Leurs figures/XVII

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Nelson, Éditeurs (p. 348-359).

CHAPITRE XVII

SURET-LEFORT MANGE BOUTEILLER

Aux élections d’août-septembre 1893, le plus grand nombre des chéquards furent réélus.

Comme jadis après la fièvre boulangiste, l’accès de Panama tombé, on était revenu au plus immoral « chacun pour soi ». Dès l’instant que l’opposition avait écarté les moyens révolutionnaires et refusé d’exiger une dissolution, les parlementaires ne s’étaient plus inspirés que du « Sauve qui peut ! » ordinaire. Devant les électeurs, ils s’entr’aidèrent ou se trahirent, selon leurs convenances, qu’ils fussent de droite ou de gauche, intacts ou tarés.

Nelles et Bouteiller lièrent partie. Le premier échoua ; les ennuis qu’il avait de sa femme y contribuèrent. Bouteiller réussit, mais il revint à Paris chargé de dettes et d’une impopularité que nourrissaient les rancunes des boulangistes, sa vénalité probable et son évolution vers le modérantisme.

Quelques jours après la rentrée, Bouteiller occupant la tribune, un nouvel élu socialiste, enivré de son mandat et pareil au taureau quand il entre tout frais dans l’arène, lui cria :

— Racontez-nous plutôt vos bénéfices du Panama !

Très pâle, encore fatigué de sa rude campagne électorale — et l’on disait que depuis ses dégoûts il prenait des habitudes de débauche — Bouteiller se pencha pour que les sténographes lui répétassent l’interruption. Il haussa les épaules, mais pressa son débit. À chaque phrase maintenant les socialistes l’interrompaient :

— Et Panama ?

La majorité, mécontente que l’orateur donnât l’occasion de renouveler ces scandales, le soutenait mollement. Il prit ses notes en main ; on vit vaciller les feuillets.

— Vous tremblez, lui jeta son cruel interrupteur.

Et machinalement, sur la table de la tribune, il posa les papiers.

Peu de jours après, il y eut une réunion de la gauche radicale. Suret-Lefort, qui venait d’être réélu avec la complaisance secrète des conservateurs, exposa les idées de Saint-Phlin. Il demanda que des leçons de choses et des promenades missent les jeunes instituteurs, dans les écoles normales, au courant des besoins régionaux. Il fit valoir que ce serait élargir l’influence locale des instituteurs. Bouteiller appuya son jeune collègue. Et c’est alors qu’au milieu d’un morne silence on vit une scène dépouillée de pittoresque, mais infiniment tragique dans ses dessous.

Suret-Lefort aspirait à prendre dans la majorité républicaine la place que Bouteiller compromis et décrié ne semblait plus en puissance de tenir. Et puis le jeune ambitieux était excédé de la suprématie que son collègue exerçait en Lorraine. Il faut reconnaître une grande vérité d’où naissent les amertumes des hommes de parti : un soldat déteste plus son lieutenant que le lieutenant de l’armée ennemie. Les dégoûts qui saturent bien vite un homme plongé dans la politique lui viennent moins de ses adversaires que de ses coreligionnaires.

Suret-Lefort osa dire :

— Je réclamerai un crédit supplémentaire et déposerai une motion, mais je demande ici que M. Bouteiller n’intervienne pas pour faire perdre quarante voix, comme il y a cinq jours.

Un silence succéda ; on baissait les yeux. Le coup si rude ne fit pas chanceler Bouteiller. Il répliqua. C’était improvisé et ce fut superbe. Il savait qu’en politique il faut toujours se composer, au mieux des circonstances, l’attitude d’un homme qui n’envisage rien que l’avantage général. Et puis, pas d’injustice : il y a une chose qu’on ne peut contester à ce désagréable Bouteiller, c’est une sorte de magnanimité professionnelle ; il se prise si haut qu’il confond toujours ses propres intérêts et les intérêts de son parti.

— Je remercie, dit-il en substance, mon ami Suret-Lefort de m’avoir fait songer que l’heure est peut-être venue de céder la place à des talents plus jeunes. Je répondrai pourtant à ce qu’il dit de mon impopularité devant la Chambre. Ce qu’on poursuit en moi, c’est l’homme qui s’est mis en travers du honteux torrent boulangiste, c’est l’homme qui s’est opposé à la campagne d’outrages et de soupçons menée au nom d’une honnêteté suspecte contre la politique républicaine. Le boulangisme, sous quelque nom qu’il se masque, a-t-il fini ses entreprises ? Je renoncerai à la vie publique quand les nouveaux venus de mon parti m’auront prouvé qu’ils sont à même de triompher sans leurs anciens.

Il traita ce thème avec une admirable vigueur, brièvement. Mais quand il eut terminé, lui qui avait si fort l’habitude de la parole, il était trempé de sueur. On l’admira ; on ne changea point des résolutions arrêtées en secret : Suret-Lefort fut désigné pour parler seul.

Certes, aux yeux du psychologue, l’extérieur de Bouteiller ou de Suret-Lefort ne promet rien que de mauvais. Chez le souple Suret-Lefort, comme chez Bouteiller durci déjà par quelque usure, les yeux se montrent ardents, la bouche sans humanité, la physionomie fausse et terrible. Ni l’un ni l’autre n’ont d’amis : ils ne se proposent jamais rien que pour surnager et pour dominer, et ils ne s’interrompent jamais de cette fureur. Toutefois, Suret-Lefort, plus éloigné que Bouteiller de la première fournée républicaine où il y eut des hommes d’État, est avant tout « électoral », c’est-à-dire amène, bénisseur et sachant rire. Par là il comptait chez ses collègues et chez les journalistes plus de sympathies que son rival du jour : ce fut une traînée de poudre pour se réjouir de son succès.

En sortant de la Commission, Bouteiller ne quitta point le Palais-Bourbon ; il prit sa place en séance, et les félicitations qu’à deux pas Suret-Lefort recevait lui firent comprendre à quel complot il succombait. Son échec prenait l’ampleur d’une exécution. Il crut sentir au dedans de lui-même des cavernes qui s’ouvraient, des réservoirs obscurs de sensibilité. Chez tout homme il paraît y avoir une âme de poète. Certains meurent sans l’avoir entendue. Bouteiller ne l’entendait pas alors qu’il était jeune, enivré par ses succès, amoureux tout frais de sa cause. Mais cet après-midi quand, pour le bien des idées mêmes auxquelles il s’est donné corps et âme, tous ses amis se rallient au médiocre et brillant Suret-Lefort, Bouteiller trahit dans son regard et jusque dans son teint terreux une extraordinaire puissance de tristesse. Contre ses adversaires et pour son parti, il eût avec ivresse trouvé d’immenses réserves d’énergie, mais être renié, livré en dérision ! Et quel moyen de se venger ? En s’arrachant de ces coreligionnaires qui le sacrifient, il romprait des liens faits de sa chair et par où un même sang les vivifie.

Pour diminuer si possible la portée de l’incident, il se contraignit, avant de quitter la Chambre, d’adresser quelques mots à Suret-Lefort qui, courtois, bref et distrait, prit avec rapidité tous les avantages de sa nouvelle importance.

Cette exécution hypocrite parut rompre les reins à Bouteiller plus sûrement que les scandaleuses séances de la dernière législature n’avaient fait aux panamistes. Il semblait qu’avant de commencer une ère de paix et d’oubli on s’accordât sur une concession nécessaire.

Ce vaincu ne dormit pas. Il se disait : « J’ai refusé deux ministères, et, moi qui trois fois ai été rapporteur général du budget, cette année je ne serai même pas de la Commission. » Ce n’était pas un homme affaissé, un de ces coureurs que l’on voit abandonner leur bicyclette, se coucher à terre et souffler : « Laissez-moi, je ne peux plus vouloir. » Il était prêt à pédaler, mais ses entraîneurs se jetaient sur lui pour l’empêcher de gagner la course.

Dès la première heure, le lendemain, il sortit sans but. C’était un de ces matins légers où le soleil d’octobre donne l’illusion que les rues de Paris sont pleines de fleurs. Il ouvrit d’abord les journaux qu’il lisait chaque matin. Deux journalistes, ses créatures, taisaient qu’il eût été candidat, et se bornaient à enregistrer la désignation de Suret-Lefort : ils cherchaient ainsi piteusement à diminuer la portée de l’échec ; en somme, le succès de Suret-Lefort donnait satisfaction au parti républicain et ils eussent été maladroits de laisser percer d’autres préoccupations. Un à un, sur son chemin, Bouteiller ramassa tous les journaux. Quelques-uns portaient en manchette : « Exécution des chéquards. » Cette injure collective lui donna une amère satisfaction : elle montrait le faux calcul des lâches qui le sacrifiaient. Mais une série d’interviews prises à la Chambre auprès de ses intimes l’empoisonnèrent : se sentant suspects, ils applaudissaient bruyamment au succès de leur « ami » Suret-Lefort.

Cet ensemble créait à Suret-Lefort un véritable triomphe, un éclat de jeune gloire, d’adolescence aisée où chacun à l’envi apportait son hommage. Tout chez lui disait la pureté, un fécond avenir. Son avènement nettoyait la Chambre. Bouteiller éprouva les passions d’un officier qu’on dégrade. Son jeune collègue lui brisait son épée. En outre, ses complices en Panama lui mettaient le pied au bas des reins : il se voyait tragique et dindonné.

Il rentra chez lui en fureur, d’autant qu’il était à jeun et que des fatigues accumulées le livraient à ses nerfs. Dans son antichambre souvent assiégée comme un cabinet de ministre, Nelles l’attendait tout seul. Un Nelles vieilli et très excité contre Suret-Lefort qui plaidait pour Mme de Nelles dans leur divorce. Bouteiller s’irrita qu’un si piètre vaincu admît qu’ils lieraient partie : il le mit à la porte, puis il convoqua des gens de sa clientèle, des collègues que jadis il avait désignés aux bienfaits du baron de Reinach. Deux seulement vinrent à la nuit.

— On nous a rapporté, dirent-ils, que vous vous plaignez d’avoir été abandonné.

Bouteiller attendait qu’ils lui offrissent une revanche. Il désirait se faire nommer de la Commission des crédits. Quel choc douloureux quand ils développèrent leur pensée !

— Vous avez commis une maladresse en parlant dès le début de la session… Vous ne le croyez pas ?… L’animosité d’une partie de la Chambre à votre endroit est un fait, quoi qu’on en pense d’ailleurs. Cela peut s’arranger, mais faites le mort. Beaucoup de nos amis estiment qu’une seconde faute a été de vous mettre en concurrence avec Suret-Lefort. Nous nous sommes fait battre, et sur son nom il n’y avait pas à lutter : il fallait le soutenir.

La surprise, la fureur dressèrent Bouteiller :

— Avons-nous des amis assez insensés pour accepter un pareil néant ?

— Il n’a pas d’ennemis : il a su enterrer son boulangisme. De 1885 à 1889, il n’était pas député : les professeurs de vertu ne peuvent rien lui reprocher. Il n’y a pas à dire, ces gens de la Libre Parole vous font bien du tort ; ils ont du talent, de l’influence.

En vain Bouteiller voulut-il leur prouver l’impossibilité que des vieux républicains agréassent Suret-Lefort. Ils secouaient la tête en hommes qui ne jugent pas à propos de rapporter tout ce qu’ils entendent et voient.

— Prenons mes collègues de Lorraine, disait-il.

Les deux amis de Bouteiller se regardèrent en souriant :

— Vos collègues de Lorraine ! Eh bien, savez-vous ce que disait l’un d’eux à Suret-Lefort au sortir de la Commission : « Je ne sais vraiment pas pourquoi j’ai soutenu Bouteiller. J’aurais aussi bien fait de marcher avec vous. »

Bouteiller haussa les épaules et cria que c’était un radotage. Puis il commença de récriminer contre Suret-Lefort :

— C’est l’instrument des réactionnaires ; on sait qui le mène dans cette question d’enseignement provincial et vous verrez, si je n’interviens pas, dans quelle voie de régionalisme et d’obscurantisme terrien il vous engagera. Je puis prouver ses constantes attaches boulangistes. Il n’était pas fier dans les premiers temps à la Chambre, quand il quémandait des poignées de main républicaines ! Comment a-t-il osé se porter contre moi ?

Bouteiller ne parlait point à des hommes du monde, mais à des professionnels. Avec la forte logique des politiciens pour qui seul le fait vaut, ils l’interrompirent :

— Puisqu’il a réussi, il a eu raison : il n’y a plus à discuter.

Ce mot descendit dans les parties les plus profondes de Bouteiller en ravageant tout sur son passage. Resté seul, cet homme de valeur, subitement chassé de son cadre, fit de la poésie sentimentale (tel un infiuenzé eut fait de l’albumine). Comme un chien abandonné va flairer les maisons où il eut sa soupe, sa niche et les brutalités amicales d’un palefrenier, Bouteiller, au cours de cette semaine où il fuyait la Chambre, passa plusieurs fois, le soir, devant la République Française. À la façon des amants malheureux, il se complut par un besoin d’antithèse cruelle à se rappeler dans quels sentiments, jadis, il avait franchi ce seuil de Gambetta. Qu’était-il alors ? Une jeune bête primée dans les concours. Ah ! le bonheur, la force, la beauté de la jeunesse, pour qui tout est facile ! Est-ce bonheur de jeunesse ou prodige de diplomatie ? ce nouveau venu de Suret-Lefort vient de jouer, d’exécuter un des cerveaux les plus politiques et peut-être le meilleur financier de la Chambre. Devant ce vainqueur, qui avait mis si peu à pointer et à percer, son envie et son étonnement s’exaspéraient jusqu’à l’admiration douloureuse.

Dans son délaissement, se voyant exclu de la tribune et bientôt de la Commission du budget, d’une façon si éclatante et si publique, après une si longue habitude de mener tout et de brutaliser tous, il s’occupa, par cruauté envers soi-même et comme il eût fait vis-à-vis d’un mauvais agent, à repasser les circonstances de son échec. Il ne porta pas un instant son esprit sur le fait initial, sur l’argent accepté en 1885 de la Compagnie de Panama pour son élection. Ce jour-là, il avait agi selon la nécessité et choisi le moindre mal, puisque la démocratie n’a pas encore l’esprit politique de supporter les frais électoraux de ses défenseurs. Mais il se reprocha de n’avoir pas trouvé les moyens d’action nécessaires pour asseoir son autorité. Cette impuissance n’était-elle point de la fatigue physique et le début de cet appauvrissement qui, chez quelques-uns, commence dès la quarantaine ? Bouteiller, qui avait toujours été dur envers les faibles, s’accabla avec acharnement. Il se rappelait le mot de son tailleur qui, cette semaine, lui prenant mesure d’une redingote, répétait à chaque minute : « Vous avez forci, monsieur, vous avez forci. »

Après avoir été une catastrophe pour Bouteiller, une menace pour les chéquards, une nouvelle pour les salons, l’incident continuait à développer des conséquences : on parla de Suret-Lefort pour la Commission des crédits. Cela redoubla le fracas, tellement que le bruit courut d’une scission des jeunes et des vieux dans le parti républicain. Quand on en vint au vote, Bouteiller vota à bulletin ouvert pour Suret-Lefort. Mais, deux jours après, il se mit au lit avec une forte néphrétique.