Littérature américaine. - The Alhambra

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LITTÉRATURE AMÉRICAINE.

WASHINGTON IRVING. — THE ALHAMBRA.[1]

Si nous laissons de côté Paulding qui compte à peine, miss Sedgwick qui ne peut compter, et quelques autres noms plus obscurs encore, révélés seulement aux lecteurs assidus des Revues étrangères, nous trouvons que la littérature vivante de l’Amérique anglaise n’est vraiment représentée au-delà de l’Atlantique, que par deux écrivains, Cooper et Washington Irving. Ce sont du moins les seuls dont la réputation, traversant les mers et venue des États-Unis en Angleterre, la mère-patrie, se soit de là répandue et solidement établie dans le reste de l’Europe. Ce qui constate bien chez nous leur vogue et leur succès, c’est la promptitude que met notre librairie à publier les réimpressions et les traductions de leurs livres, et l’empressement avec lequel elles sont recherchées par le public.

Cependant ces deux auteurs, que recommande un si réel et si incontestable talent, nous semblent, depuis quelque temps, s’être engagés dans une fausse voie, et se préparer, s’ils ne la quittent, plus d’un mécompte. Assurément ce qui leur a valu la célébrité dont ils jouissent, c’est bien moins l’originalité de la forme dans leurs ouvrages, que la nouveauté des mœurs qu’ils ont peintes d’abord, la nationalité des premiers sujets qu’ils ont traités.

À leurs débuts, ils avaient placé chez eux, dans leur propre pays, la scène de leurs drames. C’était une idée heureuse et intelligente. Aussi nous pressions-nous en foule à ces théâtres nouveaux qu’ils nous ouvraient : non point, parce qu’on y jouait comme sur les nôtres des comédies et des tragédies en trois ou cinq actes, mais parce que dans leurs pièces ils nous montraient, du moins, des décorations et des personnages que nous n’avions vus nulle part encore. Leurs livres nous plaisaient, surtout parce que nous y trouvions ce que nous cherchons si laborieusement, et ce que nous rencontrons si peu sur notre sol usé : — à savoir quelque coin inexploré de l’art ; quelque chose de neuf et d’inédit. Voici cependant qu’aujourd’hui, comme s’ils avaient complètement exploité les mines fécondes de leur jeune continent, ils viennent nous disputer les filons épuisés de celles de notre vieille Europe. Voici que tout en se promenant à travers l’Espagne et l’Italie, ils se mettent comme nous à faire leurs romans espagnols et italiens. En vérité, qu’ils y prennent garde, à courir ainsi par des chemins que nous avons si long-temps battus, ils courent grand risque de manquer leur but, et de se perdre dans la foule de nos romanciers ordinaires.

Ceci s’applique surtout au plus célèbre des deux écrivains dont nous venons de parler. Assurément Cooper ne serait point chez nous en bien grand crédit, s’il n’avait jamais appliqué le procédé de Walter Scott qu’à des histoires vénitiennes, comme la dernière qu’il a publiée ; mais dans des cadres imités de ceux de l’illustre Écossais, il a su renfermer des peintures dont la nature vierge de son Amérique lui a seule fourni le modèle. Il a fait assister notre société décrépite à la lutte obstinée et triomphante d’une société jeune et pleine de vie aux prises avec la barbarie, et la défrichant par la civilisation. Puis il nous a le premier montré les vraies et grandes scènes de la mer, et dans la plus étroite unité de lieu possible, tout un drame orageux et agité se passant sur un seul navire, entre quelques planches. C’étaient là vraiment de belles et neuves études. Après cela que son style fût incorrect et négligé, ses héroïnes la plupart du temps effacées et insignifiantes, ses plaisans ridicules et de mauvais goût ; peu nous importait. Au moins nous avait-il fait voir des scènes et des figures, dont avant lui nous n’avions pas eu l’idée. Mais ces créations qui abondent dans les Pionniers, la Prairie, et le Dernier des Mohicans, ainsi que dans le Pilote et le Corsaire rouge, nous n’en retrouvons plus rien dans le Bravo. L’originalité du fond n’y compense plus le commun de la forme ; aussi, je n’en doute point, quelques autres ouvrages du genre de ce dernier compromettraient fort la renommée que Cooper s’est acquise, et s’il en entendait bien ses intérêts se hâterait-il de revenir à son Amérique.

Washington Irving est homme de moindre portée ; son mérite bien différent de celui de Cooper, consiste surtout dans la grâce et l’élégance du style, l’esprit et l’agrément des détails ; c’est un habile arrangeur de mots, un riche et fin brodeur en tissus légers ; un conteur agréable et de bon goût, de l’école du Spectateur ; un écrivain châtié, compassé, correct à la manière d’Addisson. Cette scrupuleuse fidélité d’un auteur américain aux méthodes classiques, quelque peu désertées par la mère-patrie, parut originale, en Angleterre, et Washington Irving lui dut peut-être une grande partie de la haute faveur dont il jouit chez nos voisins. La légèreté de son bagage lui permettait d’ailleurs de le transporter facilement. Il avait moins à perdre s’il n’avait pas plus à gagner que Cooper en se dépaysant. Et cependant, c’est notre avis, jamais Washington Irving n’a fait un aussi heureux emploi de son talent et de son habileté que dans ses esquisses de mœurs américaines. Son histoire satirique de New-York est encore, sans contredit, le plus spirituel et le plus piquant de ses ouvrages. Bracebridge-Hall, avec ses humoristes exagérés et ses peintures forcées des vieilles habitudes anglaises, ne vaut pas assurément les précieux croquis et les charges curieuses de Salmagundi[2].

Il faut pourtant le reconnaître, Washington Irving s’est livré à de consciencieuses études sur l’Espagne et quelques-unes des parties les plus intéressantes de son histoire. La Conquête de Grenade et surtout la Vie et les Voyages de Christophe Colomb, et les Voyages et découvertes des compagnons de Colomb, sont des ouvrages fort estimables, et qui ne seraient point passés inaperçus, fussent-ils sortis de la plume d’un auteur moins connu. Les deux derniers étaient même tout-à-fait de son ressort et se rattachaient particulièrement à l’histoire de son Amérique : aussi nous semblent-ils fort supérieurs à la Conquête de Grenade.

Un nouvel ouvrage sur l’Espagne vient d’être encore tout récemment publié par Washington Irving. Celui-ci n’a rien de sérieusement historique : c’est un recueil de contes et d’esquisses, comme son premier Sketch Book, comme ses Tales of a traveller. Washington Irving excelle dans les tableaux de genre, et l’Alhambra n’est autre chose qu’une galerie de ces tableaux. Plusieurs sont touchés avec grâce et délicatesse, et vraiment fort jolis. Il y a d’ailleurs, dans ce livre, des vues d’Espagne finement dessinées, des paysages bien indiqués, une observation parfois superficielle et incomplète peut-être, mais spirituelle et bienveillante, en général, une appréciation assez vraie du pays et de ses mœurs, sinon un sentiment bien vif et bien profond de sa poésie.

En somme, ce livre mérite vraiment d’être lu. Comme la traduction n’en est pas encore publiée, en le parcourant avec nos lecteurs, nous allons leur en donner quelques extraits.

L’auteur raconte d’abord son voyage, à travers le centre de l’Espagne : c’est peut-être la meilleure partie de son livre ; elle renferme des portraits et des tableaux pleins d’exactitude et de vérité. Nous en citerons seulement quelques lignes qui peignent assez bien l’aspect général de la Manche et des Castilles.

« Il y a, dit-il, dans les traits simples et sévères du paysage espagnol, quelque chose qui fait pénétrer dans l’âme un profond sentiment de sublimité. Ces immenses plaines des Castilles et de la Manche, s’étendant de tous côtés à perte de vue, sont belles et intéressantes par leur nudité même et leur immensité. On y retrouve un peu de la solennelle grandeur de l’Océan. En traversant ces vastes solitudes, on aperçoit seulement quelque troupeau, surveillé par un berger, se tenant immobile comme une statue… ou bien une longue file de mules s’avançant avec lenteur, comme une caravane de chameaux dans le désert. »

Mais pénétrons dans l’Andalousie avec notre voyageur. Hâtons-nous d’arriver à Grenade, « ce vase d’argent rempli d’émeraudes et de jacinthes. » Entrons à l’Alhambra, puis dans le jardin de Lindaraxa.

" Combien il est beau, nous dit une inscription arabe, ce jardin où les fleurs de la terre le disputent en éclat aux étoiles du firmament ! Et que comparer au bassin de cette fontaine d’albâtre, rempli d’une eau plus pure que le cristal ? Oh ! rien, si ce n’est la pleine lune, brillant au milieu d’un ciel sans nuage. »

Cette poésie arabe éclipse bien complètement toute celle de Washington Irving. Ne le suivons donc pas dans les descriptions détaillées qu’il nous donne de l’Alhambra. Sans doute elles ne manquent ni d’esprit, ni d’élégance ; mais ici ce n’est point assez. Il fallait, ce nous semble, ou bien sentir autrement de pareilles beautés, ou bien ne point essayer de les peindre. Mais l’essayist est venu là, sinon le poète. Écoutons donc l’auteur du Sketch Book nous conter quelques-unes des légendes qu’il a recueillies touchant ce merveilleux palais durant le séjour qu’il y a fait.


LE GOUVERNEUR MANCO ET LE GREFFIER.

L’Alhambra eut, dans les temps passés, pour gouverneur un brave vieux cavalier, qui, ayant perdu un bras à la guerre, n’était généralement connu que sous le nom de el Gobernador Manco, ou le gouverneur manchot. Il se glorifiait d’être un vieux soldat, portait constamment ses moustaches retroussées jusqu’aux yeux, des bottes de campagne, et une épée de Tolède aussi longue qu’une broche et dont la poignée en corbeille lui servait à loger son mouchoir de poche.

Le gouverneur Manco était en outre fier et pointilleux à l’excès et incapable de céder le moindre des honneurs et des priviléges qu’il se croyait dus. Sous sa domination, les immunités de l’Alhambra, comme résidence royale et domaine de la couronne, étaient rigoureusement maintenues ; on ne pouvait entrer dans la forteresse avec des armes à feu, ni même avec une épée ou un bâton, à moins d’appartenir à un certain rang. Chaque cavalier était obligé de mettre pied à terre à la porte, et de conduire son cheval par la bride.

La colline de l’Alhambra s’élève au milieu même de la ville de Grenade comme une sorte d’excroissance de cette capitale. Ce doit être en tout temps quelque chose d’assez gênant pour le capitaine-général qui commande la province, d’avoir ainsi un imperium in imperio, un joli poste indépendant au centre même de ses domaines. À l’époque du commandement du vieux gouverneur, cet inconvénient était rendu beaucoup plus sensible par son irritabilité jalouse, qui prenait feu à propos des moindres questions d’autorité et de juridiction, et par l’audace d’une population entière de fainéans et de vagabonds qui s’étaient nichés dans la forteresse comme dans un sanctuaire et n’en sortaient que pour exécuter un vaste et complet système de friponnerie et de déprédation aux dépens des honnêtes habitans de la ville.

La discorde et l’animosité régnaient donc perpétuellement entre le capitaine-général et le gouverneur. La virulence était surtout extrême de la part de ce dernier. C’est que de deux potentats voisins, le moins fort se montre toujours le plus susceptible à propos de sa dignité.

Le fastueux palais du capitaine-général se trouvait sur la Plaza Nueva, immédiatement au pied de la colline de l’Alhambra. Autour de ce palais, c’était continuellement un bruit et une parade de gardes, de domestiques, et de fonctionnaires civils. Un bastion en saillie, dépendant de la forteresse, dominait ce palais et la place publique qui lui fait face. Le gouverneur venait quelquefois se pavaner sur ce bastion, s’y promenant en long et en large, son épée de Tolède au côté, tenant l’œil fixé d’en haut sur son rival, comme un faucon considérant sa proie de son nid.

Toutes les fois que le gouverneur descendait dans la ville, c’était en grande cérémonie, soit à cheval, entouré de ses gardes, soit dans sa voiture de gala, ancien et pesant édifice espagnol de gros bois sculpté et de cuir doré, traîné par huit mules, précédé, suivi et entouré de coureurs à pied, de piqueurs et de laquais. Dans ces occasions, le gouverneur se flattait de frapper de respect et d’admiration tous ceux qui le regardaient passer et d’être considéré par eux comme une sorte de vice-roi. Cependant les beaux esprits de Grenade, et particulièrement les habitués du palais du capitaine-général se permettaient de ricaner de ce faste mesquin et faisant allusion aux habitudes des sujets du gouverneur, l’appelaient « le roi des gueux ».

L’une des sources de querelle les plus fécondes entre ces deux rivaux obstinés, c’était la prétention élevée par le gouverneur, qui réclamait franchise entière et exemption complète de droits, pour le passage à travers la ville de tout objet qui pouvait être nécessaire à son usage ou à celui de sa garnison. Ce privilége avait insensiblement donné naissance à d’innombrables fraudes. Des nichées de contrebandiers s’étaient logées dans les cabanes de la forteresse et les caves nombreuses qui l’avoisinent, et ces braves gens, en connivence avec les soldats de la garnison, faisaient vraiment d’excellentes affaires.

Ces abus multipliés avaient éveillé la vigilance du capitaine-général : il consulta là-dessus une sorte de greffier ou de notaire, aigrefin consommé, son factotum et son conseil légal. Celui-ci fut ravi qu’on lui fournît une occasion de tourmenter le vieux potentat de l’Alhambra, et de l’envelopper dans le réseau des subtilités contentieuses. Il poussa le capitaine-général à insister fortement sur le droit qu’il avait de faire visiter toute espèce de convoi introduit par les portes de la ville, et il écrivit au gouverneur une longue lettre dans laquelle il revendiquait ce droit au nom de son client.

Le gouverneur Manco, vieux soldat droit et loyal, d’ailleurs de l’espèce la moins maniable, avait plus d’aversion pour un greffier que pour le diable, et il détestait surtout celui-ci plus que tous les autres greffiers du monde.

— Bah ! s’écria-t-il, retroussant ses moustaches d’un air féroce. Voici le capitaine-général qui charge son homme de plume de m’entourer de trames et de piéges ? Eh bien ! je lui ferai voir qu’un vieux soldat ne se laisse point prendre à des ruses d’école.

Il saisit une plume et griffonna une lettre fort courte et fort peu lisible, dans laquelle, sans daigner entrer dans la moindre discussion, il insistait sur le maintien de son droit de transit, franc de toute visite, et menaçait de sa vengeance le premier officier de la douane qui porterait une main profane sur un convoi quelconque, protégé par le drapeau de l’Alhambra.

Tandis que cette question s’agitait entre les deux potentats, une mule, chargée de provisions pour la forteresse, parut un jour à la porte de Xenil, ayant à traverser un faubourg de la ville, pour arriver à l’Alhambra. Le convoi était conduit par un vieux caporal bourru, qui avait long-temps servi sous le gouverneur : c’était un homme selon le cœur du commandant, un soldat aussi rouillé, aussi solide qu’une ancienne lame de Tolède. Comme le convoi approchait de la porte de la ville, le caporal plaça la bannière de l’Alhambra sur le bât de la mule, et se dressant de manière à ce que tout son corps formât une ligne parfaitement perpendiculaire, il s’avança la tête haute, lançant néanmoins à droite et à gauche certains coups-d’œil circonspects, comme un chien belliqueux passant sur un territoire hostile, tout prêt à grogner et à mordre.

— Qui va là ? cria la sentinelle à la porte.

— Soldat de l’Alhambra, dit le caporal sans tourner la tête.

— Qu’avez-vous en charge ?

— Des provisions pour la garnison.

— Approchez.

Mais le caporal marcha soudain en avant, suivi du convoi ; cependant il avait à peine fait quelques pas, lorsque tout-à-coup une escouade d’officiers de la douane sortit d’une maison de péage.

— Holà ! ici ! cria le chef de l’escouade ; halte, muletier : approche et ouvre-nous ces ballots.

Le caporal fit volte face, et se mit lui-même en bataille rangée.

— Respect à la bannière de l’Alhambra, cria-t-il ; tout ceci est pour le gouverneur.

— Une figue pour le gouverneur et une figue pour sa bannière. Muletier, halte ! te dis-je.

— Et bien arrêtez le convoi si vous l’osez, cria le caporal, armant son mousquet. ; — Allons, muletier, en avant.

Le muletier frappa vigoureusement sa bête ; mais l’officier de la douane, s’élançant en même temps, saisit la mule par le licou. Là-dessus le caporal couchant son homme en joue et tirant, le tua du coup.

Toute la rue se trouva immédiatement bouleversée.

Le vieux caporal fut arrêté après avoir reçu quantité de soufflets, de coups de pied et de coups de bâton, corrections qu’administre d’ordinaire la populace en Espagne, comme un avant-goût des autres peines que doit ensuite appliquer la loi. Le caporal fut ensuite mis aux fers, puis conduit dans les prisons de la ville. D’ailleurs après avoir bien fouillé tous les paquets du convoi, on le laissa poursuivre sa route vers l’Alhambra avec le reste de son escorte.

Le vieux gouverneur entra dans une effroyable colère, lorsqu’il eut connaissance de cette insulte faite à son drapeau, ainsi que de l’arrestation du caporal. D’abord il tempêta dans les salles moresques, il jeta feu et flammes sur les bastions, et lança des regards flamboyans sur le palais du capitaine-général. Ayant ainsi exhalé les premiers bouillonnemens de sa fureur, il dépêcha vers la capitainerie-générale un message par lequel il demandait que le caporal fût remis entre ses mains, sous le motif qu’à lui seul appartenait le droit de juger les délits de ceux qui se trouvaient sous son commandement. Le capitaine-général, aidé de la plume de son greffier chéri, répondit à cette dépêche avec de grands développemens. Il prétendait que, le crime ayant été commis dans les murs mêmes de la ville et sur la personne d’un de ses officiers civils, l’accusé devait évidemment rester soumis à sa juridiction. Le gouverneur répondit, en renouvelant purement et simplement sa demande. Le capitaine-général de son côté fit une réplique plus légalement affilée et plus développée encore que la première. Le gouverneur se montra plus vif et plus péremptoire dans ses réclamations, le capitaine-général plus abondant et plus calme dans ses réponses, jusqu’à ce que le vieux soldat, au cœur de lion, finit véritablement par rugir avec fureur de se voir à ce point embarrassé dans les mailles d’une controverse légale.

Cependant le subtil greffier, tout en s’amusant ainsi aux dépens du gouverneur, ne laissait pas de faire marcher le procès du caporal, qui, cloîtré dans un étroit cachot de la prison, n’avait qu’une pauvre petite fenêtre grillée, pour montrer son imperturbable visage et recevoir les consolations de ses amis.

En peu de temps l’infatigable greffier eut entassé, selon l’usage espagnol, toute une montagne de témoignages écrits, et le pauvre caporal fut complètement accablé sous elle.

Ce fut en vain que le gouverneur fit pleuvoir de l’Alhambra les menaces et les remontrances. Le jour fatal approchait, et le caporal fut mis in capilla, c’est-à-dire dans la chapelle de la prison, ainsi que cela se pratique à l’égard des condamnés, deux jours avant l’exécution, afin qu’ils puissent méditer sur leur fin prochaine, et se repentir de leurs péchés.

Le vieux gouverneur, voyant le dénoûment approcher, se détermina pourtant à intervenir lui-même en personne dans l’affaire. À cet effet, il sortit avec sa voiture de gala, et entouré de ses gardes, il descendit par l’avenue de l’Alhambra dans la ville ; puis s’arrêtant devant la maison du greffier, il le fit prier de venir lui parler à la porte.

L’œil du vieux gouverneur brilla comme un charbon ardent, quand il aperçut l’homme de loi s’avançant vers lui d’un air riant et satisfait.

— Qu’est-ce que j’apprends ? cria-t-il. Est-il bien vrai que vous soyez sur le point de faire mettre à mort un de mes soldats ?

— Mais il n’y a rien là qui ne soit conforme à la loi et aux règles de la plus stricte justice, dit le bienheureux greffier, souriant et se frottant les mains ; si votre excellence le désire, je puis lui montrer les témoignages écrits dans l’instruction.

— Eh bien, allez les chercher et apportez-les ici, dit le gouverneur.

L’homme de loi courut à son greffe, enchanté de trouver une nouvelle occasion pour déployer sa finesse aux dépens de l’indomptable vétéran. Bientôt notre homme revint avec un sac rempli de papiers, et se mit d’abord à lire, avec toute la volubilité de sa profession, une interminable déposition. Pendant ce temps, il s’était formé près de la porte un rassemblement de curieux écoutant le cou tendu, la bouche ouverte.

— Mon ami, dit le gouverneur, sors, je t’en prie, de cette foule infecte et monte dans ma voiture, tu seras plus à ton aise, et je pourrai mieux t’entendre.

Le greffier monta dans la voiture. — Alors en un clin-d’œil, la portière fut fermée, le cocher fit claquer son fouet, — et mules, voiture, gardes, tout partit et s’emporta avec le bruit d’un coup de tonnerre, laissant la foule dans une stupéfaction profonde. — Au bout de quelques instans le gouverneur avait déjà logé sa proie dans l’un des meilleurs cachots de l’Alhambra.

Alors le conquérant expédia en style de guerre, à la capitainerie générale un parlementaire pour proposer un cartel d’échange des prisonniers, — le caporal pour le notaire. Le capitaine-général se sentit vivement blessé dans son orgueil, et repoussant avec dédain les propositions du gouverneur, il fit immédiatement élever au milieu de la Plaza-Nueva une haute et solide potence pour l’exécution du caporal.

— Oh ! est-ce là le jeu ? dit le gouverneur Manco.

D’après ses ordres, en quelques instans un gibet fut dressé sur le bord du grand bastion qui fait saillie sur la place et la domine.

— Maintenant, déclara-t-il au capitaine-général par un nouveau message, pendez mon soldat quand il vous plaira ; je vous préviens seulement qu’à l’instant même où le caporal fera son ascension sur la place, si vous levez les yeux vers le bastion, vous pourrez voir votre greffier voltiger dans le ciel.

Le capitaine-général ne fut point ébranlé : des troupes furent rangées sur la place. Les tambours battirent, les cloches sonnèrent.

Une immense multitude d’amateurs accourus pour voir l’exécution encombrait déjà la Plaza-Nueva. De son côté, le gouverneur avait disposé sa garnison sur le bastion. La cloche de la tour de la Campana avait aussi tinté en l’honneur des funérailles de l’homme de loi.

Cependant la femme du greffier, suivie de toute sa progéniture de petits greffiers, s’ouvrit soudain un passage à travers la foule, et courant se jeter aux pieds du capitaine-général, le supplia de ne point sacrifier la vie d’un père de famille, le soutien d’une pauvre femme et de ses nombreux petits enfans, à un point d’orgueil plutôt que d’honneur.

— Vous connaissez trop bien le vieux gouverneur, s’écria-t-elle enfin, pour douter qu’il ne mette immédiatement sa menace à exécution, si vous faites pendre son caporal.

Le capitaine-général se sentit vaincu par les larmes de la mère, ses lamentations, et les cris de sa bruyante couvée.

Le caporal fut renvoyé sous garde à l’Alhambra dans son costume de gibet, encapuchoné comme un moine. Le vieux soldat tenait toujours la tête droite, et son visage de fer ne semblait nullement altéré. Le greffier fut demandé en échange conformément au cartel. Alors l’homme de loi, si sémillant et si satisfait de lui-même quelques heures auparavant, fut tiré de son cachot plus mort en vérité que vif. Toute sa finesse et toute sa légèreté s’étaient sans doute évaporées. L’effroi même avait, dit-on, rendu ses cheveux gris. Son regard était triste et atterré, comme s’il eût encore senti la corde lui serrer le cou.

Le vieux gouverneur croisa son seul bras avec la manche de celui qu’il n’avait plus, et considéra quelques instans le greffier avec un sourire d’une dureté inexprimable.

— Désormais, mon ami, lui dit-il, modérez un peu le zèle que vous mettez à envoyer les autres au gibet. Ne soyez jamais trop sûr de votre personne lors même que vous avez la loi de votre côté ; — et surtout prenez bien garde à la manière dont vous jouerez une autre fois vos tours à un vieux soldat.

LE GOUVERNEUR MANCO ET LE SOLDAT.

Le gouverneur Manco, qui déployait un certain appareil militaire à l’Alhambra, se sentit à-la-fin piqué des plaintes continuelles élevées contre sa forteresse, qu’on accusait d’être devenue un repaire véritable de contrebandiers et de voleurs. Le vieux potentat prit donc soudainement la détermination de faire cesser cet abus réel, et, se mettant vigoureusement à l’œuvre, il purgea de toutes leurs nichées de vagabonds et son château et les caves de Bohémiens qui criblent les collines environnantes comme les alvéoles d’une ruche.

Par une brillante matinée d’été, une patrouille, composée du vieux caporal bourru qui s’était si fort distingué dans l’affaire du greffier, d’un trompette et de deux soldats, se trouvait arrêtée sous les murs du jardin du Généralife, près de la route qui descend de la montagne du Soleil, lorsqu’ils entendirent le bruit des pas d’un cheval, et une voix mâle chantant avec assez de rudesse, mais néanmoins sans détoner, une vieille chanson de guerre castillane.

Bientôt ils virent paraître un personnage à l’air robuste, au teint brûlé du soleil, vêtu d’un habit de soldat d’infanterie en assez mauvais état, et conduisant par la bride un magnifique cheval arabe, caparaçonné à l’ancienne mode moresque.

Surpris à la vue de ce singulier soldat, descendant, un cheval en main, de cette montagne solitaire, le caporal s’avança vers lui, et l’interpellant :

— Qui va là ? cria-t-il.

— Ami, dit le soldat.

— Qui êtes-vous ?

— Un pauvre soldat revenant de la guerre avec la tête fêlée, et la bourse vide pour toute récompense.

Cependant notre patrouille avait eu le temps de l’examiner plus attentivement.

Une bande de taffetas noir, qui s’étendait en travers de son front, puis sa barbe grise, ne s’harmonisaient point mal avec l’effronterie diabolique de sa mine, tandis que ses yeux, louchant légèrement, faisaient luire de temps à autre sur son étrange physionomie une certaine expression de bonne humeur malicieuse et libertine.

Ayant répondu aux questions que lui avait faites la patrouille, le soldat se crut fondé à en adresser lui-même à son tour.

— Puis-je demander, dit-il, quelle est cette ville que je vois au pied de la colline ?

— Quelle ville ! cria le trompette, quelle ville ! Ceci est par trop fort. Voici un gaillard qu’on trouve rôdant sur la montagne du Soleil, et qui vous demande le nom de la grande ville de Grenade !

— Grenade ! Mère de Dieu ! est-ce possible ?

— Peut-être bien que non, reprit le trompette ! peut-être bien ne croyez-vous point que ce soient là les tours de l’Alhambra !

— Fils de trompette, répliqua l’étranger, ne plaisantez pas. Si c’est bien en vérité l’Alhambra que je vois, j’ai d’étranges choses à révéler au gouverneur.

— Eh bien ! ma foi, vous en aurez le loisir, dit le caporal, car nous avons l’idée de vous conduire à lui.

En même temps le trompette avait saisi la bride du cheval, et chacun des soldats s’était emparé de l’un des bras de l’étranger. Le caporal s’était placé sur le front de son corps d’armée.

— En avant — marche, cria-t-il.

Et ils s’acheminèrent tous vers l’Alhambra.

Il n’en fallait pas tant que la vue d’un soldat à pied, les habits en lambeaux, et celle d’un beau cheval arabe, ramenés, saisis par la patrouille, pour éveiller l’attention et la curiosité de tous les oisifs de la forteresse, et de ces groupes de commères qui s’assemblent généralement en Espagne, dès le point du jour, autour des sources et des fontaines. La roue de la citerne s’arrêta bientôt ; la servante en pantoufles resta la bouche béante, la cruche à la main, tandis que le caporal passait avec sa prise. Une queue singulièrement bigarrée se forma derrière l’escorte et la suivit.

Des signes de tête, des clins d’œil significatifs, puis d’ingénieuses conjectures furent échangés dans le groupe.

— C’est un déserteur, dit l’un.

— C’est un contrebandier, dit un autre.

— C’est un bandoulier, dit un troisième.

Mais bientôt il fut affirmé que c’était le capitaine d’une bande désespérée de voleurs, capturé, grâce à l’intrépidité du caporal et de sa patrouille.

— Bien, bien, se disaient l’une à l’autre les vieilles femmes, qu’il s’échappe, s’il peut, des griffes du gouverneur, tout manchot qu’est le vieil homme.

Le gouverneur Manco se trouvait, à ce moment, assis dans l’une des salles intérieures de l’Alhambra, prenant sa tasse de chocolat du matin en la compagnie de son confesseur, gros et gras moine franciscain du couvent voisin. Une jeune fille de Malaga, au maintien réservé, à l’œil noir, se tenait aussi là, veillant aux besoins du gouverneur. C’était la fille de son intendant. On laissait bien entendre de par le monde que la demoiselle, joyeuse et rusée commère, malgré toute sa réserve, avait su trouver le défaut de la cuirasse de fer qui couvrait le cœur du vieux gouverneur, et qu’il se laissait complètement mener par elle. — Mais cela ne nous regarde point. En vérité, ce serait à nous mal séant d’examiner de trop près la vie privée de ces puissans de la terre.

Dès que l’on eut annoncé qu’un étranger suspect avait été surpris rôdant autour de la forteresse, et que dans la cour extérieure il attendait, sous la garde du caporal, que son excellence eût fait connaître ses ordres, le sein du gouverneur se gonfla de tout l’orgueil et de toute la majesté du pouvoir. Remettant son chocolat entre les mains de la modeste demoiselle de compagnie, il se fit apporter son épée à la poignée en corbeille, l’attacha à son côté, releva ses moustaches, se plaça convenablement dans son large fauteuil à immense dossier, et prenant un air farouche et rébarbatif, il ordonna que l’on conduisît en sa présence le prisonnier.

Le soldat fut amené, gardé de près encore par ceux qui l’avaient arrêté, et présenté par le caporal. La contenance du prisonnier avait toujours la même résolution et la même assurance, et il répondit au regard dur et inquisitif du gouverneur par ce certain regard louche dont nous avons parlé déjà, et qui parut ne plaire en aucune façon au vieil et pointilleux potentat.

— C’est bien, accusé, dit le gouverneur après l’avoir considéré silencieusement un instant, qu’avez-vous à dire en votre faveur ? — Qui êtes-vous ?

— Un soldat revenant de la guerre, et qui n’en a rapporté rien autre chose que des contusions et des cicatrices.

— Un soldat, — hum ! — un fantassin, à ce que je vois par votre costume. — Vous avez cependant un beau cheval arabe ; mais vous l’aurez aussi ramené de la guerre, je présume, indépendamment de vos contusions et de vos cicatrices.

— S’il plaisait à votre excellence de m’entendre, j’aurais quelque chose d’étrange et de merveilleux à raconter au sujet de ce cheval, quelque chose qui intéresse la sûreté du château, celle de tout Grenade. Mais c’est une communication que je ne puis faire qu’à votre excellence en particulier, ou du moins en présence seulement de ceux qu’elle admet à sa confidence.

Le gouverneur réfléchit un moment, puis il donna l’ordre au caporal et à ses hommes de sortir, et de se placer derrière la porte, afin d’être prêts au moindre appel.

— Ce saint homme, poursuivit-il, est mon confesseur ; vous pouvez tout dire en sa présence. — Et cette demoiselle ? ajouta-t-il, désignant d’un signe de tête la jeune fille qui était demeurée là, et paraissait être en proie à une bien grande curiosité, — cette demoiselle est d’une discrétion à toute épreuve, et il n’y a point de secret qu’on ne lui puisse sûrement confier.

Le soldat lança à la timide demoiselle une œillade moitié louche, moitié tendre.

— C’est tout-à-fait mon avis, dit-il, que la demoiselle demeure ici.

Lorsque le caporal et ses hommes se furent retirés, le soldat commença son histoire. Le drôle avait la langue déliée et une facilité de parole fort au-dessus de sa condition apparente.

— Avec la permission de votre excellence, dit-il, ainsi que je l’ai déjà fait observer, je suis un soldat qui se peut vanter d’avoir vu un rude service ; mais, le terme de mon engagement étant expiré, il n’y a pas long-temps, je fus congédié de l’armée de Valladolid, et autorisé à retourner à pied dans le village d’Andalousie où je suis né. Hier soir donc, le soleil se couchait, tandis que je traversais l’une des vastes et désertes plaines de la Vieille-Castille.

— Holà ! cria le gouverneur, qu’est-ce à dire ? La Vieille-Castille est à quelques deux ou trois cents milles d’ici.

— D’accord, reprit le soldat. Mais n’ai-je point prévenu votre excellence que j’avais d’étranges choses à raconter ? — moins étranges cependant que véritables, comme votre excellence pourra s’en convaincre, si elle daigne seulement m’écouter avec patience.

— Poursuivez, accusé, dit le gouverneur, relevant sa moustache.

— Comme le soleil se couchait, continua le soldat, je cherchai des yeux quelque endroit où je pusse établir mes quartiers et passer la nuit ; mais si loin que pût s’étendre ma vue, je n’aperçus nulle trace d’habitation humaine. Je vis bien qu’il fallait faire mon lit sur la terre de la plaine et ne chercher d’autre oreiller que mon havresac ; mais votre excellence est un vieux soldat, et votre excellence n’ignore pas que, pour quiconque a fait la guerre, c’est le moindre des maux qu’un pareil logement pendant la nuit.

Le gouverneur fit un signe d’assentiment, tout en tirant son mouchoir de la poignée de son épée, afin de chasser une mouche qui bourdonnait aux environs de son nez.

— Donc, pour abréger ma longue histoire, continua le soldat, j’avançai plusieurs milles encore, et je me trouvai bientôt près d’un pont jeté sur un profond ravin, où coulait un mince filet d’eau, presque tari par la chaleur de l’été. À l’une des extrémités du pont se trouvait une tour moresque toute ruinée à son sommet, mais dont une voûte entière subsistait encore dans les fondations. Voici, pensai-je, un excellent endroit pour une halte. Je descendis donc jusqu’au ruisseau et j’y bus long-temps et de grand cœur, car l’eau était pure et douce, et je mourais de soif. Ouvrant alors mon bissac, j’y pris un ognon et quelques croûtes, qui formaient toutes mes provisions, et m’étant assis sur une pierre, près du ruisseau, je me mis à souper. Mon intention était de me retirer ensuite dans le souterrain de la tour, pour y passer la nuit: c’eût été là un merveilleux campement pour un troupier revenant de la guerre, comme peut bien se l’imaginer votre excellence, qui est un ancien soldat.

— J’en ai trouvé dans mon temps qui ne valaient pas celui-là, et je m’en suis fort bien accommodé, dit le gouverneur, replaçant son mouchoir de poche dans la poignée de son épée.

— Je croquais donc tranquillement mes croûtes, poursuivit le soldat, lorsque j’entendis quelque chose remuer dans le souterrain. J’écoutai. — C’était le bruit des pieds d’un cheval. Bientôt un homme sortit par une porte pratiquée dans les fondations de la tour, tout près du bord de l’eau, conduisant par la bride un magnifique cheval. Quel était cet homme ? À la faible clarté des étoiles, il m’était difficile de le bien voir. Il y avait quelque chose de suspect de sa part à se trouver au milieu des ruines d’une tour, dans un endroit aussi solitaire ; — mais ce n’était peut-être, comme moi, qu’un simple voyageur ! Peut-être était-ce bien aussi quelque contrebandier, quelque bandoulier ! Que m’importait au surplus ? Grâce au ciel et à ma pauvreté, je n’avais rien à perdre. Je demeurai donc assis, continuant à ronger mes croûtes.

Mais l’étranger conduisit son cheval vers le ruisseau, tout près de l’endroit où je me trouvais, de sorte que je pus le considérer à mon aise. À ma grande surprise, je m’aperçus qu’il portait le costume moresque avec une cuirasse d’acier et un casque brillant, sur lequel étincelaient les étoiles. Son cheval était aussi harnaché selon la mode des Maures, et leurs grands et larges étriers pendaient à sa selle. L’étranger le conduisit, ainsi que je l’ai dit, au bord du ruisseau ; alors l’animal plongea la tête dans l’eau presque jusqu’aux yeux, et but si long-temps, que je m’imaginai qu’il en allait d’abord crever.

— Camarade, dis-je, votre cheval boit bien : c’est bon signe, quand un cheval plonge ainsi bravement sa tête dans l’eau.

— C’est le moins qu’il se désaltère à son souhait, dit l’étranger avec un accent étrange, voilà bien une année que cela ne lui est arrivé.

— Par Santiago, repris-je, votre cheval l’emporte même sur les chameaux que j’ai vus en Afrique. Mais approchez, camarade, vous m’avez quelque peu la mine d’un soldat. Voulez-vous vous asseoir et partager le repas d’un soldat ?

Il est de fait que dans cet endroit désert je sentais le besoin d’un compagnon, et que j’étais tout disposé à m’arranger même d’un infidèle. En outre, comme ne l’ignore point votre excellence, un soldat ne s’inquiète jamais beaucoup de la foi de ceux en compagnie desquels il se trouve, et là où règne la paix, les soldats de tous pays sont camarades.

Le gouverneur fit un nouveau signe d’assentiment.

— Comme je disais donc, poursuivit le soldat, j’invitai le Maure à partager mon souper tel quel, et je ne pouvais vraiment moins faire, sans manquer aux lois de la plus commune hospitalité.

— Je n’ai le temps de m’arrêter ni pour manger ni pour boire, répondit l’étranger, j’ai à faire un long voyage cette nuit.

— Et dans quelle direction ? lui dis-je.

— Je vais en Andalousie, reprit-il.

— C’est exactement ma route, répondis-je. Si vous ne voulez point vous arrêter et souper avec moi, peut-être voudrez-vous bien au moins me prendre en croupe et m’emmener avec vous. Votre cheval est puissant et vigoureux, et je garantis qu’il peut porter double charge.

— C’est chose arrangée, dit le Maure.

Refuser n’eût point, en effet, été d’un soldat, ce n’eût point été poli, d’autant plus que je lui avais offert de partager mon souper. Il monta donc à cheval, et je sautai derrière lui.

— Tenez-vous bien, dit-il, mon cheval va comme le vent.

— Ne vous inquiétez point, répondis-je ; et nous partîmes.

De l’amble le cheval passa bien vite au trot, du trot au galop, et du galop à un train d’enfer. Les rochers, les arbres, les maisons, tout fuyait derrière nous avec la rapidité du vent.

— Quelle est cette ville ? criai-je bientôt.

— Ségovie, répondit-il.

Et avant que le mot fût sorti de sa bouche, les tours de Ségovie étaient déjà hors de vue. Nous gravîmes les montagnes du Guadarrama et nous descendîmes par la route de l’Escurial. Nous passâmes sous les murs de Madrid et nous franchîmes les plaines de la Manche. Nous traversions les collines et les vallées, les cités et les villages endormis, les lacs et les rivières où se réfléchissaient les étoiles.

Bref, pour abréger encore et ne point fatiguer votre excellence, le Maure dirigea soudain son cheval vers le penchant d’une montagne.

— Nous voici, dit-il alors, au terme de notre voyage.

Je regardai autour de moi, mais je ne distinguai nulle trace d’habitation, je n’aperçus que l’ouverture d’une caverne. Bientôt je vis une multitude de personnages en costume moresque, les uns à cheval, les autres à pied, arrivant avec précipitation de tous les points environnans, et se pressant pour pénétrer dans la caverne, comme des abeilles pour entrer dans une ruche. Avant que j’eusse pu lui adresser une question, le Maure enfonça ses longs étrier dans les flancs du cheval, et le lança dans la caverne, se mêlant à la foule. Nous suivîmes un chemin raide et sinueux, qui descendait jusque dans les entrailles de la montagne. Comme nous avancions, je vis briller une clarté qui s’accroissait insensiblement comme les premières lueurs du jour. Je ne pouvais distinguer comment elle était produite. Elle augmentait cependant à chaque instant, et me permit bientôt de voir tout ce qui m’entourait. Alors je remarquai sur notre passage de grandes cavernes, s’ouvrant à droite et à gauche, comme les chambres d’un arsenal. Dans les unes, des boucliers, des casques, des cuirasses, des lances et des cimeterres étaient suspendus le long des murs ; dans les autres, on voyait de grands monceaux de munitions de guerre, et des équipages de campement rangés sur le sol.

C’eût été pour votre excellence, vieux soldat qu’elle est, un touchant spectacle de voir de si grandes provisions de guerre ; cependant on apercevait dans d’autres cavernes de longues files de cavaliers armés jusqu’aux dents, lances en mains et bannières déployées, tout prêts à se mettre en campagne. Ils se tenaient néanmoins tous immobiles sur leurs selles comme autant de statues.

Dans d’autres salles se trouvaient des guerriers dormant par terre à côté de leurs chevaux, et des fantassins groupés, et comme disposés à se mettre en rangs. Tous portaient les anciens costumes et les anciennes armes moresques.

Or, pour abréger et ne point trop impatienter votre excellence, nous pénétrâmes enfin dans une immense caverne, je pourrais dire un palais en forme de grotte, dont les murs semblaient sillonnés de veines d’or et d’argent, et où les diamans étincelaient de tous côtés près des saphirs et des pierres les plus précieuses : au fond de cette grotte était assis un roi maure sur un trône d’or, entouré de ses grands à droite et à gauche, et d’une garde d’Africains noirs, leurs cimeterres tirés.

Cependant la foule continuait à affluer dans la caverne, et tous ces milliers d’hommes passaient un par un devant le trône du roi, chacun se courbant profondément pour lui rendre hommage. Il y avait, dans cette multitude, des personnages revêtus de robes d’étoffes magnifiques, et enrichies de précieux joyaux. D’autres étaient couverts d’armures brunies et émaillées, tandis qu’un grand nombre n’avait au contraire que de misérables vêtemens sales et déchirés, et des armures faussées, ébréchées et couvertes de rouille.

J’avais jusque-là gardé le silence ; car, ainsi que le sait fort bien votre excellence, il ne convient pas qu’un soldat soit trop questionneur : cependant je ne pus me taire plus long-temps.

— Camarade, dis-je alors au Maure, que veut dire tout ceci, je vous prie ?

— C’est un grand et profond mystère, répondit-il. Apprends, ô chrétien, que tu vois devant toi la cour et l’armée de Boabdil, le dernier roi de Grenade.

— Que me dites-vous là ? m’écriai-je. Boabdil et sa cour furent exilés du pays il y a quelques centaines d’années, et s’en allèrent tous mourir en Afrique.

— C’est ainsi que le rapportent, il est vrai, vos chroniques menteuses, répliqua le Maure ; mais apprenez que Boabdil et les guerriers qui défendirent avec lui Grenade les derniers, ont été tous renfermés dans la montagne par un puissant enchantement. Quant au roi, quant à l’armée, qui sortirent de Grenade au moment de sa reddition, ce n’était qu’une procession d’esprits, de fantômes et de démons, auxquels il avait été permis d’apparaître sous la forme de Maures, pour tromper les souverains chrétiens. Je vous dirai plus, mon ami, c’est que l’Espagne entière est soumise au pouvoir des enchantemens. Il n’y a point de montagne, point de tour solitaire dans les plaines, point de caverne, de château ruiné sur les collines où ne reposent, au fond de caves profondes, des guerriers endormis depuis des siècles, et qui ne se pourront réveiller que lorsque seront expiés les crimes en punition desquels Allah a permis que la domination passât pour un temps aux mains des infidèles. Une fois chaque année, la veille de la Saint-Jean, du coucher du soleil à son lever, l’enchantement qui captive ces guerriers enchantés est interrompu, et il leur est accordé le droit de venir ici rendre à leur souverain l’hommage qu’ils lui doivent. Et cette foule, dont vous voyez la caverne inondée, se compose de guerriers mahométans, accourus ici de toutes les parties de l’Espagne, du fond de leurs magiques retraites. Quant à mon séjour, vous le connaissez. Vous avez vu dans la Vieille-Castille la tour ruinée du pont sous laquelle j’ai passé les hivers comme les étés depuis bien des siècles. J’y dois être encore de retour avant l’aurore. Les escadrons de cavalerie et les bataillons d’infanterie que vous avez vus tout rangés et tout équipés dans les cavernes avoisinantes, ne sont autres que les anciens guerriers de Grenade. Il est écrit dans le livre du Destin qu’aussitôt leur enchantement rompu, Boabdil doit descendre de la montagne à la tête de cette armée, pour remonter sur son trône dans l’Alhambra, et reprendre son royaume de Grenade, et que, réunissant sous ses ordres les guerriers enchantés de toutes les parties de l’Espagne, il s’en ira reconquérir la Péninsule entière et la ranger de nouveau sous la loi de Mahomet.

— Et quand ce grand événement doit-il s’accomplir ? dis-je au Maure.

— Allah seul le sait ! Nous avions cependant espéré que le jour de notre délivrance n’était plus très éloigné ; mais voici qu’un vigilant gouverneur règne maintenant à l’Alhambra : c’est un rude et vieux soldat bien connu sous le nom de gouverneur Manco. Tant qu’un tel guerrier commandera les avant-postes de nos ennemis, et sera là toujours prêt à repousser la première irruption que nous pourrions faire de la montagne, je crains bien que Boabdil et son armée ne doivent se résigner à se reposer, comme ils font depuis si long-temps, sur leur armes.

Ici le gouverneur se dressa quelque peu perpendiculairement, ajusta son épée à son côté et retroussa ses moustaches.

— En somme, pour abréger l’histoire et ne point abuser de la bonté de votre excellence, dit le soldat, le Maure, après m’avoir conté tout cela, descendit de cheval.

— Attendez-moi ici, camarade, me dit-il, et veuillez bien garder mon cheval, pendant que je m’en vais aller fléchir le genou devant Boabdil.

En même temps il se jeta dans la foule qui se pressait en s’avançant vers le trône.

Qu’y a-t-il à faire en cette occurrence ? pensai-je cependant, lorsque je me trouvai seul ainsi livré à moi-même. Attendrai-je ici que cet infidèle revienne m’emporter encore, Dieu sait où ! sur son démon de cheval ? ou bien ne vaut-il pas mieux, sans perdre de temps, battre en retraite et m’éloigner au plus vite de cette communauté de diables ?

Un soldat a bientôt pris son parti, comme ne l’ignore point votre excellence. Ce cheval appartenait à un ennemi avoué du royaume et de la foi. L’animal était de bonne prise selon les lois de la guerre. M’étant donc hissé de la croupe sur la selle, je tournai les rênes de mon coursier, je lui piquai les flancs avec les étriers moresques, et le fis avancer de mon mieux dans le passage par lequel il était entré. Comme nous passions le long des salles où se tenaient immobiles les escadrons de cavaliers mahométans, il me sembla que j’entendais un cliquetis d’armures, et que des voix murmuraient sourdement. Je pressai mon cheval une seconde fois avec les étriers, ce qui redoubla sa vitesse. J’entendis encore à ce moment derrière moi comme le bruit d’une mêlée qui se précipitait, puis celui des pas de bien des milliers de chevaux ; puis je me trouvai au milieu d’une foule innombrable de cavaliers : j’avais été emporté parmi eux ; avec eux je me sentais lancé hors de l’embouchure de la caverne, tandis que des milliers de figures fantastiques étaient balayés dans toutes les directions par les quatre vents du ciel.

Au milieu du désordre et de la confusion de cette scène, je fus jeté à terre privé de sentiment. Quand je revins à moi, je me trouvai étendu sur le sommet d’une colline, aux pieds du cheval arabe qui se tenait près de moi. Au moment de ma chute, mon bras avait passé dans la bride ; ce qui, je présume, avait empêché le brave coursier de s’en retourner dans la Vieille-Castille.

Votre excellence peut aisément se figurer quelle surprise j’éprouvai, lorsque, regardant autour de moi, je vis des haies de figuiers de l’Inde et d’aloës, ainsi que d’autres objets annonçant un climat méridional ; lorsque j’aperçus au-dessous de moi une grande ville avec des tours, des palais et une vaste cathédrale.

Je descendis la colline avec précaution, conduisant mon cheval en laisse, car je n’osais plus le monter ; j’avais trop peur vraiment qu’il ne me jouât quelqu’autre tour diabolique. C’est à ce moment que je rencontrai votre patrouille. Elle m’apprit alors de grands secrets, à savoir que c’était Grenade qui s’offrait à ma vue, et que cette ville se trouvait actuellement placée sous les murs de l’Alhambra, forteresse où commandait le redoutable gouverneur Manco, la terreur de tous les Mahométans enchantés.

Dès que je fus instruit de ces particularités, je me déterminai soudain à faire visite à votre excellence, afin de lui révéler toutes les choses étranges que j’avais vues, et lui donner avis des périls qui minent et entourent Grenade et l’Alhambra. Vous pourrez ainsi prendre à temps les mesures convenables pour protéger la forteresse et au besoin le royaume contre cette armée intestine, qui fait ses évolutions dans les entrailles mêmes du pays.

— Eh bien ! dites-moi, je vous prie, mon ami, vous qui êtes un vétéran, vous qui avez vieilli au service, vous qui avez fait et vu tant de campagnes, quels moyens me conseilleriez-vous d’employer pour prévenir ces malheurs qui nous menacent ?

— Il n’appartient point à un obscur et humble soldat, répondit modestement notre homme, de prétendre donner des avis à un commandant de la sagacité de votre excellence. Il me semble pourtant que votre excellence pourrait faire murer et clore par de solides ouvrages de maçonnerie toutes les cavernes et même tous les trous qui pénètrent dans la montagne ; de cette façon Boabdil et son armée se trouveraient à jamais renfermés dans leur habitation souterraine. Et si le bon père lui-même, ajouta le soldat, s’inclinant révérencieusement devant le moine, et se signant dévotement, si le bon père voulait bien consacrer les barricades par ses bénédictions, s’il y ajoutait quelques croix, quelques reliques, quelques images de saints, je pense qu’ainsi fortifiées encore, elles pourraient braver tout le pouvoir et tout l’effort des enchantemens de l’infidèle.

— Assurément ces derniers moyens seraient d’un grand effet, dit le moine.

Le gouverneur appuya sa main sur la poignée de son épée de Tolède : il regarda le soldat fixement ; puis, remuant la tête lentement et d’une épaule à l’autre :

— Ainsi donc, mon ami, dit-il, vous vous imaginez bonnement que vous m’avez pris pour dupe avec votre conte à dormir debout, à propos de montagnes et de Maures enchantés. Écoutez, accusé ! — N’ajoutez pas un mot. Vous pouvez être un vieux soldat, vous allez voir pourtant que vous avez affaire à un soldat plus vieux encore, et auquel il n’est ni facile, ni commode de se jouer. Holà ! cria alors le gouverneur, holà ! gardes, ici ! Mettez-moi cet homme aux fers.

La timide demoiselle était bien tentée de dire un mot en faveur du prisonnier ; mais le gouverneur lui imposa silence par un regard.

Comme les gardes s’occupaient à garrotter le soldat, l’un d’eux sentit quelque chose de fort gros dans la poche du prisonnier ; l’extraction de cet objet fut faite aussitôt, et il se trouva que c’était une longue bourse de cuir, qui paraissait très bien garnie. Le garde, la prenant par le bout, en versa le contenu sur la table placée devant le gouverneur, et vraiment jamais sac de maraudeur ne fit plus abondante restitution. C’était une pluie de bagues, de joyaux, de rosaires de perles, de croix de diamans étincelans ; c’était surtout une prodigieuse quantité d’anciennes pièces d’or, dont quelques-unes même tombèrent en sonnant sur le plancher, et se mirent à rouler dans les coins les plus éloignés de la chambre.

Les fonctions de la justice se trouvèrent quelques momens interrompues : c’était une poursuite générale des brillantes fugitives. Le gouverneur seul, profondément pénétré, comme il était, du sentiment de la vraie dignité espagnole, sut garder le décorum et conserver toute la majesté de son maintien, bien que cependant son regard parût trahir quelque légère anxiété jusqu’au moment où la dernière pièce d’or, le dernier bijou, se trouvèrent rétablis dans le sac.

Le moine semblait beaucoup moins calme. Tout son visage était rouge et enflammé comme une fournaise. Ses yeux luisaient comme des éclairs à la vue des croix et des rosaires.

— Misérable, s’écria-t-il, misérable sacrilège, quelle église, quel sanctuaire as-tu dépouillés de ces précieuses reliques ?

— Je n’ai dépouillé ni église, ni sanctuaire, reprit le soldat, croyez-le bien, ô très saint père. Si ce trésor provient en effet d’un pillage sacrilège, le crime aura été commis dans un temps, depuis long-temps passé, par ce guerrier infidèle dont je viens de vous parler. J’allais justement dire à son excellence, au moment où elle m’a interrompu, qu’en prenant possession du cheval de ce Maure, j’avais décroché un sac de cuir, qui était suspendu à l’arçon de sa selle, et contenait, j’imagine, le plus précieux butin qu’il avait pu faire dans ses anciennes campagnes, lorsque les Mahométans s’en allaient guerroyant par le pays.

— À merveille, s’écria le gouverneur. Maintenant, mon ami, vous allez vous disposer à établir vos quartiers dans l’une des chambres de la tour Vermilion, et bien que nous ne prétendions vous y placer sous l’influence d’aucun charme et d’aucune magie, vous serez, je vous assure, aussi bien gardé que vous auriez pu l’être dans quelque caverne de Maures enchantés que vous ayez pu voir.

— Votre excellence peut en décider comme elle le juge convenable, répondit tranquillement le soldat. De quelque façon que l’on me case dans la forteresse, ma reconnaissance sera la même pour votre excellence. Un soldat qui a fait la guerre, ainsi que ne l’ignore point votre excellence, n’est pas bien difficile en logemens ; pourvu seulement que mon cachot ne soit point par trop étroit, et que l’on me fournisse de raisonnables rations, je saurai m’arranger pour ne point pâtir et me mettre à l’aise. Et puisque votre excellence a pour moi tant de bontés, il est encore une grâce que je la supplierai de m’accorder ; — ce serait de bien veiller sur sa forteresse, et d’aviser aux moyens de faire boucher les issues des cavernes de la montagne, ainsi que j’en ai insinué l’avis.

Ici se termina la scène.

Le prisonnier fut conduit dans l’un des meilleurs cachots de la tour Vermilion. Le cheval arabe fut mené aux écuries de son excellence, et la grande bourse de cuir déposée dans le coffre-fort de son excellence. Quant à la légalité de cette dernière disposition, le moine éleva bien, il est vrai, quelques doutes. Il demanda, par exemple, si les saintes reliques, dérobées évidemment dans un pillage sacrilège, ne devaient point plutôt être replacées sous la garde de l’église ; mais le gouverneur s’était prononcé d’abord péremptoirement contre cette idée, et comme il était maître absolu dans l’Alhambra, le moine laissa là discrètement la discussion, bien résolu pourtant à donner avis du fait aux dignitaires de l’église de Grenade.

Pour expliquer ces mesures si promptes et si sévères, prises par le vieux gouverneur Manco, il est bon d’observer que, vers cette époque, les montagnes d’Alpuxarra, dans le voisinage de Grenade, étaient infestées d’une effroyable façon par une bande de voleurs sous les ordres d’un chef audacieux, nommé Manuel Borasco. Ces brigands avaient pris l’habitude de rôder dans les environs de la ville, où ils pénétraient même sous divers déguisemens, afin de s’y instruire des jours et des heures de départ des convois de marchandises, ou des voyageurs dont ils savaient les bourses bien garnies, prenant ensuite soin de les rejoindre sur les points les plus déserts de leur route.

D’aussi fréquens et audacieux attentats avaient éveillé l’attention du gouvernement, et les commandans des divers postes avaient reçu des instructions qui leur prescrivaient de se tenir constamment sur leurs gardes, et d’arrêter tous les aventuriers suspects. Le gouverneur Manco déployait un zèle tout particulier dans l’exécution de ces mesures, tenant à honneur d’effacer le blâme que sa forteresse avait spécialement encouru, et cette fois il ne doutait point qu’il n’eût mis la main sur quelqu’un des plus formidables brigands de la bande.

Cependant l’aventure fit du bruit ; elle devint bientôt le sujet général des conversations, non-seulement dans la forteresse, mais encore dans toute la ville de Grenade. — On disait que le fameux voleur Manuel Borasco, la terreur de l’Alpuxarra, était tombé dans les griffes du vieux gouverneur Manco, qui l’avait claquemuré dans un cachot de la tour Vermilion ; et tous ceux que le maraudeur avait dépouillés, accouraient en foule pour le voir et le reconnaître.

La tour Vermilion, comme chacun sait, s’élève hors de l’Alhambra, sur une colline qui l’avoisine, et se trouve en dehors de la principale avenue qui mène à la forteresse. Nul rempart extérieur n’environnait cette tour ; seulement un factionnaire faisait sentinelle au bas. La fenêtre du cachot dans lequel on avait renfermé le soldat, solidement garnie de barreaux de fer, donnait sur une petite esplanade. C’est là que venaient les bonnes gens de Grenade pour le considérer, comme s’il se fût agi de quelque hyène grimaçant et rugissant dans une cage de ménagerie. Personne ne reconnut, cependant, en lui Manuel Borasco, car ce terrible voleur était célèbre par la férocité de sa physionomie, et jamais il n’avait rien eu de ce regard louche et de bonne humeur du prisonnier.

Il lui vint cependant des visiteurs, non-seulement de la ville, mais encore de tous les environs. Nul ne reconnut davantage en lui Manuel Borasco. Alors on commença, dans le peuple, à soupçonner qu’il pouvait bien y avoir quelque chose de vrai dans son histoire. — Que Boabdil et son armée se trouvassent enfermés dans la montagne, il n’y avait là rien d’impossible. C’était même une vieille tradition que beaucoup d’anciens habitans de la ville avaient entendu raconter par leurs pères. Des curieux se portèrent en grand nombre à la montagne du Soleil, ou plutôt de Sainte-Hélène, et s’en allèrent à la recherche de la caverne mentionnée dans le récit du soldat. Il y en eut qui virent une sombre et profonde crevasse et y pénétrèrent, descendant, personne ne sait jusqu’où, dans la montagne. — Cette ouverture a, d’ailleurs, depuis lors jusqu’à ce jour, passé pour l’entrée du palais souterrain de Boabdil.

Insensiblement le soldat devint populaire parmi les petites gens. Le maraudeur des montagnes n’est, d’ailleurs, rien moins que frappé d’opprobre en Espagne, ainsi que le voleur dans tous les autres pays : c’est, au contraire, aux yeux du bas peuple une sorte de personnage chevaleresque. Il existe aussi toujours et partout une certaine disposition à censurer ceux qui gouvernent. On commença donc bientôt à murmurer contre les mesures arbitraires du vieux gouverneur Manco, et à considérer le prisonnier comme une espèce de martyr.

Il est vrai que le soldat était un joyeux et plaisant compère, ayant toujours à sa disposition quelque bon mot pour quiconque s’approchait de sa fenêtre, quelque galanterie pour chaque femme qu’il apercevait. Il avait trouvé aussi moyen de se procurer une vieille guitare, de sorte qu’assis à sa croisée, il chantait des ballades et des seguidillas, à l’inexprimable satisfaction des filles du voisinage qui se rassemblaient le soir sur la petite esplanade, et dansaient des boléros aux sons de sa musique. Sa barbe grise avait disparu sous le rasoir, et son visage brûlé du soleil trouvait faveur auprès du beau sexe. La timide demoiselle de compagnie du gouverneur en vint même jusqu’à déclarer que ce regard louche du soldat était tout-à-fait irrésistible. Cette fille, dont le cœur était excellent, avait d’abord manifesté la plus vive sympathie pour l’étranger, et s’était profondément intéressée à son sort. Mais ayant fait de vains efforts en sollicitant la clémence du rigoureux gouverneur, elle avait pris sur elle d’adoucir au moins la sévérité des prescriptions auxquelles il soumettait le prisonnier. Chaque jour elle apportait à ce dernier quelque confortable morceau tombé de la table du gouverneur, ou emprunté à son garde-manger. Elle y ajoutait de temps à autre une consolante bouteille d’un Val de peñas de choix, ou de vieux Malaga.

Tandis que cette petite trahison se poursuivait au centre même de la citadelle du vieux gouverneur, un autre orage s’apprêtait à fondre sur lui. Ses ennemis extérieurs allaient entrer contre lui en guerre ouverte. Ce sac plein d’or et de joyaux, trouvé sur la personne du voleur supposé, c’était encore une circonstance que l’on n’avait pas manqué de raconter dans Grenade avec toutes les exagérations convenables. Une question de juridiction territoriale fut bientôt élevée par le capitaine-général, l’ennemi invétéré du gouverneur. Le capitaine-général prétendait donc que le prisonnier avait été arrêté hors des dépendances de l’Alhambra, et dans le ressort de la capitainerie générale. Il demandait en conséquence que la personne du délinquant lui fût livrée ainsi que les dépouilles opimes saisies avec elle.

Le moine n’avait pas non plus laissé ignorer au grand inquisiteur que des croix, des rosaires et d’autres reliques avaient été trouvés dans le sac en question, et le grand inquisiteur réclamait de son côté l’accusé comme coupable de sacrilège, et déclarait que ces saintes richesses appartenaient à l’église, ainsi que le corps du prisonnier au premier auto de fé.

La querelle s’échauffait. Le gouverneur furieux avait juré que plutôt que de livrer son prisonnier, il le ferait pendre dans l’Alhambra, comme espion saisi sur les frontières de la forteresse.

Le capitaine-général menaçait d’envoyer un corps de troupes qui s’emparerait du prisonnier, et le transférerait de la tour Vermilion dans la prison de la ville.

Le grand inquisiteur semblait aussi fort disposé à expédier vers l’Alhambra un certain nombre de familiers du saint-office.

Un soir, assez tard, le gouverneur fut averti de ces machinations.

— Eh bien ! qu’ils viennent, dit-il, nous verrons s’ils me trouvent en défaut. Il aura besoin de se lever avec bien de l’éclat et de grand matin celui qui compte surprendre un vieux soldat !

Là-dessus, il donna l’ordre de faire passer le prisonnier, dès le point du jour, de la tour Vermilion dans l’intérieur de l’Alhambra.

— Et vous, écoutez, enfant, dit-il à sa timide demoiselle de compagnie, frappez à ma porte et réveillez-moi avant que le coq chante, afin que je veille moi-même à cette affaire.

Le jour parut, le coq chanta ; mais personne ne vint frapper à la porte du gouverneur. Le soleil s’était élevé déjà bien haut au-dessus des montagnes, ses rayons resplendissaient aux croisées de la chambre du gouverneur, et cependant le caporal vétéran qui, la terreur peinte sur son visage de fer, se tenait près du lit de son excellence, n’avait pas encore osé l’éveiller et l’arracher à ses rêves du matin.

— Il s’est échappé ! il est parti ! cria enfin le caporal, respirant à peine, comme suffoqué.

— Qui s’est échappé ? — Qui est parti ?

— Le soldat, — le voleur, — le diable. Dieu me damne si je sais ce qu’il est. Quoi qu’il en soit, son cachot est vide, bien que sa porte soit fermée. Personne au monde ne devine comment il en a pu sortir.

— Qui est-ce qui l’a vu le dernier ?

— Votre demoiselle de compagnie. C’est elle qui lui a porté son souper.

— Qu’on la fasse venir à l’instant.

Ici ce fut un nouveau sujet de confusion. La chambre de la timide demoiselle se trouvait vide pareillement, et l’on avait remarqué qu’elle ne s’était point couchée dans son lit : elle s’était indubitablement évadée avec l’accusé. On se souvenait bien d’ailleurs que les jours précédens elle avait eu avec lui des conversations plus fréquentes et plus longues encore que d’habitude.

C’était-là une blessure qui frappait le gouverneur à un endroit bien sensible ; il avait cependant à peine eu le temps d’exhaler un peu de sa rage, lorsque de nouvelles infortunes se révélèrent à ses yeux et le vinrent complètement accabler. Comme il entrait dans son cabinet, il trouva son coffre-fort ouvert. La bourse de cuir du soldat en avait été retirée, ainsi qu’une couple de sacs bien nourris de doublons.

Mais comment les fugitifs s’étaient-ils échappés ? Quel chemin avaient-ils pris ? Un vieux paysan, qui habitait une chaumière sur le bord du chemin de la Sierra, vint déclarer qu’il avait entendu, quelques instans avant le lever du jour, le bruit du galop d’un vigoureux cheval qui courait vers les montagnes. Ayant mis la tête à sa fenêtre, il n’avait pu que distinguer dans le lointain un homme à cheval, tenant une femme assise devant lui.

— Que l’on aille visiter les écuries, cria le gouverneur Manco.

On alla visiter les écuries. Tous les chevaux s’y trouvaient, excepté le cheval arabe. À sa place un solide gourdin était attaché à la mangeoire, avec un écriteau sur lequel étaient écrits ces mots :


Présent pour le gouverneur manco de la part d’un vieux soldat.

Nous avions prévenu que nous allions laisser parler Washington Irving ; peut-être trouvera-t-on qu’il a causé trop long-temps à propos du caporal et du gouverneur Manco. Si nous voulions l’écouter, il fallait bien cependant prendre notre parti de l’entendre sur quelque sujet pareil, car, depuis son arrivée à l’Alhambra, il ne fait guère plus que nous raconter des légendes de ce genre jusqu’à la fin du livre qu’il termine brusquement par deux notices fort sèches sur les rois maures, Mahomet Abu Alahmar, le fondateur de l’Alhambra, et Yusef Abul Hagig, qui a fait terminer ce palais.

On voit que les diverses parties de cet ouvrage ne sont unies entr’elles que par un bien faible lien ; mais il leur suffit en vérité. L’auteur ne nous a d’ailleurs promis qu’un livre d’esquisses, un nouveau Sketch Book ; ne lui demandons pas davantage. Quant à nous, ayant déjà parlé plus haut de l’ensemble de l’ouvrage, après avoir choisi parmi ces esquisses les deux légendes qui nous avaient paru les meilleures, et les avoir reproduites en entier, nous comptions nous arrêter et renvoyer à l’Alhambra ceux de nos lecteurs qui auraient pris goût à ces histoires ; mais comme en transcrivant nos citations, nous avons considéré de plus près et plus en détail le mécanisme du style et de la composition de l’auteur, nous ne terminerons pas sans ajouter quelques nouvelles et courtes observations qui s’appliquent surtout au mode et aux élémens de fabrication employés par Washington Irving dans ses livres.

Assurément, nous le répétons, c’est un écrivain bien spirituel et bien élégant que l’auteur de l’Alhambra ; mais plus on met de soin à l’étudier, mieux on s’aperçoit que l’originalité lui manque complètement. Il sait à merveille employer quatre ou cinq manières, mais toutes sont empruntées ; il n’en a pas une à lui.

On ne le contestera pas : quelque consciencieux et distingués que soient ses ouvrages historiques, c’est bien moins comme historien que comme essayist qu’il se recommande. Eh bien ! dans ses essais, sauf l’originalité du fond de ses sujets américains, trouvez-vous quelque chose de neuf et qui lui appartienne en propre ? Prenez le premier Sketch Book, les Tales of a traveller, Bracebridge-Hall. Qu’y rencontrez-vous ? Bien souvent la grâce harmonieuse d’Addison, puis parfois la verve de Swift, parfois le caprice et les boutades de Sterne, parfois aussi la douceur aimable et la nonchalance sentimentale de Mackensie. Où est Washington Irving ? Prenez maintenant son dernier livre, l’Alhambra, le New Sketch Book. Ce sont bien les mêmes emprunts continués, seulement il y en a d’autres. À côté des anciennes contre-façons, vous en voyez de nouvelles. Si je ne me trompe, voici quelque chose de la fine gaîté de notre Lesage, puis un peu de la bonhomie caustique de Cervantes. Où est encore là Washington Irving ? Il est vrai que nous sommes en Espagne, et que Cervantes est un admirable modèle ; cependant en Espagne surtout, et près de Cervantes, nous voudrions que l’auteur américain fût un peu lui-même.

Mais que voulons-nous donc ? N’est-il pas vraiment toujours et partout lui-même, c’est-à-dire un esprit flexible, aimable et varié, un artiste ingénieux, façonnant sa pensée selon les meilleurs modèles et la jetant dans les meilleurs moules ; l’inventeur des plus fines marquetteries et des plus harmonieuses mosaïques que l’on connaisse ? Qu’on ne trouve pas que nous exigeons trop. Nous le déclarons : ces pastiches sont amusans et nous plaisent fort. Mais plairont-ils bien long-temps ? Un long avenir est-il promis à ces sortes de livres ? Nous en doutons. Et voilà pourquoi, revenant, pour finir, à une idée que nous avons, ce nous semble, indiquée déjà, nous souhaiterions que, dans l’intérêt de la durée de son nom, Washington Irving eût appliqué plus souvent son savoir-faire et son talent à des sujets qu’il eût traités exclusivement et sans concurrence possible, à des fantaisies purement transatlantiques, comme l’histoire de New-York et Salmagundi.


a. fontaney
  1. The Alhambra, or the New Sketch Book, by W. Irving. À Londres et à Paris, chez Baudry, rue du Coq, et Galignani, rue Vivienne.
  2. Washington Irving a débuté par des essais insérés dans un recueil périodique qui se publiait à New-York, sous le titre de Salmagundi.