Linguet et le Procès du chevalier de la Barre

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Linguet et le Procès du chevalier de la Barre
Revue des Deux Mondes4e période, tome 128 (p. 123-157).
LINGUET
ET LE
PROCES DU CHEVALIER DE LA BARRE

Il y a des livres dont l’histoire ne sauve que le titre, et des hommes dont elle ne retient que le nom. Ainsi le nom de Linguet est resté dans les mémoires ; mais qui se souvient aujourd’hui que ce Linguet a rempli l’Europe du tapage de sa parole, de ses écrits et de ses aventures ? que Voltaire a traité avec lui de puissance à puissance ? qu’il a tenu en échec les ministres, le Parlement, l’Ordre des avocats, l’Académie française, le clan économiste, et tout l’état-major de la philosophie ?

Qui se souvient même que Linguet a joué un rôle considérable dans la tragique affaire du crucifix d’Abbeville ? La postérité ne connaît dans cette cause célèbre qu’un avocat, Voltaire ; et ses protestations éloquentes : la Relation de la mort du chevalier de La Barre et le Cri du sang innocent, sont les seuls plaidoyers dont on ait gardé le souvenir. Et cependant Linguet, — Voltaire l’a reconnu[1], — a montré dans la défense des accusés d’Abbeville un remarquable courage. Il a été leur avocat et ce procès terrible a été sa première grande affaire. C’est en cherchant à préciser son rôle que nous avons trouvé des élémens nouveaux, des documens que ni Linguet ni Voltaire n’ont connus, et qui nous permettent de présenter sous un aspect inédit ce procès qui semblait rebattu. Comment, en effet, Voltaire, si bien informé qu’il fût, aurait-il pu savoir toute la vérité sur une procédure criminelle ? Le secret le plus strict planait alors sur tous les actes de l’instruction ; et les greffes, à coup sûr, n’avaient point de complaisances pour les correspondans de Ferney ! Ils n’en avaient pas davantage pour l’avocat des accusés, qui ne possédait au criminel ni le droit de plaider, ni le droit de connaître, à un moment quelconque, les charges de la procédure. Linguet, de même que Voltaire, n’avait donc pu Aire instruit que par des indiscrétions, des rapports incomplets et souvent erronés. Mais aujourd’hui les archives du Parlement de Paris, devenues accessibles, nous ont livré leurs mystères, et nous possédons les pièces originales du procès, les registres de la Tournelle, les feuilles même d’audience, ainsi que les lettres et documens de toute sorte que le procureur général Joly de Fleury avait classés à son parquet. Aidé de ces documens inédits, aidé aussi des écrits de Linguet, et notamment du Mémoire, très remarquable et très oublié, qu’il rédigea en faveur des accusés d’Abbeville, nous essayerons fie reprendre le récit, du procès. Mais il nous faut d’abord, dans un court prologue, montrer les relations d’amitié ou de haine qui s’étaient nouées avant le drame entre ses principaux acteurs ; et pour cela nous transporter à Abbeville, capitale du comté de Ponthieu où, en septembre 1763, un incident avait groupé autour de Linguet tous les personnages du procès futur.


I

A Abbeville, en ce temps-là, les fonctions paisibles de « mayeur » ou de maire étaient remplies par un personnage qui jouera un rôle très sombre dans la suite de ce récit ; il se nommait Duval de Soicourt. Ce maire était dans la cité le chef d’un parti puissant, et le parti contraire était, comme il convient, dirigé par l’ancien mayeur, M. Douville de Maillefeu, conseiller au Présidial. Les deux factions, en guettant l’heure et l’occasion de s’entretuer, se complaisaient aux incidens, aux embuscades quotidiennes de la guerre de clocher. Il n’était point de coup d’épingle, de petite vexation que Duval de Soicourt n’inventât contre ses adversaires. C’était, du reste, le plus tatillon des mayeurs ; et son humeur se faisait sentir dans les actes les plus minimes de son administration.

C’est ainsi qu’un matin du mois de septembre 1763, il alarma toute la ville à propos d’un certain étranger qu’on voyait depuis quelques jours aller et venir par les rues, l’œil fureteur et en piètre équipage. Cet étranger faisait mine d’inspecter les bords de la Somme, et il avait ce matin-là demandé à un matelot jusqu’où remontait le flux de la mer dans la rivière. Bien que la (paix fût conclue, depuis le mois de février, entre la France et l’Angleterre, le marin s’inquiéta d’une telle question. Il redit le propos, qui parvint au mayeur. Celui-ci aussitôt lit arrêter l’inconnu et voulut l’interroger lui-même. Ainsi se rencontrèrent pour la première fois le juge et l’avocat du procès de La Barre : Duval de Soicourt et Linguet.

Celui-ci avait vingt-sept ans et fort peu de bien ; mais il possédait un grand bagage littéraire, et la ferme volonté de conquérir dans le monde une renommée au moins égale à celle d’Alexandre, dont il avait, pour ses débuts, écrit l’histoire. En attendant, il parcourait l’Europe, tantôt avec des grands seigneurs tels que le duc de Deux-Ponts et le prince de Beauvau, auxquels il servait de secrétaire ; tantôt seul, poursuivant des rêves chimériques, mêlant le goût des mathématiques à celui de la métaphysique et des vers. Il ébauchait ici une invention industrielle, là des réformes sociales. Tourmenté du besoin d’écrire, mais très découragé par l’insuccès de ses premiers ouvrages, il hésitait entre les carrières les plus diverses, et n’était vivement éloigné que d’une seule : la carrière du barreau qu’il allait pourtant embrasser. Il avait voyagé en Portugal, en Espagne, en Hollande, et s’était un beau jour trouvé à Abbeville, où sa curiosité l’exposait maintenant à l’interrogatoire du soupçonneux mayeur. Linguet répliqua à Duval qu’il voyageait en philosophe « à la manière de Thaïes ou de Platon, » « se désaltérant au premier ruisseau, » étudiant la nature et les hommes, et s’inquiétant à Abbeville de l’action de la marée sur les cours d’eau. Pour établir qu’il n’était pas un oisif, inutile ou dangereux, il offrait de payer sa dette à l’hospitalière cité picarde, en donnant un cours gratuit de mathématiques. Le mayeur, penaud de sa méprise, se vit forcé d’agréer l’offre ; Linguet commença ses cours, qui eurent un grand succès parmi les jeunes officiers de la ville.

Il prit d’abord son logement chez la veuve Devérité, qui tenait une librairie. Les beaux esprits d’Abbeville venaient à cette boutique, où la conversation brillante, les saillies du nouveau venu firent bientôt événement. Dans ce petit cercle, tout était observé et noté de fort près par le jeune Devérité, gamin courant parmi les livres, qui, devenu plus tard député à la Convention, nous a laissé des indications excellentes sur cette partie de la vie de Linguet. De vagabond suspect, celui-ci devenait bientôt grand homme de province. Il nouait des amitiés précieuses, et se liait surtout avec M. Douville. En faisant fête à ce philosophe tombé des nues, l’ancien mayeur savourait le double plaisir de satisfaire ses goûts de lettré et d’agacer Duval de Soicourt. Il installa Linguet dans sa maison et le donna comme précepteur à son jeune fils. D’autres enfans de familles amies vinrent partager les leçons de notre Thaïes. C’étaient Gaillard d’Estalonde, Moisnel, Dumayniel de Saveuse et le chevalier Lefebvre de La Barre.

Dans ce milieu, Linguet vécut les heures les plus douces d’une vie qu’attendaient bien des orages. Il partageait ses jours entre le soin de ses élèves et la composition de plusieurs écrits qu’il publia en 1764. Le plus étendu de ces ouvrages portait sur la nécessité d’une réforme dans l’administration de la justice. Il venait à peine de paraître que son auteur, obéissant à sa nature inquiète et mobile, et aux exhortations d’une aïeule qui le pressait de prendre un état, quitta Abbeville, vint à Paris, et se décida à y exercer cette profession d’avocat qui avait été jusqu’alors l’objet de ses sarcasmes. Il fut inscrit, le 19 octobre 1764, comme stagiaire parmi les avocats du Parlement de Paris. Puis un an se passa dans des loisirs forcés, dans l’attente inquiète de la première affaire. En 1765, un appel désespéré, venu d’Abbeville, vint arracher Linguet à sa courte inaction, et le jeter dans la vie de lutte et de bataille qu’il devait mener jusqu’à sa mort. Le jeune Douville et ses camarades Moisnel, de Saveuse et Lefebvre de La Barre, ces enfans dont Linguet, quelques mois auparavant, dirigeait les études, étaient impliqués à grand bruit dans une affaire criminelle.


II

Le 9 août 1765, un bruit s’était répandu dans la ville : « Un crucifix de bois, exposé sur un pont à la vénération publique, a été trouvé le matin chargé de plusieurs coups de sabre, qui y ont laissé des traces profondes. Cet événement, dès qu’il est connu, excite une consternation générale. Le peuple s’assemble autour de la croix pour en détester la profanation[2]. »

Tout se met en mouvement. Le procureur du roi, Hecquet, et l’assesseur criminel, Duval de Soicourt, faisant les fonctions de lieutenant, s’acquittent de leur devoir. L’un rend sa plainte, et l’autre une sentence qui permet d’informer. L’assesseur criminel se transporte sur le lieu de l’attentat, et constate le crime de lèse-majesté divine, pour lequel les canons et l’ordonnance sont également impitoyables. L’église suit de près dans ses constatations la justice royale. Dès le 10 août, Mgr de Lamotte s’avance sur le pont d’Abbeville, pieds nus et la corde au col, suivi par son clergé et par un immense concours de peuple. Après les cérémonies de l’amende honorable, il prononce un discours où il appelle sur les auteurs du sacrilège « les derniers supplices en ce monde, et dans l’autre des peines éternelles. » Il faut voir avec quelle circonspection Linguet a parlé dans son Mémoire de cette mise en scène et de ses résultats. « La démarche du prélat, écrit-il, était édifiante ; mais on ne saurait dissimuler qu’elle fit sur l’esprit du peuple une impression que sans doute il ne prévoyait pas lui-même. La pompe de cette cérémonie, l’éclat qui l’avait accompagnée, échauffa les imaginations. On ne parlait plus d’autre chose dans la ville. Les entretiens particuliers nourrissaient l’émotion publique ; celle-ci portait l’alarme dans les consciences ; la frayeur faisait naître des scrupules et produisait des indiscrétions. »

Le scandale grandit avec les monitoires, c’est-à-dire avec les appels à la délation fulminés on chaire par les vicaires et les curés. Ces monitoires s’accordaient parfaitement avec l’axiome que les criminalistes du temps formulaient ainsi : « Dans les délits d’une atrocité exceptionnelle, les conjectures les plus légères suffisent contre l’accusé, et le juge peut s’écarter des lois[3]. » L’église enregistrait les propos, les révélations, et, conformément à l’art. X du titre VII de l’ordonnance, les envoyait au greffe sous pli cacheté. Ainsi, la calomnie et l’erreur judiciaire se trouvaient organisées savamment. On n’allait pas tarder à s’en apercevoir.

Le 17 août, Hecquet, procureur du roi, avait écrit à M. Joly de Fleury, procureur général du Parlement de Paris, pour l’informer de la mutilation, et demander ses ordres au sujet d’autres impiétés, que l’enquête faisait découvrir. « En portant plainte du fait de la mutilation, disait-il, j’ai appris qu’on débitait que plusieurs jeunes gens se vantaient d’avoir commis des impiétés encore plus grandes ; j’en ai fait mention dans ma plainte sans les désigner autrement. » Et le 22 août, le procureur général répondait : « J’ay reçu votre lettre au sujet des particuliers qui se sont livrés aux excès et aux impiétés les plus criminelles. Vous devez continuer d’en faire informer, et de faire toutes les diligences nécessaires pour faire découvrir et arrêter ces particuliers, et leur instruire le procès dans la plus grande rigueur de l’ordonnance. Vous aurez agréable de m’envoyer à fur et à mesure copie des procédures. » Ces instructions étaient précises. Elles furent communiquées à l’assesseur criminel Duval de Soicourt, et, si l’on en croit Linguet, Voltaire et Devérité, elles flattaient trop ses inimitiés pour qu’il ne s’y conformât point avec exactitude.

Cependant, malgré ce zèle, l’objet de la plainte portée le 10 août ne paraissait point s’éclaircir. Personne en effet, écrit Linguet dans son Mémoire, ne connaissait le sacrilège. Mais il ajoute : « Au défaut de cette connaissance, qui était pourtant le seul but du procès, les témoins, en se présentant devant le juge, s’efforçaient de paraître instruits, au moins sur quelques chefs relatifs à celui qu’il s’agissait d’éclaircir. Ils faisaient une espèce d’examen de leur conduite et beaucoup plus encore de celle des autres. Les ouï-dire, les simples soupçons même se trouvaient rappelés comme des vérités essentielles, et les rumeurs les moins probables prenaient, en passant par leur bouche, toute l’apparence de la certitude. Ils révélaient des irrévérences, des indiscrétions, des discours impies tenus par des jeunes gens de la ville, mais qui étaient antérieurs au délit dont on informait, et qui jusque-là n’avaient causé aucune espèce de scandale. Cependant, le procureur du roi crut devoir les dénoncer à la justice. Il y trouva la matière d’une seconde plainte qu’il rendit, en effet, le 13 septembre 1765, c’est-à-dire à plus d’un mois d’intervalle de la première. »

Il semble que l’équité demandait du juge criminel qui reçut les deux plaintes : celle du 10 août, portant sur la mutilation du crucifix, et celle du 13 septembre, laquelle « ne tendait qu’à obtenir la permission d’informer sur les impiétés et les blasphèmes commis dans la ville », qu’il eût soin de distinguer les deux objets qu’elles concernaient. « Il est sûr, écrit Linguet, que le blasphème est un grand crime ; mais la mutilation d’une croix est un crime encore plus grand. Le premier consiste dans des paroles, le second consiste dans des actes. L’un a différentes nuances, différens degrés, qui peuvent le rendre plus ou moins grave ; l’autre est énorme de sa nature, c’est toujours un crime de lèse-majesté divine. Il était donc important de les séparer ; la justice exigeait qu’on évitât soigneusement d’en faire un seul et même titre d’accusation. Ce ne fut pourtant pas le principe que suivit l’assesseur d’Abbeville. Au contraire, il parut se proposer de confondre les deux affaires, et, dès le commencement des informations sur la seconde plainte du 13 septembre, il rendit une sentence dont voici les dispositions. Elle ordonnait que les deux procès faits, tant sur la plainte du 10 août, portant sur la mutilation, que sur la plainte du 13 septembre, bornée aux impiétés et aux blasphèmes, seraient et demeureraient joints, pour être sur iceux statues par un seul et même jugement. »

Ainsi, d’après Linguet, cette jonction serait un stratagème qui aurait réussi à égarer l’opinion et même l’histoire. En effet, l’affaire de La Barre est demeurée « l’affaire du crucifix » et, l’on croit encore que le chevalier a été condamné comme l’un des auteurs de la mutilation du Christ. « Ce n’est cependant qu’une erreur cruelle, a dit Linguet avec raison. L’insulte à la croix est bien le prétexte du procès, mais elle n’en est pas l’objet. Elle n’entre pour rien dans la sentence, ni dans l’arrêt. La mutilation du Christ n’est même rappelée ni dans l’une ni dans l’autre. L’auteur en est inconnu ; aucun des accusés n’en est chargé par les témoignages ; et quand le Parlement s’est décidé ; à livrer deux d’entre eux à toute la rigueur de la justice, ce n’est pas la considération de ce crime qui a déterminé les suffrages, puisque dans les informations il n’y a pas un mot qui puisse faire croire qu’on a découvert les coupables. »

Quels motifs poussaient donc les juges à échafauder cette sombre affaire, à joindre par un cruel artifice de procédure deux causes absolument différentes ? Comparons sur ce point l’opinion de Voltaire et celle de Linguet.


III

Est-il vrai, comme l’a cru longtemps Voltaire, que Duval de Soicourt, amoureux d’une abbesse, parente du chevalier de La Barre, se soit vengé des dédains de la tante en faisant brûler le neveu ? On connaît ce récit romanesque ; il se trouve dans la relation du procès écrite par Voltaire, en 1766. Il y est dit qu’un habitant d’Abbeville, nommé Belleval[4], âgé de soixante ans, vivait avec la religieuse dans une grande intimité, parce qu’il était chargé de quelques affaires du couvent. « Cet homme devint amoureux de l’abbesse, qui ne le repoussa d’abord qu’avec sa douceur ordinaire, mais qui fut ensuite obligée, de marquer son aversion et son mépris pour ses importunités trop redoublées. » Enfin « il fut exclu de certains soupers, » et c’est alors qu’exaspéré il aurait machiné son œuvre de vengeance.

Telle est la version de Voltaire ; elle n’est confirmée par aucun document. Voyons le récit de Linguet, exposé en termes très hardis dans son Mémoire au Parlement[5]. « Des cinq accusés, dit-il, il y en a quatre dont les parens ont eu avec M. Duval de Soicourt des torts, ou des procédés qui peuvent lui paraître mériter ce nom. Par conséquent, il n’aurait pas dû se présenter pour les juger, et moins encore pour instruire le procès où ils sont compromis. Le fait est tout récent, il se trouvait curateur d’une jeune personne riche et sa parente. Il avait formé le projet de la marier à son fils unique. Il avait sollicité vivement la supérieure d’une maison religieuse[6], où demeurait la demoiselle, de travailler pour l’amener à ses vues. Cette supérieure s’y était refusée. On avait tenu devant un conseiller au Présidial une assemblée de parens pour le dépouiller malgré lui de son titre de curateur, et conclure le mariage de la mineure avec un étranger. Or, des quatre accusés, le premier est parent proche et chéri de la supérieure ; le second et le troisième sont l’un frère et l’autre cousin germain du rival préféré ; et le quatrième est fils du conseiller devant qui l’assemblée s’est tenue. Le ressentiment de l’assesseur avait éclaté. Il semblait que la décence, et même l’équité, lui ordonnaient de se déporter d’un jugement où il voyait compromises tant de personnes qu’on pouvait le soupçonner de ne pas aimer. »

A côté de Duval de Soicourt, siégeaient dans cette « Chambre criminelle de la Sénéchaussée de Ponthieu » deux juges nommés Lefebvre de Villers et de Broutelles. Le premier était un bonhomme, faible et borné, qui se montra plus tard désespéré du mal qu’il avait fait. Quant à de Broutelles, il mérite un portrait à part. C’était un marchand de porcs, perdu de réputation dans Abbe ville. « Sa conduite personnelle, ne craignait pas de dire Linguet, répugnait aux fonctions de jurisconsulte et plus encore à celles de juge. Il est notoire que son unique occupation est le commerce, et on ne serait pas embarrassé à trouver des sentences des consuls qui lui enjoignent de produire ses livres. L’Election d’Abbeville, dont il a acheté la présidence, a refusé de l’admettre, et elle a actuellement un procès contre lui à la Cour des Aydes, pour se dispenser de l’avoir pour chef. »

Tels étaient les trois juges, investis d’un pouvoir sans limites, qui tenaient dans leurs mains le sort des accusés.

Ces grands coupables, nous l’avons vu, étaient des fils de famille, tous mineurs ; le plus jeune d’entre eux avait seize ans. D’Estalonde, dès la première plainte, quitta la place, et, comme on sait, alla chez Voltaire, puis en Prusse, auprès de Frédéric. De Maillefeu, fils du conseiller Douville, était presque un enfant, bien qu’il eût déjà fait service de gendarme et, dit-on, tué son colonel à Compiègne, en duel. Moisnel était surnuméraire aux gendarmes de la garde. Jean-François de La Barre était lieutenant d’infanterie, orphelin et pauvre, mais fort bien né. Il tenait à de grandes familles, à la puissante tribu parlementaire des Lefebvre d’Ormesson. Son grand-père, seigneur de La Barre, près Enghien, avait été d’abord maître des requêtes. Il avait ensuite administré Cayenne et s’était, par un gouvernement intelligent, rendu le véritable créateur de cette colonie. Ce grand-père était mort, lieutenant général des armées royales, laissant une fortune de 40 000 livres de rente que son fils, un vrai chenapan, dissipa. Le petit-fils, le jeune Jean-François, fut élevé chez un fermier, puis recueilli à Abbeville par sa tante, l’abbesse de Willancourt, parente de Paul-Esprit Feydeau de Brou, garde des sceaux jusqu’en 1762, dont elle portait le nom. Mlle Feydeau de Brou avait installé son neveu dans un appartement dont l’abbaye disposait en dehors de l’enceinte cloîtrée. Ce neveu de nonne était doux et d’humeur paisible, non point cerveau brûlé comme son ami Maillefeu. Il aimait la lecture et l’étude et passait pour un garçon de grand avenir. Ses juges n’ont pu lui reprocher aucun scandale, aucune action vilaine. Spirituel et vaillant, il a trouvé au cours de son martyre, et jusqu’au pied de l’échafaud, de jolis mots, simples et virils.


IV

Le chevalier et ses camarades n’auraient pu être à aucun degré compromis dans l’affaire de la croix, sans un témoignage capital que les magistrats réussirent enfin à recueillir : le témoignage d’un maître d’armes du nom de Naturé. Hecquet et Duval de Soicourt battaient les buissons, s’évertuant vainement à la recherche d’une proie, quand, pour le malheur des accusés, ce maître d’armes apparut. Il devint le pivot, la clef de voûte de l’enquête par sa dénonciation qui mérite d’être rapportée : « Le sieur d’Estalonde, le chevalier de La Barre et le sieur Moisnel étant tous trois dans ma salle d’armes, je les ai entendus se vanter qu’au temps de la fête du Saint-Sacrement dernier, étant sur la place de Saint-Pierre, lorsque la procession passa, ils ne défirent point leurs chapeaux, ne se mirent point à genoux, et en firent comme une espèce de bravade. » Telle est la charge unique qui détermina les mesures dont le procureur du roi rendait compte le 5 octobre à son chef.

« J’ai appris par l’information que plusieurs jeunes gens de cette ville étaient, passés, le jour de la Fête-Dieu, devant le Saint-Sacrement, sans ôter leurs chapeaux, s’en étant vantés comme d’une belle action. Sur ce fait les sieurs Gaillard d’Estalonde, Lefebvre de La Barre et Moisnel ont été décrétés de prise de corps. Le sieur Lefebvre de La Barre, neveu de Mme Feydeau de Brou, abbesse de Willancourt en cette ville, et parent, que je crois, de messieurs Lefebvre d’Ormesson, a été pris mardi dernier en l’abbaye de Longvillers entre Montreuil et Boulogne. Le sieur Gaillard d’Estalonde est le fils de M. de Boëncourt, président au Présidial de cette ville. J’ai envoyé pour le prendre, mercredi dernier, au château d’Estalonde, dans le comté d’Eu, où je croyais qu’il était. J’ai appris depuis qu’il avait gagné le lendemain du côté de Boulogne pour s’embarquer à Calais. J’y ai envoyé son signalement, et, s’il n’est point passé, je compte qu’il y sera pris. Le sieur Moisnel est un jeune surnuméraire dans les gendarmes de la garde du roy, un enfant qui n’ayant ni père ni mère a eu des liaisons trop intimes avec ces deux mauvais sujets. Voilà quel est l’état actuel de la procédure. S’il survient quelque chose de nouveau, j’aurai l’honneur de vous en faire part. « HECQUET. »

C’est le 1er octobre 1765, que le chevalier de La Barre avait été capturé. Le lendemain, conformément à l’ordonnance, il subissait un premier interrogatoire[7].

Observons ici qu’autrefois, pour procéder à l’interrogatoire d’un accusé, le juge devait se conformer à des règles et à des traditions que les commentaires de l’ordonnance criminelle de 1670 indiquaient avec précision. C’est ainsi que le juge devait « fatiguer l’accusé par un grand nombre de questions ; » le « prendre par ses propres réponses, le tourner et le retourner ; » l’interroger par des circuits et des demandes éloignées » de manière que cet accusé « ne puisse pénétrer ce que le juge veut savoir de lui. » Avec une pareille stratégie, si bien réglée pour l’attaque, on conçoit que l’accusé finissait toujours par perdre pied. Malgré son esprit, le chevalier n’échappa point à la règle commune. Avait-il dit, lui demandait le juge « qu’il regardait l’hostie comme un morceau de cire ? qu’il ne comprenait pas qu’on pût adorer un Dieu de pâte ? qu’il faudrait mettre Ordinaire de la messe au dos du livre de la Pucelle ? » Poussé à bout, désorienté, de La Barre eut la naïveté de répondre que souvent d’Estalonde et lui avaient causé de leurs doutes « sur la religion. » C’était presque l’aveu du crime d’hérésie, dans les variétés duquel était compris l’athéisme.

« N’avait-il pas, encore, des collections de mauvais livres, tels que le Portier des Chartreux, la Religieuse en chemise, la Tourière des Carmélites, le Tableau de l’amour conjugal ? » Comment l’eût-il nié ? Les livres étaient saisis. L’accusé avoua donc, mais il ajouta sans nécessité qu’il préférait à ces ouvrages l’Esprit d’Helvétius et surtout… le « Dictionnaire philosophique ! » A ce moment il fut perdu ! Derrière lui venait, en effet, d’apparaître l’ombre même de Voltaire. S’il est vrai qu’à l’origine le juge voulût tirer vengeance de l’abbesse, de tous ceux qui avaient fait obstacle au mariage de son fils, il avait maintenant un motif plausible, d’intérêt supérieur, de portée générale, capable d’impressionner le Parlement, le Dauphin el son dévot entourage, d’entraîner même le roi. Condamner Voltaire, le frapper nommément dans son dictionnaire antichrétien, hisser sur le bûcher le livre, et la victime que le livre avait pervertie, cela devenait une affaire d’Etat, et une affaire de tous points opportune. Duval le comprit à merveille, et, après l’aveu du chevalier relatif au Dictionnaire, il se tint pour satisfait. C’est à peine s’il toucha dans l’interrogatoire au point qui en aurait dû former le principal objet.

« Que faisait de La Barre, le 9 août au soir, à l’heure où des criminels avaient mutilé la croix ? » demanda-t-il pourtant. Ici les réponses de l’accusé furent d’une absolue précision. « Il n’était point passé sur le pont ; ce soir-là il avait dîné chez l’abbesse, puis il avait joué du violon. Le soir, il était allé à un feu d’artifice, puis chez Mme Douville de Maillefeu où on avait dansé jusque vers minuit. » Ce criminel avouait toutefois qu’en rentrant à l’abbaye il avait bien pu arracher quelques chaînes de sonnettes chez des bourgeois, mais c’était tout !

Après le chevalier, Moisnel fut interrogé à son tour. Il était accusé, comme Lefebvre de La Barre, d’avoir manqué de respect au Saint-Sacrement le jour de la procession, et en outre d’avoir chanté la Madeleine et la Saint-Cyr, deux vieilles chansons de corps de garde. Cet enfant avait dix-sept ans, il était faible de constitution et timide. Le juge voulut le terrifier et le soumit à des tortures morales dans une scène dont Linguet nous a laissé un saisissant tableau. La méthode employée eut un plein succès : dans son trouble, le jeune Moisnel ne se borna point à s’accuser lui-même ; le 7 octobre 1765, il déclara « qu’il avait entendu chanter au sieur Douville de Maillefeu la Madeleine et la Saint-Cyr, et au sieur Dumayniel de Saveuse la Madeleine seulement. » Ces noms détestés étaient enfin dans le procès ! L’assesseur triomphait. Mais Hecquet ne voulut point augmenter le nombre des accusés sans en référer à son chef.

« Il ne peut être question, — écrivait-il, le 12 octobre, au procureur général — d’élargir même Moisnel, puisque cet accusé avoue qu’il a chanté la Saint-Cyr, et que cette chanson peut être regardée comme un des plus énormes blasphèmes qui, suivant la déclaration du 30 juillet 1666, doivent être punis rigoureusement. » Mais enfin « à trop creuser cette affaire, on va y englober une multitude de jeunes gens. » Que faire ? Hecquet propose à M. Joly de Fleury une solution qui lui paraît de nature à satisfaire toutes les exigences, en épargnant à tous la responsabilité d’un procès scandaleux : « Il vaudrait bien mieux, écrit-il, les enfermer par lettre de cachet dans une maison de force. » Une telle phrase, dans la correspondance du procureur général du Parlement de Paris avec un de ses substituts, met curieusement en lumière le côté bienveillant de cet ancien régime des lettres de cachet. Et si ce mot de « bienveillant » semble d’abord paradoxal, qu’on veuille bien y réfléchir. Certes, tout emprisonnement arbitraire, fût-ce d’un jour, nous paraît aujourd’hui intolérable. Mais que l’on compare ce supplice, qui, du moins, laissait la vie sauve et l’espoir, aux supplices affreux encourus par les jeunes gens d’Abbeville, et que l’un d’eux a subis ! N’était-ce point les sauver que de les mettre à la Bastille, qui, bien des fois ainsi, apparut sous l’ancien régime comme un lieu de refuge, d’asile et de pardon ? Hecquet, par sa proposition, se montra donc le seul clément et secourable, parmi tant de cruels magistrats[8]. Et à l’heure où il écrivait ainsi, nous croyons que tous ceux qui s’intéressaient aux accusés eussent de grand cœur accepté la Bastille comme une aubaine inespérée pour ces pauvres enfans. Le procureur du roi terminait sa lettre par ces mots : « Je suspends l’instruction de la procédure jusqu’à ce que vous m’honoriez de votre réponse sur ces objets. »

La réponse ne se fit pas attendre. Le 30 octobre, deux nouveaux décrets de prise de corps furent lancés contre Douville de Maillefeu et son cousin Dumayniel de Saveuse.

Quand on sut à Paris que Voltaire était au nombre des accusés et que le procès prenait la tournure d’une croisade contre Ferney, le Parlement se montra satisfait, et, pour manifester son approbation des poursuites, il mit d’abord obstacle à l’impression d’un grand Mémoire pour le chevalier de La Barre, que Linguet avait rédigé dès le début de l’enquête. Les magistrats, cette année-là, semblaient pris de vertige. Saisis de frayeur à l’idée d’avoir, par l’expulsion des Jésuites, avancé le triomphe des philosophes et de l’irréligion, ils voulaient réagir ; ils brûlaient les écrits de Rousseau et cherchaient à frapper un grand coup sur Voltaire. L’affaire de La Barre se présenta à point. Elle synthétisait l’action perverse du roi des philosophes sur les jeunes âmes ; elle permettait de saisir la marche du poison infiltré par le Dictionnaire philosophique, conduisant sa victime, par étapes, du doute à l’impiété, et du blasphème au sacrilège. L’occasion s’offrait ainsi d’un exemple terrible et salutaire.

Il faut d’ailleurs ajouter que, dans l’affaire d’Abbeville, Linguet n’eut pas seulement à lutter contre les magistrats, mais contre l’opinion tout entière, qui réclamait des exécutions.

Cette affirmation semblera d’abord singulière si l’on songe que Voltaire, Devérité, et la plupart des historiens à leur suite, ont déclaré que le procès du chevalier de La Barre avait consterné le pays. Malheureusement, il faut en rabattre ; et nous n’avons qu’à laisser parler les faits et les documens qui, dans la suite de ce récit, montreront sous leur jour exact les sentimens du peuple, de la cour, du roi, à l’égard des accusés d’Abbeville.


V

On pourrait croire que l’abbesse de Willancourt, fort ennuyée du bruit qui se faisait autour de son couvent, aurait été bien tentée d’abandonner le chevalier à sa mauvaise fortune. Mais Mme Feydeau de Brou, autant que quelques lettres d’elle nous permettent de le penser, était une personne de courage et de cœur. Elle engagea la lutte pour sauver son neveu, et entra, dès le début d’octobre, on correspondance avec le procureur général. Elle ne doutait point, d’ailleurs, qu’à sa prière et à la demande de la puissante tribu parlementaire des d’Ormesson, M. Joly de Fleury ne fût prêt à enrayer l’affaire.

« Monseigneur, écrivait-elle, le 18 octobre, à Joly de Fleury, j’ai appris qu’en informant de l’insulte grave faite au Christ, on avait aussi informé d’autres impiétés et scandales en général ; il paraît que le juge de l’instruction, qui est très exact dans le service de ses fonctions, s’est attaché à connaître particulièrement la conduite que le chevalier de La Barre, mon parent, avait tenue depuis trois ans environ qu’il réside à Abbeville ; il a entendu tous les voisins de son quartier, toutes les personnes qui pouvaient avoir habitude avec lui, les domestiques de mon abbaye ; on prétend qu’il résulte des dépositions d’aucuns témoins que le chevalier de La Barre, dans ses colloques particuliers, s’est échappé en paroles obscènes, qu’il a tenu des discours impies, c’est ce qui a donné lieu au décret rigoureux prononcé contre luy. Je n’entends nullement justifier mon parent, mais il me paraît, Monseigneur, que quand bien même pareilles charges se trouveraient contre le chevalier de La Barre, le juge criminel d’icy a poussé bien loin la sévérité en lui infligeant un pareil décret ; c’est un jeune homme qui n’est âgé que de dix-neuf ans, combien n’échappe-t-il pas, à cet âge, de mouvemens inconsidérés que la légèreté produit et que la réflexion corrige, que la bouche imprudente prononce et que le cœur, plus sage, désavoue… Il n’y avait rien dans tout cela qui ait rapport à l’ordre public de la société, qui puisse apporter aucun trouble ni confusion dans cet ordre et dans celuy de la religion Je vous supplie, Monseigneur, d’avoir égard aux représentations que je prends la liberté de vous faire ; M. le président d’Ormesson, à qui j’envoie le même détail, aura la bonté d’appuyer ma demande auprès de vous. J’ai l’honneur d’être avec respect, Monseigneur,

« Votre très humble et très obéissante servante.

« FEYDEAU, abbesse de Willancourt.

« Ce 18 octobre 1765. »


Le président d’Ormesson consentit à intervenir, et le 26 octobre, il écrivit de sa terre de Rosny au procureur général.

Ni sa lettre, ni celle de l’abbesse ne pouvaient convaincre ce magistrat ; mais d’aussi hauts solliciteurs pouvaient tout au moins le gêner. La cause du chevalier de La Barre, défendue par une gens aussi puissante que la gens d’Ormesson, semblait avoir bien des chances de succès ; et des lettres semblables à celles qui lui avaient été adressées étaient certes de nature à faire réfléchir M. Joly de Fleury. Malheureusement, elles se heurtaient à un parti pris dicté au procureur général par un ordre suprême émané de Versailles, et transmis par le vice-chancelier, M. de Maupeou. Aussi M. Joly de Fleury s’ingénia-t-il simplement à répondre en homme dont le siège est fait, mais qui veut reconnaître avec politesse la qualité de ses correspondais en feignant de discuter avec eux. Il chargea donc un homme de confiance, M. Boullenois, doyen des substituts du procureur général, de recevoir le président d’Ormesson et de lui donner des explications sur la procédure d’Abbeville. Ce substitut, pièces en main, peignit le pauvre chevalier sous les traits d’un monstre chargé de crimes, et, après l’entrevue, il écrivit triomphant à son chef : « J’ai vu M. le président d’Ormesson ; il a eu horreur comme moi de toutes les impiétés en quelque sorte avouées par les accusés dans leurs interrogatoires. »

L’horreur manifestée par M. d’Ormesson à la lecture des pièces n’existait à coup sûr que dans l’imagination du zélé Boullenois, car, le 4 novembre, le président écrivait de nouveau et en termes pressans, pour le chevalier, au parquet. Vains efforts ! et non moins inutiles toutes les peines de l’abbesse qui ne cessait de supplier, de discuter, de rétorquer l’infâme procédure. A propos de Beauvarlet, un des témoins les plus vils de l’enquête, celui qui accusait de La. Barre de l’avoir prié d’acheter un Christ qu’il voulait fouler aux pieds, Mme Feydeau représentait que cet individu avait été déjà condamné comme faux témoin, qu’elle l’avait nourri par charité, et qu’il avait agi par vengeance, se trouvant renvoyé de l’abbaye. A l’égard du livre d’Évangile que le chevalier aurait lacéré : « Je peux assurer, disait sa tante, qu’il n’en a jamais eu dans sa chambre ; c’est apparemment un vieux bréviaire tout déchiré que je lui avais donné pour bourrer son fusil. »

Pendant que les amis des accusés travaillaient ainsi vainement à leur défense, Duval de Soicourt poursuivait son œuvre, et se trouvait encouragé par de puissantes approbations : celle notamment du maréchal de Soubise, le triste héros de Rosbach, l’ami de la Pompadour et de la Du Barry, qui, le 5 novembre 1765, dans une lettre à Duval de Soicourt, donnait formellement défense à aucun des accusés « de prendre le titre ni la qualité de gendarmes de la garde. » Cette lettre témoignait qu’à Versailles, chez le Roi et dans les petits appartenons dont Soubise avait les secrets, les prétendus criminels d’Abbeville n’excitaient qu’une vertueuse et implacable indignation. Aussi devenait-il dangereux, non pour Linguet seulement, mais pour le père même de l’un des accusés de défendre son propre fils. Hecquet et l’assesseur s’irritaient à la pensée que Linguet et M. Douville surveillaient point par point leur enquête, et se trouvaient, malgré le mystère de l’instruction, au courant de bien des choses : aussi à la moindre difficulté qui surgissait devant eux, ils ne manquaient pas d’accuser ces deux personnages.

Un beau matin le jeune Moisnel s’avisa de rétracter solennellement ses aveux. Hecquet et Duval, furieux, imaginèrent que cette rétractation avait été dictée par Linguet ou par M. Douville, et que ce dernier avait dans la prison de secrètes intelligences. Ces imaginations incitèrent le procureur à des démarches déraisonnables. Le 10 janvier 1766, il envoya à M. Joly de Fleury un long rapport exposant : qu’il avait fait fouiller Moisnel et qu’on avait trouvé dans ses poches quelques vieux morceaux de papier. Sur ces papiers on avait pu à grand’peine déchiffrer ces mots : « C’est-à-dire faire… de nier ce qu’il y a… dépo… » Ces griffonnages signifiaient clairement aux yeux de l’ingénieux procureur qu’un conseil de rétractation avait été donné à l’accusé ! Mais par qui donc ? Par M. Douville. « Plusieurs personnes en place, à qui j’ai montré le papier, croient reconnaître l’écriture de ce billet pour être celle du père d’un des accusés. » Ainsi le fait est prouvé, établi. Comment ne le serait-il pas par ce charitable propos des « personnes en place ? » L’accusé est « suborné », « on ne doit ajouter aucune foy à sa rétractation. » Ce n’est pas tout ! Si on cherchait le suborneur ? Le procureur, dans son zèle, irait jusqu’à greffer le procès du père sur le procès du fils ! Et il conclut ainsi : « Je vous supplie de nous tracer la route que nous devons tenir. » Le doyen Boullenois, qui reçut l’étrange rapport, eut cette fois un éclair de bon sens. Il répondit tout sec : « Faites juger le procès d’impiétés. »


VI

Il fut obéi, et, le 20 février 1766, le tribunal d’Abbeville rendit la sentence, dont les extraits suivans méritent d’être reproduits :

« Tout vu, considéré, diligemment examiné…

« En ce qui touche Jean-François Lefebvre, chevalier de La Barre, le déclarons dûment atteint et convaincu d’avoir appris à chanter et chanté des chansons impies, exécrables et blasphématoires contre Dieu ; d’avoir profané le signe de la croix en faisant des bénédictions accompagnées de paroles infâmes que la pudeur ne permet pas de désigner ; d’avoir sciemment refusé les marques de respect au Saint-Sacrement porté en la procession du prieuré de Saint-Pierre ; d’avoir rendu ces marques d’adoration aux livres infâmes et abominables qu’il avait dans sa chambre ; d’avoir profané le mystère de la consécration du vin, l’ayant tourné en dérision, en prononçant à voix basse dessus un verre de vin qu’il avait à la main les termes impurs mentionnés au procès-verbal, et bu ensuite le vin ; d’avoir enfin proposé au nommé Pétignal, qui servait la messe avec lui, de bénir les burettes en prononçant les paroles impures mentionnées au procès. « Pour réparation de quoy, le condamnons à faire amende honorable, en chemise, nu-tête et la corde au col, tenant en ses mains une torche de cire ardente du poids de deux livres au-devant de la principale porte et entrée de l’église royale et collégiale de Saint-Wulfram, où il sera mené et conduit dans un tombereau par l’exécuteur de la haute justice qui attachera devant lui et derrière le dos un placard où sera écrit, en gros caractères impie ; et là, étant à genoux, confessera ses crimes à haute et intelligible voix ; ce fait, aura la langue coupée et sera ensuite mené dans ledit tombereau en la place publique du grand marché de cette ville pour y avoir la tête tranchée sur un échafaud ; son corps et sa tête seront ensuite jetés dans un bûcher pour y être détruits, brûlés, réduits en cendres et icelles jetées au vent. Ordonnons qu’avant l’exécution ledit Lefebvre de La Barre sera appliqué à la question ordinaire et extraordinaire pour avoir par sa bouche la vérité d’aucuns faits du procès et révélations de ses complices… Ordonnons, disaient en terminant les juges, que le Dictionnaire philosophique faisant partie desdits livres qui ont été déposés en notre greffe, sera jeté par l’exécuteur de la haute justice dans le même bûcher où sera jeté le corps dudit Lefebvre de La Barre.

« Fait et arrêté en la Chambre du conseil criminelle de la sénéchaussée de Ponthieu, à Abbeville le 20 février 1766.

« Signé : DUVAL DE SOICOURT.

« LEFEBVRE DE VILLERS.

« DE BROLTELLES. »


Ce jugement décidait qu’il serait sursis à faire droit sur les accusations portées contre Douville de Maillefeu, Moisnel et de Saveuse, jusqu’à l’entière exécution de la sentence contre Lefebvre de La Barre. De ces pauvres enfans, trois allaient être, non sans peine, tirés des griffes du bourreau ; le quatrième était perdu.

Ils firent tous appel devant le Parlement de Paris, et les deux détenus, Moisnel et de La Barre, se mirent en route sous la garde de deux inspecteurs de police, les sieurs Roulier et Muron, en compagnie de leur coaccusé, le Dictionnaire philosophique. Quand ces trois malfaiteurs furent écroués, les deux premiers dans les cachots de la Conciergerie, le troisième au greffe, les magistrats prirent leur temps, et trois mois s’écoulèrent. Trois mois tragiques ! pendant lesquels le comte de Lally fut jugé et exécuté avec les raffinemens de férocité que l’on sait. Le Parlement voyait rouge. Enfin la cause du chevalier de La Barre fut appelée, non à la Tournelle, mais devant la Grand’Chambre assemblée, le 4 juin 1766, trois semaines après le martyre de Lally. Ici, demandons-nous si l’on peut accepter le récit de Voltaire. A l’entendre, le Parlement fut en proie à de longs et honorables scrupules. Le procureur général Joly de Fleury demanda l’infirmation ; dix juges sur vingt-cinq le suivirent et opinèrent pour la clémence. La Grand’Chambre hésita longtemps avant de continuer le jugement d’Abbeville, et, après la confirmation, six jours s’écoulèrent encore pendant lesquels la formalité suprême, la signature de l’arrêt, resta en suspens. Mais de qui Voltaire pouvait-il tenir ces détails ? Ses correspondant les mieux informés ne pouvaient savoir là-dessus que ce que les magistrats en racontaient eux-mêmes, et ceux-ci, hommes du monde pour la plupart, mêlés le soir aux philosophes qu’ils condamnaient dans la journée, avaient tout intérêt à laisser circuler une version atténuante. Or, l’examen des documens originaux, l’inspection des registres et de la feuille d’audience du i juin 1766 nous permettent de dire que Voltaire a été trompé, et que l’arrêt de confirmation a été rendu tout de suite, sans hésitations et sans scrupules, — par adoption de motifs, comme on dit au palais.

Quelques détails éclairciront ce point. Lisons d’abord la feuille d’audience[9].

Le 4 juin 1766, 36 affaires étaient portées sur le registre criminel[10]. C’est donc dans la cohue d’une audience encombrée, d’une sorte d’audience de « flagrans délits » que l’affaire d’Abbeville a été appelée, sous le numéro 23. Elle était placée entre le procès d’une blanchisseuse, qui avait volé deux chemises, et le procès d’un commis, nommé Lambert, qui avait aussi dérobé du linge. La blanchisseuse et le commis furent condamnés, l’un et l’autre, à être battus et fustigés de verges dans les carrefours, puis flétris d’un fer chaud et bannis de Paris. Tout porte à croire que le numéro 23 fut expédié sans discussion, dans la hâte d’une audience d’été fatigante et chargée, entre le numéro de la blanchisseuse et le numéro du commis.

Si les magistrats avaient éprouvé des scrupules, le feuilleton, témoin irrécusable, porterait la trace des renvois, des longs délibérés. L’arrêt enfin traduirait les doutes, ou l’indulgence des juges, par quelques adoucissement. Il n’est pas même exact que la Cour (comme plusieurs historiens, et notamment Henri Martin, l’ont cru) ait atténué la sentence d’Abbeville « en accordant au condamné la faveur d’être décapité. » La sentence dont nous avons rapporté le texte portait que le chevalier aurait la langue coupée, serait décapité ensuite, el que son corps et sa tête seraient jetés dans un bûcher.

Le Parlement approuva tout. Voici son arrêt : « Vu par la Cour, la Grand’Chambre assemblée, le procès criminel fait par le lieutenant criminel de la sénéchaussée de Ponthieu. La Cour dit qu’il a été bien jugé, mal et sans grief appelle par Lefebvre de La Barre. Ordonne en conséquence que le Dictionnaire philosophique qui a été apporté au greffe de la cour sera reporté au greffe criminel de la sénéchaussée d’Abbeville. Ordonne que le présent arrêt sera imprimé, publié et affiché partout où besoin sera, notamment en la ville d’Abbeville, et pour faire mettre le présent arrêt à exécution, renvoie ledit Jean-François Lefebvre de La Barre prisonnier par devant ledit lieutenant criminel de la Sénéchaussée de Ponthieu, à Abbeville.

« Fait en Parlement, la Grand’Chambre assemblée, le 4 juin 1766.

« Signé : DE MAUPEOU. PELLOT. »


L’arrêt était donc rendu par le premier président en personne, par le futur chancelier de Maupeou, qui préludait ainsi à sa réforme judiciaire. Le rapporteur qui, suivant la coutume, a signé l’arrêt avec le président, était Pellot, et non Pasquier, comme l’a cru Voltaire[11]. Pasquier d’ailleurs figurait parmi les juges, à côté d’hommes respectés dans le Parlement. Il est clair que ces magistrats ont, le 4 juin au soir, soupe de bon appétit, la conscience tranquille, heureux d’avoir joué un bon tour à Voltaire, satisfaits d’avoir montré une égale horreur pour les Jésuites, qu’ils venaient d’expulser, et pour un jeune libre penseur qu’ils envoyaient au feu avec son manuel d’impiété.

Un dernier trait achèvera de peindre l’entrain dénué de scrupules avec lequel les parlementaires ont ratifié la sentence d’Abbeville. Ils n’ont pas même fait l’aumône au chevalier de La Barre, à sa famille, à Linguet son défenseur, du banal retentum qu’il était d’usage d’accorder aux condamnés un peu bien nés et protégés. Le retentum était une mesure gracieuse qui dispensait secrètement les condamnés d’une partie des supplices prononcés par l’arrêt. Nous voyons, par exemple, dans les registres de la Tournelle, à la date du 4 juin 1766 qu’un sieur Mathé est condamné à être « rompu, puis exposé vif sur la roue pour y rester, la face tournée vers le ciel, tant qu’il plaira à Dieu le conserver en vie. » Mais au bas de l’arrêt, après les signatures, sont écrits ces mots :

« Retentum. Arrête que ledit Jean Mathé ne recevra qu’un coup vif et sera ensuite secrètement étranglé. » Il semble qu’un adoucissement de cette nature eût été bien de mise dans l’affaire de La Barre, et les magistrats ne l’auraient point oublié si les hésitations dont parle Voltaire se fussent produites dans la délibération.


VII

Le 25 juin, M. Joly de Fleury annonce à Hecquet que Moisnel et de La Barre sont repartis pour Abbeville, et il ajoute : « Vous m’avés marqué qu’il n’y avait dans la province aucun exécuteur capable de mettre à exécution l’arrêt du 4 de ce mois contre le sieur Lefebvre de La Barre. J’ay donné ordre en conséquence à l’exécuteur de Paris de se rendre à Abbeville, où il arrivera dimanche prochain au soir au plus tard. Je luy ai recommandé de se conformer dans cette occasion à tout ce que M. le lieutenant criminel et vous estimerez devoir lui prescrire pour l’exécution dont il s’agit. » Ainsi l’exécution était prochaine et la date en était déjà fixée, quand, le jour même où M. Joly de Fleury donnait les instructions suprêmes à son substitut d’Abbeville, survint un incident très grave.

A Amiens, l’évêque de Lamotte fut saisi de remords à la vue de son œuvre, et, désavouant la menace qu’il avait fulminée, pieds nus et corde au col, sur le pont d’Abbeville, il jugea, un peu tard, que le pauvre chevalier n’avait peut-être pas mérité « les derniers supplices en ce monde. » Le prélat se mit donc en campagne pour sauver de La Barre, et envoya, le 26 juin, au procureur général, le billet qu’on va lire : « Je vous supplie, Monsieur, de suspendre autant qu’il se pourra l’exécution de la sentence d’Abbeville contre les accusés d’impiétés. Nous travaillons à obtenir du Roy que la peine de mort soit changée en prison perpétuelle… Il est certain que rien ne souffrira du délay que je prends la liberté de vous demander. Le public serait content d’un enfermement, et il suffirait pour empêcher que le nombre des impies n’augmente.

« Daignés avoir égard à ma très humble prière, et me croire toujours avec respect votre très humble et très obéissant serviteur.

« Ev. D’AMIENS, 26 juin 1766. »


Mais il n’était plus question à l’heure présente de ce bénin « enfermement » qui aurait satisfait le public. Aussi M. Joly de Fleury se contenta de répondre à l’évêque dans les termes suivans : « J’ai reçu hier, 27 de ce mois, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 26 au sujet de l’exécution de la sentence d’Abbeville contre les accusés d’impiétés. J’aurais bien désiré pouvoir me prêter à ce que vous désirés de moi dans cette occasion. Mais ces accusés étaient partis de Paris la nuit du 26 au 27 de ce mois pour être transférés à Abbeville à l’effet d’y subir leurs condamnations. Ainsy il n’est plus en mon pouvoir de rien prendre sur moy dans cette affaire, à moins que je ne reçoive des ordres de surseoir, et, si j’en reçois, je vous supplie d’être persuadé que je les ferai exécuter avec toute la célérité qui dépendra de moy. »

Le procureur général n’ignorait pas que la prière de l’évêque avait frappé l’oreille du Roi. Louis XV hésitait peut-être ! Mais si le Roi accordait la grâce, il fallait que l’ordre de salut parvînt en temps utile au pied de l’échafaud. A présent cette question suprême devenait une question d’heures, de minutes même. Voici en effet les instructions que, dès le 25, le procureur général avait données à l’exécuteur de Paris :

« Le maître des hautes œuvres de Paris se transportera en la ville d’Abbeville, pour y arriver lundy prochain 30 de ce mois au soir, à l’effet de mettre à exécution l’arrest du Parlement intervenu le quatre de ce même mois contre le sieur Jean-François Lefebvre de La Barre, et prendra à cet effet le monde nécessaire pour cette exécution.

« Fait à Paris ce 25 juin 1766. »


Ainsi le jour du supplice est fixé au 1er juillet. Les protecteurs du chevalier ignorent cette date et, dans le suprême espoir que leur donne l’appui de l’évêque de Lamotte, vont frapper à toutes les portes, et notamment à celle du vice-chancelier Maupeou. Tout cela, d’ailleurs, reste sans effet. Louis XV, sourd aux supplications qui ont un instant failli l’ébranler, ne trouve que ce mot pour justifier l’arrêt de mort : « Le Parlement, dit-il, a été inexorable pour le crime de Damiens, qui était un crime de lèse-majesté humaine. Comment pourrais-je gracier celui qui s’est rendu coupable d’un crime de lèse-majesté divine ? »

Désormais l’exécution est certaine. Dès le samedi 28 juin, les amis du chevalier ont perdu tout espoir. Et nous aussi, parvenus à ces dates suprêmes, nous pensions, en tournant les feuillets jaunis du dossier du parquet, rencontrer le procès-verbal du supplice… lorsque des pièces imprévues se sont offertes à nos yeux, pièces datées par la place même qu’elles occupent dans la liasse, et relatives à un fait mystérieux. Voici ces documens, dont Voltaire et Linguet n’ont jamais connu l’existence.

Le premier, libellé par un secrétaire, ou peut-être par le substitut Boullenois, mais portant des corrections de la main du procureur général, est la minute d’une lettre de M. Joly de Fleury au procureur du roi d’Abbeville. « Ayés agréable, aussitôt ma présente lettre reçue, de faire surseoir l’exécution de l’arrest du Parlement du 4 de ce mois que je vous ai envoyé contre Jean-François Lefebvre de La Barre et autres, jusqu’à ce que vous ayés reçu autres nouvelles de ma part. En conséquence, vous ferez repartir, aussitôt ma présente lettre reçue, l’exécuteur de la haute justice, et je vous prie de faire part de ce que je vous marque à M. le lieutenant criminel de votre siège afin qu’il puisse s’y conformer également. Comme il n’y a pas un moment à perdre, je vous envoie une lettre par un exprès pour faire surseoir à l’exécution de cet arrest ; mais cela ne doit pas vous empêcher de faire garder très soigneusement les prisonniers dans vos prisons jusqu’à ce que je vous aye donné de mes nouvelles. » À la suite de cette lettre sont classées plusieurs minutes adressées à divers officiers de justice, et destinées à assurer le sursis. À ces documens est joint l’ordre donné à un inspecteur de police, nommé Villegardier, de partir en toute hâte pour Abbeville avec les lettres de grâce. Enfin un singulier petit billet du président d’Ormesson est épinglé sur tout cela. Ce billet, destiné au procureur général, est ainsi conçu : « M. de Boëncourt reçoit, Monsieur, une lettre qu’il est nécessaire que vous voiiez sur-le-champ, et qui vous mettra peut-être dans le cas de surseoir. Donnez ordre, je vous prie, qu’on le fasse entrer ; il est luy-même le porteur de cette lettre. »

Tels sont les documens qui posent l’inquiétante énigme. Nous n’essaierons pas de la deviner. L’ordre de surseoir est-il parvenu au parquet le dimanche soir, le lundi à la dernière heure ? Villegardier, parti en toute hâte, est-il arrivé trop tard ? Ou bien ces pièces, préparées à tout événement, sont-elles restées sans emploi ? Ceci paraît invraisemblable si l’on observe les mentions administratives portées sur les minutes relatives au sursis. Il semble bien que ces lettres ont été copiées par les expéditionnaires, signées par le procureur général, et remises ensuite à Villegardier. N’insistons point sur ce mystère, que la lettre suivante du procureur général enveloppe d’un voile plus impénétrable encore : « Il s’est répandu à Paris, dit M. Joly de Fleury à Hecquet, que vous deviez différer l’exécution de l’arrêt du Parlement du 4 du mois dernier contre… Comme je ne comprens pas d’où ce bruit peut provenir, et qu’il ne peut y avoir aucun prétexte à aucun délay, vous aurés agréable, aussitôt ma présente lettre reçue, et dans le cas où ledit arrêt n’aurait pas encore été exécuté, de faire procéder sans délay à son exécution et de m’en donner avis aussitôt. »

À l’heure même où le procureur général traçait ces lignes, celui auquel elles étaient adressées lui écrivait en ces termes :

« Du 1er juillet, 1766.

« Monseigneur, l’exécution s’est faite avec tout l’ordre possible. Le condamné a avoué à la question tous ses crimes. J’aurai l’honneur de vous envoyer sous peu de jours l’extrait du procès-verbal de torture. »


VIII

Il faut ici revenir en arrière, au jeudi 26 juin, à l’heure du départ de de La Barre et de ses bourreaux. Ce jour-là, Linguet reçut un avis. On l’engageait à se calmer, à se faire, à interrompre le Mémoire qu’il composait en faveur du chevalier. Déjà les propos qu’au mois de mai précédent il avait tenus au palais sur la condamnation de Lally lui avaient attiré toute sorte d’inconvéniens. Force fui donc à Linguet de retrancher une partie de son œuvre, et, abandonnant au bourreau une de ses victimes, de s’occuper exclusivement, dans son Mémoire, des jeunes Moisnel, de Saveuse et de Maillefeu.

Pendant ce temps, le chevalier accomplissait son dernier voyage. Mais aussitôt, après son départ on s’aperçut d’un grave oubli. On avait omis d’expédier avec lui le Dictionnaire philosophique ! L’émoi fut universel au parquet du Parlement. Malgré sa qualité de doyen, le substitut Boullenois dut recevoir une sévère réprimande, et M. Joly de Fleury s’occupa en personne des mesures indispensables pour expédier à temps le criminel dictionnaire. Il y parvint, secondé par M. de Sartines. Le 27 juin, il écrivait de sa main à Hecquet la lettre suivante, qui narre par le menu tout ce grave incident : « Le sieur Muron, inspecteur de police, est party cette nuit pour reconduire les sieurs Lefebvre de La Barre et Moisnel dans vos prisons ; mais on s’est aperçu ce matin qu’on avait obmis de remettre à cet officier de police un sac qui avait été envoyé au greffe du Parlement contenant les livres saisis à votre requête dans la chambre du sieur Lefebvre de La Barre ; comme cet arrêt porte une disposition précise relativement à l’un de ces livres intitulé Dictionnaire philosophique portatif, et qu’ainsy il est nécessaire que le sac contenant ce livre soit promptement remis à votre greffe, le greffier de la Tournelle vient de charger le messager d’envoyer le sac par un exprès en la manière accoutumée. Le messager prendra toutes les mesures nécessaires pour que l’exprès ne cause aucune sensation dans la ville. »

Les voyages s’accomplirent sans encombre, et le 1er juillet, dès 5 heures du matin, en présence de Duval de Soicourt, l’exécuteur et ses aides firent subir au chevalier la torture préalable.

Mais ouvrons le procès-verbal :

« Du mardy 1er juillet 1766, 5 heures du matin[12].

« Procès-verbal de lecture et prononciation de sentence et arrêt à Jean-François Lefebvre de La Barre, condamné, et interrogatoire avant la question[13].

« Demande du juge au condamné. — A-t-il dit à quelqu’un : je te f… un million de crucifix au visage ?

« Réponse. — Il peut l’avoir dit, mais il ne s’en souvient pas.

« Demande. — A-t-il appris à Moisnel la chanson commençant par ces mots :

« Un jour que saint Cyr naquit,
« Il fut grand fête en Paradis, etc.

« Réponse. — Il l’a chantée, mais il ne l’a pas apprise à Moisnel.

« Demande. — A-t-il profané une hostie ?

« Réponse. — Le chevalier nie énergiquement. »

Ici les bourreaux s’emparent du condamné et le soumettent aux premières tortures :

Le procès-verbal continue :

« Le condamné appliqué à la question[14].

« Demande du juge au condamné. — A-t-il appris à Moisnel la chanson commençant par ces mots :

« Un jour que saint Cyr naquit,
« Il fut grand fête eu paradis, etc.

« Réponse (comme précédemment). — Il l’a chantée, mais ne l’a pas apprise à Moisnel.

« Au second coin :

(Mêmes questions, mêmes réponses.)

« Au troisième coin… »

À ce moment, le plus pénible des tortures, le juge presse le chevalier de questions si absurdes et si ignobles que la plume se refuse à les reproduire. C’est alors que, devant les dénégations obstinées du patient, les bourreaux emploient le moyen suprême que traduit le procès-verbal, sinistre dans sa monotonie, dans l’allure paterne de son style basochien.

« A luy représenté que ce n’est que le commencement des douleurs, qu’il peut s’en faire soulager en convenant de ses crimes et de ses complices.

« A dit qu’il nous a dit la vérité et que, s’il nous déclarait autre chose, ce serait contre la vérité et par la violence des tourmens.

« Avons alors présenté au condamné le quatrième coin pour la question ordinaire, et les quatre autres coins pour la question extraordinaire, qui ont été placés les uns sur les autres, prêts d’être frappés et enfoncés.

« Avons interpellé derechef le condamné de nous déclarer s’il n’a aucun autre complice, l’avons exhorté à nous le déclarer pour sa décharge et l’acquit de sa conscience.

« A dit qu’il nous a dit la vérité et que, s’il nous déclarait autre chose, ce serait contre la vérité et par la violence des tourmens. »

Les trois coins n’avaient servi de rien : allait-on « frapper et enfoncer » les cinq autres ?

Le chevalier devait le croire au moment de sa fière et suprême dénégation. Mais de plus experts que lui en procédure criminelle l’eussent, avant toute réponse, rassuré pleinement. En effet, le quatrième coin de la question ordinaire, et les quatre coins de la question extraordinaire, ayant presque toujours pour effet de broyer les chairs et de faire éclater les os, un magistrat aurait manqué à toutes les traditions s’il avait ainsi risqué d’achever sa victime avant l’exécution.

Aussi le procès-verbal conclut-il simplement par ces mots :

« Ce fait, la question ayant duré une heure, le condamné a été retiré et détaché de la question et mis sur le matelas, et luy avons fait d’abondant prêter serment de dire vérité.

« Interrogé de tous les faits repris dans les interrogatoires cy-dessus transcrits et des autres parts, y a persisté sans augmenter ni diminuer. »

Tel est le procès-verbal qui, selon le procureur Hecquet, contenait le formel aveu de tous les crimes de de La Barre.

Après que les exécuteurs eurent levé le chevalier du matelas, il fut admis au bénéfice du sacrement que l’ordonnance, par un texte formel, réservait à tout condamné, et qu’on nommait « confession à la mort. »


IX

Et maintenant, suivant l’arrêt, article par article, s’accomplit le cérémonial du supplice. Au son des cloches, de la prison à Saint-Wulfram, de Saint-Wulfram à la place du grand marché, le chevalier va et revient, entre les flots pressés des curieux. On a réglé l’itinéraire avec le souci délicat de faire passer le condamné sous les fenêtres de ses parens, et des pareils, amis ou alliés de ses complices[15]. L’affluence en ce beau jour d’été est prodigieuse par la ville. Il faut, pour contenir la foule, si l’on en croit Lacombe, prévôt général de la maréchaussée de Picardie, quarante cavaliers, six brigadiers et quatre exempts. Enfin, à 6 heures du soir, le chevalier a la tête tranchée. Il se banda les yeux lui-même, dit Devérité, se tint bien ferme, et sa tête fut enlevée avec une adresse qui concilia à l’exécuteur un battement de mains universel. Ce bourreau, nous le savons, n’était autre que le bourreau de Paris[16].

Cette exécution coûta cher au trésor du roi. L’inépuisable dossier de M. Joly de Fleury nous permet de savoir, par livres et sols, à combien revenaient les services de Sanson.

Voici son état de frais :

« Mémoire de ce quy est dut a Charles Sanson pour avoir m y à exécution, La sentence de la sénéchaussée de Ponthieu du vingt huitte février dernier confirmé par arest du 4 juin aussy dernier rendu contre Jean-François de Lefebures, chevalier de la Barre, et Gaillard destalonde.

Savoir[17].


10 livres Pour avoir présenté ledit de Labarre à la question et ensuite appliqué à la ditte question la somme de 35 livres.
10 livres Plus pour l’avoir mené et conduit faire hamande honorable devant la principal Eglise la somme de 20 livres
10 livres Plus pour audit lieux luy avoir coupé la langue la somme de 20 livres.
100 livres Plus pour l’avoir ensuitte conduit sur l’échafaud et luy avoir tranché la teste la somme de 100 livres.
50 livres Plus pour l’avoir transporté sur un bûché et avoir construy ledit bûché et y avoir réduit en cendre ledit de Labarre et les cendres jeté au vent la somme de 90 livres.
10 livres Plus avoir lacéré et brullé un livre dans ledit bûché la somme de 20 livres.
15 livres Plus pour avoir exécuté en éfigie les paines prononcé contre ledit destalondes la somme de 50 livres.
224 livres Plus pour s’estre transporté à Abbeville luy quatrième et trois cheveaux et une voiture pour huite jours a dix livres par personne et par jour la somme de 320 livres.
12 livres Plus pour la fourniture de diférante chause comme mace pour la question cordages pour ladite question et pour l’exécution, et autre

menue ustencille la somme de

15 livres.
441 TOTALE 670
Ce considéré il vous plaise ordonné le payement être fait de laditte somme audit Sanson sur les domennes de Sa Majesté et vous feré justice.

C. SANSON. »

En résumé, Sanson demandait 670 livres, et son mémoire, soigneusement examiné article par article, devait être réduit à 441 livres. C’est que, sur ce chapitre des frais de justice criminelle. M. Joly de Fleury n’entendait point la plaisanterie ! Il est aisé de s’en convaincre en lisant les divers mémoires relatifs à l’affaire de La Barre, tous annotés et rectifiés de la main du procureur général[18].

Un seul point échappa à sa vigilance, ou bien futde. sa pari l’objet d’une très large appréciation. On sait que le fameux Dictionnaire philosophique, avant d’être lacéré et brûlé, avait donné lieu à un transport spécial, et à des frais supplémentaires ; cet état de frais extraordinaires se détaillait ainsi :


Vingt postes 66 livres, 17 sols.
— bouche 6 livres, 18 sols.
— Id. 17 livres,9 sols.
— Id. 13 livres, 7 sols.
Une place dans le carrosse d’Abbeville 15 livres
117 livres, 51 sols.
Salaire 36 livres
Total pour ce transport urgent du dictionnaire philosophique 153 livres, 51 sols.

De ce total, par extraordinaire, M. Joly de Fleury ne défalqua rien.

Voltaire déclare que la France entière regarda le supplice de de La Barre avec horreur. Ce trait, avons-nous dit déjà, nous semble fort exagéré, si l’on juge surtout des sentimens de la nation par ceux que manifesta le peuple d’Abbeville. « Une chose qu’on doit remarquer, dit Devérité, c’est que le peuple d’Abbeville qui, quelque temps auparavant, avait été chercher dans la cendre d’un semblable bûcher les prétendues reliques d’un jeune scélérat qui avait empoisonné ses père et mère, mais qui était mort avec beaucoup d’onction, ce même peuple ne vit qu’avec le plus grand mépris les cendres de de La Barre et les dispersa[19]. » Ceci prouve tout au moins que, malgré l’exécution du chevalier, les haines n’étaient point satisfaites, et que Linguet avait fort à faire pour fléchir des juges aveuglés. Il y parvint, et ce succès, qu’aucun écrivain ne relève, aurait dû compter pour sa gloire. Son Mémoire pour les jeunes Moisnel, de Saveuse et de Douville Maillefeu parut le 27 juin 1766.


X

Ce courageux écrit, dont on connaît déjà plusieurs passages, était bien fait pour déchaîner contre son auteur les plus redoutables colères. Le 1er juillet, M. Joly de Fleury écrivit, à son sujet, la lettre suivante au lieutenant général de police : « Il a été ce matin, Monsieur[20], fait un arrêté à la Grand’Chambre qui porte qu’un Mémoire à consulter pour les nommés Moisnel, Dumesniel de Saveuse et Douville de Maillefeu, imprimé chez Cellot, rue Dauphine, sera remis entre les mains des Gens du roy et par lequel ils sont chargés de prendre toutes les mesures pour en arrêter la distribution.

« J’ay l’honneur de vous écrire en conséquence pour vous prier de donner les ordres les plus précis pour en arrêter tous les exemplaires et la distribution. Je vais veiller de mon côté à ce qu’il n’en soit fait aucune distribution au palais. » Cette mesure resta secrète et, malgré les protestations de Duval de Soicourt, le Parlement n’osa point cette fois sévir publiquement contre Linguet.

L’assesseur, cependant, assiégeait de ses doléances le parquet général, et ne cessait d’appeler sur Linguet la foudre des réquisitions de M. Joly de Fleury. « J’implore votre protection, Monsieur, écrivait-il, le 5 juillet ; je me flatte que vous voudrez bien me raccorder, et me permettre de déposer au greffe de la cour un exemplaire du Mémoire[21] pour servir de dénonciation. J’ai de justes motifs de croire, Monseigneur, que M. Linguet, avocat, en est l’auteur, puisqu’il est le dernier qui a signé la consultation ; j’ai lieu de croire aussi que les instructions auront été fournies par le sieur Douville, père du sieur Douville de Maillefeu, accusé ; l’amitié qui les lie depuis quelques années et que les éloges qu’il lui prodigue annoncent, autorise ma présomption, ainsi que les discours que ledit sieur Douville a tenus hautement contre moi en cette ville…

« Signé : DUVAL de SOICOURT, lieutenant particulier, assesseur criminel en la sénéchaussée de Ponthieu. »

Le 13 juillet, Duval triomphe ; il a relevé dans le Mémoire une bien grande inexactitude ! L’avocat n’a-t-il pas dit que Moisnel était « cousin germain » du « rival préféré, » alors qu’on peut prouver qu’il n’était que « parent à un degré fort éloigné ! » Duval de Soicourt ajoute : « Je ne dois pas vous laisser ignorer, Monseigneur, les sollicitations vives que les parens des sieurs Moisnel, Saveuse et Maillefeu font auprès de moi depuis quelques jours pour m’engager à procéder à leur jugement ; quelle conduite contradictoire et inconséquente ! Icy ou me presse de juger, et on attaque à Paris des moyens de récusation contre moi. »

A Paris, en effet, Linguet faisait les plus actives démarches auprès de M. Joly de Fleury pour obliger Duval à se récuser. Voici la note courageuse qu’il remettait lui-même au procureur général. « L’affaire d’Abbeville n’est pas encore terminée, et de jour en jour la lenteur qu’on y affecte devient plus criante. L’arrêt a renvoyé le jugement des accusés jusqu’après l’exécution du coupable. Cette exécution est faite. Le testament de mort est reçu. Le reste du procès est en état ; il est bien étonnant que la seule obstination du juge à ne pas juger expose un jeune homme de 18 ans, aussi innocent que malheureux, à pourrir dans les prisons où il languit, depuis un an.

« Ce n’est pas même tout. Une circonstance plus odieuse que tout le procès doit rendre le juge suspect et l’exposer à son tour à l’animadversion des magistrats supérieurs. Aussitôt après l’exécution, les parens des accusés l’ont sollicité de rendre la sentence définitive ; il n’a pas eu honte de répondre que, si on voulait passer un arrêt qui supprimât le Mémoire à consulter, il jugerait aussitôt et jugerait doucement !

« C’est ce qu’on sera en état de prouver par enquête, et par le témoignage des quatre personnes à qui il a tenu ce propos. Ainsi il ne rougissait pas de mettre un prix à son jugement ; mais il y a plus encore ! Voyant qu’il ne réussissait point par cette voie à détruire le Mémoire dont la vérité l’incommodait et dont des raisons personnelles à lui ou à son fils lui font souhaiter l’anéantissement, il a eu recours à une autre manœuvre encore plus révoltante que sa première proposition. Celui des accusés qui est en prison, est un enfant faible, sans jugement, comme il a paru au procès, et qui n’est coupable que d’avoir perpétuellement varié, sans rien dire de fixe et de positif. On a trouvé moyen de l’effrayer, d’obtenir de lui une rétractation en forme de ce que ses défenseurs ont dit pour lui, d’après ses propres aveux, d’après ses sollicitations et celles de toute sa famille !

« Le juge, muni de cette pièce, s’est hâté de se rendre à Paris, où il est, et où, sans doute, il a dû solliciter, auprès des magistrats, la suppression du Mémoire et peut-être quelque chose de plus… Les parens des deux autres accusés sont bien loin de se rétracter, ils se préparent au contraire à agir plus fortement que jamais pour mettre au jour l’innocence de leurs enfans ; mais il faut bien avant tout qu’on les juge de façon ou d’autre ! C’est ce qu’ils ne sauraient obtenir. Le juge, en se rendant à Paris, se flatte d’avoir enchaîné tout le siège. On demande s’il a raison, et si les juges qui restent, ou à leur défaut, parce qu’ils sont parens, des avocats de cette ville, ne peuvent pas exercer les fonctions que l’assesseur criminel paraît abandonner pour ne s’occuper que de son intérêt et de sa vengeance. »

Le fait est que Duval, avant de se rendre à Paris pour exhaler de vive voix ses plaintes, avait retiré du greffe et serré dans son cabinet les pièces du procès, de peur que quelqu’un ne s’avisât, en son absence, de juger les trois accusés.

Voici le texte de la prétendue rétractation qu’il avait fait signer au malheureux Moisnel[22] : « J’ai l’honneur d’atester, Monsieur le procureur général et à tous qu’il appartiendra que je n’ai aucune part au mémoire imprimé ou à la consultation signée Linguet et autres avocats, dattée du 23 juin 1766, pourquoi je désavoue les faits que contient ledit mémoire contre l’honneur des juges n’ayant donnés pouvoire à personne de publier de tels faits et je demande engrâce d’être jugé sans avoir égard au pleinte de requête civille et remission, présentés par le mémoire et la consultation que je désavoue. A Abbeville, le 8 juillet 1766. — Moisnel. »

Cette manœuvre fut déjouée par Linguet. Il écrivit à M. Joly de Fleury :

« Monseigneur,

« M. de Soicourt se prévaut, je le sais, auprès de vous de la rétractation du Mémoire qu’on a arrachée au malheureux petit Moisnel, mais on ne vous a pas appris sans doute que cette rétractation est nulle et illusoire. Moisnel est mineur ; c’est par son curateur que j’ai été chargé de prendre sa défense, et j’en ai les lettres. Le même curateur a donné un pouvoir en forme au sieur Moynat, procureur en la cour, d’occuper pour son pupille : c’était de lui qu’il fallait obtenir le désaveu si l’on voulait qu’il fît quelque impression, et non du petit innocent dont la tête est fournée dans l’obscurité du cachot, et qui en est déjà à sa cinquième rétractation depuis le commencement du procès. »

La partie redoutable qui s’engageait ainsi entre Linguet et Duval de Soicourt, et qui avait pour enjeu le sort des trois enfans, dépendait de la décision du Parlement sur le Mémoire de Linguet du 27 juin.

Publiquement accusé (car, malgré de Sartines, plusieurs exemplaires du Mémoire circulaient dans Paris), le lieutenant criminel désirait ardemment une réparation publique. Jamais, s’il l’avait obtenue, il ne se fût départi du jugement de l’affaire, et certes, dans cette hypothèse, les accusés étaient en grand danger. Le Mémoire subsistant, il était difficile à Duval de faire encore œuvre de magistrat. Donc, tout se concentrait autour de ce Mémoire.

Le Parlement, avons-nous dit plus haut, avait saisi les Gens du roy. Mais Duval savait à quoi s’en tenir sur pareille formule, qui équivalait à un classement, et déjà il récriminait. « Nous espérons que le Parlement prendra notre défense, » écrivait-il, affectant de parler au nom du procureur Hecquet, comme en son propre nom. Mais le Parlement faisait la sourde oreille, et le procureur général se bornait à répondre à Duval de Soicourt : « j’ay reçu, Monsieur, votre lettre. Votre conduite dans l’instruction, et le jugement définitif de votre siège du 28 février 1766, est suffisamment justifiée par l’arrêt que le Parlement a rendu le 4 juin dernier. D’ailleurs ceux qui ont signé le Mémoire se sont expliqués de manière à satisfaire le Parlement, et à devoir vous tranquiliser sur l’impression que vous paraissez appréhender que ce Mémoire n’ait fait dans le public. » Et Duval de répondre, non sans justesse : « L’arrêt ne me justifie pas du tout, puisque le Mémoire de Linguet est postérieur. » Il voulait un quitus public et en due forme.

Le prudent Joly de Fleury était d’autant moins disposé à le lui accorder qu’il sentait gronder autour de lui les colères et les menaces des parens affolés, et des amis des jeunes de Saveuse, Maillefeu et Moisnel. La marquise d’Albert transmettait au procureur général, avec un sage avertissement, une lettre de M. Douville, se plaignant des iniquités de Duval, des lenteurs voulues de la procédure. M. Joly de Fleury hésitait. Enfin, au mois d’août, comme les choses n’avançaient pas, Moisnel toujours en prison, et Duval faisant la navette entre Abbeville et Paris, avec la clef de sa cassette à procédures, Linguet brusqua la situation. Il écrivit ainsi au procureur général ;


« Monseigneur,

« J’ay apris très tard les démarches que l’on fait auprès de vous pour vous engager à demander la suppression du Mémoire publié il y a deux mois en faveur des sieurs Douville de Maillefeu, de Saveuse et Moisnel. Si le Mémoire est faux et calomnieux, il mérite d’être flétri ; mais s’il ne contient rien qui ne soit conforme à la plus exacte vérité, c’est celui qui en sollicite la suppression qui mérite d’être traité comme un calomniateur… S’il se croit insulté, les voies régulières lui sont ouvertes, il peut rendre sa plainte et courir, s’il l’ose, les risques d’une discussion judiciaire, qui, après tout, aura toujours lieu tôt ou tard. Nous l’attendons de pied ferme ; nous sommes prêts à prouver avec la plus éclatante authenticité tout ce que nous avons avancé ; mais s’en tenir comme il le fait à une dénonciation clandestine, chercher à surprendre un arrêt sur requête dont il se flatte de tirer aux yeux du public autant de fruit que d’un arrêt contradictoire, c’est aggraver encore les torts dont on le charge. C’est combler la mesure des reproches terribles que les parties s’apprêtent à lui faire, et avertir la justice de veiller sur ses moindres démarches avec plus de scrupule que jamais. »

Cette lettre eut un effet souverain. On en surprend la preuve dans les papiers de M. Joly de Fleury. Le parquet avait eu la faiblesse d’écouter un instant les plaintes de Duval, et le substitut Boullenois avait préparé des conclusions[23] dont nous possédons la minute : « donnant acte à Duval de Soicourt du désaveu de Moisnel, et n’empêchant que le Mémoire soit supprimé comme calomnieux, le désaveu de Moisnel devant rester annexé à la procédure. » Ces conclusions se trouvent précéder en date, et dans la liasse, la lettre de Linguet. D’elles, après cette lettre, il ne fut plus question. En vain Duval, à la date du 29 août, suppliait encore le procureur général de « requérir lui-même la suppression du Mémoire de Linguet. » Il lui fallait cela, osait-il dire « pour qu’il pût rester juge de Moisnel. » La lettre est d’ailleurs d’un homme démonté. Il supplie M. Joly de Fleury de « lui donner les moyens pour se retirer du pas qu’il a fait » et pour que « cette malheureuse affaire ne soit pas remuée davantage. » Il raconte très humblement « qu’il a rencontré M. Linguet au Palais de justice, qu’il l’a abordé, qu’il a écouté ses reproches et qu’il lui a fait ses réponses… »

Le procureur général comprit qu’il fallait en finir. Il exigea du lieutenant criminel une déclaration de déport, qui se trouve au dossier du parquet, à la date du 3 septembre, et qui est ainsi conçue : « Déclarons, dit Duval, nous déporter du jugement des sieurs Douville, de Saveuse et Moisnel, à raison de la dénonciation que nous avons faite du Mémoire de M. Linguet… etc. » Le 10 septembre, les trois jeunes gens furent enfin absous par Lefebvre de Villers, l’un des trois juges ayant participé à la condamnation de de La Barre. Le 18 septembre, ils présentèrent requête au même magistrat, à l’effet d’être autorisés à publier la sentence d’absolution. La requête fut accueillie. Quant à Linguet, cet éclatant début le mit au premier rang des avocats écrivains. « Ces trois enfans, a-t-il écrit dans un de ses ouvrages, paraissaient perdus. J’écrivis pour eux ; les yeux s’ouvrirent, on rougit du passé. Leur innocence fut reconnue sans contradiction. J’avais eu les bras liés jusque-là. On crut, non sans apparence de raison, que Lefebvre de La Barre aurait joui du même avantage si la défense avait pu précéder sa condamnation. »

Linguet n’exagère nullement, dans ces lignes, l’effet de son courageux Mémoire. Nous avons sur ce point les témoignages de Voltaire, de Brissot, de Devérité. Ce dernier déclare que « après ce Mémoire, il ne se trouva plus de juges qui voulussent suivre l’instruction contre les coaccusés. »

Le procès du chevalier de La Barre et de ses prétendus complices semblait donc terminé. Le silence profond, le silence trompeur de la vie provinciale, s’étendit à nouveau sur la cité d’Abbeville, et à Paris, après ce début qui l’avait mis en pleine lumière, Linguet retomba tout à coup dans les dégoûts du stage et dans l’obscurité. « Les juges de province ne brûlent pas tous les jours de jeunes gens, et l’attention publique ne s’attache qu’aux affaires qui portent sur de grandes infortunes ou sur de grandes singularités, » écrivait-il alors, avec cette mélancolie particulière à laquelle ne sauraient échapper les avocats les plus humains. Linguet avait donc de pénibles loisirs, et il les employait à la composition d’un ouvrage en deux tomes qui parut en 1767, avec ce titre : Théorie des lois civiles ou principes fondamentaux de la société.

Dans le Discours préliminaire, dédié à M. Douville, l’auteur avait l’imprudence de reprendre tout le récit du procès d’Abbeville, pour conclure à la nécessité de réformes judiciaires ; et il reproduisait, en termes aussi vifs que dans son Mémoire, les accusations qu’on connaît déjà contre le juge d’Abbeville, contre Duval de Soicourt. Celui-ci allait trouver enfin l’occasion favorable pour obtenir le quitus officiel que le procureur général et le Parlement lui avaient jusqu’alors refusé.

La Théorie des lois était, comme la plupart des ouvrages de Linguet, bourrée d’opinions subversives, de formules impertinentes. L’auteur n’osait-il pas écrire que « le métier de juge est un des plus dégoûtans, peut-être même un des plus propres à occasionner le remords ! » Une telle phrase (et bien d’autres ! ) n’était pas faite pour rendre les magistrats bienveillans ; Duval ne pouvait saisir de moment plus opportun pour obtenir la condamnation de son ennemi : il porta plainte. Le 14 juillet 1767, le Parlement ordonnait la suppression des passages de la Théorie des lois incriminés par le juge d’Abbeville : «… et généralement de tous ceux qui tendraient, dans le Discours préliminaire, à diffamer le dit Duval de Soicourt, comme étant un libelle diffamatoire contre l’honneur, la réputation et la conduite intacte dudit Duval de Soicourt, qui a instruit à la requête du substitut du procureur général en la sénéchaussée de Ponthieu, le procès criminel jugé par sentence du 28 février 1766 confirmé par arrêt de la cour du 4 juin suivant. » Tel fut le dernier mot du Parlement dans l’affaire de La Barre : pour la seconde fois, il acceptait, il revendiquait la condamnation du chevalier.

Quand on revit ce drame, un sentiment d’indignation contre des magistrats si cruels s’empare tout d’abord de l’esprit ; puis, une autre impression se dégage. Pourquoi flétrir des juges, dont la plupart furent de bonne foi, et jugèrent la cause au train de chaque jour, et suivant l’ordonnance ? Plus haut que les querelles picardes, plus haut même que la justice du Parlement, la responsabilité de semblables erreurs doit être imputée au courant général, à la fausse appréciation collective d’un temps. Et, pour résumer d’un mot notre pensée, nous craignons que si le jury criminel eût existé en 1766, les accusés d’Abbeville n’eussent pas été traités avec plus de justice. En effet, quels que soient les juges, comment leur demander assez de fermeté et de clairvoyance pour devancer leur temps et pour s’isoler du milieu ambiant ? Neuf fois sur dix, c’est ce milieu que leur sentence reflète. Après l’arrêt, parfois même à cause de l’arrêt, de ses précisions et de ses conséquences, la lumière jaillit, l’opinion se retourne, et fait grief aux magistrats des résolutions qu’elle a elle-même dictées.


JEAN CRUPPI.

  1. « Linguet, écrivait Voltaire à Condorcet en 1774, avait pris généreusement la défense des accusés d’Abbeville. Car si ce Linguet a d’ailleurs de très grands torts, il faut avouer aussi qu’il a fait quelques bons ouvrages et quelques belles actions. »
  2. Dans sa lettre du 26 février 1766 (collection Joly de Fleury : manuscrits. Bib. Nat. Der 4817), le procureur du roi d’Abbeville écrivait au procureur général qu’il faisait « grossoyer le procès. » C’est ce « procès grossoyé ». transmis au Parlement de Paris à cause de l’appel formé par les accusés, qui existe et que nous avons pu consulter aux Archives nationales, X2, B 1392.
  3. Beccaria, des Délits et des Peines, Lausanne, 1766, p. 50.
  4. C’est Duval de Soicourt que Voltaire nommait ainsi Belleval. Or, il y avait à Abbeville un juge honorable et estimé qui portait le nom de Belleval. Devérité rapporte qu’il fut au désespoir de cette confusion.
  5. Notons ici que Voltaire, dans le Cri du sang innocent, publié en 1775, longtemps après le procès, et en vue de la réhabilitation de Gaillard d’Estalonde, paraît s’être rapproché de la version de Linguet.
  6. Mlle Feydeau de Brou, abbesse de Willancourt, tante du chevalier de La Barre.
  7. Voici quelques extraits de ce document :
    D. De La Barre a-t-il déchiré et mis dans son pot un livre d’Évangile ? — H. Non. Mais l’accusé avoue avoir fait des papillotes d’un vieux bréviaire. — D. N’a-t-il pas scandalisé une tourière en lui demandant ce qu’elle faisait d’une image de saint Nicolas ? — R. Non. — D. N’a-t-il pas dit des saints que c’était de la graine de niais ? — R. L’accusé reconnaît qu’il ne croit pas à certains faits de bigoterie, ni à certains points de religion qui paraissent blesser le sens commun. — D. Quels sont ces points ? — R. L’accusé ne se souvient pas. — D. De La Barre n’a-t-il pas dit à quelqu’un : « À confesse, je ne dis que ce que je veux ? » — R. S’il a répondu qu’il ne disait à confesse que ce qu’il voulait, c’est parce qu’il a cru n’être point dans le cas de rendre compte de ses actions à personne. (On sent ici des arrangemens de rédaction d’une perfidie évidente.) — D. N’a-t-il pas, à la communion, gardé l’hostie qu’il a ensuite piquée pour voir s’il sortirait du sang ? — R. Non.
  8. Tandis que les magistrats du Parlement obéissent, dans ce procès, à des tendances politiques, tandis que l’assesseur d’Abbeville semble poursuivre une vengeance personnelle, Hecquet appartient à la catégorie des subordonnés qui font du zèle, mais sans cesser d’être accessibles à quelque pitié. A deux reprises dans ce procès, Hecquet s’est montré miséricordieux : d’abord en sollicitant pour les accusés le bénéfice de la Bastille ; ensuite en prenant contre de La Barre des réquisitions relativement douces dont il ne fut d’ailleurs tenu aucun compte. Le procureur, en effet, concluait, après l’information, à ce que de La Barre fût « battu de verges, flétri des trois lettres C. A. L. et ensuite attaché à la chaîne et mené aux galères pour servir le Roy comme forçat à perpétuité. »
  9. Archives nationales, X - A 1129.
  10. Les magistrats de la Grand’Chambre ont participé au jugement de l’affaire de La Barre à cause du texte de l’art. XXI de l’ordonnance de 1670, titre 17, lequel portait : « Les gentilshommes pourront demander en tout état de cause d’être jugez, toute la Grand’Chambre du Parlement où le procès sera pendant assemblée. » C’est sans doute la Tournelle qui a expédie les autres numéros du feuilleton.
  11. Il n’est pas douteux que M. Pellot, conseiller de grand’chambre depuis 1720, fut rapporteur de l’affaire de La Barre. Si Voltaire eût connu cette circonstance, M. Pasquier n’aurait pas ou autant d’ennuis. « Nous verrons, écrivait Voltaire à d’Argental au sujet du procès d’Abbeville, si M. Pasquier s’est immortalisé en rapportant au Parlement ce procès de six mille pages pendant que le premier président dormait. » Le chancelier Pasquier, dans ses Mémoires (t. Ier, p. 12 et suivantes) raconte que son grand-père finit par s’émouvoir des « diatribes de M. de Voltaire » et lui écrivit pour se plaindre de l’injustice de ses procédés.
  12. Ainsi le supplice du chevalier de La Barre a commencé à cinq heures du matin pour s’achever à six heures du soir.
  13. La question, aux termes de l’article IX de l’ordonnance, était donnée en présence des commissaires, et modérée, variée ou aggravée suivant les caprices de ces officiers.
  14. Il s’agit ici de la question des brodequins.
  15. Lettre du 7 août 1766 de M. Gaillard de Boëncourt, père de Gaillard d’Estalonde, lequel écrit au procureur général pour porter plainte contre Hecquet. Celui-ci, d’après M. de Boëncourt, a allongé tout exprès l’itinéraire pour faire passer de La Barre devant le domicile de lui-même et de ses parens. M. de Boëncourt demande que le procureur soit contraint de lui faire des excuses en présence de deux conseillers au Présidial. (Dossier Joly de Fleury.)
  16. Charles-Henri Sanson, père du Sanson qui a exécuté Louis XVI.
  17. Les chiffres inscrits à droite représentent la somme en demande, le chiffre réclamé par le bourreau. Les chiffres inscrits à gauche représentent la taxe, c’est-à-dire la réduction opérée par le parquet après vérification.
  18. Voici un résumé général des frais, de la main même du procureur général :
    1er Mémoire de l’inspecteur Muron (Transport d’Abbeville à Paris). 1 476 livres 15 sols.
    2e Mémoire de l’inspecteur Muron (Transport de Paris à Abbeville.) 2 323 — 12 —
    Total après la taxe 3 535 —
    Mémoire de Sanson 441 —
    Nourriture des prisonniers à la Conciergerie 175 —
    Transport du Dictionnaire philosophique. 154 —
    Total général 4 305 —
  19. Le bruit courut que Voltaire, exaspéré, voulut alors quitter la France. Voici ce qu’il écrivait à ce sujet : « Il est vrai que j’ai été saisi de l’indignation la plus vive, mais je n’ai pas pris le parti qu’on suppose. J’en serais très capable si j’étais plus jeune et plus vigoureux, mais il est très difficile de se transporter à mon âge. J’attendrai sous les arbres que j’ai plantés le moment que je n’entendrai plus parler de ces horreurs qui font préférer les ours de nos montagnes à des singes, à des tigres déguisés en hommes. »
  20. Idem note précédente
  21. Au Mémoire était jointe une consultation purement juridique, que Linguet avait fait signer aux plus célèbres avocats : Cellier, d’Outremont, Gerbier et même au féodal Muyart de Vouglans, qui pourtant à cette heure même s’évertuait, impuissant, à réfuter Beccaria.
  22. Adressée au procureur général et, portant la date du 8 juillet 1766. Cette pièce, signée Moisnel, n’est point de la main de l’accusé. Elle paraît avoir été écrite par Duval de Soicourt. (Dossier Joly de Fleury.)
  23. Duval avait tenté d’obtenir par M. de Maupeou la suppression du Mémoire, et s’était fait donner pour rapporteur le conseiller Titon, un des juges de de La Barre.