Lettres sur la situation extérieure/08

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LETTRES
SUR LA SITUATION EXTÉRIEURE.
VIII.
Monsieur,

Un évènement grave, mais qui ne devait pas être inattendu, occupe tous les esprits en Angleterre ; c’est la démission de lord Durham. Vous savez qu’après les derniers troubles du Canada, lord Durham fut investi par le gouvernement anglais du commandement général des possessions britanniques dans l’Amérique du Nord, avec une accumulation de titres et de pouvoirs extraordinaires qui donnaient à cette importante mission toutes les apparences d’une dictature. On pouvait d’autant plus s’y tromper que jamais circonstances politiques n’auraient mieux justifié pareille mesure. Une révolte avait éclaté dans les deux provinces du Canada ; les troupes anglaises avaient fait contre les insurgés une campagne d’hiver qui avait eu ses dangers et ses revers, bien que la victoire fût définitivement restée aux autorités de la métropole. Toronto, capitale de la province supérieure, était tombée par surprise entre les mains des mécontens, je devrais dire des indépendans ; car il ne s’agissait de rien moins que du renversement de la domination britannique et de la formation des deux Canadas en république indépendante. Ce n’est pas tout. Les conséquences de ces évènemens menaçaient d’entraîner l’Angleterre dans une guerre avec les États-Unis, dont la population, dans les états limitrophes, avait manifesté, de paroles et d’action, la plus vive sympathie pour les insurgés canadiens, et les avait, sur quelques points, efficacement assistés. Enfin, dans la plus grande des deux provinces, la constitution coloniale était suspendue de fait et de droit, après une série de refus multipliés de concours qui avaient amené les affaires à ce point extrême de confusion, à cette situation violente et presque désespérée. Cependant, à l’époque où l’ouverture du Saint-Laurent permettait à lord Durham de se rendre à Québec, sur un des plus beaux vaisseaux de la marine britannique, la révolte était vaincue dans le Bas-Canada par les troupes anglaises, dans le Haut-Canada par des milices loyalistes, que commandait un homme fort énergique, peu difficile sur le choix des moyens, et qui avait rallié autour de lui un nombre assez considérable de nouveaux colons, très attachés à la mère-patrie. Mais sous cette tranquillité renaissante et toute à la surface, combien d’embarras, combien de dangers ! Dès le commencement des troubles, il avait été fait à Québec et à Montréal beaucoup d’arrestations ; les geôles avaient reçu aussi des prisonniers de guerre. Ce n’étaient pas, en général, des hommes obscurs et de la dernière classe du peuple. La plupart, au contraire, appartenaient à des familles connues et influentes ; eux-mêmes avaient dans la société du pays une position personnelle assez élevée, soit qu’ils exerçassent des professions libérales, soit qu’ils fussent de riches propriétaires, soit même que la confiance de leurs concitoyens les eut portés à la chambre d’assemblée, pour y faire au gouvernement anglais cette opposition persévérante qui avait entièrement désorganisé l’administration du Canada. De ces prisonniers, les uns étaient réellement coupables ou de conspiration ou de révolte à main armée, les autres n’étaient que suspects, à fort bon droit, il est vrai ; et en les faisant arrêter, on avait voulu enlever d’avance à l’insurrection les hommes qui se seraient mis à la tête du gouvernement qu’elle aurait essayé de fonder, si elle avait obtenu quelque avantage important. Il ne manquait pas de gens en Amérique et en Angleterre qui appelaient sur ces vaincus toutes les rigueurs de la loi, tous les abus de la force, qui imposaient au ministère, comme un devoir sacré, une réaction impitoyable, pour punir les méchans, disaient-ils, et rassurer les bons citoyens, qui, au péril de leur vie, avaient si courageusement maintenu la glorieuse intégrité de l’empire. Je crois qu’il y eut même un moment où le sentiment national se prononça fortement pour une répression très vigoureuse, dont l’énergie aurait pu se confondre avec la cruauté sans encourir la réprobation populaire. Le ministère anglais, je le dis à son honneur, sut résister à cet entraînement, et lord Durham, d’accord avec lui, partit d’Angleterre bien décidé à ne pas exagérer la répression, à user de clémence, à répandre le moins de sang possible. Ils avaient raison l’un et l’autre. Comment l’Angleterre civilisée, comment le gendre de lord Grey, comment un ancien ministre de la réforme auraient-ils pu, à la face de l’Europe, renouveler au Canada les exécutions inutiles, les froides atrocités qui ont déshonoré, pendant toute la guerre de l’indépendance dans l’Amérique du Sud, et le gouvernement espagnol et la plupart des chefs dont il s’est servi ? D’ailleurs, si les morts ne reviennent pas, les vivans, qui restent toujours en plus grand nombre, se souviennent et se vengent, eux, les leurs et leur pays ; et il se serait encore présenté un autre inconvénient dans l’application d’un système impitoyable au Canada : c’est qu’il aurait fallu couvrir le pays de commissions militaires pour échapper à la juridiction ordinaire, qui, à peu d’exceptions près, aurait absous les accusés politiques ; mais c’eut été aggraver le mécontentement général, et peut-être provoquer de nouveaux désordres au sein d’une population sourdement agitée, qui avait perdu les garanties publiques, et ne se serait pas vu, sans frémir, dépouiller encore des garanties privées. Je vous dirai tout à l’heure quelle fut la conduite de lord Durham relativement aux questions de personnes.

Les questions de personnes se présentaient les premières ; mais de plus graves et de plus difficiles apparaissaient dans le lointain. Il ne s’agissait pas seulement de réformer quelques abus, d’améliorer quelques lois, de faire quelques concessions. Il y avait à réorganiser un gouvernement constitutionnel et représentatif ; car on ne pouvait songer, et ce n’était dans l’intention d’aucun parti, à maintenir la plus importante de ces colonies, le Bas-Canada, sous une administration facultative, sous un commandement à peu près dictatorial, quand les autres provinces ont leurs parlemens et jouissent, bien que sous certaines restrictions, des libertés et franchises constitutionnelles de la Grande-Bretagne. On ne pouvait pas non plus se contenter de remettre tout simplement en vigueur la constitution sous l’empire de laquelle était né le conflit actuel, sans que plusieurs dissolutions successives de la chambre d’assemblée, et des changemens fréquens de gouverneurs eussent empêché le dissentiment primitif de dégénérer en lutte ouverte. La partie essentielle de la mission de lord Durham consistait donc dans un examen profond de tous les élémens religieux et nationaux qui composent la situation politique du pays, afin de substituer à l’ancienne constitution, qu’il n’était pas possible de rétablir, un système nouveau de garanties publiques, système qui devait toujours aboutir, avec les modifications commandées par les circonstances, à la satisfaction du premier besoin de notre temps, la discussion régulière des intérêts généraux entre le souverain et les sujets, au moyen d’une représentation nationale élective. La solution du problème confié au libéralisme et à la sagacité de lord Durham embrassait deux données capitales qui répondent elles-mêmes aux deux causes dominantes des troubles du Canada : il s’agissait, en premier lieu, de dissimuler le plus possible au Canada tout entier, qu’avec tous les élémens d’une puissante indépendance, il n’était qu’une colonie, membre subordonné d’un grand corps, dont il doit recevoir l’impulsion et suivre les mouvemens ; puis il fallait essayer de fondre la race française et catholique du Bas-Canada, dans l’unité d’une population coloniale, régie par les mêmes lois, fière du même nom, ralliée autour des mêmes intérêts. Je ne sais, monsieur, de ces deux parties du problème, laquelle est la plus facile, ou pour mieux dire, la moins difficile à résoudre ; mais je crois que vous reconnaîtrez ici l’exposition nette et précise du problème tout entier.

Lord Durham avait ses idées arrêtées sur le gouvernement futur des Canadas, lorsqu’il a solennellement annoncé son intention de déposer ses pouvoirs et de retourner en Angleterre. Il a déclaré lui-même aux délégués de toutes les colonies qu’il avait appelés à Québec pour s’entourer de leurs lumières, que déjà il avait mûri un projet d’organisation, susceptible, à ses yeux, de concilier les intérêts, de satisfaire les besoins respectifs de la métropole et de ses possessions coloniales, et de rattacher celles-ci plus solidement que jamais à l’empire de la Grande-Bretagne. On peut assurément, sans injustes préventions contre lord Durham, douter du parfait accomplissement de ce programme, même en avouant, comme je le fais, que l’attention la plus suivie de ma part ne m’a point encore donné la clé des projets de lord Durham. Tout au plus soupçonné-je qu’il s’agit peut-être de l’union des deux provinces (le Haut et le Bas-Canada), ce qui reproduirait un plan conçu vers 1822 par lord Bathurst, alors secrétaire d’état des colonies ; mais ce n’est pas ici le lieu de développer un pareil sujet, qui demanderait un travail spécial. Je m’empresse néanmoins d’ajouter qu’à mon sens le moment de la séparation du Canada d’avec la métropole n’est pas venu, et que certaines combinaisons, très praticables aujourd’hui, pourraient encore le retarder pour long-temps. Lord Durham avait dans l’intelligence et dans la volonté les lumières et le sérieux nécessaires pour découvrir ces combinaisons ; il avait autour de lui des esprits assez pénétrans, assez souples, assez pourvus de connaissances spéciales pour en préparer le succès, et je ne doute pas que sa retraite, si elle se confirme, n’ait une fâcheuse influence sur le sort du Canada. Il avait incontestablement réussi dans les questions de personnes, dont il me reste à vous parler, et dans la pacification matérielle du pays, préliminaires indispensables pour aborder le problème d’organisation sur un terrain mieux disposé.

Voici donc la conduite tenue par lord Durham à l’égard des personnes. Il n’y a pas eu, si je ne me trompe, à proprement parler, de procès ni d’exécutions politiques dans le Canada. Les procès et les exécutions, en très petit nombre, qui ont eu lieu, se rapportent à des meurtres commis pendant l’insurrection et à propos de l’insurrection, c’est-à-dire que ces actes n’ont pas été considérés comme crimes d’état, et qu’en les accusant ou les punissant, on a entendu venger le sang répandu, et non pas la domination anglaise compromise. Cependant il y avait dans les prisons de Montréal et de Québec des prisonniers ou des criminels d’état accusés de haute trahison, comme chefs moraux de l’insurrection et moralement convaincus, soit par leurs antécédens, soit par des papiers saisis, de complicité dans la conspiration. De ceux-là, les moins dangereux pour l’avenir, ou les moins formellement compromis pour le passé, furent élargis par des mesures successives. À la fin de juin, il paraît que huit individus de cette catégorie, dont un seul porte un nom anglais, étaient encore détenus à Montréal. Seize autres, dont le célèbre M. Papineau, fugitif dès le commencement des troubles, étaient ou cachés ou sortis du territoire anglais. Or, c’est à ces vingt-quatre criminels d’état que s’applique une ordonnance rendue le 28 juin par lord Durham en conseil spécial, afin de pourvoir, comme porte le litre, à la sécurité de la province du Bas-Canada. L’ordonnance dont il s’agit dispose que les huit détenus de Montréal, ayant avoué leur crime de haute trahison, et s’étant soumis au bon plaisir de sa majesté la reine, et les seize autres contre lesquels ont été lancés des warrants de haute trahison, s’étant enfuis ou cachés, ces vingt-quatre individus seront, autant que faire se pourra, déportés aux Bermudes, parce que la reine veut que toute poursuite pour crime de haute trahison soit abandonnée, et que d’un autre côté il est nécessaire de pourvoir à la sécurité future de la province. Il leur est de plus défendu de quitter les Bermudes ou de revenir, sans autorisation et grace spéciale, sur le territoire anglais, sous peine de mort, et tous les autres prévenus sont amnistiés, sauf les meurtriers du lieutenant Weir et d’un sieur Joseph Bertrand. Vous comprenez, monsieur, l’esprit de cette ordonnance. Le gouvernement anglais et lord Durham ne veulent pas d’exécution pour crimes d’état (et, pour le dire en passant, c’est un exemple glorieux que la révolution de juillet, que son gouvernement et son roi ont donné les premiers dans le monde) ; ils ne veulent pas non plus que les chefs de la révolte jouissent du triomphe d’une absolution éclatante, comme la chose eût été à craindre, si on les avait déférés à la juridiction légale du pays. Il ne faut ni verser leur sang, ni les tenir éternellement en prison sans les juger, ni leur permettre de renouer les fils plutôt relâchés que rompus du vaste complot dont ils étaient les chefs. Que fait lord Durham ? Il prononce leur déportation dans une colonie anglaise, non pas dans une colonie pénale, où ils seraient confondus avec les malfaiteurs et les prostituées des trois royaumes, mais au milieu d’une population honorable, qui vit librement par le commerce et l’agriculture. Tout semble concilié : les devoirs de la politique et les sentimens de l’humanité envers des hommes que la raison cosmopolite absout, quand le patriotisme anglais les condamne, et qui peut-être eussent été, avec la consécration du succès, les Adams ou les Jefferson de l’indépendance canadienne. Mais, monsieur, ce qui était à la fois politique et humain, n’était pas légal ; lord Brougham, lord Ellenborough et lord Lyndhurst, qui sont tous les trois, en leur qualité d’anciens avocats, de nobles et savans lords, l’ont démontré fort doctement ; et leur science, aiguisée par l’esprit de parti, fortifiée par une profonde haine personnelle contre lord Durham, a réussi enfin, après maints efforts inutiles, à paralyser entre ses mains les pouvoirs dont il avait été investi. J’arrive, vous le voyez, à la cause immédiate de la démission de lord Durham.

Depuis que lord Durham est parti pour le Canada, quelques-uns de ses actes ont été, dans les deux chambres du parlement anglais, l’objet des plus vives attaques. Ainsi l’on a sévèrement censuré, avec cette aigreur et ce cant si peu charitable qui soulevaient le cœur de lord Byron, le choix que lord Durham avait fait pour l’accompagner dans sa mission, d’un M. Turton, jurisconsulte éminent et très versé dans les questions coloniales, mais qui avait eu le malheur, il y a quelque vingt ans, de se trouver compromis dans une affaire assez scandaleuse avec sa belle-sœur. Déjà, dans cette discussion, lord Melbourne s’était vu forcé de sacrifier le protégé de lord Durham à l’acharnement de ses vertueux accusateurs. Mais l’ordonnance du 28 juin présentait aux ennemis du gouverneur-général des colonies américaines l’occasion de lui porter un coup décisif ; ils la saisirent avec empressement, et à peine cette ordonnance fut-elle connue en Angleterre, que lord Brougham proposa dans la chambre un bill d’indemnité qui avait pour but d’annuler l’ordonnance, et de mettre son auteur à l’abri de toutes poursuites. L’objet ultérieur, le but réel, étaient d’embarrasser le ministère, d’obtenir un vote formel de censure contre lord Durham, comme ayvant violé la loi, de le blesser dans son orgueil, qu’on sait très irritable, et finalement de le réduire à l’impuissance, s’il ne préférait, ce qu’on eût aimé mieux encore, renoncer à ses fonctions. Le ministère fut effectivement très embarrassé ; puis, comme il jugea à propos de reconnaître l’illégalité fort contestable de la conduite de lord Durham, le vote de censure fut obtenu des deux chambres, et enfin lord Durham, exaspéré contre ses ennemis, assez mécontent de la tiédeur de ses amis ou de ses défenseurs naturels, les conseillers responsables de la couronne, sentant, comme tout le monde, que désormais son autorité morale aurait perdu la plus grande partie de son ascendant, prit la résolution de se retirer. Cela nous vaudra, dans la session prochaine, une belle lutte entre l’ex-gouverneur-général du Canada et son ancien collègue dans le ministère de la réforme. J’oserais prédire que lord Brougham devenu en cette occasion, pour satisfaire ses ressentimens, le chef et l’allié des tories, lord Brougham qui n’a pas, dans le caractère, la même dignité que son adversaire, lord Brougham qui prêche aujourd’hui le radicalisme après avoir, en 1834, aigrement prêché contre lord Durham la nécessité de s’arrêter sur la voie périlleuse des innovations, lord Brougham que les tories méprisent en le caressant, que les whigs détestent, dont les radicaux se défient et que la cour n’aime ni n’estime, j’oserais prédire que lord Brougham, malgré son immense esprit, n’aura pas le dessus dans la lutte qui se prépare.

Au premier abord, la retraite de lord Durham m’a paru une nouvelle cause d’affaiblissement pour le ministère anglais, et en elle-même et par les conséquences qu’elle peut avoir au Canada. Il est certain que le cabinet n’a pas été fort heureux sur cette question au point de vue parlementaire. Soutenu par des majorités éclatantes sur le principe du maintien de la domination britannique, à tout prix, dans les colonies de l’Amérique du Nord, il a vu ensuite modifier essentiellement, par sir Robert Peel, le projet de loi qu’il avait présenté pour régler les pouvoirs de lord Durham. Puis est survenu le bill d’indemnité au sujet de l’ordonnance du 28 juin ; et il lui a fallu encore courber la tête devant l’opposition, ce qu’il a fait de très mauvaise grâce, au risque évident de perdre l’instrument qu’il avait choisi pour la pacification du Canada, et de se faire un ennemi de plus. Maintenant, reste à savoir l’effet que produira, sur les bords du Saint-Laurent, la démission de lord Durham. N’est-il pas à craindre qu’elle ne rende quelque courage aux mécontens, qu’elle ne provoque une nouvelle explosion qui serait encore favorisée par la population des états limitrophes de l’Union ? Car le fond des sentimens n’a pas subi d’altération chez l’Américain du Nord en faveur d’une séparation complète entre l’Europe et le Nouveau-Monde, et ces sentimens trouvent, en ce moment même, un aliment de plus dans la prolongation d’un vieux différend entre l’Angleterre et les États-Unis, pour la fixation des frontières au nord et à l’ouest. Si le départ de lord Durham était le signal d’une reprise d’hostilités, si l’insurrection, comprimée l’année dernière et au commencement de celle-ci, reparaissait en force, de pareils évènemens pourraient entraîner la chute d’une administration qui, cependant, n’en serait pas aussi coupable que ses adversaires.

Une réflexion se présente ici tout naturellement à ma pensée. On reproche quelquefois à notre chambre des députés de sacrifier les grands intérêts aux petites choses, de ne pas dignement apprécier la portée politique de certains votes, qui rejaillissent d’une manière fâcheuse sur le crédit du pays et la puissance du gouvernement au dehors. Cela est vrai ; mais notre parlement n’est pas le seul qui commette de pareilles fautes. Voilà, monsieur, le parlement anglais, exercé de plus longue date aux affaires et plus politique, dit-on, qui, pour une mesquine subtilité de légiste, servant de couvert à l’esprit de parti et à des rancunes personnelles, compromet la tranquillité d’une colonie importante, et avec elle l’intégrité de l’empire britannique. Aussi n’est-ce que justice envers les meneurs de cette intrigue, lord Brougham, lord Ellenborough et lord Lyndhurst, de répéter sur leur compte le mot d’un journal anglais : « Ces messieurs ont beaucoup d’esprit ; ils ont découvert un infaillible moyen pour faire un petit empire avec un grand. »

Je n’ai pas besoin, monsieur, de vous justifier ces longs détails. Vous jugez sans doute, comme moi, la personne de lord Durham assez importante, et la question de savoir si le Canada restera aux Anglais, assez grave pour mériter notre plus sérieuse attention. C’est assurément, après ce qui nous concerne directement, un des points les plus intéressans de l’histoire contemporaine.

La question belge vient d’être remise à l’ordre du jour de la politique, et par le progrès des travaux de la conférence, et par l’ouverture des états généraux, qui a eu lieu récemment à La Haye. Vous avez vu que dans le discours de la couronne, le roi des Pays-Bas se plaint de n’avoir pas encore reçu de réponse à sa déclaration du mois de mars dernier, qu’il continue à traiter les Belges d’insurgés, ce qui n’est peut-être pas de fort bon goût à la veille d’un arrangement définitif, et que de ce côté on ne parle que des droits de la Hollande, comme s’ils étaient menacés, comme si l’Europe hésitait à sanctionner toutes les prétentions du cabinet de La Haye, comme si le traité des 24 articles devait subir d’importantes modifications. Je ne comprends pas ces plaintes. Il est vrai que le roi des Pays-Bas n’a pas reçu encore de réponse officielle ; mais il sait probablement à quoi s’en tenir sur les dispositions de la conférence, et je ne crois pas qu’il ait à s’en plaindre, malgré la lenteur avec laquelle on a procédé à Londres. Il sait ou doit savoir que le cabinet de Saint-James n’a pas montré une grande partialité en faveur du nouveau souverain de la Belgique, quels que soient les liens qui l’attachent à la famille royale et l’affection qu’on lui porte en Angleterre, quelle que soit la part que lord Palmerston ait personnellement prise à son élévation. La conférence n’a pas répondu par une acceptation immédiate à la déclaration néerlandaise du mois de mars ; mais la non-exécution du traité pendant sept années, par le seul fait de l’inutile obstination du roi Guillaume, avait fait naître des difficultés, avait soulevé des questions qu’il fallait mûrement examiner. Le roi Guillaume ne s’attendait pas, sans doute, à ce qu’au premier mot sorti de sa bouche, la Belgique reconnaissante et soumise lui portât les clés de Venloo, lui payât l’arriéré de la dette, ne demandât point à l’Europe une révision quelconque du procès jugé en 1831, n’essayât point de se soustraire à quelques clauses évidemment trop rigoureuses de l’arrangement qu’elle avait accepté alors pour en finir et pour prendre rang parmi les nations. Or, la Belgique a réclamé, comme elle devait le faire, et contre le paiement de l’arriéré que rien ne justifierait, et contre le partage de la dette, partage réglé sur des documens incomplets, sur des données inexactes et sans débats contradictoires entre les deux parties ; elle a réclamé aussi contre certaines stipulations relatives à la navigation des eaux communes et intermédiaires. Elle en avait pleinement le droit, car s’il est vrai de dire, selon l’expression d’un homme d’état anglais, que la Belgique n’existe pas en dehors du traité des 24 articles, ceci ne doit certainement s’entendre que des stipulations territoriales, les seules qui fussent d’intérêt européen, ainsi que le faisait observer M. le comte Sébastiani dans une dépêche du 1er mars 1831, adressée au prince de Talleyrand. Et vraiment, c’était, il me semble, bien assez de reconnaître que l’inexécution du traité pendant sept ans n’avait pas fait perdre au roi des Pays-Bas ses droits sur une partie du Luxembourg et du Limbourg, sans aggraver encore les sacrifices de la Belgique par le maintien de clauses financières que la conférence elle-même n’avait adoptées en 1831 qu’avec une certaine hésitation, avec des réserves qui indiquaient une conscience alarmée sur la justice de son verdict, et faute des renseignemens qui l’auraient obligée à prendre une résolution différente.

Ce que la Belgique avait le droit de faire, elle l’a donc fait. Depuis qu’elle avait cessé de craindre pour son existence, plusieurs de ses publicistes avaient eu le loisir d’étudier et de vérifier les calculs en vertu desquels la conférence lui avait imposé en 1831 une dette de 8,400,000 florins de rente annuelle ; et de cet examen était résultée la preuve qu’on l’avait surchargée. À la reprise des négociations, le gouvernement belge ne manqua point de faire valoir ce résultat, et pour le corroborer, il nomma une commission spéciale, chargée d’informer officiellement sur tous les élémens de la dette. MM. Dujardin et Fallon, très versés l’un et l’autre dans ces matières, se rendirent à Paris, où le ministère des finances leur communiqua des documens précieux et d’une incontestable exactitude, sur cette partie de la dette belge qui provenait du temps de la réunion avec la république et l’empire. On décomposa encore d’autres chapitres, et on trouva qu’il y avait eu de la part du cabinet de La Haye, qui avait fourni les chiffres, exagération des charges que devait supporter la Belgique. Telles sont les bases sur lesquelles est fondée une demande de réduction, faite à la conférence par le plénipotentiaire belge, et appuyée par les mêmes commissaires spéciaux, MM. Fallon et Dujardin. Je n’ai pas besoin de vous dire, monsieur, que le plénipotentiaire français reçut l’ordre de soutenir cette demande avec force, d’insister sur une réduction considérable de la dette, et en général de ne s’arrêter qu’aux limites du raisonnable et du possible, toutes les fois qu’il s’agirait des intérêts de la Belgique. Ainsi la question n’est pas sortie des termes que j’avais nettement posés dans mes premières lettres : adoucissement en faveur de la Belgique dans les clauses financières du traité, et dans les stipulations fluviales ; maintien des stipulations territoriales, je ne dirai pas contre la Belgique, mais dans le sens de son acquiescement primitif, acquiescement inévitable alors, contre ses regrets et ses protestations d’aujourd’hui.

Comme nous tâchons de faire ici de la politique sérieuse, j’ai voulu, en traitant avec vous la question belge, me défendre de toute illusion, de tout entraînement sentimental, de toute déclamation révolutionnaire, non pas faute de sympathie pour la Belgique, d’intérêt pour sa nationalité, d’attachement pour la cause libérale en Europe ; et, sous ce rapport, M. de Mérode ne m’a pas rendu justice. Mais je croyais qu’il était essentiel de préciser tout de suite le possible, et je ne m’y suis pas trompé. D’ailleurs, je pouvais, en ma qualité de Français, au point de vue des intérêts de mon pays et de la situation générale, ne pas m’échauffer là-dessus comme les publicistes belges. Aussi ne me suis-je pas reproché le langage peut-être un peu dur que j’ai tenu dans cette polémique, et aujourd’hui comment me le reprocherais-je, moi qui sais que le gouvernement belge se reconnaît dans l’impossibilité absolue de demander à la conférence un changement quelconque dans les stipulations territoriales du traité de 1831 ? Pour la dette, c’était bien différent, quoique le traité fût un, et qu’il eût été intégralement signé par les plénipotentiaires belges, approuvé par le congrès, ratifié par le roi Léopold. Et néanmoins, je le répète, c’était bien différent ; on invoquait l’équité, on rappelait les réserves de la conférence, ses hésitations, leur effet moral, que rien n’avait pu annuler. Pour les questions fluviales, l’intérêt de la Belgique se confondait avec celui de la Prusse, de la confédération germanique et de l’Angleterre. Ajoutez-y des principes de justice conformes à ces intérêts, et vous verrez qu’on pouvait, qu’on devait réussir à les faire résoudre en faveur de la Belgique. Pour les questions territoriales, au contraire, rien de pareil : les prétentions de la Belgique sur le Luxembourg condamnées dès l’origine, et par les autorités les moins suspectes ; un échange de partie du Luxembourg contre partie du Limbourg consenti avec la plus grande peine, et cela se conçoit, par le roi Guillaume, par ses agnats de la maison de Nassau, par la confédération germanique ; trois puissances, l’Autriche, la Prusse et la Russie, formellement opposées à toute modification ; l’Angleterre plus qu’indifférente ; le gouvernement belge, plus effrayé que satisfait des démonstrations populaires, des comités patriotiques et autres manifestations extralégales qui inquiètent toujours un gouvernement ; la France, comprenant sans doute l’inconvénient d’avoir à portée de sa frontière la forteresse fédérale de Luxembourg, mais liée comme les autres puissances par ses engagemens de 1831, ayant déjà beaucoup fait pour la Belgique, et ne se devant pas à elle-même de provoquer la guerre européenne, pour que les Hollandais ne soient pas à Venloo, et que les Belges conservent tout le Luxembourg. Voilà, monsieur, la situation tout entière ; jugez si j’ai eu tort ou raison d’en apprécier rigoureusement les conséquences dès l’abord, et de ne pas les déguiser au peuple belge.

Il faut maintenant que je revienne sur ce qui s’est passé à La Haye dans le sein des états-généraux depuis l’ouverture de la session. On y trouve des manifestations dont il est impossible de ne pas tenir compte, et qui ont produit partout, je le sais de science certaine, une sensation très vive.

On avait remarqué, depuis 1834 à peu près, un mécontentement croissant de la part des états-généraux contre l’obstination du roi des Pays-Bas à rejeter le traité du 15 novembre. Dans les deux dernières sessions, ce mécontentement s’était prononcé avec plus de force. Les embarras financiers allaient en augmentant ; la guerre européenne, sur laquelle avait paru compter le cabinet de La Haye, n’éclatait pas et ne semblait pas prochaine ; la prospérité du royaume de Belgique s’affermissait et se développait chaque jour, ainsi que la solidité de son gouvernement ; un état militaire fort onéreux écrasait la nation néerlandaise, et le patriotisme batave se fatiguait non moins que l’attachement à la maison d’Orange. Le roi sentit qu’il fallait enfin céder, et au mois de mars de cette année, se déclara prêt à signer les arrangemens conclus en 1831, et qu’il avait repoussés jusqu’à ce jour. C’est en conséquence de cette déclaration que la conférence de Londres a repris ses travaux, et cherche maintenant à terminer la question. Le roi Guillaume recueille aujourd’hui le fruit de la concession qu’il a faite aux désirs de son peuple. On a répondu à son discours par une adresse votée presque d’enthousiasme, par un acte éclatant d’adhésion à sa politique. On y prend l’engagement solennel de le soutenir, dans la lutte nouvelle que pourrait nécessiter la résistance des Belges. On lui fait un devoir de défendre des droits irrévocablement acquis, puisqu’ils sont consacrés par un traité que les puissances médiatrices ont maintes fois déclaré définitif et irrévocable. Et ce n’est pas une majorité équivoque, une majorité flottante qui tient un pareil langage au roi des Pays-Bas. C’est toute une assemblée. Onze dissidens auraient voulu une rédaction plus belliqueuse encore. Un seul membre, homme d’une grande influence, il est vrai, et d’un caractère fort élevé, trouvait cette manifestation imprudente et de nature à rendre plus difficile une transaction devenue nécessaire. Fort de cette adhésion, le gouvernement néerlandais ne peut manquer de défendre avec plus d’énergie et de raison que jamais l’intégrité du territoire et les droits de la famille régnante. Si quelque chose pouvait l’embarrasser désormais, ce serait même plutôt l’excès que le défaut d’ardeur, dans le cas où la nation et les pouvoirs publics viendraient à se persuader que l’acceptation tardive du traité des vingt-quatre articles par le roi exclut toute modification dans les arrangemens qu’il contient. Cependant, monsieur, quoique des journaux allemands aient essayé, sous l’inspiration du cabinet de La Haye, de combattre le premier travail de M. Dumortier sur la dette belge, il me semble que cet honorable représentant a victorieusement établi, et dans cet essai et dans les explications toutes récentes qu’il vient de publier à Bruxelles, l’inexactitude des calculs fournis à la conférence par les plénipotentiaires néerlandais. La nécessité qui en résulte de réduire la part de la dette afférente à la Belgique, ne saurait être honnêtement contestée. Il est à espérer que la Néerlande elle-même finira par s’y rendre, s’il est vrai, comme je le crois, qu’on ait adopté à Londres, mais sans lui donner encore la forme officielle, un projet de dégrèvement dans la proportion de huit à cinq. Je vous parlerai donc protocoles, aussitôt que je le pourrai, et vous n’en rirez pas. Il n’y a que les sots qui se moquent de la diplomatie et des protocoles. Les protocoles et les traités sont pour les plus grands intérêts des nations, ce que sont les contrats de mariage et toutes les autres conventions légales pour les plus précieux intérêts des individus. La volonté des parties ne suffit pas davantage pour constituer une union légitime et donner un état dans la société civile, que l’insurrection pour constituer un gouvernement et donner sa place à un peuple au rang des sociétés politiques. Pour cela, il faut des protocoles, des traités et des plénipotentiaires, toutes choses qui valent bien de banales déclamations. Puisque le mot de protocole s’est présenté sous ma plume, je vous dirai, monsieur, en terminant cette lettre, que j’ai jeté les yeux sur un libelle intitulé : le Dernier des Protocoles, par un ancien diplomate français, qui vient de paraître ici. Je vous engage à ne pas vous laisser séduire par le titre, et si vous n’aimez pas les calomnies, l’histoire écrite en style bouffon, les ressentimens politiques descendant aux injures personnelles, à ne pas lire cette bizarre production de quelque orangiste en verve de scandale. Les Van de Weyer, les Lehon, les Nothomb, les Lebeau, sont au-dessus des ridicules que leur prête si généreusement ce pamphlétaire. Leur réponse est toute faite. C’est ce gouvernement qu’ils ont fondé, cette indépendance qu’ils ont établie, cette puissance nouvelle qu’ils ont donnée à la Hollande pour voisine et pour rivale ; c’est enfin ce souverain de la Belgique, avec lequel il faut maintenant compter, que l’Europe tout entière apprécie et reconnaît, et que même à La Haye on appellera bientôt le roi Léopold.


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