Leurs figures/XIII

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Nelson, Éditeurs (p. 273-281).

CHAPITRE XIII

LES BOUCS ÉMISSAIRES

Les débats de la cour d’assises s’ouvrirent le 8 mars. Dans les couloirs du Palais de Justice, Suret-Lefort toqué, enjuponné et tout souriant, fendait la foule pour rejoindre Sturel et, d’un ton à la fois amical et protecteur, il prétendait que l’affaire ne pouvait plus avoir de retentissement politique. Sturel, tout de suite piqué, ne voyait pas pourquoi le jury innocenterait les chéquards, ni pourquoi ceux-ci couvriraient leurs complices. Le jeune avocat député, pour atténuer ces hauts propos qui pouvaient le compromettre, rit longuement, avec une sorte de scandale, la main appuyée sur l’épaule de son ami.

Comme Sturel, le public comptait que MM. Charles de Lesseps et Fontane, assis au premier rang avec Baïhaut, parleraient, et l’on avait aussi bon espoir dans le sénateur Béral, dans le député Sans-Leroy, dans le député Dugué de la Fauconnerie, qui tenaient le second banc, non moins que dans les honorables Proust et Gobron assis en serre-file.

Baïhaut fit une faute de goût. Contraint d’avouer, il étala toute sa concussion :

— Je suis coupable ; je demande pardon à mon pays, etc., etc.

De tels tralalas peuvent plaire dans un crime passionnel, mais étonnent dans une histoire de volerie. On le lui fit bien voir.

Charles-François Sans, dit Sans-Leroy, entendit mieux ses intérêts :

— L’accusation, dit-il, me poursuit avec énergie parce que, sorti de la Chambre depuis cinq ans, je ne suis plus à craindre, alors qu’elle laisse tant d’autres…

Et comme le président l’interrompait :

— Bon, bon ! dit-il, je ne veux pas servir de bouc émissaire.

On ne le pourchassa pas outre mesure. C’était clair comme le jour : membre de la Commission chargée d’étudier le projet d’autorisation des obligations à lots, il était devenu, d’hostile, favorable au projet à la suite des libéralités de la Compagnie, et par son revirement il avait décidé le vote, quand ses collègues se divisaient en deux parts égales. Mais l’habile homme, lauréat du Concours général, favorisé de l’amitié d’Herbert de Bismarck, nia éperdument.

— Tout de même, lui avait maintes fois répété le juge d’instruction, comment expliquez-vous que, le lendemain du jour où les arguments de la Compagnie vous convainquent, vous payez vos dettes ?

— Je m’expliquerai devant le jury.

— Deux cent mille francs ! Vous avez payé deux cent mille francs ! Cela ne se trouve pas dans le pas d’un cheval.

— Devant le jury ! devant le jury !

Cinq mois, il s’obstina. Puis, en cour d’assises, à la question du président :

— Et les deux cent mille francs ?

— C’est bien simple, monsieur le président, c’est un remploi de la dot de ma femme.

— Un remploi ! pouvez-vous le justifier ?

— Par des actes, des papiers notariés.

— Vous les avez ?

Son avocat fit passer au jury une liasse énorme de papiers : remplois dotaux, aliénations, saisies, partages, etc… On sait combien est difficile la lecture d’actes grossoyés. Que pouvaient y voir ces douze braves gens ?

— Mais pourquoi n’avez-vous rien répondu à l’instruction ?

— Je préférais réserver mes moyens de défense pour messieurs les jurés.

Le ministère public aurait pu réclamer une suspension de séance, examiner les pièces avec un notaire jusqu’au lendemain, mais le gouvernement ne tenait pas à une condamnation.

Antonin Proust, Dugué de la Fauconnerie et Gobron ne niaient pas d’avoir reçu chacun du baron de Reinach un chèque de vingt mille francs. Gobron soutint que son chèque représentait vingt parts d’une société de tannage qu’il avait cédées à M. de Reinach. Par malheur, à la date où il fallait placer cette vente, ladite société de tannage n’existait pas encore. Proust et Dugué prétendirent avoir coopéré le plus honnêtement du monde à un syndicat de garantie. Fort bien, mais M. Proust avait crié à la calomnie jusqu’à ce qu’on lui mît sous les yeux une lettre photographiée du baron.

Béral avait touché quarante mille francs. Deux fois plus que chacun de ses collègues. C’est qu’il ne s’était pas borné à voter, il avait parlé en faveur du projet de loi. Il argua que c’était le paiement d’honoraires dus depuis quatre années. Il les avait attendus bien longtemps ! Mais pourquoi poursuivait-on ce pillard, tandis qu’on laissait indemne le sénateur Albert Grévy, de la famille des grands voraces, des Grévy-Wilson, qui avait fourni exactement la même justification ?

Au total, le sextuor, bien qu’exécuté par six chanteurs distingués, parut maigre. De la bonne musique de chambre, mais qui sentait son fragment. On eût voulu la grande symphonie d’ensemble, le chœur des parlementaires.

Il est à remarquer que dans ce procès, sur le chef de corruption, on n’appela pas à la barre des témoins le premier qu’il eût fallu entendre, l’accusateur Delahaye. On craignait que, poussé à bout, il ne se tournât vers le banc des accusés : « Mais parlez donc, Cottu, Lesseps ! vous par qui j’ai levé ces gibiers ! »

Heureusement pour les amateurs, il avait bien fallu convoquer et interroger les Floquet, les Ranc, les Clemenceau, les Freycinet, les agents Soinoury et Nicole.

Charles de Lesseps raconta les services que lui avait offerts Cornelius Herz, les trois cent mille francs que lui avait demandés Floquet, l’intervention de Clemenceau, Floquet, Freycinet et Ranc pour qu’il versât douze millions à Cornelius Herz qui les domptait ou les apprivoisait. Certaines nuances d’ignominie les plus rares ne peuvent apparaître que si le monde parlementaire se superpose au monde judiciaire : dans cette revue de tous les chantages, on vit les parlementaires faire chanter les femmes elles-mêmes. Sur l’invitation de M. Loubet, ministre de l’intérieur, M. Soinoury, qui reçut immédiatement comme récompense la direction de l’administration pénitentiaire et la croix d’officier de la Légion d’honneur, avait proposé à Mme Cottu en pleurs qu’elle allât chercher dans le cachot de son mari quelques noms de chéquards droitiers, moyennant quoi Cottu serait relâché.

Des huées accompagnèrent ces divers personnages. Le pompeux Floquet eut les yeux gros de larmes. Les magistrats, inquiets que tout ne sautât, touchaient à ces nobles témoins avec les précautions des gens de police quand ils transportent une marmite à renversement.

Le directeur d’une publication opportuniste, M. Ferrari, de la Revue Bleue, fut si charmé du tour d’esprit qu’avait montré en l’occurrence le policier Soinoury que, séance tenante, il l’engagea comme collaborateur.

Le représentant du ministère public, M. Laffon, créature de Léon Bourgeois, requit avec les grands mots d’honneur et de vertu qu’il laissait tomber en époussetant son rabat d’un air dédaigneux et fatigué. Ce n’était plus que l’immoralité et la satiété d’une fin de carnaval, autour de six pauvres hommes, à la fois reniés et absous par ce public, de la même manière à peu près que des filles qui se recoiffent sont contemplées par des noceurs.

À la buvette du Palais-Bourbon, en fin de séance, on organisait volontiers des délégations qui venaient voir « ce bon Béral » et « la tête de Gobron » : histoire de s’accoutumer aux risques professionnels ! Le dernier jour, sur les bruits d’acquittement, M. de Nelles, moins déprimé et qui voulait payer d’audace, se joignit à l’une de ces caravanes. Aux guichets du Palais de Justice, gardés par des municipaux, ils se nommèrent et l’officier de paix s’inclina si drôlement : « Députés ! comment donc ! passez, messieurs ! » que la foule ricana de la façon la plus insultante. « Ils y entrent plus aisément qu’ils n’en sortent », disait-on.

Les accusés tenaient leurs figures flétries constamment tournées vers leurs collègues venus en voyeurs. Quelles pensées ceux qui étaient pris échangeaient-ils avec les autres ? Nul signe du moins, car le public narquois les surveillait et disait qu’il y a toujours des injustices et qu’on avait donné aux six un tour de faveur.

Le baron de Nelles ayant déclaré, d’un ton fort aristocratique :

— Bigre ! ça ne sent pas bon ici.

Quelqu’un répondit :

— Ça sent les boucs émissaires.

Cette semaine des boucs émissaires, après les scandales du Palais-Bourbon, après la « Première Charrette », après la « Journée de l’Accusateur », demeure surtout mémorable par son caractère canaille. Tout ce monde d’avocats, renseigné sur cette comédie politico-judiciaire, ricanait, sifflait, crachait. Les plus naïfs stagiaires disaient :

— Leur crime, c’est de s’être laissé pincer.

Le 21 mars, tous, sauf Baïhaut, furent acquittés. L’innocent Sans-Leroy retourna avec son beau ruban de la Légion d’honneur jouir dans l’Ariège du bien-être que lui avait constitué son industrie. (Il est vrai que le 23 mai la cour d’assises devait condamner Arton par défaut à la dégradation civique, à cinq ans de prison et à 400,000 francs d’amende « attendu qu’il est suffisamment établi qu’en mars et avril 1888 il a corrompu par ses promesses et présents M. Sans-Leroy, député ». — Voilà donc le même fait certain ou faux, selon les besoins de l’intrigue. La tragédie, qui rapidement s’était faite comédie, devient une basse bouffonnerie…)

En sortant du greffe, les acquittés se rendirent chez l’un d’eux qui offrait un lunch, comme c’est la coutume après un mariage ou une réception académique. Le mot d’ordre avait couru : « Antonin Proust recevra après la cérémonie. » Arrivés en fiacre successivement, ils trouvèrent sur le trottoir les camarades tout échauffés. Poignées de mains, quelques vivats, de larges tapes dans le dos :

— Ce pauvre vieux ! Le coffre est toujours bon ?

L’histoire aussi était sur le trottoir et, quand le magistrat relâche ces parlementaires, elle les retient. Un instant, pas davantage. Puis elle les livre à l’oubli dédaigneusement confondus avec les « non-lieu ». La France, volontiers, contemplerait les cages où cent quatre députés tresseraient des chaussons et videraient leurs baquets : elle permet qu’on laisse voler cette demi-douzaine de serins (picoreurs, grappilleurs). Ils furent seulement obligés de changer de café.