escadres : Toulon et Bizerte, bien supérieurs à Gibraltar et à Malte, par cette raison qu’ils ont, tous deux, derrière eux, le réservoir inépuisable en vivres, en munitions et en hommes d’un continent ; que dans la Méditerranée se trouve, isolé, un morceau de la France, la Corse et, bordant le littoral africain, nos plus riches colonies : l’Algérie et la Tunisie ; qu’enfin, c’est dans la Méditerranée que se rencontre le champ de bataille le plus favorable à notre marine : telle au moins que l’ont constituée, depuis plus de deux siècles, les traditions et la politique navale de notre pays.

Si, pour des raisons tactiques, politiques, géographiques, il a semblé que le gros de nos forces devait rester dans le Midi, il ne pouvait être question d’abandonner le Nord et de laisser la Manche et l’Océan, sans armes et sans moyens d’action. Dans la rade de Brest, à l’abri de toute atteinte, on voulait concentrer aussi nombreux que possible, les grands croiseurs destinés à la guerre commerciale et aux raids offensifs dans les eaux ennemies. Pour protéger leurs entrées ou leurs sorties, une escadre de deuxième ligne, mais homogène, mais composée de bâtiments semblables et pouvant combattre ensemble, devait appuyer leurs mouvements et, au besoin, livrer le combat qui, en cas de blocus, leur aurait permis de s’échapper. Ce n’était pas assez encore : il fallait pour rendre redoutable et effective la défense de cette partie du littoral, la renforcer d’une flottille puissante : torpilleurs, contre-torpilleurs et sous-marins ; de ces bateaux que l’amiral Jurien de la Gravière appelait des « moucherons », et dont il disait que le nombre ferait un jour la force de notre marine.

Tel était ce plan : simple dans ses grandes lignes ; logique dans sa conception. En l’exécutant, la France ne se montrait pas menaçante : elle se montrait simplement forte. Elle ne témoignait pas du désir d’attaquer ses voisins : elle indiquait la volonté de se défendre. Elle mettait en pratique cette admirable parole du président Roosevelt : « Il y a pour un peuple quelque chose de plus à redouter que la guerre : c’est la perte de son indépendance ».

Que fallait-il pour l’exécution ? Il fallait que le ministre — s’il y en avait un — s’attachât à renforcer la Méditerranée d’unités neuves ; à fournir à l’escadre les moyens d’exercer son personnel par de fréquentes manœuvres, à l’approvisionner de charbon en quantité suffisante ; à choisir, ensuite, dans les bâtiments disponibles, pour composer l’escadre du Nord, ceux qu’indiquait la similitude de leur puissance et surtout de leur vitesse ; à donner à cette escadre, comme à l’autre, les moyens de s’instruire et de travailler pendant le peu de temps qu’elle est armée ; à réunir, à Brest, le plus grand nombre possible de croiseurs, à organiser, enfin, une bonne flottille, et si les éléments de cette flottille manquaient par hasard, à veiller aux mises en chantier. Est-ce cela qu’on a fait ? C’est le contraire. Outre la prévision de charbon diminuée et les équipages diminués aussi, on a réduit l’escadre de la Méditerranée à sa plus simple expression : si simple, que, faute de personnel, elle n’a pas pu envoyer au Maroc les bateaux que notre politique extérieure commandât qu’on y envoyât. On a brisé la force de notre escadre du Nord en accouplant à de gros cuirassés de tout petits cuirassés qui devraient être à Bizerte. À Brest, pour cette fameuse guerre commerciale dont, à la tribune, on fait tant de bruit, on n’a réuni que quatre croiseurs assez dissemblables, car, pour rien au monde, on ne voudrait d’une division qui eût l’apparence d’être homogène. Et, comme parmi ces croiseurs il s’en trouvait un à très grande vitesse et que ce croiseur avait une frère doté d’une vitesse analogue, on s’est empressé d’envoyer le frère à Saïgon. Pour la flottille, mêmes procédés. Comme c’est dans la Manche et l’Océan que les sous-marins sont les plus nécessaires, c’est surtout en vue de la navigation dans la Méditerranée qu’on a construit des sous-marins. La plupart d’entre eux, incapables de lutter contre les courants des mers à marée, ne pourraient rendre de service dans le Nord ou dans l’Ouest. Que dire des torpilleurs ? On constate, le budget en main, que, malgré la volonté des Chambres, on n’a mis en chantier qu’un seul torpilleur en 1902. La liste des constructions neuves en comportait douze ou quinze. Que sont devenus les autres ? Ils sont restés dans les cartons. N’est-ce pas une chose étonnante et qui peint le régime actuel ? Tandis que, devant le Parlement, on déclare que les torpilleurs sont notre seule ressource et que c’est seulement avec des torpilleurs qu’on peut protéger nos frontières maritimes, on retarde, volontairement, et d’une année tout entière, la construction des torpilleurs.

Que devient, avec ce système, le plan de répartition stratégique de nos forces de mer ? Il est supprimé comme les torpilleurs de 1902. Si cependant, par hasard ou par malheur, la guerre éclatait tout à coup, — n’a-t-elle pas failli éclater à l’improviste au moment de Fachoda ? — quelle serait notre situation avec une escadre dans la Méditerranée réduite de personnel ; avec une escadre du Nord hétérogène dont la moitié risquerait parfois d’être paralysée dans son action par les houles du large ; avec nos quatre croiseurs de Brest ; avec une flottille qu’on laisse vieillir sans en remplacer les éléments ; avec ce plan de concentration inexécuté et dont la non-exécution dans les premiers jours de la campagne, nous livrerait aux entreprises de l’ennemi ?

Mais qui pense à la guerre possible ? qui pense à l’exécution d’un plan de concentration ? Il s’agit bien de cela. La marine, qui, autrefois, était une des armes de la défense nationale, est devenue un instrument de politique électorale. On s’occupe ou l’on paraît s’occuper de la Démocratie maritime, des « humbles » comme on dit, mais c’est à la condition que ces « humbles » soient armés d’un bulletin de vote. Quand la loi exclut les « humbles » des élections législatives ou même des élections municipales, les « humbles » ne sont plus l’objet d’aucune faveur : on pourrait dire d’aucune justice. C’est ainsi qu’après avoir mis de côté le plan de concentration ; qu’après avoir oublié les torpilleurs de 1902, on laisse s’anémier et peut-être disparaître un corps qui faisait la force de notre marine et qui en était l’honneur : la maistrance.

Que M. de Lanessan ait eu raison d’élever le salaire et la pension des maîtres civils des arsenaux, électeurs et éligibles, personne ne peut le contester. Mais pour que la mesure fût à la fois complète et juste, il aurait fallu que la solde des maîtres de la flotte non éligibles et non électeurs, dont la vie se passe à la mer et qui n’ont qu’un foyer intermittent, fût à son tour augmentée. Elle ne le fut pas, et cette inégalité de traitement causa une émotion profonde dans le personnel marin. Ces maîtres attendaient d’un ministère radical, la répartition qui leur est due, mais que, paraît-il, leur exclusion des salles de vote rend négligeable. Ils forment ces cadres admirables dont aucune marine, pas même la marine anglaise ne peut montrer l’équivalent. Humiliés aujourd’hui, ils ne songent plus qu’à quitter un métier où leur dévouement ne trouve pas de récompense, où leur héroïsme ne rencontre que l’ingratitude. Chose plus triste, ils en détournent leurs enfants. « Faites quelque chose qui vous permette d’être électeurs, leur disent-ils. Pour ceux qui ne sont pas inscrits sur les listes électorales, la République n’a plus ni considération ni pitié. »

Ce découragement de la maistrance est peut-être un malheur irréparable. Il peut porter un coup mortel à notre puissance navale. Qui s’en inquiète en haut lieu ? Le budget de cette année encore est muet sur ce point. La grosse affaire paraît avoir été de confier à deux électeurs de Toulon, dont l’un tient un bar ; dont l’autre, pêcheur de corail, s’intitule sur sa carte de visite « Sauveteur en tous genres », le soin de retirer du fond de la mer où il a coulé, un contre-torpilleur de 300 tonnes : l’Espingole. Bien entendu, ces deux électeurs n’avaient à leur disposition ni hommes, ni capitaux, ni bateaux. On mit alors sous leurs ordres, ce qui est un peu excessif, un lieutenant de vaisseau et les vétérans de l’arsenal de Toulon. Et comme ce n’était pas assez, on leur prêta, sans rétribution aucune, pour une valeur d’un million à peu près, tout le matériel de l’arsenal en chaînes, bois, chalands, remorqueurs, etc., etc. Au cas où les vétérans auraient ramené à terre l’Espingole, les deux électeurs, d’après le marché communiqué à la commission du budget, devaient, avec les primes et surprimes, toucher la somme de 120,000 francs. Ils avaient donné un cautionnement de 4,000 francs. Mais l’Espingole ne fut pas ramenée à terre. L’entreprise tourna au désastre. Le remorqueur faillit être défoncé, et l’arsenal de Toulon perdit ses chaînes, ses bois, son contre-torpilleur et son temps. Avais-je tort de dire que la défense nationale était légèrement négligée ? C’est de défense électorale qu’il s’agit.

Édouard Lockroy.