Leurs figures/VI

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Nelson, Éditeurs (p. 96-130).

CHAPITRE VI

LA JOURNÉE D’AGONIE DU BARON
DE REINACH

(19 novembre 1892)
Toute la nuit ses bourreaux le laissèrent sanglant et mutilé. Au matin, ils revinrent et lui dirent : « Allons ! aujourd’hui, il faut faire une petite promenade en ville. »
(Récit d’un martyre en Chine.)

Dans la nuit du 18 au 19, le baron n’a guère dormi. Debout dès l’aube, il court, le long du Bois de Boulogne si humide en novembre, chez Rouvier. Il lui annonce qu’il n’a pas pu déterminer Cornelius Herz à passer à Saint-James ou au ministère.

« Cornelius se disait souffrant, — a raconté par la suite Rouvier à la Chambre. — M. de Reinach, renouvelant ses instances, m’a demandé de l’accompagner… Il me répondait que c’était pour lui une question de vie ou de mort… Et alors, je ne sais si c’était prudent, en tout cas, ma conscience me dit que c’était humain, j’ai répondu : — Je suis prêt à faire la démarche que vous me demandez, si grave qu’elle puisse paraître, mais j’y mets une condition, c’est que nous ne serons pas seuls ; je veux qu’il y ait un témoin dans cet entretien. — Le nom de M. Clemenceau a été prononcé et j’ai dit : — Je ne connais pas de meilleur témoin. »

Des mots, des histoires ! N’attribuons aucune autorité à cette déposition d’un homme qui plaide pour son propre salut ; prenons-y seulement le décor des premières intrigues de cette interminable journée.

De grand matin, là-bas dans ce morne Saint-James, dans une villa qui regarde à travers un parc effeuillé les berges désertes et les brouillards de Puteaux, Reinach et Rouvier, tous deux congestionnés, mais l’un abattu dans sa graisse jaunâtre, l’autre musclé et défiant le destin, se concertent sur les moyens d’éviter la correctionnelle. Ils décident de s’adjoindre Clemenceau. Nous allons suivre ce trio. Une tragédie dans le brouillard. Des ombres qui s’agitent et puis le bruit d’un corps qui tombe.

Quand, vingt-quatre jours après le drame, les circonstances forcèrent les deux survivants à parler devant la Chambre et devant la Commission d’enquête, leurs récits ne concordèrent pas ; mais leurs accents, leurs visages, leurs sueurs, furent tels qu’on se sentit entraîné aux plus effroyables hypothèses.

D’après Rouvier et Clemenceau, Reinach croyait n’être pas inculpé. Il doutait même de figurer au procès comme témoin. Seulement un journal, la Cocarde, dirigée par Ducret, l’attaquait, et cela, il le ressentait avec une telle vivacité qu’il disait que c’était pour lui une question de vie ou de mort. Il affirmait que M. Herz pouvait faire cesser les attaques, et M. Rouvier, sans connaître d’ailleurs le moyen de M. Herz, consentit à se rendre chez lui pour l’inviter à s’interposer. Quant à M. Clemenceau, il accompagnait ces deux messieurs en personnage muet et seulement afin que Rouvier eût un témoin de sa conversation. D’ailleurs, M. Rouvier n’ouvrit pas la bouche !

Les impossibilités de ce système sautent aux yeux.

Qui croira que Jacques de Reinach, banquier puissant, Rouvier, ministre des finances, et Clemenceau, merveilleux tacticien, se soient proposé comme « une question de vie ou de mort », et sans parvenir à la résoudre, d’apaiser ce bon garçon, ou, si vous voulez, cette bonne fille d’Edouard Ducret ?

D’ailleurs, admettre qu’il s’agissait de gagner à tout prix Ducret, c’est admettre la véracité de ses accusations. Dès lors, que penser d’un membre du Cabinet et d’un chef parlementaire qui assistent un banquier voleur ?

Coupons au court. Ces messieurs prétendent avoir ignoré que, depuis le 4 novembre, leur ami était inculpé. Mais, dans son discours du 13 décembre, Rouvier avouera implicitement qu’il a connu l’inculpation. Voici sa phrase : « Dans la journée du 18 novembre, c’est-à-dire quatre jours après que le gouvernement eut autorisé le parquet à poursuivre… » Ainsi l’autorisation fut examinée en conseil des ministres ; Rouvier la combattit vigoureusement à plusieurs reprises, et il n’aurait pas demandé : « Qui poursuit-on ? » Allons donc ! le grave souci qui met en chasse MM. Clemenceau et Rouvier, ce n’est pas d’adoucir un Ducret. Ce n’est même point de sauver un Reinach. Ils s’efforcent de rattraper des documents terribles et de les enterrer avant l’explosion imminente.

Cornelius recommence l’opération qui, une fois déjà, lui réussit. En juillet 1888, il a télégraphié en clair à Reinach : « Il faut payer ou vous sauterez, vous et vos amis », et Clemenceau, accompagné de Ranc, a pressé le ministre Freycinet d’agir sur M. de Lesseps pour qu’il fournît l’argent et mît Reinach en mesure de satisfaire Herz. Eh bien ! en octobre-novembre 1892, nous assistons à une répétition de cette manœuvre. Herz promène çà et là le fameux document écrit par Jacques de Reinach et qui dénonce Rouvier, Arène, Devès, Barbe, Albert Grévy, Jules Roche, Dugué de la Fauconnerie, Floquet, Pesson, Léon Renault, Gobron, Proust, Béral, Thévenet, Sans-Leroy, Henry Maret, Le Guay, ajoutant que 1,340,000 francs ont été distribués par Arton à des hommes politiques dont on ne donne pas les noms. Ce papier fulgurant, il le montre notamment à Andrieux qui passe pour n’aimer pas Rouvier, et voilà de quoi mettre aux champs notre éminent ministre des finances.

Mais cette arme terrible, si l’on se reporte au témoignage de Stéphan, c’est Clemenceau lui-même qui, l’ayant reçue de Reinach, l’a transmise à Cornelius. Ainsi s’explique que, dans l’effort de cette journée d’agonie et pour peser sur l’implacable Cornelius Herz, Reinach et Rouvier requièrent le concours de Clemenceau.

Dans ce tragique colloque du 19 novembre, au matin, entre Reinach et Rouvier, quand le problème à résoudre, c’est de réparer les trahisons de Reinach, quels ne durent pas être les éclats de Rouvier ! Voilà des minutes où l’instinct de la conservation fait réapparaître la bête, — la bête des quais de Marseille et la bête du ghetto de Francfort, — dans un ministre et dans un banquier. À Cannes, en réunion publique, certain jour, ce Rouvier, ministre, vingt fois ministre, ne craignit pas de boxer sur l’estrade avec un contradicteur. Aujourd’hui ses fortes mains étrangleraient volontiers ce mauvais juif de qui vient tout le péril. Mais, quand la tempête secoue la barque, ce n’est pas l’heure que deux matelots satisfassent leur haine : Reinach et Rouvier se distribuent la besogne urgente.

D’abord ils aviseront à l’attitude de Floquet. On dit qu’au début de la séance celui-ci expliquera comment il a reçu de Panama trois cent mille francs. On est perdu si l’on entre dans la voie des aveux. Qu’il se taise. — Ensuite, il faut obtenir de Ricard qu’il ne se prête pas à l’interpellation Delahaye. — Enfin, troisième point : les citations des inculpés n’ayant pas encore été lancées, il faut, par un suprême effort, les faire ajourner, sinon déchirer.

Tout cela, pour gagner un délai, pour trouver le temps de satisfaire les deux cruels étrangleurs, Cornelius, qui veut des millions, et Constans, qui veut la présidence du conseil. Rouvier y va travailler toute la matinée au conseil des ministres ; il donne rendez-vous à Reinach pour deux heures, chez Clemenceau.

Où courut Reinach en quittant Saint-James ?

Vers midi, un commissionnaire sonnait au domicile de Georges Duval, secrétaire de rédaction de la Libre Parole, et le prévenait qu’en bas, sur le trottoir, un monsieur désirait lui parler. « En d’autres circonstances, dit M. Duval, je ne me serais pas dérangé, mais nous vivions dans un temps bizarre où, de toutes parts, nous arrivaient des concours imprévus. » Il descendit et trouva, qui se promenait de long en large devant la porte cochère, le baron de Reinach.

— Montez dans mon fiacre, il faut absolument que nous causions, dit-il au journaliste qui lui répliqua :

— Vous êtes compromettant, je ne tiens pas à être vu avec vous.

Le baron offrit de baisser les stores. Il paraissait affolé. La curiosité décida M. Duval.

— Place de l’Étoile, dit le baron au cocher. Puis, à M. Georges Duval :

— Je suis un homme perdu. Voilà Floquet qui avoue. Que pensez-vous de l’avenir ?

— Ma foi ! bien malin qui le pourra prédire. On raconte que le peuple commence à murmurer. D’ici à quelques jours, on manifesterait dans la rue que je n’en serais pas surpris. En tout cas, vous me semblez dans de mauvais draps.

— À qui le dites-vous ! La Libre Parole pourra se vanter d’avoir attaché un fameux grelot !

— Elle vous épargne systématiquement et l’on s’en étonne dans mon entourage.

— Oh ! de ce côté, je suis tranquille ! C’est quelqu’un des miens qui vous fournit des renseignements.

— Qui donc ?

— Andrieux, parbleu !

En livrant ce secret à M. Georges Duval qui n’avait pas à le taire, Reinach espérait-il qu’un écho en parviendrait au gouvernement, et qu’intimidés, les hommes politiques le mettraient hors de cause ?

Revint-il avec M. Duval sur son absurde projet d’acheter le silence de Delahaye ? Le fiacre aux stores baissés arrivait place de l’Étoile ; le baron de Reinach en descendit brusquement disant qu’il devait aller à un rendez-vous avec Clemenceau.

Le conseil des ministres s’était terminé à onze heures et demie. M. Rouvier déjeuna à Neuilly. Après midi, il revint à Paris dans sa voiture, la quitta dans les Champs-Elysées et se rendit à pied rue Clément-Marot. Sur le palier de Clemenceau, il rencontra le baron de Reinach, Clemenceau était sorti. Sans doute, il courait pour l’exécution du plan arrêté à Saint-James et que Reinach, vers midi, lui avait apporté. Rouvier et Reinach se quittèrent après s’être donné rendez-vous au ministère des finances, vers cinq heures. Il était deux heures.

À cet instant, du Palais de Justice, M. Quesnay de Beaurepaire écrivait au garde des sceaux :

« Paris, le 19 novembre 1892, 2 heures du soir,
« Monsieur le Garde des Sceaux,

« J’ai l’honneur de vous informer que je fais citer aujourd’hui MM. Ferdinand de Lesseps, Ch. de Lesseps, Fontane, Cottu, Eiffel et de Reinach à comparaître jeudi prochain 24 devant la première chambre de la Cour d’appel jugeant correctionnellement, sous prévention d’escroquerie et complicité, d’abus de confiance et complicité.

« La Cour accordera, s’il lui plaît, une remise pour l’étude du dossier et préparation de la défense ; mais du moins l’aSaire sera ainsi liée et fixée.

« Un dernier examen des pièces, joint à une nouvelle conférence avec M. le conseiller Prinet, enquêteur, m’a déterminé à modifier le projet de citation et à compléter celle-ci : 1° par une prévention d’abus de confiance contre le Comité de direction à raison de trente et un millions pris dans la caisse de la Compagnie pour opérer les manœuvres en vue de l’émission de 1888 ; 2° par la mise en prévention de M. de Reinach comme complice d’abus de confiance à raison de l’énorme somme qu’il a appréhendée sur les trente et un millions dissipés.

« J’envoie les citations à cinq heures. »

En même temps, M. Quesnay de Beaurepaire avertissait M. Loubet. Puis il adressait à M. Joseph Reinach le billet suivant :

« Samedi 19 novembre, heures.
« Mon cher ami,

« Je viens vous prévenir, avec un grand serrement de cœur, de la triste nouvelle qui va vous parvenir ce soir, ou demain matin, par une autre voie. Les citations dans l’affaire du Panama vont être lancées dans un instant, et elles contiennent un nom qui vous tient de bien près. La personne en question a dû vous prévenir, au surplus, puisque, le 4 novembre, M. le conseiller enquêteur l’a inculpée dans un interrogatoire.

« Croyez que je suis navré et que le devoir accompli sous mes yeux, à mon parquet, ne m’a jamais coûté si cher.

« Votre ami toujours.

« J. Q. de Beaurepaire. »

Cependant que ces lettres terribles, qui allaient transformer des conjectures en évidences, cheminaient à travers Paris, on voyait au Palais-Bourbon cette sorte de tension qui précède les catastrophes. Le monde parlementaire, couvert d’outrages par l’opinion, était ulcéré de fureur : et de crainte. La Chambre venait de siéger toute la semaine sans repos. Elle avait consacré quatre jours à d’inutiles efforts pour supprimer la liberté de la presse. Le jeudi 17, au cours d’une discussion, M. Pichon ayant prononcé le mot « journaliste », il y eut une poussée de haine que le Journal Officiel enregistra sous ce titre « rumeurs au centre » ; au point que l’orateur s’interrompit : « Mon Dieu ! je suis bien obligé de les mentionner ! »

Depuis le jeudi 10, l’interpellation de Delahaye « sur les lenteurs de la Justice à faire la lumière sur l’entreprise de la Compagnie de Panama » préoccupait tous les esprits. En séance, le garde des sceaux avait demandé que la discussion fût fixée au 17. Le mercredi 16, M. Rouvier lui-même fit une démarche près de M. Argeliès qui interpellait à côté de Delahaye, « sur la reconstitution de la Compagnie de Panama », pour obtenir que le jeune député de Corbeil reportât à huitaine son interpellation. Qu’Argeliès consentît, la Chambre trouvait là un bon prétexte pour ajourner aussi l’interpellation Delahaye. M. Argeliès refusa. Mais, le lendemain 17, la Chambre avait remis au vendredi 18 la discussion, puis du vendredi 18 à ce samedi 19.

À quatre heures, Rouvier arrivant au Palais-Bourbon traversa la salle du Laocoon. Sturel, qui causait avec Suret-Lefort, devina un drame sur la physionomie congestionnée du Marseillais.

— Quel déblaiement devant ton ambition, dit-il au député de la Meuse, si tu montais à la tribune pour réclamer la discussion immédiate de l’interpellation Delahaye !

— Il ne faut jamais s’attaquer à ceux qu’on n’est pas sûr d’achever, répondit le jeune député. Il quitta Sturel pour rejoindre Rouvier. La conjoncture lui semblait favorable pour obtenir une perception que lui réclamait un électeur capable de devenir son concurrent. M. Rouvier venait de dépasser de six pas Clemenceau, assis sur une banquette dans la salle Casimir-Perier. Il se retourna brusquement et, sans s’inquiéter de Suret-Lefort qui l’abordait, il dit au chef des radicaux qu’il voulait lui parler. Les deux hommes allèrent s’asseoir à l’écart.

D’après la version que MM. Rouvier et Clemenceau donnent de cet entretien, Rouvier aurait dit :

— Je viens de passer chez vous. Le baron de Reinach se trouve dans un état mental très fâcheux par suite de la polémique de la Libre Parole et surtout de la Cocarde. Il paraît être dans un de ces états d’esprit extraordinaires qui permettent les résolutions les plus graves.

Suret-Lefort, debout à une petite distance, attendit quelques instants. Il toussait, hésitait, avançait, reculait ; puis n’osant pas interrompre ce tête-à-tête, il entra en séance.

Ils sont tous là, les amis de Reinach ! Tandis que leur chef chancelant bat le pavé de Paris, ils accourent supporter le choc des étemels boulangistes. Les capitaines de la bande (c’est-à-dire les députés qui distribuèrent à leurs collègues les subsides panamistes) ont donné le mot d’ordre : c’est d’enterrer l’interpellation Delahaye. Les solitaires eux-mêmes (ceux qui touchèrent sans l’entremise d’Arton, de Reinach et des capitaines) comprennent d’instinct la tactique et marcheront au canon. Ce chaos dissimule une admirable discipline ordonnée par la peur et par la haine.

Dans un affreux silence, le président Floquet, tout pâle, s’est levé :

— L’ordre du jour appelle la discussion des interpellations… sur l’affaire de Panama. Chacun, ami ou ennemi, ressent les voluptés atroces de la peur par sympathie.

— Messieurs, avant de donner la parole…

Ici, tel est son trouble, que ce président expérimenté s’embrouille, confond avec les interpellateurs les orateurs inscrits pour leur répondre. De cette séance et de quelques autres qu’il va subir, son cerveau se liquéfiera. Un jour, on verra Floquet balbutier à la tribune, se taire, descendre, égaré. Aujourd’hui, il se reprend et d’une voix émue :

— J’affirme devant la Chambre que, dans les circonstances dont on a parlé, non seulement je n’ai exercé aucune pression sur qui que ce soit, non seulement je n’ai rien exigé, mais je n’ai rien demandé, je n’ai rien reçu, et je n’ai rien distribué.

Quels applaudissements ! quel triomphe ! et dans toute la Chambre, car il n’est pas mauvais, ce vieil homme, et tous ces gens amollis par des mœurs avocassières viennent de souffrir à voir ses mains qui pétrissaient la tablette de la tribune.

L’auteur de ce livre sait que ce Floquet dans sa fleur, et quand il était une bête ardente, n’eût pas eu pitié de ses adversaires, et pourtant, après qu’il est mort dans la pire déconfiture, nous ne pouvons nous rappeler comme un agréable spectacle cet après-midi où nous le vîmes mentir.

Dix minutes après, sur les bancs de la Chambre, on se passait de main en main une feuille sympathique au président, le Jour, qui venait de paraître et qui, trop tard informé de la volte-face obtenue par Reinach, annonçait qu’au cours de la séance, M. Floquet ferait une déclaration sensationnelle : « Il dira qu’effectivement, étant président du conseil et ministre de l’intérieur, à une époque de péril national, il n’a pas hésité — en présence d’adversaires qui dépensaient sans compter des sommes venues on ne sait d’où — à demander aux grandes institutions de crédit dont faisait alors partie la Compagnie de Panama leur concours financier en vue de la lutte engagée. » (Interview d’un des familiers et des amis de Floquet. Le Jour, 20 novembre 1892.)

Les rires montaient jusqu’au malheureux président. Il n’osa pas rappeler que le règlement interdit aux députés de lire leurs journaux en séance.

Le plan des concussionnaires continuait à se dérouler. Ricard, chapitré, contraint par les amis de Reinach, occupe la tribune et lui qui, le 10, a demandé la discussion à huitaine, il déclare solennellement :

— La Justice étant à l’heure actuelle saisie par les citations qui doivent être délivrées par M. le Procureur général près la Cour d’Appel de Paris, il m’est impossible de répondre aux interpellations…

Eh quoi ! les citations vont être délivrées ! Loubet saisit sa plume, il n’hésite plus dans cette extrémité à empiéter sur les pouvoirs du garde des sceaux. Il fait immédiatement porter un billet au procureur général :

« Graves nouvelles reçues d’Italie forcent à surseoir. Ne faites rien sans m’avoir vu. Je quitte à l’instant la Chambre et vous attendrai au ministère. »

Quelque chose pourtant rassure les députés dans la phrase équivoque de Ricard. C’est qu’il repousse l’interpellation. Les parlementaires l’applaudissent, cependant que les antiparlementaires le huent. Les trois interpellateurs défilent à la tribune pour protester ; ils réclament que la question de Panama soit largement discutée lundi. Les Bouteiller haussent les épaules ; ils espèrent bien que le Parlement servira ses propres intérêts contre des brouillons. C’est compter sans les jeunes parlementaires. « Oserai-je intervenir ? » se demande Suret-Lefort qui pèse le conseil de Sturel. Et tout d’un coup Barthou le devance :

— Je demande la parole.

Louis Barthou, ce Béarnais, en 1892, c’est un nouveau de la majorité, une sorte de fantassin, tout de suite familier avec les choses et les gens, énergique, de bonne humeur, net dans ses propos, avocassier dans ses démarches. Ses premiers mots décontenancent ses amis de la majorité :

— Une clarté complète…, dit-il. Pas d’équivoques ! Il y a des questions dont la Justice n’est pas saisie, qui sont indépendantes de l’action judiciaire et ne peuvent se confondre avec elle… Devant les bruits qui circulent, les accusations que l’on porte, il est nécessaire que toutes les affirmations, toutes les accusations se produisent librement, loyalement, et que les réponses soient aussi librement, loyalement entendues.

Infortuné Rouvier ! Misérable Reinach ! Ricard, qui n’a pas envie de se perdre, cesse de s’entêter et ne voit plus d’objections au débat. À lundi ! à lundi !

Barthou aurait-il cassé les reins du Parlement ? Cette assemblée, qui sort de la salle de ses séances, ne semble plus un animal avec une vigoureuse épine dorsale, mais un flot d’eau sale qui se répand dans les couloirs.

Rouvier immédiatement quitte cette mare de vains bavardages. Il court au Louvre et dans son cabinet ministériel où le baron de Reinach l’attend.

La peur et la joie suscitées par les scandales du Panama avaient dans cet après-midi tragique pour résultat et pour sommet l’ivresse de Reinach. Un homme saturé d’émotions violentes s’enfonce dans une sorte de stupeur qui, chez un heureux, s’appelle extase, et qui, chez celui-ci, doit s’appeler hébétude. Rouvier le trouva congestionné, vaincu, au fond du fauteuil ministériel. Il lui jeta les désolantes nouvelles de la séance, puis, aussitôt, ce Marseillais tout ressort entraîna ce juif de graisse déliquescente.

Le jour tombait rapidement. Le ministre et l’inculpé purent sortir du Louvre sans être dévisagés. Ils allaient implorer Cornelius Herz. Par un autre chemin, Clemenceau y courait.

Sur ce célèbre conciliabule du samedi 19 novembre, nous n’avons que les témoignages de MM. Rouvier et Clemenceau. Il y subsiste quelque chose de l’atmosphère vraie : des silences, des contradictions qui évoquent la terreur, mais nulle parole authentique. Un long répit de vingt-quatre jours, une fuite, une mort, permirent de tout maquiller.

D’après ces messieurs, Clemenceau arriva le premier chez Cornelius. À les croire, il n’aurait pas ôté son chapeau et son pardessus que déjà Rouvier et Reinach entraient. Le baron, sanguin à crever et les yeux hors de la tête, prononça peu de paroles. Elles paraissaient sortir de son gosier avec beaucoup de difficulté :

— M. Rouvier, ministre des finances, disait-il, a bien voulu m’accompagner auprès de vous pour joindre ses instances aux miennes et vous demander s’il est en votre pouvoir, comme je le crois, d’apaiser la polémique de la Libre Parole et de la Cocarde.

À quoi Herz répondit que ce n’était plus en son pouvoir, que, s’il avait été prévenu plus tôt, il aurait peut-être pu le faire par des influences personnelles.

Tel est le récit de MM. Rouvier et Clemenceau. Ils insistent sur ceci qu’ils ne parlèrent ni l’un ni l’autre. Cette courte visite aurait été une espèce d’entrevue de sourds et muets. On procédait par signes comme au chevet d’un moribond. M. de Reinach parut tout à fait déconcerté. Ses gestes plus que ses paroles suppliaient. Extraordinairement nerveux, il avait un parler saccadé et pénible.

« Je ne me souciais pas de prolonger la visite, a déclaré Rouvier ; j’y mis fin dès que je le pus. »

Voici la déposition de M. Clemenceau : « Quand M. de Reinach vit que Cornelius Herz était hors d’état de faire quelque chose pour lui, après avoir insisté par des mots qui indiquaient qu’il avait le plus grand désir d’aboutir à tout prix, par quelque moyen que ce fût, il se leva et vint à moi en me disant : — Je vous en prie, vous ne pouvez me refuser cela, menez-moi chez M. Constans ! — Vous pouvez y aller seul. — Non, répliqua Reinach, ce n’est pas la même chose. Venez avec moi. »

L’inculpé, le ministre et Clemenceau quittèrent Cornelius. Rouvier héla un fiacre devant la gare du Trocadéro et rentra chez lui en traversant le Bois.

Oh ! l’incompréhensible scène ! Soit : ces grands personnages, montés dans de telles circonstances chez le puissant Cornelius, n’y prononcèrent pas un mot ! Mais, tout de même, quel terrible et véhément dialogue ils auraient échangé s’ils avaient connu leurs rapports réels ! Et vraiment, les ignoraient-ils ?

Clemenceau devançant chez Cornelius les deux suppliants qui l’avaient décidé à intervenir lui aurait rapidement indiqué la situation parlementaire, puis baissant la voix :

— Ce papier que je vous ai porté en 1890 et qui constitue contre Rouvier, contre Reinach et contre les amis de Rouvier la preuve la plus écrasante, que comptez-vous en faire ?

— Je n’ai pas pris de décision ; je verrai.

— Reinach suppose que vous seriez disposé à remettre à un journaliste ou à un homme politique les chèques qu’il vous a confiés. Vous sentez dans quelle situation le pauvre bougre se trouverait ! À la fois corrupteur et délateur ! il serait écrasé comme dans un étau. Voilà ce qui l’affole !

Et comme on entendait le pas des deux pèlerins dans l’antichambre et que Cornelius ne répondait toujours pas, Clemenceau aurait eu fort raison de lui dire rapidement :

— Quel que soit votre plan, inutile, n’est-ce pas ? de raconter à Rouvier que le papier m’a passé par les mains. Je ne sais si Reinach lui en a dit un mot. Ce n’est pas d’ailleurs que je tienne à ménager ce Rouvier ! Ah ! si vous vouliez, Cornelius, quelle bonne campagne à faire avec vos dossiers sur Panama : à nous deux, nous écraserions l’opportunisme !

Mais la porte s’ouvrait. Et Reinach disait :

— J’aurais beaucoup de reproches à vous faire, Herz, vous m’avez pris mon argent et des documents que je n’aurais pas dû vous livrer ! Enfin me voici et M. Rouvier m’accompagne. Nous venons vous demander, quelles que soient vos conditions, de ne rien donner à la publicité. M. Clemenceau est au courant de tout ; il sera témoin de notre engagement, nous sommes à votre merci.

— Non, répondait Herz, il y a quelque temps je vous ai dit qu’avec six millions je me chargeais de tout arranger ; mais vous avez laissé passer le moment.

— Je ne les ai pas, ces six millions, suppliait Reinach, mais je suis prêt à souscrire tous les engagements.

— Non, c’est inutile. Vous vous trompez, je n’agirai pas contre vous. Vous et vos amis, vous n’avez pas eu confiance, vous avez négligé mes offices qui, d’ailleurs, aujourd’hui, arriveraient trop tard. Je crois que pour six millions je serais parvenu à calmer cette fâcheuse affaire. Mais je n’userai pas du document. Vous dites qu’on en parle ! Cela peut venir de Constans… Vous savez qu’en mars 1890, quand il a quitté le ministère, on l’a renseigné et sa documentation lui a permis de rentrer aux affaires quinze jours plus tard.

En vérité, les plus épaisses ténèbres enveloppent cette visite. Nul ne nous racontera cette conversation de Reinach, Rouvier et Clemenceau chez Cornelius Herz. On possède une lumière pourtant, une phrase de Cornelius Herz. Il a dit à M. Andrieux que Reinach et Rouvier l’étaient venus trouver, chacun dans son propre intérêt. Affolés tous deux également, ils sollicitaient l’intervention de Herz. Seulement Rouvier aurait eu une plus grande force de caractère que le baron de Reinach et il n’aurait pas poussé la crainte jusqu’à mettre fin à ses jours.

Quoi qu’il en soit, devant le langage menaçant et ferme de Cornelius Herz, Rouvier, vieux cheval de bataille, ne s’usera pas en supplications. Il rentre chez lui ; il ménage ses forces et verra venir. Peut-être espère-t-il encore que Loubet et Burdeau auront convaincu le procureur général d’abandonner les poursuites.

Quant à Clemenceau, si au quitter de Cornelius il accompagne encore Reinach, c’est apparemment qu’il veut entraver de ses bons offices cet agonisant et empêcher qu’à la dernière heure il ne rue dans le brancard parlementaire. Mis en face de la fameuse liste, il serait capable de s’écrier : « Je l’avais confiée à M. Clemenceau ! » Ah ! la mort de ce Reinach faciliterait bien des choses ; en attendant, il faut le convaincre par d’affectueux procédés que, si l’événement dépendait de Clemenceau, Herz et Constans plieraient.

Voilà d’une façon très plausible les idées que, pour rester conforme à soi-même, Clemenceau aurait dû remâcher dans le fiacre qui le menait, côte à côte avec le baron, de Cornelius chez Constans. Mais Clemenceau nie que la « liste Reinach » ait jamais passé entre ses mains ; il nie qu’on ait parlé de cette liste chez Cornelius Herz ; il affirme même l’avoir vue pour la première fois chez le juge d’instruction. (Ici l’erreur est certaine. On sait que M. Andrieux, quand il rapporta de Bournemouth la « liste Reinach », la soumit à M. Clemenceau. Et ce fait prouvé démontre que M. Clemenceau ne se croit pas obligé de témoigner contre soi-même.)

« Pendant tout le trajet, dit M. Clemenceau (de l’avenue Henri-Martin à la rue des Écuries-d’Artois), M. de Reinach était dans un tel état, il m’inspirait une si grande pitié, que je n’avais pas le courage de lui parler. Je ne crois pas que nous ayons échangé trois paroles. Je ne pourrais l’affirmer, mais je ne crois pas que nous ayons dit quoi que ce fût. »

Ainsi voilà l’attitude de M. Clemenceau : le silence. Quant à ses pensées, un profond attendrissement sur ce pauvre baron qui se meurt de ne pouvoir attendrir Ducret.

Sur cette entrevue avec Constans qui, vers sept heures un quart du soir, ne fut ni moins dramatique, ni moins mystérieuse que la précédente, MM. Clemenceau et Constans nous fournissent seuls des détails. Ils les apportèrent le mercredi 14 décembre, soit vingt-cinq jours après ces événements, à la Commission d’enquête. On remarque que M. Constans demanda d’être dispensé du serment. « Je donne ma parole d’honneur que je dirai ce que j’ai à dire, ce que je sais, de la façon la plus loyale et la plus nette, mais je tiens à ne pas aller au delà. » Quel sens donner à cette phrase ambiguë[1] ?

Voici la version de ces messieurs : Constans s’était mis à dîner vers sept heures. On lui passa une carte de Jacques de Reinach qui sollicitait instamment de lui parler. Il se leva de table et rencontra dans son antichambre Reinach et Clemenceau. Il les introduisit dans son cabinet et leur exprima sa surprise de les recevoir à cette heure. Il eut un petit mot pour rappeler à M. Clemenceau qu’il ne l’avait pas vu depuis plusieurs mois.

M. Clemenceau répondit que M. de Reinach allait lui dire la raison de sa visite : il devait savoir que le bruit courait qu’il était au fond de cette campagne,

M. Constans accueillit cette déclaration par les protestations les plus violentes. Comme Clemenceau, il était debout. Ils se tournèrent l’un et l’autre vers Reinach qui était assis sur un canapé, car il portait une rude chape.

De l’air d’un homme qui sort d’un rêve, Reinach reprit le thème de Clemenceau en le précisant :

— Je viens vous trouver, vous trouver précipitamment, parce qu’on me dit que vous avez une action suffisante sur un journal du matin pour l’empêcher…

(Un journal du matin ? Halte-là ! c’est une erreur, et sans doute une erreur calculée. Reinach, qui documentait la Libre Parole, n’est pas venu prier M. Constans de faire taire ce journal. C’est sur Ducret et la Cocarde que M. Constans agissait. Mais nous rapportons les dires de M. Constans.)

— Qui : on ? Quelle est la personne qui vous a dit cela ?

— Je l’ai lu.

M. Constans se mit en colère. Il semblait un homme très blessé qu’on lui tînt ce langage. M. de Reinach était renversé sur un canapé, les talons étalés sur le parquet, loin de la tête, les yeux en l’air. « Autant nous avions vu chez Herz un homme excité et résistant, a raconté Clemenceau, autant chez Constans je le vis détendu, très affaissé. »

— Vous vous êtes mépris ou l’on vous a trompé, disait Constans. Je n’ai aucune action sur qui que ce soit dans les journaux qui vous attaquent ou qui attaquent en ce moment certains de mes collègues, et, par conséquent, je ne puis en aucune espèce de façon intervenir.

— Il faut arrêter cette polémique, répéta Reinach.

M. Constans dit à plusieurs reprises :

— C’est impossible, je ne sais pas… Je veux bien chercher… essayer… Ne comptez pas sur moi… Je ne réussirai pas… Je ne peux pas.

Dans les conversations où l’un demande une chose que l’autre refuse ou ne veut pas accorder, c’est toujours la même phrase qu’on échange deux ou trois fois. Les gens d’esprit net sentent bien alors dans l’accent d’un homme excédé et dans son regard, qu’il n’y a pas à insister.

D’après Constans, Clemenceau se serait tourné vers Reinach et lui aurait dit :

— Vous voyez bien !

Constans veut indiquer par cette exclamation que Clemenceau avait dissuadé Reinach de cette démarche, qu’il en avait prévu l’inutilité. Mais ce « vous voyez bien » ne figure pas dans la déposition de Clemenceau. Clemenceau déclare, au contraire, qu’il avait admis une intervention utile de Constans.

Reinach se leva sans rien dire et se dirigea vers la porte. Cela seul est certain : le misérable baron de Reinach n’en pouvait plus.

M. Constans, pour tous détails, nous dit gaiement qu’il donna au banquier juif un écu. MM. Constans et Clemenceau se sont appesantis avec complaisance sur ce petit fait, parce qu’il a quelque chose de pittoresque et qu’en divertissant l’attention il semble en même temps un gage de la minutieuse véracité des déposants. M. de Reinach avait oublié sa bourse, il pria M. Constans de lui donner quelque monnaie pour régler le fiacre qui l’attendait. Cet emprunt peut avoir un sens si Reinach veut marquer son impuissance à fournir la rançon de six millions qu’exige Cornelius Herz. Autrement il est inexplicable. En effet, Reinach et Constans, au dire de ce dernier, se connaissaient fort peu. Et puis M. Clemenceau n’était-il pas désigné pour régler un fiacre dont il venait de partager l’agrément ? Enfin, ce fiacre n’allait-il pas ramener le baron chez sa fille ou dans son magnifique hôtel ?

M. Constans dépose qu’il a remis un écu au conseiller des finances françaises en lui disant :

— Je puis bien prêter cinq francs à un millionnaire. Reinach passa devant et descendit l’escalier. Il semblait blessé de l’accueil. Constans, qui fait cette remarque, dut ajouter à part soi, en verrouillant sa porte : « Voilà bien comme sont tous les tapeurs : celui-ci me dérange de table et il part encore irrité. » Mais M. Constans en a vu bien d’autres, c’est un gentilhomme indulgent. Il a déclaré à la Commission d’enquête : « Si j’avais vu à l’attitude de M. de Reinach qu’il eût en tête de commettre cet acte (se tuer), je ne suis pas dans l’intimité de M. Joseph Reinach, mais je le connais depuis quinze ans et, certainement, je l’aurais averti. »

Reinach et Clemenceau descendirent l’escalier sans se parler. Sur le trottoir, dans cette nuit noire du mois des Morts, Reinach pria encore Clemenceau de l’accompagner. Celui-ci s’excusa : on l’attendait chez lui.

Nous ignorons toujours avec quels éclats de récriminations, de menaces, M. Rouvier, puis M. Clemenceau, successivement, ont abandonné le malheureux, d’ailleurs peu recommandable, autour de qui ces deux énergiques amants de la vie flairaient une odeur de mort.

Voici comment M. Clemenceau résume ce dernier instant :

« M. Reinach m’a serré la main, en montant en fiacre, et m’a dit : — Je suis perdu. — Je voyais un homme frappé à mort, mais je ne savais pas pourquoi il était perdu ; je l’ai quitté et je suis rentré à pied chez moi. »

Ainsi Clemenceau et Rouvier, à les croire, avaient accompagné ce gros homme « par un sentiment de pitié », et ils l’abandonnent quand il ne dit plus : « C’est une question de vie ou de mort », mais tout au court : « C’est ma mort. » Ils l’abandonnent dans la rue, à l’heure du jour la plus mauvaise conseillère. Clemenceau remonte de son pas sec et décidé, la canne en moulinet, vers la rue Clément-Marot. Paris retentit des journaux du soir et, entre tous, de cette Cocarde qui de rien monte brusquement à des tirages de 300,000. « Demandez la Cocarde, sa cinquième édition : le Panama à la Chambre. Les mensonges de Floquet. Les poursuites pour escroquerie contre le baron de Reinach. » Un tourbillon de colère et de badauderie, qui depuis un mois grossit, vient d’enlever tout ce qui traînait de soupçons et de petits faits pour en composer une trombe formidable, que nulle intrigue pour l’instant ne rompra, mais que l’on peut jeter sur quelque victime expiatoire.

Vers huit heures, quand du fiacre payé par M. Constans le baron de Reinach descendit chez son gendre et neveu Joseph Reinach, une pire atmosphère encore l’attendait autour de la table de famille. Il trouva dans son assiette le poulet envoyé vers deux heures à Joseph Reinach par le procureur général. Une scène terrible éclata entre les deux hommes. Les actionnaires de Panama, réunis en assemblée générale, n’eussent pas fait au baron plus de tapage que M. Joseph Reinach qui, à toute volée, lui jetait son grand grief, non pas : « Vous avez déshonoré notre nom », mais : « Vous me coûtez une ambassade. »

Vers huit heures et demie, Joseph s’interrompit pour téléphoner l’irrémédiable nouvelle à Rouvier. Il prévint aussi les plus importants des cent vingt-trois députés que le baron avait corrompus et dénoncés à Cornelius. L’intensité de ce cri d’alarme, véritable sauve qui peut ! « Le baron est impliqué ! » doit se mesurer sur l’affolement et d’après les résolutions qu’allait prendre cette famille Reinach ; mais les figures de ces correspondants penchés sur le récepteur, hélas ! nous ne les verrons point. En ce temps-là, conséquence d’une surproduction de drames, il y eut d’irréparables gaspillages de physionomies tragiques.

De tous côtés on s’avertissait, et de toutes parts venaient des nouvelles d’échec. Le parquet avait refusé de céder au président du conseil. Vers quatre heures, en effet, M. Quesnay de Beaurepaire avait reçu le mot de Loubet l’invitant à suspendre l’action judiciaire et l’appelant place Beauvau. Cette lettre l’avait bouleversé ; elle ne contenait pas les seuls mots qui pussent rassurer le magistrat : « Je vous écris d’accord avec mon collègue de la Justice. » Il soupçonna un piège. Il n’avait plus que deux heures pour notifier les citations avant l’expiration de l’heure légale. Il s’avisa de réclamer plusieurs voitures où il installa ses huissiers munis de leurs copies et avec ordre de se tenir prêts devant la grille du ministère. Lui-même courut place Beauvau. M. Loubet n’était pas rentré. Il tarderait à peine quelques minutes, disait son chef de cabinet. À six heures, M. le procureur général fiévreux attendait toujours. L’heure légale était passée, les huissiers ne pouvaient plus instrumenter. À six heures un quart, M. Loubet, flanqué de M. Burdeau, reçut M. Quesnay.

Les « graves nouvelles d’Italie » signifiaient-elles quelque machine combinée là-bas par Reinach, baron italien, dans sa fugue de Monte-Carlo ? Le président du conseil avoua qu’il les avait inventées pour arrêter le départ des citations :

— Ne convenait-il pas de réfléchir avant d’accomplir un acte irréparable ?

M. Loubet parlait avec embarras. Enfin, appuyé par M. Burdeau, il demanda s’il était nécessaire de comprendre dans la poursuite le beau-père de M. Joseph Reinach.

M. Quesnay de Beaurepaire distinguait nettement que ces gens, qui n’avaient pas pris sur eux de s’opposer aux poursuites, voulaient lui faire assumer des retards et des modifications. Ministres, ils n’osaient pas agir sur leur collègue, M. Ricard, et ils voulaient que lui, procureur, s’opposât à son chef. Il protesta avec véhémence.

M. Burdeau prit la parole :

— Vous ne pesez donc pas les conséquences de votre acte ? C’est la guerre des radicaux contre les amis de Gambetta, dictée par la haine et par l’ambition. Derrière Jacques de Reinach, on cherche Joseph. C’est notre vieux point de ralliement, le journal La République Française, qu’on s’est promis de noyer dans la boue. Par la blessure qu’on ouvre, le plus pur sang républicain coulera.

Le procureur général répondit :

— C’est un vrai supplice que vous me faites tous subir depuis un mois ; s’il faut aujourd’hui quitter la ligne droite, je vais donner ma démission, M. Burdeau avait les larmes aux yeux. Il serra silencieusement la main de M. Quesnay de Beaurepaire et sortit. Cependant que le président du conseil, épouvanté du scandale que causerait dans les conjectures la démission du procureur général, donnait à celui-ci mille satisfactions de mots, le ministre de la marine courait prévenir les Reinach.

Il leur dit l’inutilité du suprême effort tenté dans le cabinet de la place Beauvau. Le plus audacieux des subterfuges n’avait pu que reculer jusqu’au lundi les citations. L’heure arrivait des suprêmes arrangements.

Au terme de cette journée où le gros baron a trouvé toutes les issues closes, le cercle se resserre jusqu’à lui mettre deux mains d’étrangleurs autour du cou. Ses complices, qui d’abord pensaient s’évader du péril avec lui, travaillent à l’y murer. Depuis quelque temps un gêneur, il est devenu pire qu’un suspect. Aussi peut-on le tenir pour un cadavre en train de se faire. Jam fœtet. Ils piétinent de hâte pour l’ensevelir.

Que fît ce paria de ces dernières heures ? Ainsi qu’il arrive quand on suit une chasse, nous découvrons des traces, nous entendons les chiens, mais la bête, nous l’apercevons par rares intervalles. On dit l’avoir vu vers onze heures dans un petit entresol, chez deux sœurs qu’il entretenait. Ailleurs qu’auprès de ces filles, pouvait-il trouver désormais un coin pour souffler ?

Sans amis, sans horizon, sans dignité intérieure, plus triste qu’un chien perdu et pourtant incapable de nous émouvoir, l’inculpé rentra chez lui vers deux heures du matin et demanda du café.

Il but aussi beaucoup d’eau. Au terme de ce terrible lancer, c’est le gibier dans la mare.

Nul doute qu’à cette extrémité et quand il fit sa suprême méditation : « La vie vaut-elle la peine d’être vécue ? » le baron de Reinach ne se comprît comme une victime expiatoire. Les administrateurs qui voulaient rejeter sur les parlementaires la vindicte publique ; les parlementaires enragés d’être trahis ; Cornelius décidé à tout briser ou à faire de l’or ; le gouvernement qui ne pouvait pourtant pas poursuivre cent cinquante députés, sénateurs et grands fonctionnaires ; la Justice qui ne voyait plus que la mort pour arrêter un procès scandaleux ; sa famille enfin, tout chassait ce malheureux dans les résolutions extrêmes. Ainsi Israël jadis poussait au désert le bouc chargé des malédictions qu’il fallait détourner de dessus le peuple.

Rien ne fausse plus la réalité que d’y vouloir trouver des types absolus et complets. Frivole et grossier, ce jouisseur cynique, ce porc du boulevard, ce Jacques de Reinach a tout de même des entrailles humaines, familiales. De longs siècles de ghetto le formèrent. Et puisque Joseph, sous sa redingote de la Conférence Molé, cache les obstinations d’un prophète d’Israël, j’admets que ce baron se sacrifia comme un patriarche pour sa tribu. Pourquoi n’eût-il pas ressenti des sortes de remords ? Il est très possible qu’il ait été si bon père que de ne pouvoir supporter le tort qu’il allait causer à son gendre.

… Le valet de chambre, Jean Kermadec, a raconté que, le lendemain dimanche, quand il voulut entrer dans la chambre de son maître, il trouva « un membre de la famille » qui lui dit :

— Ce n’est pas la peine : le baron est mort.

À la même heure, Hébrard courait chez Cornelius Herz et lui criait :

— Reinach s’est empoisonné.

Cornelius demanda :

— Et les papiers ?

Hébrard répondit :

— Depuis six heures, Joseph brûle.

Cornelius se rendit aussitôt chez son avocat, Andrieux. Dans la matinée, Andrieux chercha Ducret à Neuilly. On le renvoya aux bureaux de la Cocarde. Sans préambule, il proposa au journaliste une « conspiration ».

— Cela nous a mal réussi au temps du boulangisme, observa Ducret. Néanmoins, conspirer avec vous ne peut être qu’intéressant.

Andrieux parla d’argent, puis il continua :

— Vous paraissez savoir beaucoup de choses, j’en connais aussi d’intéressantes. En outre, je vous apporte de précieux concours que vous ne soupçonnez pas. Il faut marcher avec Cornelius Herz, et non contre lui ; il faut s’accorder avec Clemenceau.

Le Temps imprima le soir même que le baron de Reinach était mort d’une congestion cérébrale. C’est une version que, le 14 décembre, Rouvier essayera encore de maintenir : « Le dimanche matin, dit-il, quand j’ai su par une communication de M. Joseph Reinach que le baron était mort dans la nuit, je me suis rendu chez M. Joseph Reinach qui m’a dit que son beau-père était mort d’une congestion cérébrale. Je lui ai demandé : — Est-ce bien d’une congestion cérébrale ? — Il m’a répondu : — Oui. Le médecin l’a dit. Des esprits malveillants pourront prétendre qu’il est mort empoisonné, mais le médecin affirme et nous tenons qu’il est mort d’une congestion cérébrale. »

On voit le regard, on entend le ton de ces deux hommes forts.

Cependant, M. Quesnay de Beaurepaire mandait d’urgence à son domicile les huissiers, et, comme la mort éteint toute poursuite, il faisait recopier les citations en supprimant ce qui avait trait au baron de Reinach.

Les exploits ainsi allégés furent notifiés le lundi matin 21 novembre.

  1. Examinez en regard la formule complète du serment dont M. Constans pria qu’on le dispensât : « Vous jurez de parler sans haine et sans crainte, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ? — Je le jure. »