Lilia (Theuriet)/Texte entier

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Collections Édouard Guillaume
" Lotus Bleu "

ANDRÉ THEURIET
de l’Académie française

Lilia

Illustrations de Marold et Mittis

PARIS
librairie borel
É. GUILLAUME, DIRECTEUR
21, Quai Malaquais, 21

M DCCC XCVII



I


Un clair matin de juin à l’époque où les prés ne sont pas encore fauchés, mais où les cerises mûrissent déjà. Le soleil qui vient de s’élancer au-dessus des massifs de la Tournette, crible de rayons la prairie, les vignes et les vergers qui dévalent du village d’Angon vers le lac aux eaux bleues. Une gaie lumière argente l’herbe onduleuse, glisse sur les feuilles lustrées des noyers, donne aux vignobles une verdure plus phosphorescente et aux cerises de plus vives rougeurs. Bien qu’on soit en semaine, des groupes de paysans en habits de travail flânent au long des vergers qui s’avancent en pointe vers le lac. Épars sur la rive ou attroupés à l’ombre des noyers, tous ont les yeux fixés du côté du village dont on voit les toits bruns fumer parmi les arbres. Leurs regards observent curieusement une grande maison savoyarde, moitié ferme, moitié château, qui dresse à gauche du chemin ses grises tourelles carrées, et abrite de sa toiture en auvent une galerie à balustres dont les piliers s’enguirlandent de plantes grimpantes. Les croisées de ce logis d’honnête apparence sont fleuries de géraniums cramoisis et s’ouvrent toutes sur le paysage du lac. Un large escalier de pierre met la galerie en communication avec les allées du verger, et sur cet escalier paraît un jeune garçon svelte et alerte. Il descend lestement les marches. À sa vue, une rumeur se produit dans les groupes :

— Le voici !

Le jeune homme, qui a nom Mauricet et qui est le fils aîné du seigneur, chemine d’un pied leste à travers les arbres du clos, tenant d’une main son arbalète et portant ses flèches en sautoir. Bientôt il arrive à proximité des paysans qui l’accueillent avec une respectueuse cordialité. Les hommes ôtent leur chapeau, les femmes font la révérence. Mauricet est un gars de vingt cinq ans, à la taille élégante et robuste, à la mine fière et avenante, à l’œil bleu perçant et sûr comme celui des gerfauts qui planent dans la montagne. Ses cheveux châtains bouclent autour de son cou et de fines moustaches retombent sur ses lèvres souriantes et charnues. Les filles le voient souvent dans leurs rêves et les garçons l’admirent pour son courage intrépide et son adresse d’archer.

— Eh bien ! Seigneur Mauricet, y a-t-il du nouveau ? demande un vieux paysan.

— Oui, mes amis, répond-il de sa voix sonore, j’ai enfin découvert le voleur qui chaque année pille nos cerisiers en été et vendange nos vignes en automne. Cette nuit, nous nous sommes regardés entre quatre-z-yeux.

— Vous l’avez vu ? s’écrient les gens.

— Comme je vous vois… Je vais vous conter la chose… Vous savez que mon père, chaque année, lorsqu’il se pourléchait déjà à l’idée de cueillir ses bigarreaux, trouvait comme vous tous, ses cerisiers dévalisés et ne récoltait que des noyaux. L’an dernier, il chargea mon frère Bastien de passer la nuit en sentinelle dans le verger, afin de guetter le voleur ; mais Bastien, qui est gros dormeur, s’assoupit vers la mi nuit, et quand, au fin matin, il rouvrit les yeux, les bigarreaux avaient encore une fois disparu. Cette année, c’est moi qui ai voulu en avoir le cœur net, et, hier soir, j’ai pris la garde. Il faisait précisément clair de lune et ma rancune contre ce mystérieux et subtil maraudeur me tenait éveillé comme un écureuil. Je m’étais perché dans l’un de nos plus gros cerisiers et j’avais entendu minuit sonner sans rien apercevoir, lorsque, tout à coup, dans la direction du lac, je vis remuer l’herbe haute et je distinguai un énorme serpent qui rampait dans la prée. Il était bien long de quatre aunes et le milieu de son corps avait la grosseur d’un jeune noyer, ses yeux jetaient des feux pareils à ceux d’une émeraude. Je ne bougeai pas, mais au moment où il s’enroulait déjà autour d’un bigarreautier, je lui décochai une flèche qui alla tout droit se ficher dans l’un de ses yeux verts. Le serpent gémit de douleur, puis se sauva du côté du lac. Aux premières blancheurs de l’aube, j’appelai mon frère Bastien ; nous constatâmes que l’herbe était tachée de sang, et suivant dans le pré les traces sanglantes, nous atteignîmes la berge du lac. Il est évident pour moi que la maudite bête a dû plonger dans l’eau, mais je la rattraperai morte ou vive et, foi de Mauricet, je vous jure que j’en débarrasserai le pays !

Un des paysans hocha la tête et objecta :

— Le lac est profond ; si bon nageur que vous soyez, vous n’y pourrez tenir longtemps… Comment ferez-vous, Seigneur ?

— J’ai envoyé Bastien quérir un bon paquet de cordes… Il m’attachera solidement sous les bras et me laissera descendre jusqu’au fin fond de l’eau.

Les paysans le regardent avec des yeux écarquillés et les plus familiers d’entre eux hasardent quelque objection :

— C’est un gros risque à courir !

— Il ne faut tenter Dieu ni le diable !

Tandis qu’ils s’émiettent en petits groupes et s’ébaubissent tout bas de la témérité de leur jeune seigneur, Mauricet sent une petite main se poser sur son épaule. Il se retourne et reconnaît une jolie fille du voisinage, Denise dont le père habite un château près de Talloires, et avec laquelle, le jeune archer est fiancé depuis la Noël. Denise a de brûlants yeux noirs, la mine coquettement éveillée. C’est une brune au corps souple, aux façons gentiment enveloppantes. Elle prend son promis par le bras et l’entraîne à l’écart, sous les noyers.

— Mauricet, murmure-t-elle, est-ce que sérieusement tu vas poursuivre cette affreuse bête jusqu’au fond de l’eau ?

— Oui bien, ma mie, je l’irai chercher dans son repaire et je lui donnerai un bon coup : cela ne traînera pas, je t’en réponds.

— C’est de la folie et, si tu m’aimes vraiment, tu ne me causeras pas un pareil souci.

— Ne te tourmente pas, mignonne, ce sera l’affaire d’une heure et je serai de retour pour midi… Tu m’attendras sur le bord avec Bastien.

— Et si tu ne revenais pas !

— Je reviendrai et je te rapporterai de là-bas quelques bijoux. Tu sais qu’on trouve des pierres précieuses au fond du lac.

— Je me moque de tes bijoux, c’est toi que je veux !… s’écrie impétueusement Denise, dont les yeux noirs deviennent humides.

Mais tandis qu’elle se dépite, Bastien arrive avec son paquet de cordes. L’opiniâtre Mauricet se fait nouer le câble sur les reins et sous les épaules, assure ses flèches dans l’étui, empoigne son arbalète, embrasse la boudeuse Denise, puis, se tournant vers Bastien :

— Toi, dit-il, attends-moi avec elle sur la berge, et quand tu verras la corde remuer, remonte-moi vivement… Au revoir, à bientôt !

Là-dessus, il se signe, se laisse choir dans le lac couleur d’azur, puis disparaît, tandis qu’au-dessus de lui, l’eau se plisse, bouillonne et décrit des cercles moirés, qui vont s’élargissant jusqu’à la rive opposée.


II


Mauricet coula au fond de l’eau avec la vélocité d’une pierre qui tombe. Bientôt ses pieds touchèrent un sol de sable fin. Il rouvrit les yeux, aperçut au-dessus de lui comme un plafond d’azur transparent et liquide, à travers lequel les rais du soleil se jouaient avec des teintes d’or verdi. Grâce à cette mouvante et molle clarté, il vit dans la paroi voisine une balme spacieuse qui se creusait dans la roche et où venaient mourir les remous du lac. Il s’y abrita lestement. Sa descente avait été si rapide que l’eau n’avait pas eu le temps de traverser son justaucorps et sa culotte de peau de chamois, et que son corps était à peine mouillé. Il se débarrassa de sa corde, la posa contre une grosse pierre qui marquait l’entrée de la grotte, puis s’arrêta un moment pour réfléchir. La balme était profonde et se terminait par un couloir assez large qui s’enfonçait dans le rocher. Mauricet supposa que ce chemin souterrain devait mener vers le repaire du serpent aux yeux d’émeraude, et se décida bravement à le suivre. Il faisait très chaud dans le couloir ; en quelques minutes, ses vêtements furent complètement secs et, se sentant tout gaillard, il se mit en marche, l’arbalète au poing.

Au bout d’un quart d’heure, tandis qu’il tâtonnait dans l’obscurité, il aperçut tout au loin une lueur verdâtre, semblable à celle que jette un ver luisant. Cela redoubla son courage. Il se dirigea vers ce point lumineux qui peu à peu grossissait et soudain, l’ouverture s’élargissant et s’éclairant d’un jour verdâtre, il déboucha au milieu d’une ville souterraine qu’enveloppaient une atmosphère moite et une terne clarté, pareille à celle qui tomberait d’un plafond de verre dépoli. Chose singulière, cette cité bâtie sous l’eau avait la physionomie d’une antique ville savoyarde. Les maisons humides et moussues devaient être construites depuis des centaines d’années. Elles dressaient à droite et à gauche leurs pignons à auvent, leurs galeries à piliers fuselés où béaient des fenêtres et des portes rongées de moisissure.

Mauricet longea cette rue déserte et arriva à une place carrée, plantée de vieux tilleuls. Sur l’un des côtés, un palais élevait sa façade de marbre cipolin et ses portiques soutenus par des colonnes de jaspe. Là, dans le silence, il entendit le ronronnement d’un rouet. Intrigué, il gravit les marches du palais et se trouva face à face avec la fileuse. C’était une jeune fille de vingt ans, d’une remarquable beauté. Assise sur un escabeau, elle faisait tourner son rouet de corail et tenait en main une quenouille chargée de bourre de soie. Elle avait la peau blanche comme les pétales d’un lys d’eau, une bouche rose entr’ouverte sur des dents éblouissantes. Sa robe très ajustée permettait d’admirer la souplesse de sa taille et les parfaites rondeurs de sa poitrine virginale. Ses cheveux ondés ruisselant sur ses épaules étaient d’une nuance rare, très fins et d’un vert argenté comme les feuilles de saule, quand le vent les retrousse. Elle releva lentement vers le nouvel arrivant ses yeux couleur d’aigue-marine, de grands yeux chatoyants, caressants et si charmeurs que Mauricet en reçut une délicieuse secousse et se sentit le cœur pris, rien qu’en les regardant :

— Bonjour, belle jeune fille ! dit-il, très ému.

— Bonjour, beau garçon, répondit la fileuse, d’où viens-tu ?

— De la terre, là haut…

— Et que fais-tu chez nous ?

— Tu le vois, je me promène… Comment s’appelle cette ville-ci ?

— La ville des Balmettes… Voilà des centaines et des centaines d’années qu’elle gît, engloutie au fond du lac ; mon père en est le roi, par droit de naissance.

— Ton père, s’écria Mauricet émerveillé, est un heureux monarque, car il a la plus adorable fille que j’aie jamais vue… Comment te nommes-tu, belle princesse ?

— Je me nomme Lilia.

Leurs yeux s’étaient rencontrés derechef et Mauricet sentait son cœur alangui de désir se fondre comme une pêche mûre qu’on serre dans la main.

— Princesse Lilia, murmura-t-il oppressé, je ne te connais que depuis quelques minutes, et pourtant il me semble que je t’aime depuis très longtemps et que je n’ai jamais aimé que toi.

— Hélas ! mon pauvre ami, soupira la princesse, tu n’auras pas le loisir de beaucoup m’aimer, car je vais mourir ce soir… Voilà dix ans que notre ville est au pouvoir d’une bête féroce à laquelle le roi mon père est lui-même forcé d’obéir… Chaque année, à cette époque, on est obligé de livrer au monstre une fille de vingt ans ; c’est aujourd’hui mon tour, et sur cette place que tu aperçois d’ici, la bête doit me dévorer avant la nuit.

— Toi, mourir !… protesta Mauricet, non, je ne le souffrirai pas !… Je t’aime et je te jure que la bête ne te mangera point ; j’y mettrai bon ordre !

— Cher fou, comment t’y prendras-tu ?

— C’est mon affaire… Quand la bête se montrera, je serai sur la place et je lui servirai un plat de mon métier…

Mauricet s’agenouilla, saisit la main de la princesse qui la lui abandonna tendrement, puis la baisa avec dévotion. Ensuite, il se dissimula derrière les colonnes de jaspe et silencieusement aiguisa ses flèches sur le marbre humide de l’escalier…

Cependant l’heure était arrivée. La place tantôt si déserte s’emplissait peu à peu d’une foule angoissée. La fileuse, qui avait quitté le vestibule pour rentrer dans l’intérieur du palais, reparaissait bientôt toute pâle dans sa robe blanche et donnant le bras au roi son père, dont les paupières ridées se mouillaient de larmes. En passant, elle remarqua Mauricet caché dans une encoignure et qui lui envoyait un amoureux regard de réconfort.

Une cloche lointaine sonna un glas, un frémissement d’horreur courut dans la foule ; au même moment, la bête dévoratrice sortit de la nuit d’une voûte et Mauricet, palpitant, reconnut le serpent qu’il avait attaqué la nuit précédente, dans le verger paternel. L’un des yeux de la bête saignait encore de la récente blessure. Vivement, le jeune homme tira son arbalète dans l’ombre et la flèche sifflante atteignit l’énorme reptile, qui rampait, gueule béante, vers la princesse. Le monstre mortellement blessé retomba en se tortillant sur les dalles et expira dans une mare de sang.

Il y eut d’abord un ébahissement général, puis une joyeuse clameur de la foule salua le libérateur qui s’avançait vers la princesse.

Le vieux roi ébaubi courut au-devant de Mauricet, le serra dans ses bras et lui demanda ce qu’il désirait pour prix de l’inespéré service qu’il venait de rendre à la Ville.

— J’aime la princesse, répondit le jeune homme, donne-la-moi pour épousée.

Avant même que le roi eût répondu, Lilia s’était jetée au cou de son sauveur et l’embrassait passionnément. Le père n’eut qu’à ratifier cette volonté si spontanément exprimée et, séance tenante, les épousailles furent célébrées dans le palais, car Mauricet avait expliqué à son beau-père qu’il habitait au bord du lac et qu’il lui fallait remonter sur la terre avec sa jeune femme. En effet, aussitôt après la célébration, les jeunes mariés, escortés par de nombreux porteurs de torches, se hâtèrent vers l’ouverture de la grotte où Mauricet avait posé sa corde contre la grosse pierre ; mais on eut beau chercher, la corde avait disparu.

— Je n’y comprends rien, se lamentait Mauricet, désespéré, mon frère avait bien promis de m’attendre…

— Il aura trouvé que tu tardais trop, observa le roi, et se sera lassé, car il faut que tu le saches, nous ne mesurons pas le temps de la même façon que les gens de la terre et une de nos journées dure autant que trente des vôtres. Sans que tu t’en doutes, il y a déjà un mois terrien que tu es descendu au fond du lac… À présent, on ne t’attend plus là-haut, et ce que tu as de mieux à faire, c’est de demeurer avec nous. La vie ici-bas est très douce et tu connaîtras les merveilles de notre royaume : nos grottes toutes reluisantes de pierres précieuses, nos prairies de renoncules et nos forêts pétrifiées. Tout cela t’appartiendra, et tu seras mon successeur. Reste avec nous, laisse-moi la consolation d’achever de vieillir auprès de ma fille Lilia…

Mais Mauricet continuait de se désespérer et ne voulait pas entendre parler de séjourner dans la ville souterraine. Ce que voyant, Lilia, qui adorait son nouveau maître par-dessus tout, supplia son père d’imaginer un moyen de les transporter tous deux au pays de son mari.

— Que ta volonté soit faite, soupira le vieux roi et veuillent les dieux que tu n’aies pas à t’en repentir…

Alors il commanda à ses poissons-volants de conduire les jeunes mariés vers la terre. Le couple s’installa commodément au fond d’un grand coquillage auquel s’attelèrent les porteurs, et après de touchants adieux, on se sépara. Le vieux roi regagna tristement son palais, tandis que la coquille traînée par les poissons s’élevait doucement à travers l’onde bleuâtre.


III


À travers l’onde transparente où se mouvait un rouge reflet de soleil couchant, le couple des jeunes mariés montait lentement vers la terre. Du palais du roi des Balmettes à la berge d’Angon, il y avait loin et les poissons-volants ne connaissaient qu’imparfaitement la route, mais les amoureux ne trouvaient pas le temps long. L’équipage lacustre était fée ; l’eau n’y pouvait pénétrer et l’on s’y trouvait enveloppé d’une couche d’air respirable. Douillettement couchés au cœur de la coquille nacrée, Lilia et Mauricet entendaient, sans le voir, le bruit frais du lac ; cette musique assourdie les berçait, tandis qu’ils se prodiguaient d’infinies caresses et que Mauricet, ébloui par la rare beauté de sa jeune femme, lui jurait de l’aimer toujours.

— Mon tendre ami, murmurait Lilia « toujours » est un bien gros mot… Je ne sais rien des choses de la terre, je ne suis pas de même race que les gens de ton pays et j’ai grand peur de déplaire à ta famille… Ne finiras-tu pas un jour par te lasser de moi ?…

Et comme le jeune homme protestait de nouveau de son inaltérable amour, elle reprenait, en l’enveloppant de ses bras souples et en le mangeant de baisers :

— Tu as raison, ne troublons pas notre bonheur en cherchant à lire dans l’avenir… Jouissons de l’heure présente et aimons-nous de notre mieux…

Quand ils atteignirent enfin la berge, il faisait nuit, mais dans le ciel, entre la double corne d’une montagne, la lune se levait et jetait une pacifique clarté sur les champs. Lilia regardait avec inquiétude ce spectacle si nouveau pour elle, puis, frissonnante, se retournait vers l’équipage des poissons-volants. Après les avoir chargés d’un affectueux message pour son père, elle les congédiait avec un soupir. La coquille et ses conducteurs plongèrent dans l’eau sombre et disparurent, tandis que le couple, étroitement enlacé, cheminait à travers la prée. Le village était déjà endormi ; seule, dans la demeure seigneuriale, demi ferme et demi château, bâtie au bord du chemin, des lumières brillaient encore. Par-dessus les ramures du verger, on voyait le toit en auvent et les tourelles carrées, blanches au clair de lune.

— Voici, disait Mauricet, en les montrant à Lilia, voici la maison de mon père, et les fenêtres que tu aperçois entre les arbres sont celles de la salle où la famille se réunit chaque soir… Dans la tourelle de gauche, cette vitre, où tombe un rais de lune, est la croisée de ma chambre… C’est là, ma mignonne, que nous habiterons et que nous nous aimerons…

— Écoute, répondait la jeune femme, on entend à travers les fenêtres des instruments de musique et aussi des éclats de rire…

En effet, à mesure qu’ils montaient les degrés, ils percevaient à l’intérieur des bruits de voix joyeuses, de violons qu’on accorde et de verres qu’on trinque. Mauricet ne put s’empêcher de songer qu’on avait, au logis paternel, une singulière façon de regretter son absence… Au fond, il était vexé de trouver son monde si vite consolé ; mais il n’en fit rien voir. Serrant plus fort contre lui sa tremblante épousée, il ouvrit la porte, et tous deux, se tenant enlacés, pénétrèrent dans la salle.

Des lampes et des chandelles de cire éclairaient profusément la pièce, dont une belle table dressée et couverte de victuailles occupait toute la longueur. De nombreux convives endimanchés étaient assis autour de la nappe blanche et, au centre, Denise, en robe de noce, se tenait à côté de Bastien, qui la mangeait des yeux. Dans le fond, un orchestre de flûtes et de violons récréait les oreilles des dîneurs. Au moment où apparurent les nouveaux-venus, on buvait ferme et on trinquait en criant : « À la santé de Denise et de Bastien, honneur aux jeunes mariés ! »

Si Lilia et Mauricet furent étonnés en pénétrant dans cette salle en fête, l’assistance ne fut pas moins abasourdie, à l’aspect de ce revenant qui surgissait, entourant de ses bras une radieuse et blanche créature, aux oreilles et au cou de laquelle des diamants scintillaient mêlés à des perles.

— Mauricet ! s’exclama le vieux seigneur, en levant les bras au ciel et en s’élançant vers son fils aîné. D’où sors-tu, mon pauvre garçon ? Il y a un mois que nous te pleurons et nous n’espérions plus te revoir !

— Je sors du fond du lac, répondit Mauricet, j’ai tué le serpent qui dévastait nos vergers et nos vignes ; pour prix de ma victoire, j’ai obtenu la main de la fille du roi des Balmettes et je la ramène chez nous… Mon père, voici ma femme, ma chère Lilia que j’adore et que vous aimerez comme votre fille. — Puis il ajouta d’un ton ironique :

— Je vois que vous me pleuriez tous d’une façon fort gaie et que vous ne vous ennuyiez pas trop en m’attendant.

— Dame, reprit le vieillard un peu confus, les semaines se succédaient et tu ne revenais pas… Nous t’avons cru perdu. Bastien, pendant ton absence a jugé à propos de consoler Denise et ils se sont mariés ce matin. C’est la raison de cette fête au milieu de laquelle tu nous surprends…

Mauricet se rappela alors que les jours, au royaume des Balmettes, avaient la durée d’un mois, et il s’étonna moins de ce qui s’était passé, pendant son voyage. Bastien, d’un air embarrassé, vint lui serrer la main, tandis que Denise, baissant les yeux, regardait en-dessous la femme que son ancien fiancé ramenait du fond de l’eau. En son par-dedans, elle en voulait à cette étrangère de l’avoir si vite supplantée, et ne pouvait retenir un mouvement d’envie en admirant l’étrange beauté, en reluquant les diamants et les perles de l’intruse. Néanmoins, elle s’approcha de Lilia et daigna lui donner le baiser de bienvenue. Elle surmonta à grand’peine un frisson de répugnance, en touchant de ses lèvres les joues froides comme la neige de la jeune princesse. Dès ce moment, Lilia devina qu’elle avait une ennemie en la personne de sa belle-sœur.

— Allons, s’écria avec bonhomie le vieux gentilhomme, tout est pour le mieux, et ce soir, au lieu d’une noce, nous en célébrerons deux !… Messieurs les musiciens, jouez-nous une sérénade en l’honneur de mon fils aîné et de sa charmante épousée.

Il les fit asseoir près de lui et le festin continua. Néanmoins, l’apparition inattendue de ces mariés qui arrivaient du fond de l’eau avait suspendu la joie des convives. On eût dit que Lilia et Mauricet apportaient avec eux quelque chose de la fraîcheur du lac et leur présence jetait un froid. Lilia surtout étonnait et gênait les convives. Ils contemplaient avec une inquiète curiosité cette princesse aux joues pâles, aux yeux pers, aux cheveux argentés et verdissants comme des feuilles de saule, et chuchotaient entre eux d’un air de méfiance. Lilia, à son tour, se sentait dépaysée dans la maison de ces braves bourgeois et se serrait avec effroi contre son mari, qui s’efforçait de la réconforter, mais qui lui-même éprouvait un vague malaise.

Au dîner, succéda un bal, et Lilia fut obligée de figurer en face de sa belle-sœur. Elle n’avait pas l’habitude de la danse et s’y prenait fort mal. Denise faisait malignement observer à ses voisins sa gaucherie et affectait d’en rire sous cape. Elle la surveillait, soupçonneuse, et notait avec une jalouse rancune les tendres attentions que Mauricet prodiguait à sa femme. Tout en l’épiant, elle remarquait que la traîne flottante de Lilia laissait sur le parquet des traces humides. À un certain moment, comme la jupe de la danseuse novice s’était enroulée autour des jambes de son danseur, Denise se baissa, sous prétexte de la dégager. Elle souleva brusquement le bord de la jupe et constata que l’ourlet en était mouillé. C’est le signe auquel on reconnaît les ondines, et bien vite, elle s’en alla murmurer à l’oreille des convives que son beau-frère avait épousé une fée du lac.

Mauricet et Lilia eurent un poids de moins sur la poitrine, quand le bal prit fin, aux premières lueurs de l’aube, et qu’ils purent se retirer dans leur chambre. Comme l’amour console de tout, ils s’embrassèrent passionnément et oublièrent ainsi les menus désagréments, les petites piqûres de cette première soirée passée en famille.


IV


Quand les jeunes mariés furent tous quatre installés dans le château d’Angon et y eurent pris leurs habitudes, Lilia, par affection pour Mauricet, s’efforça de gagner le cœur de ses nouveaux parents. Mais elle eut beau déployer sa grâce câline, multiplier les prévenances, accommoder sa délicatesse princière à la rusticité de ces gentilshommes campagnards, elle perdit sa peine. Tout bonhomme qu’il était, son beau-père très positif et très âpre au gain, ne lui pardonnait guère de n’avoir apporté en dot que sa beauté ; Bastien, qui avait l’esprit étroit et superstitieux n’abordait sa belle-sœur qu’avec une sorte de crainte méfiante ; Denise la détestait et cherchait sournoisement à lui jouer de mauvais tours. À tous, elle apparaissait comme une créature bizarre et dangereuse, dont les maléfices avaient ensorcelé le pauvre Mauricet. De fait, ce dernier continuait à être sous le charme. La blanche vénusté du souple corps de Lilia, la chaude tendresse de son cœur et plus encore, les délices de ses baisers, la magie de ses yeux pers, le tenaient enchaîné et il ne vivait que pour elle.

Au bout de la première année, Lilia mit au monde un fils qui ressemblait à son père. Les cheveux seuls du marmot étaient pareils à ceux de sa mère, très soyeux, très abondants et de la couleur des feuilles de saule.

— Ce ne sont pas des cheveux de chrétien, s’écriait Denise, et elle en faisait la remarque devant Mauricet.

Elle ne manquait pas du reste de relever avec une adresse perfide et de signaler à son beau-frère les moindres singularités de sa femme. Quand on la contrariait, Lilia s’abandonnait à d’orageuses colères qui s’épanchaient impétueuses comme une eau bouillonnante, au sortir de l’écluse. En outre, dans cette maison savoyarde où tout était régulier et méthodique, où chacun avait sa tâche, elle passait oisivement de longues heures à peigner sa magnifique chevelure onduleuse ou à rêvasser par les chemins. Sa promenade favorite était la berge du lac. Elle s’asseyait sur le bord, à l’ombre d’un noyer, et demeurait, les yeux fixés sur la nappe liquide aux teintes changeantes, comme si elle eût cherché à voir jusqu’au fin fond de l’eau bleue. À de certains jours, principalement le samedi, elle s’attardait en sa rêverie et ne rentrait qu’à la nuit close. Denise, qui l’espionnait, la suivit un soir, en se dissimulant derrière les cerisiers. Elle crut entendre la princesse qui s’entretenait d’une voix très douce avec quelqu’un. Intriguée, elle s’élança vers la berge, mais à son approche, le mystérieux interlocuteur sembla plonger dans le lac et, lorsqu’elle arriva sur le talus, elle ne distingua que la surface de l’eau encore bouillonnante.

— Avec qui causiez-vous donc ? interrogea-t-elle d’une voix soupçonneuse.

— Avec les poissons, répondit simplement Lilia, je leur demandais des nouvelles de chez nous…

Il n’en fallut pas davantage pour aiguiser la méchanceté de Denise et elle fit courir le bruit que Lilia avait de clandestins rendez-vous avec un visiteur diabolique.

À quelque temps de là, on s’occupa de baptiser le fils de Mauricet ; il fut décidé qu’il serait tenu sur les fonts par Denise et Bastien et qu’on le nommerait Deniset. Ce nom déplaisait à Lilia ; elle eut désiré qu’on l’appelât Raymondin, comme son grand-père, le roi des Balmettes. Cette divergence donna lieu à d’aigres discussions dans lesquelles intervint le curé du village. En sa qualité de future marraine, Denise eut à ce propos de secrets colloques avec le curé et elle en profita pour lui insinuer, qu’avant de baptiser l’enfant, il serait convenable d’administrer le même sacrement à la mère, qui était une païenne. Elle éveilla ainsi cauteleusement les scrupules du prêtre qui insista près du mari pour que la princesse fit une solennelle abjuration. Mauricet eut la faiblesse de le promettre, mais quand il communiqua cette proposition à Lilia, il se heurta à un refus très net. Elle répondit qu’elle avait été élevée dans la religion de son père, le roi des Balmettes, et qu’elle n’en changerait pas. Sur ces entrefaites, le curé, paré de ses habits sacerdotaux entra et voulut la catéchiser. Alors, prise d’un violent accès de colère, elle saisit une écuelle pleine d’eau qui se trouvait à sa portée et elle en aspergea brusquement le prêtre qui faisait mine de l’exorciser. Incontinent, le visage de l’ecclésiastique se couvrit d’écailles de poisson, ses yeux s’arrondirent et sa bouche resta béante comme celle d’une carpe. Cette espiéglerie fut considérée comme un sacrilège, un damnable maléfice ; tous les paroissiens s’en scandalisèrent et Mauricet lui-même ne put s’empêcher d’en être cruellement mortifié. Cela commença de l’indisposer contre sa femme et, à partir de cet esclandre, un indéfinissable sentiment de méfiance refroidit son affection.

L’intimité devint entre eux moins étroite et Lilia constata avec mélancolie que Mauricet s’absentait plus souvent pour s’en aller, avec ses anciens compagnons de jeunesse, chasser l’ours et le chamois dans la montagne. Livrée à elle-même, elle s’attrista et chercha à se consoler en se consacrant avec plus de sollicitude à l’éducation de son fils, qu’elle s’obstinait à appeler Raymondin, tandis que dans la famille on affectait de lui donner le nom de Deniset. Elle le prenait dans ses bras et le promenait à travers les prairies qui dévalent vers le lac. Souvent, elle s’asseyait sur la berge, tenant le petit dans son giron et elle le berçait en chantant des paroles qui sonnaient étrangement aux oreilles des gens du pays :

« Dors, mon Raymondin, dors près du flot clair.
J’appelle la truite et d’un tour de queue
La voilà qui plonge au fond de l’eau bleue
Où le Roi du lac a son palais vert…

« Le Roi, ton grand’père, est un roi très tendre ;
Quand la truite lui dira mon chagrin,
Ses poissons-volants s’en iront grand train ;
Dans leur char de nacre ils viendront nous prendre.

« Dodo, Raymondin, dodo, mon trésor !
Tu verras le Roi tout vêtu de moire,
En son palais vert il te fera boire
Un vin enchanté dans des tasses d’or… »


Lorsque Lilia rentrait au château, tenant son fils endormi dans ses bras, la table était depuis longtemps dressée. Les gens avaient commencé de souper. Denise accueillait sa belle-sœur avec de perfides sarcasmes et Mauricet, mis en mauvaise humeur par cet inexplicable retard, remarquait que les jupes de la princesse, plus mouillées que de coutume, laissaient de suspectes traînées d’eau sur le parquet soigneusement ciré.


V


À mesure que les mois passaient, la belle flamme qui avait embrasé le cœur de Mauricet tombait peu à peu et son amour pour Lilia s’attiédissait quant et quant. Il se détachait d’elle visiblement, maintenant qu’il reprenait possession de tout son sang-froid et qu’il regardait plus attentivement les autres jeunes femmes du pays. Il lui trouvait décidément des allures trop étranges et l’exquise beauté de la princesse n’avait plus pour lui l’irrésistible charme d’autrefois. Ses yeux verts l’inquiétaient et ses pâles joues glacées lui semblaient médiocrement attirantes, quand il les comparait aux joues roses, aux noires prunelles, à la peau tiède et pulpeuse de Denise.

Lilia était perspicace ; il ne lui fallut pas longtemps pour deviner que le cœur de son mari se refroidissait et qu’il regrettait tout bas de n’avoir pas épousé sa belle-sœur. Elle en ressentait un cruel chagrin, une épine de jalousie lui déchirait le cœur et ces muettes souffrances influaient grandement sur son caractère. Ses brusques accès de colère devenaient plus fréquents, et, plus que jamais, elle se complaisait en de solitaires promenades au bord du lac. En contemplant l’eau bleue et profonde, elle était en proie à une douloureuse nostalgie et se penchait, invinciblement attirée par cette onde transparente où se jouaient des rayons de soleil. Elle voyait les rais dorés descendre en longues spirales jusqu’au fond de l’eau et, les enviant dans leur voyage, elle était tentée de les suivre jusqu’au seuil des grottes rocheuses qui conduisaient au royaume des Balmettes…

Pendant ce temps, l’adroite Denise mettait à profit l’absence de la princesse, pour exercer une maligne influence sur son beau-frère. Elle se faisait, pour lui, câlinement compatissante et sa pitié, mêlée de coquetterie, induisait insensiblement Mauricet en de coupables tentations. Il écoutait plus complaisamment les insinuations de Denise, au sujet des prétendues accointances de Lilia avec les esprits ténébreux de l’enfer, et plus complaisamment aussi, il savourait les caresses faussement innocentes que l’astucieuse créature lui prodiguait sous couleur d’affection fraternelle. Lorsqu’elle lui prenait les mains, il sentait une chaleur lui couler dans les veines, et lorsqu’elle lui jetait en dessous de flambantes œillades, il éprouvait le désir de la serrer dans ses bras, comme au temps où elle était sa promise et où ils se promenaient tous deux, à la brune, sous les cerisiers du verger. Ces périlleux souvenirs du passé revenaient souvent dans leurs entretiens, et Mauricet dissimulait mal le regret de n’avoir pas suivi sa première inclination.

Un soir, Lilia rentrant d’une de ses longues promenades et traversant le verger, entendit des chuchotements étouffés sous une tonnelle de chèvrefeuilles qui régnait le long de la prairie. Un pressentiment la poussa vers l’épaisse feuillée que formaient les brins entrelacés et fleuris, et soudain, elle reconnut les voix de son mari et de sa belle-sœur qui alternaient dans l’ombre. À pas de velours, elle s’approcha de la tonnelle et prêta l’oreille.

— Ah ! murmurait Mauricet, pourquoi ne peut-on recommencer sa vie !… Tu avais raison, Denise, lorsque tu me suppliais de ne pas descendre au fond de l’eau. Que ne t’ai-je écoutée !… Je ne serais pas allé dans ce maudit royaume des Balmettes, je n’aurais pas épousé cette fille du lac qui n’est pas de notre race, et à laquelle je suis maintenant lié pour le restant de mes jours…

— Je te plains sincèrement, mon pauvre ami, répondait Denise, mais le mal est fait… Nous n’y saurions rien changer. Dis-toi seulement, si cela peut te consoler, que mon affection te reste… Tu as en moi une fidèle amie qui compatit à tes peines et qui donnerait volontiers tout le sang de son cœur pour les soulager…

Alors, il sembla à Lilia que sa perfide belle-sœur serrait tendrement les mains de Mauricet. Il y eut un silence coupé seulement par un long soupir de ce dernier, puis la jeune femme perçut très nettement le susurrement des baisers échangés, et de nouveau, Mauricet reprit d’une voix étranglée :

— Denise, je n’ai jamais aimé que toi !…

C’en était trop. Lilia reçut une commotion telle qu’elle en fut affolée. Une terrible colère lui monta au cerveau comme une tempête. Elle écarta les brins tombants des chèvrefeuilles :

— Ingrat ! cria-t-elle à Mauricet, je te rends ta liberté. Adieu, je ne te gênerai plus !…

Elle s’élança impétueusement vers la berge. Les paysans qui revenaient des vignes ouïrent un mystérieux bouillonnement dans le lac. En même temps, l’air fut troublé d’un grondement formidable et une pluie diluvienne, une véritable trombe d’eau, s’abattit sur le pays d’Angon, noyant les récoltes, fracassant les arbres et inondant les maisons. Depuis on ne revit plus Lilia, la princesse aux jupes mouillées, aux yeux d’aigue-marine et aux cheveux couleur de feuille de saule.


Mauricet, dit-on, se consola de son veuvage. On ajoute, néanmoins, qu’il était souvent en proie à des humeurs noires. Des remords le tourmentaient et lui causaient de cruelles insomnies. Le remords est une des influences subtiles qu’exercent à distance les absents pour nous forcer à penser à eux. Mauricet sentait parfois un frisson le prendre au souvenir de la princesse des Balmettes. Réveillé en sursaut dans son premier sommeil, il croyait alors apercevoir une forme blanche qui frôlait les vitres et il entendait avec angoisse, dans la chambre voisine, une voix tendre qui murmurait :

« Dodo, Raymondin, dodo, mon trésor !
Tu verras le Roi tout vêtu de moire,
En son palais vert il te fera boire
Un vin enchanté dans des tasses d’or…


C’était Lilia qui, pendant les nuits de lune, revenait bercer son fils dans sa bercelonnette d’osier.