Lilia (Theuriet)/II

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É. Guillaume (p. 19-36).
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II


Mauricet coula au fond de l’eau avec la vélocité d’une pierre qui tombe. Bientôt ses pieds touchèrent un sol de sable fin. Il rouvrit les yeux, aperçut au-dessus de lui comme un plafond d’azur transparent et liquide, à travers lequel les rais du soleil se jouaient avec des teintes d’or verdi. Grâce à cette mouvante et molle clarté, il vit dans la paroi voisine une balme spacieuse qui se creusait dans la roche et où venaient mourir les remous du lac. Il s’y abrita lestement. Sa descente avait été si rapide que l’eau n’avait pas eu le temps de traverser son justaucorps et sa culotte de peau de chamois, et que son corps était à peine mouillé. Il se débarrassa de sa corde, la posa contre une grosse pierre qui marquait l’entrée de la grotte, puis s’arrêta un moment pour réfléchir. La balme était profonde et se terminait par un couloir assez large qui s’enfonçait dans le rocher. Mauricet supposa que ce chemin souterrain devait mener vers le repaire du serpent aux yeux d’émeraude, et se décida bravement à le suivre. Il faisait très chaud dans le couloir ; en quelques minutes, ses vêtements furent complètement secs et, se sentant tout gaillard, il se mit en marche, l’arbalète au poing.

Au bout d’un quart d’heure, tandis qu’il tâtonnait dans l’obscurité, il aperçut tout au loin une lueur verdâtre, semblable à celle que jette un ver luisant. Cela redoubla son courage. Il se dirigea vers ce point lumineux qui peu à peu grossissait et soudain, l’ouverture s’élargissant et s’éclairant d’un jour verdâtre, il déboucha au milieu d’une ville souterraine qu’enveloppaient une atmosphère moite et une terne clarté, pareille à celle qui tomberait d’un plafond de verre dépoli. Chose singulière, cette cité bâtie sous l’eau avait la physionomie d’une antique ville savoyarde. Les maisons humides et moussues devaient être construites depuis des centaines d’années. Elles dressaient à droite et à gauche leurs pignons à auvent, leurs galeries à piliers fuselés où béaient des fenêtres et des portes rongées de moisissure.

Mauricet longea cette rue déserte et arriva à une place carrée, plantée de vieux tilleuls. Sur l’un des côtés, un palais élevait sa façade de marbre cipolin et ses portiques soutenus par des colonnes de jaspe. Là, dans le silence, il entendit le ronronnement d’un rouet. Intrigué, il gravit les marches du palais et se trouva face à face avec la fileuse. C’était une jeune fille de vingt ans, d’une remarquable beauté. Assise sur un escabeau, elle faisait tourner son rouet de corail et tenait en main une quenouille chargée de bourre de soie. Elle avait la peau blanche comme les pétales d’un lys d’eau, une bouche rose entr’ouverte sur des dents éblouissantes. Sa robe très ajustée permettait d’admirer la souplesse de sa taille et les parfaites rondeurs de sa poitrine virginale. Ses cheveux ondés ruisselant sur ses épaules étaient d’une nuance rare, très fins et d’un vert argenté comme les feuilles de saule, quand le vent les retrousse. Elle releva lentement vers le nouvel arrivant ses yeux couleur d’aigue-marine, de grands yeux chatoyants, caressants et si charmeurs que Mauricet en reçut une délicieuse secousse et se sentit le cœur pris, rien qu’en les regardant :

— Bonjour, belle jeune fille ! dit-il, très ému.

— Bonjour, beau garçon, répondit la fileuse, d’où viens-tu ?

— De la terre, là haut…

— Et que fais-tu chez nous ?

— Tu le vois, je me promène… Comment s’appelle cette ville-ci ?

— La ville des Balmettes… Voilà des centaines et des centaines d’années qu’elle gît, engloutie au fond du lac ; mon père en est le roi, par droit de naissance.

— Ton père, s’écria Mauricet émerveillé, est un heureux monarque, car il a la plus adorable fille que j’aie jamais vue… Comment te nommes-tu, belle princesse ?

— Je me nomme Lilia.

Leurs yeux s’étaient rencontrés derechef et Mauricet sentait son cœur alangui de désir se fondre comme une pêche mûre qu’on serre dans la main.

— Princesse Lilia, murmura-t-il oppressé, je ne te connais que depuis quelques minutes, et pourtant il me semble que je t’aime depuis très longtemps et que je n’ai jamais aimé que toi.

— Hélas ! mon pauvre ami, soupira la princesse, tu n’auras pas le loisir de beaucoup m’aimer, car je vais mourir ce soir… Voilà dix ans que notre ville est au pouvoir d’une bête féroce à laquelle le roi mon père est lui-même forcé d’obéir… Chaque année, à cette époque, on est obligé de livrer au monstre une fille de vingt ans ; c’est aujourd’hui mon tour, et sur cette place que tu aperçois d’ici, la bête doit me dévorer avant la nuit.

— Toi, mourir !… protesta Mauricet, non, je ne le souffrirai pas !… Je t’aime et je te jure que la bête ne te mangera point ; j’y mettrai bon ordre !

— Cher fou, comment t’y prendras-tu ?

— C’est mon affaire… Quand la bête se montrera, je serai sur la place et je lui servirai un plat de mon métier…

Mauricet s’agenouilla, saisit la main de la princesse qui la lui abandonna tendrement, puis la baisa avec dévotion. Ensuite, il se dissimula derrière les colonnes de jaspe et silencieusement aiguisa ses flèches sur le marbre humide de l’escalier…

Cependant l’heure était arrivée. La place tantôt si déserte s’emplissait peu à peu d’une foule angoissée. La fileuse, qui avait quitté le vestibule pour rentrer dans l’intérieur du palais, reparaissait bientôt toute pâle dans sa robe blanche et donnant le bras au roi son père, dont les paupières ridées se mouillaient de larmes. En passant, elle remarqua Mauricet caché dans une encoignure et qui lui envoyait un amoureux regard de réconfort.

Une cloche lointaine sonna un glas, un frémissement d’horreur courut dans la foule ; au même moment, la bête dévoratrice sortit de la nuit d’une voûte et Mauricet, palpitant, reconnut le serpent qu’il avait attaqué la nuit précédente, dans le verger paternel. L’un des yeux de la bête saignait encore de la récente blessure. Vivement, le jeune homme tira son arbalète dans l’ombre et la flèche sifflante atteignit l’énorme reptile, qui rampait, gueule béante, vers la princesse. Le monstre mortellement blessé retomba en se tortillant sur les dalles et expira dans une mare de sang.

Il y eut d’abord un ébahissement général, puis une joyeuse clameur de la foule salua le libérateur qui s’avançait vers la princesse.

Le vieux roi ébaubi courut au-devant de Mauricet, le serra dans ses bras et lui demanda ce qu’il désirait pour prix de l’inespéré service qu’il venait de rendre à la Ville.

— J’aime la princesse, répondit le jeune homme, donne-la-moi pour épousée.

Avant même que le roi eût répondu, Lilia s’était jetée au cou de son sauveur et l’embrassait passionnément. Le père n’eut qu’à ratifier cette volonté si spontanément exprimée et, séance tenante, les épousailles furent célébrées dans le palais, car Mauricet avait expliqué à son beau-père qu’il habitait au bord du lac et qu’il lui fallait remonter sur la terre avec sa jeune femme. En effet, aussitôt après la célébration, les jeunes mariés, escortés par de nombreux porteurs de torches, se hâtèrent vers l’ouverture de la grotte où Mauricet avait posé sa corde contre la grosse pierre ; mais on eut beau chercher, la corde avait disparu.

— Je n’y comprends rien, se lamentait Mauricet, désespéré, mon frère avait bien promis de m’attendre…

— Il aura trouvé que tu tardais trop, observa le roi, et se sera lassé, car il faut que tu le saches, nous ne mesurons pas le temps de la même façon que les gens de la terre et une de nos journées dure autant que trente des vôtres. Sans que tu t’en doutes, il y a déjà un mois terrien que tu es descendu au fond du lac… À présent, on ne t’attend plus là-haut, et ce que tu as de mieux à faire, c’est de demeurer avec nous. La vie ici-bas est très douce et tu connaîtras les merveilles de notre royaume : nos grottes toutes reluisantes de pierres précieuses, nos prairies de renoncules et nos forêts pétrifiées. Tout cela t’appartiendra, et tu seras mon successeur. Reste avec nous, laisse-moi la consolation d’achever de vieillir auprès de ma fille Lilia…

Mais Mauricet continuait de se désespérer et ne voulait pas entendre parler de séjourner dans la ville souterraine. Ce que voyant, Lilia, qui adorait son nouveau maître par-dessus tout, supplia son père d’imaginer un moyen de les transporter tous deux au pays de son mari.

— Que ta volonté soit faite, soupira le vieux roi et veuillent les dieux que tu n’aies pas à t’en repentir…

Alors il commanda à ses poissons-volants de conduire les jeunes mariés vers la terre. Le couple s’installa commodément au fond d’un grand coquillage auquel s’attelèrent les porteurs, et après de touchants adieux, on se sépara. Le vieux roi regagna tristement son palais, tandis que la coquille traînée par les poissons s’élevait doucement à travers l’onde bleuâtre.