Littérature anglaise - Un Roman de la vie mondaine

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LITTÉRATURE ANGLAISE

UN ROMAN DE LA VIE MONDAINE.

Guy Livingstone, or Thorough, 1 vol. in-8o ; London, John Parkes, 1858.



Voici les mois rians de l’année, les mois où l’on va oublier au sein dés bois et sur le bord de l’océan les boues et les miasmes de Paris ; faisons de même, éloignons-nous de ce monde fiévreux et vulgaire de lionnes pauvres, de ménages entretenus et de romanesques agioteurs que nous présente une littérature viciée. Partons donc pour l’Angleterre, ne fût-ce que pour échapper aux mièvreries sentimentales et aux brutalités démocratiques. Pour que la transition ne soit pas trop brusque, j’ai choisi un livre nouveau qui roule sur les sujets scabreux chers à la moderne littérature française : le contraste des deux littératures sera ainsi moins accusé, et n’en sera peut-être que plus instructif. Il est intéressant de voir comment en Angleterre on comprend les vices, les passions, les caractères que nos dramaturges et nos romanciers se plaisent à peindre exclusivement depuis quelques années. Tous les personnages de Guy Livingstone, hommes et femmes, sont des mondains endurcis et des pécheurs de la plus redoutable espèce. Ils n’ont d’autres principes que les médiocres principes d’action de dandies sans peur, mais non sans reproche, de centaures sauvages et de chasseurs infatigables qui ne trouveront pas comme Nemrod grâce devant le Seigneur. Ils ont des muscles d’acier, un tempérament intraitable et des passions ingouvernables ; nul autre but dans la vie que la satisfaction de l’orgueil charnel. Certes ce sont des personnages beaucoup plus recommandables par leurs vices que par leurs vertus ; cependant ils intéressent, souvent même ils appellent la sympathie. Ne leur croyez aucune ressemblance avec les Rodolphe, les Léon, les Roger et autres ardens gamins dont certains romans hystériques contemporains nous ont donné les insignifians portraits. Ces personnages sont vicieux, mais sans platitude. Ils connaissent la vie et ils savent vivre : quand ils parlent, leur dépravation trouve pour se justifier des axiomes d’une incontestable profondeur ; quand ils agissent, ils vont jusqu’au bout de leurs mauvaises actions avec une incroyable fermeté. Ils sont cruels et impitoyables, ils ne sont jamais lâches ; ils jouent sans remords avec la vie de leur prochain, jamais ils ne s’amusent à le déshonorer par de mesquines espiègleries. Leur noblesse ne les abandonne pas, même dans les plus furieux accès de la colère, de la passion et de la haine. Le second titre du roman, Thorough, exprime bien leur caractère : ils aiment et haïssent à outrance. Damnés de haute et forte race, ils sont d’avance la proie désignée de Satan, mais jamais ils ne recevront les coups de pied et les soufflets par lesquels sans doute les démons de rang inférieur châtient la populace des pécheurs vulgaires. Les don Juan clercs d’avoué, les Lovelace d’arrière-boutique, les Richelieu de la prime et du report qui abondent dans nos romans actuels, feraient bien, pour se perfectionner dans cet art difficile de la corruption, d’aller passer quelque temps auprès d’eux en qualité de grooms et de palefreniers. S’ils mettaient bien à profit leur temps de service, ils apprendraient ce que c’est que l’immoralité dans une âme forte et hautaine, et peut-être alors, après avoir compris ce qu’il faut au vice de grandeur pour qu’il soit supportable, reviendraient-ils guéris de leurs prétentions, et consentiraient-ils à être ce que la nature voulait qu’ils fussent, d’honnêtes pauvres diables et d’inoffensifs imbéciles.

J’ai été heureux de trouver dans Guy Livingstone une qualité qui, à quelques exceptions près, est absente de la littérature française contemporaine, je veux dire l’esprit moral. Quoi que disent et fassent les personnages du roman, ils ne sortent jamais d’une certaine région, ils ne cessent de respirer dans une certaine atmosphère. S’ils n’ont pas de vertus, ils ont de l’esprit et de la grâce. Dans leur cœur tourmenté et corrompu fleurissent de belles délicatesses morales : générosités pleines de tact, humilités inattendues, remords passionnés. Ils ont beau être coupables ; un certain esprit moral, composé d’élévation naturelle, de tact mondain et de culture intellectuelle raffinée, ne les abandonne jamais et soutient l’intérêt qu’ils inspirent. Ils n’ont pas besoin d’agir et de souffrir pour appeler l’attention. Leurs physionomies suffisent pour éveiller la curiosité, et leurs conversations ordinaires pour contenter l’esprit du lecteur. Ils présentent donc un parfait contraste avec les héros de nos romans modernes, qui ne sont intéressans que lorsqu’ils sont écrasés par la fatalité ou même hurlans sous le fouet de la passion brutale, mais dont on ne pourrait supporter la conversation ordinaire, ni contempler pendant cinq minutes la désagréable physionomie. Lorsque ces tristes personnages souffrent, bon gré, mal gré, ils nous émeuvent, parce que le spectacle de leurs douleurs nous rappelle les liens de parenté qui unissent les hommes entre eux, et que le sentiment de pitié, si admirablement exprimé par cette parole de Shakspeare : « un insecte souffre autant quand on l’écrase qu’un géant quand il meurt, » s’empare de notre cœur, qui voudrait en vain résister. Ils nous émeuvent comme le passant inconnu qu’une voiture vient d’écraser et dont on relève sous nos yeux les membres saignans, comme le pendu que nous apercevons tout à coup dans une promenade, au détour d’un bois. Dès les premières pages de Guy Livingstone, au contraire, nous nous intéressons aux acteurs, parce que nous sentons, par les portraits que l’auteur nous en donne et par le ton des conversations que nous venons d’entendre, qu’ils vivent d’une vie morale, c’est-à-dire que toutes leurs actions, vertueuses ou perverses, dérivent de certaines pensées, et sont le fruit de la réflexion et de la volonté. Nous n’avons pas hâte de courir au dénoûment; ils ont à nous tracer tant de silhouettes curieuses et à nous exprimer tant de profondes observations avant de nous y conduire! La route ne nous paraît ni longue ni fatigante, car nous ne faisons pas des étapes forcées avec eux, et nous aimons à nous arrêter pour réfléchir sur leurs observations ou rêver sur les souvenirs qu’ils évoquent. Combien nous aurions aimé à connaître par exemple l’aimable jeune homme dont le souvenir traverse la mémoire de l’auteur à la vingtième page du livre, et qui apparaît un instant à nos yeux, comme une belle vision, pour ne plus revenir! « Je n’oublierai pas Warrenne, trop excellent pour ceux avec qui il avait à vivre, un David dans notre camp de Kedar, marchant toujours droit devant lui dans le chemin qu’il croyait le vrai, — quoique par instans son vif sang ij-landais s’irritât furieusement des contraintes qu’il s’imposait à lui-même, — et s’efforçant, avec une douceur parfaite, d’entraîner les autres dans sa voie : un Lancelot par son dévouement au sexe féminin, un Galahad par la pureté de ses pensées et de ses poursuites. Je n’ai jamais connu un homme du monde avec une telle simplicité de cœur, ni un saint avec tant de savoir-vivre. » Certes nous voilà loin des silhouettes de bourgeois insignifians ou stupides que nous rencontrons dans nos romans réalistes. Ce roman, comme la plupart des romans anglais, est anonyme; mais si nous ignorons le nom de l’auteur, nous pouvons aisément deviner, d’après le ton du livre et les nombreuses indications qu’il contient, la condition de l’auteur et la classe à laquelle il appartient. Il a longtemps vécu sur le continent, et possède familièrement la langue française; il connaît les règles de la bouillotte et les quartiers dangereux de Paris. Malgré la faible santé dont il s’accuse et la solide instruction classique dont son livre donne tant de preuves, il est évident qu’il a traversé la vie en plus d’un sens et qu’il a fait plus d’une expérience. Le ton de l’homme du monde écrase dans son livre le ton du scholar et de l’écrivain. Il a des doctrines religieuses, politiques et morales; mais, comme tous les mondains, il juge plutôt d’après le criterium du tact que d’après des doctrines abstraites. L’indulgence et la sympathie qu’il laisse voir pour ses héros, même dans les instans où ils sont le plus coupables, la charité presque indifférente avec laquelle il les réprimande, indiquent que ce sont ses pairs dont il raconte l’histoire. Il a un esprit moral que n’ont pas généralement les mondains de certaines conditions, et il a des observations d’une expérience tout à fait singulière, que les honnêtes gens de certaines classes ne connaissent pas, et ne connaîtront jamais. Je prends au hasard une de ces observations, remarquables par leur profondeur caractéristique : « Il n’y a rien qui déconcerte une nature qui a été longtemps habituée à obéir comme un soudain et brutal coup de main. Rappelez-vous les Scythes et leurs esclaves : les rebelles affrontèrent assez bien leurs maîtres sur le champ de bataille avec l’épée et la lance, mais tout leur courage les abandonna lorsqu’ils entendirent le claquement des grands fouets. » Celui qui a fait cette observation est incontestablement, soit par nature, soit par le fait de sa naissance, un aristocrate. Ce livre porte donc la marque, et, si l’on veut, la livrée de l’auteur, Il porte le cachet d’un homme du monde d’habitudes studieuses et d’un scholar d’expériences très variées. En lisant ce roman, je ne pouvais m’empêcher de faire un retour sur nous-mêmes. Les livres les plus intéressans de l’Angleterre ne sont pas ceux des écrivains de profession; un dandy, un officier, un ministre de cam- pagne, une fille ou une femme de clergyman, s’avisent de prendre la plume pour raconter les circonstances particulières de leur vie et présenter le tableau du petit monde où ils ont vécu, et ce livre, au lieu d’être, comme l’inexpérience des écrivains pouvait le faire craindre, plein de confusion et de maladresse, se présente avec toutes les conditions de la vie, pittoresque, animé, dramatique. C’est que les auteurs n’avaient pas l’ambition de faire un livre littéraire, ils avaient l’ambition de faire un livre vrai. Ils n’aspiraient pas à la gloire du grand romancier à la mode ou du grand écrivain du jour, et par conséquent ils n’ont pas gonflé leur pensée pour la faire plus grosse qu’elle n’était. Ils n’ont pas cherché à imiter les sentimens d’autrui, ils se sont contentés d’exprimer les leurs dans toute leur originalité; ils sont restés fidèles à la réalité, et la réalité les a récompensés.

La littérature anglaise dans tous les temps, mais particulièrement dans le nôtre, a donné au monde cette leçon : ayez la sincérité, vous aurez le talent par surcroît. — On pourrait proposer l’exemple de l’Angleterre comme un excellent sujet de méditation aux gens du monde, assez nombreux dans notre pays, que possède l’envie de rehausser par la gloire leur titre ou leur fortune. Nos mondains, qui ont souvent l’esprit vif et délicat, perdent généralement toute originalité dès qu’ils prennent une plume et s’assoient devant un bureau. Aussitôt qu’ils se trouvent en face d’eux-mêmes, leur premier soin est d’abdiquer leur personnalité. Ils appellent à leur aide non l’inspiration, mais l’imitation, et se trouvent heureux lorsqu’ils ont produit une œuvre de seconde ou de troisième main, qui rappelle quelque écrivain en renom. Ils semblent penser que la littérature doit être autant que possible distincte de la vie, et en conséquence ils compriment leur nature et cherchent en dehors d’eux-mêmes des moyens d’intérêt et d’émotion : mauvaise leçon que leur ont apprise les funestes traditions académiques de notre pays. L’art et la littérature ne sont pas plus distincts de la vie que la forme n’est distincte de la substance et l’effet de la cause. Ils ont une excuse, je le sais bien, une excuse dont je ne veux pas diminuer l’importance. Il faut vraiment du courage pour oser être soi-même dans le seul pays du monde où l’épithète d’original soit appliquée comme terme de mépris, et où certaines convenances sociales sont considérées comme plus précieuses que la spontanéité de la nature et l’audace de l’esprit. Oser se montrer réellement tel qu’on est et dire la vérité sur la société à laquelle on appartient est pour un homme du monde français une tâche héroïque. Il y perdrait tous ses amis et réjouirait tous ses ennemis; il se verrait accusé des crimes les plus noirs, comme d’avoir calomnié le parti ou la caste dont il est membre, d’avoir trahi la confiance de ses amis, ou d’avoir troublé la foi des honnêtes intelligences avec lesquelles il est en relation. L’objection a sa portée, je n’en disconviens pas; mais la nature se moque des conventions sociales et condamne celui qui leur obéit docilement à n’enfanter que des productions incolores et insignifiantes. Peut-être un jour cependant nos mondains français réfléchiront-ils qu’il faut encore plus de courage pour se résigner à produire une œuvre insignifiante qu’il n’en faut pour oser être original et dire résolument ce qu’on pense et ce qu’on a vu. C’est ainsi qu’en jugeaient leurs pères, qui nous ont laissé tant d’œuvres originales, vivantes et gracieuses, pour lesquelles ils affrontaient les convenances mondaines, le déplaisir de la cour, les grimaces des jansénistes, les commérages venimeux du jésuitisme et les épigrammes populaires. Il est vraiment curieux que nos modernes mondains n’osent plus faire, dans une société démocratique et libre à l’excès, ce que leurs pères faisaient dans une société monarchique et pleine d’entraves.

L’Angleterre a toujours été représentée comme le pays où les convenances sociales pesaient avec le plus de tyrannie sur l’individu, et cependant c’est le seul pays où les hommes de toute condition n’aient jamais eu peur d’être eux-mêmes et de dire la vérité sur le monde auquel ils appartenaient. Dans ce pays où l’opinion règne en souveraine, chacun se moque cependant du qu’en dira-t-on ? Le roman de Guy Livingstone est une preuve du peu de souci que prennent les Anglais des bienséances hypocrites et des platitudes polies. L’auteur ose tout voir, tout dire, tout penser. Il nous montre le monde dans lequel il nous introduit sans réserve diplomatique et sans réticences hypocrites. Il est resté fidèle à la réalité jusqu’à la fin de son récit avec une véracité impitoyable. Il a osé, lui homme du monde et peintre d’un monde très élevé, nous faire entrevoir cette vérité devant laquelle un La Rochefoucauld ou un Paul de Gondi n’eût pas reculé jadis, mais devant laquelle reculerait à coup sûr un mondain de nos jours : c’est que la civilisation n’est qu’un manteau, et que les mêmes passions qui agitent le cœur des derniers sauvages de la plèbe rugissent avec la même force dans le cœur des hommes les plus cultivés. A côté de ses héros marchent la violence toujours prête à secouer ses torches et le crime qui guette l’occasion propice. Les vices scandaleux emplissent leurs demeures du bruit de leurs orgies, et les vices bas et infimes eux-mêmes montent des écuries et des cuisines pour s’installer dans leurs boudoirs et leurs salons. Leurs haines ont l’énergie des haines des fous, leurs colères la brutalité des colères plébéiennes, leurs jalousies la ruse féroce des jalousies de courtisanes. Si vous n’apercevez pas par les yeux du corps le classique poignard, le romantique poison, l’oreiller d’Othello, c’est que les bienséances mondaines ne le permettent pas, mais vous pouvez les apercevoir par les yeux de l’esprit. Quand on a achevé cette lecture navrante, on arrive à se dire qu’en définitive le seul progrès dont nous puissions nous vanter, c’est l’hypocrisie, et que le seul avantage que nous ayons sur nos ancêtres est celui de la modération, non dans la passion, mais dans l’expression qu’elle revêt. Nos mœurs ne sont pas plus douces que celles de nos barbares ancêtres, mais elles sont plus contenues. Nous considérons le crime comme trop bruyant, la passion comme trop turbulente, la haine comme trop grossière, au moins dans leurs manifestations extérieures. Nous avons donc proscrit tout cela, non comme mauvais, mais comme ridicule, et nous partageons l’avis de ce brave voltairien qui disait si agréablement : « Le parricide n’est pas seulement un crime, c’est aussi une preuve de mauvais goût. » L’auteur, toutes réflexions faites, applaudit à ce progrès. « Après tout, dit-il, il y a dans la vie plus de sécurité, et il vaut mieux qu’il en soit ainsi. Lorsque j’achète une paire de gants, je suis heureux de savoir qu’ils ne sont pas empoisonnés, et lorsqu’on me présente une rose, je n’ai plus à craindre d’en respirer le parfum. Vous figurez-vous quel plaisant spectacle ce serait que de voir, au milieu d’un dîner, votre convive tomber subitement la face noire et les membres contractés? » Il y a du vrai dans ces réflexions; cependant je doute que ce progrès soit aussi important que le croit l’auteur. Les dangers qui menacent l’individu ont changé de formes, comme les passions qui l’agitent, et voilà tout. Gulliver poussa des cris effroyables lorsqu’il se vit entre les dents du bambin gigantesque de Brobdingnac; mais sa vie se trouva fort en danger aussi le jour où, se réveillant, il se sentit cloué en terre par sa chevelure, et se vit en butte aux flèches des Lilliputiens. Nous ne tuons plus notre ennemi, mais nous l’aidons à se casser le cou, et s’il tombe à l’eau, nous nous gardons bien d’appeler au secours. Et puis il y a une considération qui a son importance pour les dileltanti et les littérateurs, c’est que le crime est un des élémens nécessaires des beaux-arts, et que par conséquent les artistes ne doivent pas trop s’applaudir des formes mesquines qu’il revêt de notre temps. Les querelles sanglantes des Capulets et des Montaigus, la tragédie des Cenci, les poisons des Borgia et des Médicis nous paraîtraient de fort mauvais goût aujourd’hui; cependant les poètes en ont tiré la matière de beaux drames. Avec les passions sauvages de nos pères, on pouvait faire de belles œuvres poétiques; avec nos passions hypocrites, c’est à peine si on parvient à faire des romans supportables.

Les personnages de Guy Livingstone sont tous sans exception ce qu’on appelle des dandies. Il ne faut pas entendre précisément par ce mot ce qu’on entend chez nous par hommes à la mode ou hommes à succès, encore moins ces insignifiantes poupées masculines, esclaves d’un tailleur ou d’un bottier, que le vif argot parisien a baptisés de tout autres noms. Ce sont des dandies non-seulement dans l’acception mondaine, mais, si j’ose m’exprimer ainsi, dans l’acception philosophique de ce mot. Il ne faudrait pas croire en effet que le dandy soit essentiellement un produit de la société; non : le dandy existe dans la nature comme le saint, le poète et le héros. Il arrive même fréquemment qu’il a en lui certaines affinités mystérieuses avec ces types remarquables : tantôt il est doublé d’un poète, tantôt les circonstances de la vie courbent son âme orgueilleuse dans la pénitence et la prière, plus fréquemment il est capable d’une vaillance intrépide qui est proche parente de l’héroïsme, si elle n’est pas l’héroïsme lui-même. La brillante histoire des dandies, de leurs erreurs et de leurs succès, de leurs crimes et de leurs conversions, depuis Alcibiade jusqu’à lord Byron, compose un des chapitres les plus intéressans des annales morales de l’homme. Nous leur devons quelques belles choses, beaucoup de mauvaises, et pas une seule de bonne, car l’élément diabolique de leur nature est tellement puissant qu’il résiste même au repentir et à la conversion, et qu’il infecte toutes leurs œuvres. Ils ont gagné quelques batailles, pris part à quelques révolutions importantes, amené la chute d’un certain nombre de gouvernemens, servi cruellement certaines réactions politiques, aidé à faire quelques coups d’état, et opéré un assez bon nombre de coups de main. Ils ont fourni à la littérature les types de don Juan et de Lovelace, et nous leur devons Childe Harold et Lara. Je dois dire encore que si nous y regardions de très près, et avec un bon microscope moral, nous découvririons peut-être que nous leur sommes redevables du monastère de la Trappe, et, chose plus importante par ses conséquences historiques, de l’institut des jésuites lui-même. C’est donc un type d’homme remarquable, quoi qu’on puisse penser; en tout cas, il n’en est pas de plus détestable. Une nature de dandy bien accusée est la quintessence, l’élixir superflu de l’immoralité; il n’en est pas sur laquelle le péché originel ait laissé une empreinte aussi profonde. Vous ne pouvez rien imaginer qui soit plus loin, je ne dirai pas des sentimens chrétiens, mais des sentimens les plus simples de la commune humanité. La faculté maîtresse de ce caractère est l’orgueil, non pas cet orgueil raisonné, préservatif de la dignité morale, qui mérite presque le nom de vertu, mais un orgueil instinctif, comme la cruauté du tigre, la majesté du lion. Cet orgueil instinctif engendre un égoïsme tellement puissant que rien ne peut le vaincre et l’amollir, ni la pitié, ni le remords, ni le spectacle de la souffrance, ni l’exemple de la charité et du dévouement, ni l’admiration des grandes choses, rien, si ce n’est pourtant les coups de la destinée. Cette nature, qui ne peut être émue par rien de ce qui est humain, ne sait pas résister au malheur. Lorsque la bête fauve, qui tout à l’heure s’élançait sur sa proie d’un bond superbe, avec un rugissement de plaisir féroce, se sent atteinte à mort, elle remplit de ses plaintes la forêt entière, et, se cachant comme de honte, cherche pour mourir le fourré le plus épais. Ainsi du véritable dandy. Tant qu’il est florissant et superbe, rien ne peut égaler son assurance et son mépris; mais que soudain il soit dépouillé de ses richesses, visité par la maladie, éprouvé par le chagrin, qu’il perde la créature charnelle qui faisait la joie de ses sens ou qu’il soit privé subitement de sa beauté, alors, son orgueil se transformant en désespoir, il implorera la destinée, rêvera de suicide et de solitudes monastiques, méditera des règles ascétiques. Aux époques de grande foi catholique, on en a vu qui proposaient des conditions à Dieu, et lui promettaient une conduite exemplaire, s’il ressuscitait leur bonheur détruit. Dans notre époque démocratique, on en a vu qui, pour se réconcilier avec l’humanité outragée par eux, ont fait alliance avec la populace. — Immorale créature, direz-vous, et plus lâche encore qu’immorale! — Eh bien! vous vous trompez : dans ce subit abattement sous les coups du malheur, il n’entre aucune lâcheté. Un vrai dandy n’est réellement maîtrisé que par les choses qu’il est obligé de reconnaître plus fortes que lui. Aucun danger ne lui fera peur, aucun ennemi ne lui semblera redoutable tant qu’il pourra le contempler face à face, et qu’il pourra le combattre même avec des armes inférieures. S’il faut mourir, il mourra sans que son orgueil fléchisse. Des sauvages peuvent le scalper, des révoltés le fusiller, sans qu’il perde un instant son sang-froid et qu’il abdique une minute sa faculté de mépriser, pour plaider en faveur de sa vie; mais devant un adversaire inattaquable ou devant un ennemi invisible, il est sans défense comme un enfant. Il succombera sous le mépris d’une femme, et que sera-ce lorsqu’il se sentira atteint par les coups de la fatalité et les vengeances de la Providence! Il s’incline alors, s’avoue vaincu et s’humilie, et c’est par là qu’il se réconcilie avec la vérité morale, l’humanité et la religion. C’est un spectacle qui a sa grandeur. Tels sont les héros du roman de Guy Livingstone. Dès que le malheur les a frappés, ils doivent mourir, ou, sort plus terrible, se consumer dans l’isolement de spleen, de misanthropie et de dégoût.

Peut-être après tout le malheur et la mort sont-ils les conclusions favorables et désirables de telles existences. Il est bon que ces existences s’éteignent avant que la vieillesse arrive, il est bon que le malheur transforme en remords ces passions audacieuses et ces triomphes insolens que le cours naturel du temps et les glaces de l’âge auraient transformés en regrets coupables. Un vieux poète élégiaque est déjà un personnage peu séduisant; mais un vieux dandy présente un spectacle repoussant. Un vieux dandy est un scandale en chair et en os, un solécisme moral. La trop indulgente fatalité n’a pas touché ce vieux mondain, qui s’est d’autant plus endurci dans le mal que la douleur l’oubliait davantage. Aucune purification n’a élevé et nettoyé son âme des vices et des frivolités criminelles qu’une longue existence y a entassés. De ses anciens scandales on ne voit plus que la fumée; la flamme brillante s’en est éteinte depuis longtemps. Cette superbe insolence s’est comme figée en un froid cynisme, et cette pratique audacieuse et passionnée du mal s’est transformée en théorie machiavélique. Le vieux dandy fait la philosophie des vices qui ne sont plus à son usage; l’impuissance de faire le mal où l’âge l’a réduit lui fait trouver une triste compensation dans le plaisir qu’il éprouve à le voir commettre autour de lui. C’est un réprouvé dans toute la force du terme, et l’on se demande, en le voyant, si l’apparente indulgence de la destinée n’est pas après tout le plus formidable châtiment qui pût l’atteindre. Les sens sont glacés, le cœur est desséché, la conscience muette : quel spectacle!

C’est avec tous ces déplaisans attributs que se présente au lecteur sir Harry Fallowfield, le précepteur de Guy Livingstone dans l’art des flirtations, vieux Valmont dont la dernière joie, l’unique consolation, la suprême ressource est d’exposer cyniquement les principes qui président à l’art des séductions. C’est à juste titre que l’auteur le compare à un immoral mancenillier à l’ombre duquel les meilleures résolutions se dessèchent et meurent. Sa conversation fait frémir; en voici un fragment qui montre qu’il aurait su apprécier les ressources et la profondeur d’esprit de Mme de Merteuil mieux que Valmont lui-même, s’il l’eût rencontrée sur son chemin, « Il est certainement très dur pour les femmes que notre sexe ait dégénéré comme il l’a fait, car je crois en conscience qu’elles sont aussi rusées, aussi perverses, et qu’elles apprécient la tentation autant qu’autrefois. Voyez miss Bellasys par exemple : elle a une sensualité calculatrice, une astuce de stratagèmes, un mépris complet de la vérité et une aptitude pour affoler les hommes que le régent Philippe aurait adorés. Je l’ai vue, un jour qu’elle n’avait rien de mieux sous la main à corrompre, s’emparer d’un homme plus vieux, plus triste, plus prudent et plus laid que je ne le suis moi-même, et l’amener en deux ou trois jours sur les frontières de la folie, si bien qu’il grondait contre sa pauvre femme, sa compagne depuis quarante années et la vertueuse mère de six grands enfans, avec une expression qui faisait penser aux couteaux de cuisine et à la strychnine. Guy lui convient mieux. La force de ses nerfs et de ses muscles la tient quelquefois en respect, et il a une certaine dureté de caractère et une absence de pitié dans la conduite qui, perfectionnées par mes conseils, le mèneront loin, quoique j’aie bien peur qu’il n’aille pas jusqu’au bout de la route. Oui, vous avez raison de ne point paraître flatté : vous valez un peu mieux que les autres, mais c’est tout. Notre monde dégénéré n’est pas digne de cette rare créature ; elle est née un siècle trop tard. » Pareil au Lovelace du poète, qui cherche la douleur pour s’en faire un miroir, il aime à contempler chez autrui les tortures de la jalousie, les blessures de l’amour déçu, le désespoir des passions malheureuses. Lorsque son élève chéri, Guy Livingstone, eut brisé le cœur de la belle et pieuse Constance Brandon, il eut un joli mot, cruel et pénétrant comme une lame d’acier, un mot où toute la malice d’une âme diabolique est concentrée comme un parfum ou un poison dans une goutte d’essence : « Rien n’est plus naturel ni plus conforme aux règles que ce qui est arrivé. La dame était une sainte, et les saintes ont toujours quelque chose d’incomplet tant qu’on n’en fait pas des martyres. La souffrance est leur état normal. » Il mourut comme il avait vécu, impénitent. Un soir, après avoir, selon sa coutume, semé autour de lui le plus de paradoxes immoraux qu’il put trouver, il monta dans sa chambre et se coupa la gorge avec une fermeté de main admirable, qu’on n’aurait pu attendre d’un homme perclus de rhumatismes. Il déshonora sa vieillesse et ses cheveux blancs par ce suicide, et la destinée le méprisa ainsi jusqu’à la fin. Mieux eût valu pour lui qu’au sortir de la jeunesse il eût été atteint par le malheur, et qu’il eût racheté ses fautes par les remords et les mélancolies de Ralph Mohun.

Ralph Mohun était un jeune officier d’une conduite à peu près convenable jusqu’au jour où une passion fatale s’empara de lui. Il ne songea pas à lui résister. Il aimait une jeune femme mariée contre son gré ; il l’enleva et alla prendre du service dans l’armée autrichienne. Ralph avait un cœur, et par conséquent le malheur le saisit dès l’instant où sa passion fut satisfaite. Il souffrit non pas de ces vulgaires souffrances qui atteignent d’ordinaire les passions coupables, de l’ennui et du dégoût, mais des souffrances plus grandes et plus nobles du remords. Jamais l’amour de lady Caroline Mannering ne lui fut une chaîne, un fardeau, un regret ; mais il souffrit de la situation humiliante que lui avait faite son amour. Le mari de lady Caroline ne fit point de demande en divorce et enleva ainsi au coupable le seul moyen qu’il eût en son pouvoir de réparer sa faute. Son amour ne put jamais la relever de la faute commise, et leur triste bonheur dut forcément porter jusqu’à la fin les infamantes épithètes d’illicite et d’illégitime. Caroline Mannering dut rester la concubine de Ralph Mohun. La tendresse et le dévouement de Ralph furent impuissans à protéger sa maîtresse contre les mépris du monde, la froide politesse des hommes et les sourires méprisans des femmes. En vain elle était à ses yeux une créature angélique, pour le monde elle n’était plus qu’une femme coupable et perdue. Le cœur de Ralph saigna donc d’une double blessure, de la sienne propre et de celle que leur faute commune avait ouverte dans le cœur de la femme qu’il aimait. Un désespoir semblable à celui de l’homme qui voit sa famille menacée de mourir de faim sans pouvoir lui venir en aide s’empara du jeune officier lorsqu’il vit lady Caroline succomber sans qu’il pût la secourir sous la réprobation pharisaïque du monde. Enfin elle mourut, et alors Ralph Mohun sentit tout le poids de la solitude et de l’abandon. Il n’essaya pas de détourner la destinée, il ne songea pas à oublier. Il se retira dans un château dont il avait hérité en Irlande, et là il vécut seul, donna un libre cours à son humeur sauvage et s’offrit libéralement en pâture aux vautours du spleen et du remords. De loin en loin, cette solitude était troublée par l’arrivée de quelques amis d’enfance ou de voisinage admis à contempler l’ombre morose de celui qui avait été le bouillant Ralph Mohun.

C’est pendant une de ces visites que se passa une scène que je veux rapporter tout entière parce qu’elle expliquera au lecteur, mieux que ne le pourraient faire de longues considérations, une des causes les plus puissantes de l’ascendant des classes aristocratiques en Angleterre, je veux dire l’énergie sauvage et désespérée du gentilhomme anglais. Un soir, pendant que Ralph et ses convives étaient à table, un misérable attorney irlandais, poursuivi par les paysans qu’il avait maintes fois réduits à la détresse et au désespoir, chercha un refuge dans le château. Ralph Mohun écouta sans mot dire l’histoire de Michael Kelly (c’était le nom de l’attorney), puis, toujours muet, il lui montra la porte d’un geste impérieux. et maintenant c’est un drame terrible qui commence :


« Le cri que poussa le malheureux en voyant ce geste, je ne l’oublierai jamais.

« — Pensez-vous que je vais transformer ma maison en lieu de refuge pour les attorneys en danger? dit Ralph en réponse au regard interrogateur que je lui lançai. N’y eût-il que cette raison que votre femme est sous mon toit, je ne m’y risquerais pas. Une attaque dans l’ouest n’est pas un jeu d’enfant.

« Kate était sortie, et était appuyée contre la galerie. En entendant ces derniers mots, elle devint rouge de colère et s’écria :

« — Si je pensais que ma présence pût empêcher un acte d’humanité, je quitterais votre maison à l’instant, colonel Mohun.

« Ralph sourit légèrement, et inclina la tête en signe de courtoise approbation.

« — Ne vous irritez pas, mistress Carew. Si vous avez envie de ces émotions, je serai trop heureux de vous les procurer. Ainsi c’est accordé, n’est-ce pas? Nous soutenons l’attorney. — Levez-vous donc, monsieur, et n’ayez pas cette figure de chien qu’on fouette. Vous êtes en sûreté pour le moment.

« Il avait à peine achevé ces mots, qu’on entendit au dehors un grand bruit de pas, puis des chuchotemens animés, puis un coup frappé à la porte et une invitation à ouvrir.

« — Nous voudrions parler au colonel, s’il vous plaît.

« — Me voici; que désirez-vous? grogna Mohun.

« — Nous voulons l’attorney, nous savons qu’il est dans le château.

« — Alors j’ai regret de vous dire que vous serez désappointés. Ce n’est pas ma fantaisie de vous le livrer. Je ne vous livrerais pas un simple lapin; laissez cet homme tranquille.

« — Alors nous l’aurons en dépit de vous, crièrent en même temps deux ou trois voix.

« — Essayez, dit Ralph. En attendant, je vais dîner, bonsoir.

« Une voix qu’on n’avait pas encore entendue, d’un accent criard et perçant, s’éleva sur ces mots : — Ah! bien, je vous souhaite le meilleur des appétits, colonel, mon chéri, et dépêchez-vous de dîner. C’est Pierce Delaney qui vous servira votre souper. — Puis ils s’éloignèrent.

« — Ledit Delaney est un carrier colossal, dit Ralph. Il représente l’élément physique de la terreur dans les environs, comme j’en représente, je crois, l’élément moral. Nous aurons ensemble avant demain matin une chaude entrevue; il ne m’aime pas. Fritz, faites monter Connell; il est quelque part en bas.

« Le garde entra l’air ahuri. Il était dans les écuries, et venait seulement d’entendre parler de ce qui se passait.

« — Tenez les carabines et les fusils prêts avec des balles et des chevrotines, dit son maître. Nous allons être attaqués, à ce qu’il paraît.

« — Par le ciel, votre honneur, je n’ai pas la valeur d’une once de poudre ici dans la maison. J’avais l’intention d’aller en chercher demain matin avant votre lever.

« Mohun leva les épaules en sifflant légèrement.

« — L’homme propose, dit-il. C’est presque un malheur maintenant que nous ayons trouvé cette après-midi tant de coqs dans le bas taillis. J’ai environ quinze charges dans mon fourreau de pistolet. Cela suffira en faisant les charges des carabines légères.

« Puis il alla à une fenêtre d’où il pouvait voir sur la route; la lune était magnifique.

« — Je l’avais bien pensé, ils ont déjà placé des éclaireurs. Les barbares ont quelques notions de l’art militaire après tout. Maddox, viens ici (le groom était un robuste garçon anglais qui craignait beaucoup son maître, mais ne craignait rien autre sur la terre), selle Sunbeam, et sors par les portes de derrière en ayant soin de te tenir sous l’ombre des arbres... Puis va le plus diligemment possible à A... et dis au colonel Harding, en lui présentant tous mes complimens, que je lui serai reconnaissant de m’envoyer un détachement de ses hommes aussi promptement qu’il pourra. Ils peuvent être ici en deux heures. Et maintenant écoute : n’épargne pas le cheval en allant, mais ménage-le au retour. Tu ne serais ici d’aucune utilité, et je ne voudrais pas, si cela peut être évité, rendre mon cheval fourbu. Tu risqueras peut-être une balle ou deux sur la route, mais probablement ils ne tireront pas; il leur serait difficile de t’attraper. Et maintenant pars. « — Connell, continua Ralph, allez donc scier les échelles qui sont rangées en travers dans la cour; ils n’attaqueront probablement pas les fenêtres grillées, mais il vaut mieux prendre toutes ses précautions ; puis revenez et aidez Fritz à barricader avec les chaises et les meubles l’escalier et la salle qui est auprès. Garnissez la galerie tout le long avec les matelas que vous mettrez en double, en ayant soin de laisser des espaces pour qu’on puisse tirer. Allumez toutes les lampes et allez chercher d’autres lumières; nous ne verrons pas très clair après les douze premières décharges. Lorsque vous aurez fini, vous viendrez me parler. Maintenant si nous descendions dîner?

« Alors il me tira à part et me dit presque dans un chuchotement : Vous me rendrez cette justice, quoi qu’il arrive, que si on ne m’y avait pas obligé, je n’aurais pas risqué un seul cheveu de la tête de votre femme pour sauver tous les attorneys patronés par le père du mensonge; mais croyez-moi, si les choses tournent mal, gardez une balle pour elle ! Ne la laissez pas à la merci de ces démons; je les connais: il vaudrait mieux pour elle mourir dix fois que de tomber dans leurs mains brutales. Vous en ferez ce qu’il vous plaira cependant: à ce moment je ne serai pas capable de vous conseiller; Il n’entrera pas un homme dans cette galerie avant que je ne sois un cadavre! Néanmoins j’espère et je crois que tout ira bien. Ne perdez pas de temps à recharger votre fusil, Fritz fera cela pour vous. Ajustez froidement, nous n’avons pas une balle à perdre. Vous pouvez choisir l’épée qui vous conviendra le mieux; il y en a plusieurs derrière vous. Ah! je les entends qui viennent. Allons, mes amis, à vos postes!

« On entendit un bruit de pas nombreux et le bouillonnement d’une foule contre la porte de la salle ; une voix forte et dure s’éleva :

« — Une fois pour toutes, voulez-vous nous le donner? Si vous ne voulez pas, nous allons le prendre, et vous subirez le même sort que lui. Vous avez aussi des femmes ici, et...

«Je ne transcrirai pas par pudeur le reste de la menace; je sais seulement que cette menace me donna une férocité de loup dont je ne me serais pas cru capable, car je suis très bonhomme au demeurant. Mohun, qui n’est pas bonhomme, lui, mordait furieusement sa moustache, et sa voix tremblait un peu, lorsqu’il répondit : — Avez-vous jamais récité une prière, Pierce Delaney? Vous en avez besoin d’une maintenant. Si vous voyez lever le soleil demain matin, je veux que ma main se sèche à mon poignet!

« Un cri aigu s’éleva de la foule des assaillans, puis la solide porte de chêne craqua et s’effondra sous les coups d’un madrier pesant, servant de bélier. En quelques secondes, les gonds cédèrent, et elle tomba dans l’intérieur avec fracas : trois sauvages figures, portant des torches et des piques, sautèrent par-dessus; mais aucune d’elles n’était leur chef Pierce Delaney.

« — L’homme à votre gauche vous appartient, Carew; Connell, prenez celui du milieu, dit Ralph aussi froidement que si nous avions fait lever une bande de coqs de bruyères. Pendant qu’il parlait, son pistolet partit, et l’envahisseur de droite tomba en travers du seuil, sans un cri ni un mouvement, tué raide et la cervelle traversée de part en part. Le garde et moi, nous fûmes presque aussi heureux. Il y eut une pause, puis une poussée du dehors, une décharge irrégulière de mousqueterie, et la partie abandonnée de la salle fut encombrée d’ennemis.

« Je ne puis dire exactement ce qui se passa. Je sais qu’ils se retirèrent plusieurs fois, car la barricade était imprenable, et que, tandis que leurs balles venaient s’amortir inoffensives contre les matelas, chacune des nôtres avait son effet, car rien ne fait tirer droit comme d’être à court de poudre; mais chaque fois qu’ils revenaient, c’était avec une férocité croissante.

« J’entendis Mohun murmurer plusieurs fois en lui-même avec un ton de mécontentement : — Pourquoi ce drôle ne se montre-t-il pas? Je ne puis découvrir Delaney! — Tout à coup j’entendis un cri étouffé à ma droite, et, à ma grande horreur. Je vis Clontarf enlevé par-dessus la balustrade par la main d’un géant que je soupçonnai être l’homme que nous cherchions depuis si longtemps. A la faveur de l’obscurité produite par la fumée, il avait sauté par-dessus la balustrade de l’escalier, et, saisissant par le collet le pauvre garçon à un moment où il était sans méfiance, il se retirait dans la salle, entraînant sa victime après lui. Les bêtes sauvages se pressaient autour de leur proie avec un rugissement de triomphe. Avant que j’eusse eu le temps de penser à ce qu’il y avait à faire, j’entendis retentir à mon oreille un blasphème si terrible qu’il me fit tressaillir même dans ce moment critique; c’était la voix de Ralph, mais je la reconnus à peine, tant la fureur et l’excitation l’avaient rendue rauque et gutturale. Sans hésiter un moment, il se jeta par-dessus la balustrade et tomba droit sur ses pieds au milieu de la foule. Les assaillans étaient à moitié ivres de wiskey et exaspérés par l’odeur du sang; cependant, si grande était la terreur qu’inspirait le nom de Mohun qu’ils reculèrent lorsqu’ils le virent ainsi face à face, l’épée nue et les yeux étincelans. Cette terreur panique momentanée sauva Clontarf. En un instant, Ralph l’eut jeté sous la voûte d’un grand portail, et se tint entre son corps sans connaissance et ses assaillans. Deux ou trois coups de fusil furent tirés sur lui sans effet, il était difficile de viser droit dans un tel chaos; puis un homme, Delaney, s’élança vers lui armé d’un fusil à crosse énorme. — Enfin! dit Mohun en riant dans sa barbe d’un rire sourd et sauvage et en avançant d’un pas à la rencontre de son ennemi. — Un coup qui aurait été capable d’assommer Béhémoth fut dextrement détourné par le sabre; puis, par un rapide mouvement, l’arme meurtrière tomba sur le visage du rapparee et le fendit d’un seul coup, depuis le sourcil jusqu’au menton.

« Ses camarades se précipitèrent par-dessus son corps, furieux, quoique un peu découragés par la chute de leur plus formidable champion; mais ils avaient affaire à une lame qui avait tenu en respect une demi-douzaine de soldats hongrois à la fois, et du tranchant ou de la pointe cette lame les atteignait comme par magie. Ils reculaient, lorsque Delaney, remis des premiers effets de sa terrible blessure, exhalant des blasphèmes qui semblaient couler avec le sang qui sortait à torrens de sa blessure, se traîna en rampant vers Mohun, dont il essaya d’étreindre les genoux pour le faire tomber. Ah! ce fut un spectacle à vous poursuivre dans vos rêves! Ralph regarda à ses pieds et rit de nouveau ; son sabre tourna en décrivant un large cercle, puis, forçant le blessé à s’étendre à terre, il dirigea la pointe du sabre sur le gosier de sa victime et le cloua contre le pavé. Je vous assure que j’entendis distinctement l’acier lorsqu’il grinça contre la pierre. Une terrible convulsion agita tous les membres, puis cette immense masse de chair devint inerte pour toujours. Il y eut pendant quelques instans comme une prostration chez les Irlandais. Ils reculèrent vers la porte, comme des moutons parqués. Leurs munitions étaient épuisées, et aucun d’eux n’osait franchir la hideuse barrière qui les séparait maintenant du terrible cuirassier.

« Tout cela ne mit pas à se faire la moitié du temps que j’emploie à vous le raconter. J’hésitais pour savoir si je devais descendre ou bien rester là où mon devoir me retenait, près de ma femme. Fritz était à genoux derrière moi, immobile et silencieux : il avait reçu l’ordre de rester près de moi jusqu’à la fin; mais le robuste garde-chasse, ne pouvant y tenir plus longtemps, se leva.

« — En vérité, dit-il, je suis un pauvre homme pour l’épée, mais je dois essayer d’aider le maître d’une manière ou d’une autre. — Et il commença à escalader la barricade. Le rapide regard du colonel surprit ce mouvement, et sa voix impérieuse s’éleva sonore et nette au-dessus du tumulte :

« — Ne bougez pas, Connell; restez où vous êtes. J’en finirai seul avec ces chiens. — En disant ces mots, il s’élança sur eux l’épée haute et la tête baissée. Je ne m’étonne pas s’ils reculèrent : toute sa personne avait subi une transformation terrible; il n’y avait pas un poil de son épaisse barbe qui ne fût hérissé de rage, et le démon du meurtre lançait par ses yeux ses rouges regards.

«À ce moment, un cri étrange nous vint du dehors, cri auquel répondit ma femme, qui avait été silencieuse jusque-là. D’abord je pensai que quelques-uns de ces drôles avaient escaladé la fenêtre; mais je distinguai bientôt que ces cris avaient l’accent de la joie. Pauvre Kate! elle avait trop vécu près des casernes pour ne pas reconnaître le cliquetis des gaines d’acier.

« Lorsque les dragons, lancés au grand galop, arrivèrent, il ne restait plus dans la cour que des morts et des mourans. Mohun avait poursuivi les fuyards pour leur tailler encore deux ou trois croupières. Nous descendîmes dans la salle, et lorsque nous atteignîmes la porte, nous vîmes un pauvre diable mutilé se remuant sur ses genoux et demandant grâce. Pauvre diable! il aurait tout aussi bien pu demander grâce à un tigre affamé des jungles! Le bras qui avait frappé si souvent cette nuit, et jamais en vain, s’abattit une fois encore ; l’appel à la pitié s’acheva dans un râle de mort, et lorsque nous arrivâmes près de lui, Mohun essuyait froidement son sabre ensanglanté. Il ne lui restait plus rien à faire. Je ne pus m’empêcher de tressaillir lorsque je serrai la main qu’il me tendit, et je vis Connell trembler pour la première fois en faisant le signe de la croix.

«Les dragons revinrent de la poursuite; ils n’avaient fait que deux prisonnieis, les ténèbres et les inégalités du terrain les avaient empêchés d’en faire davantage. Ralph s’avança vers l’officier qui les commandait.

« — Combien vous êtes aimable d’être venu vous-même, Harding, alors que je n’avais demandé qu’un détachement de vos hommes! Entrez; nous souperons dans une demi-heure, et Fritz prendra soin de vos hommes. Jetez toute cette charogne dehors, ajouta-t-il lorsque nous entrâmes dans la salle, qui était pavée de cadavres ; nous leur accorderons une trêve pour ensevelir leurs morts.

« Clontarf vint nous rejoindre; il n’avait été qu’étourdi et meurtri dans sa chute. Sa pâle figure se colora vivement lorsqu’il dit : — Je n’oublierai jamais que c’est à vous que je dois la vie!

« — Il ne vaut pas la peine d’en parler, répondit Mohun avec indifférence. J’espère que vous ne vous êtes pas fait trop de mal en dégringolant. Diable! vous avez été près d’y passer cependant; les bras du carrier étaient un rude collier!

« A ce moment, on emportait les restes défigurés du géant. Son meurtrier arrêta les porteurs et se courba sur cette hideuse masse avec une sombre satisfaction.

« — Mon bon ami Delaney, murmura-t-il, vous avouerez que j’ai tenu parole. Si jamais nous nous rencontrons de nouveau, je pense que vous me reconnaîtrez. Au revoir.

« Et il se détourna.

« Je n’ai pas besoin d’insister sur la scène de félicitations réciproques, ni de raconter comment Kate rougit lorsque nous la complimentâmes sur son courage. Heureusement pour elle, elle n’avait rien vu, quoiqu’elle eût tout entendu. Comme nous allions nous asseoir pour le souper que Fritz avait préparé avec la merveilleuse tranquillité qui lui était habituelle, et que Kate allait prendre congé de nous, car elle avait besoin de repos, nous remarquâmes l’attorney qui tournait autour de nous avec une physionomie triomphante encore plus servile et repoussante que son abjecte terreur des heures précédentes.

« — Mistress Carew, dit Mohun, si vous en avez fini avec votre protégé,)e crois que nous ferons bien de l’envoyer à l’office. Donnez-lui à manger, Fritz, non pas avec les soldats cependant, et demain matin, aussitôt qu’il fera jour, que quelqu’un l’accompagne chez lui. Si vous dites un mot, monsieur, je vous fais mettre à la porte immédiatement.

« M. Kelly sortit de l’appartement presque aussi effrayé qu’il y était entré deux heures auparavant. »


Voilà qui peut s’appeler pousser à fond les affaires dans lesquelles on est engagé. Lorsque Polonius bénit son fils Laërte, il lui recommande, entre autres conseils, d’éviter autant que possible les querelles, mais d’aller jusqu’au bout de celles qu’il aurait une fois acceptées. Le peuple anglais semble de tout temps avoir pensé comme Polonius. Nous avons cité cette scène tout entière, parce qu’elle éclaire merveilleusement quelques-uns des côtés du caractère anglais, et qu’il peut en sortir plus d’une leçon pour un lecteur qui sait réfléchir. Nous ne nous rendons pas bien compte en France, aujourd’hui encore, du caractère anglais, et surtout des qualités et des défauts qui le rendent redoutable. Il est généralement admis que l’Anglais est remarquable par son flegme et son absence de passions, et qu’il doit ses triomphes dans la politique et dans la guerre à son sang-froid, qui ne l’abandonne jamais. Il n’y a pas au contraire de peuple dont les passions soient plus désespérées et plus irrésistibles. Ce qui nous abuse sur leur nature, c’est que ces passions sont entièrement différentes des nôtres et de celles que nous connaissons familièrement; elles ne sont pas explosives comme celles des peuples du midi, elles sont déterminées par la volonté et soulevées par la nécessité. Ce sang-froid et ce flegme qui nous émerveillent ne sont pas autre chose que l’hésitation de la volonté et la défiance de soi-même; mais lorsqu’une fois l’Anglais a pris son parti, et qu’il voit qu’il n’y a plus ni à hésiter ni à reculer, alors il suit le conseil de Polonius et va jusqu’au bout de la querelle qui lui est offerte. Il a écouté la voix de la raison jusqu’au moment précis où la raison a été impuissante à le protéger; il a été dominé par la volonté jusqu’au moment où la volonté ne lui a plus été d’aucun secours; maintenant il se confie aux forces aveugles du tempérament, de la passion et de la nature. Au lieu de dire que l’Anglais triomphe par le sang-froid, il faudrait dire que la plupart du temps il triomphe par l’absence de sang-froid. Contrairement aux opinions reçues, je crois donc qu’on peut avancer que la force du caractère anglais tient à ces deux qualités contradictoires : une prudence consommée et une énergie sauvage. Telle est, pendant toute la durée de la scène sinistre que nous avons citée, la conduite de Ralph Mohun, qui d’abord par prudence n’hésite pas à violer les lois les plus naturelles et les plus élémentaires de l’humanité, et qui, une fois engagé malgré lui dans une querelle pour un homme qu’il méprise, verse le sang comme l’eau. Je recommande cette scène à l’attention des sensibles journalistes qui ont versé tant de larmes sur le sort des révoltés hindous : elle leur servira peut-être à comprendre l’énergie sauvage du peuple anglais en général, et du gentilhomme anglais en particulier. C’est un commentaire indirect de quelques-uns des faits et gestes les plus récens de l’Angleterre : l’aveugle héroïsme de la cavalerie anglaise chargeant à Balaclava l’artillerie russe; les gardes coldstream étreignant corps à corps leurs ennemis à Inkerman et les assommant à coups de quartiers de roche à la manière des guerriers barbares; les larges tueries des Indes et les cipayes attachés à la bouche des canons.

Comme la morale doit toujours conserver ses droits, je n’hésiterai pas à dire que l’énergie de Ralph Mohun ne peut pas être proposée comme exemple, et qu’elle mérite presque l’épithète de criminelle. Toutefois il est des cas où il est aussi ridicule de s’indigner qu’il serait condamnable d’approuver. L’énergie de Ralph est une de ces qualités, ou de ces vices si vous voulez, contre lesquels il est fort inutile de s’élever; il y a plus de profit à les constater purement et simplement. Les vices ont cet avantage de commun avec les vertus, qu’ils servent également bien à mettre en relief la nature de l’individu, et qu’ils nous apprennent également bien comment et pourquoi tel personnage serait un adversaire redoutable, comment les mouvemens de la passion s’opèrent dans son âme, et avec quel degré de rapidité ou de lenteur. C’est là le genre d’instruction que nous donne le beau massacre exécuté par Ralph Mohun. Constatons le caractère redoutable de son énergie, et laissons-le régler ses comptes avec Dieu et sa conscience.

Partagez-vous les goûts du jour? Lecteur blasé, aimez-vous les émotions mélodramatiques? ou bien, lecteur plus réfléchi, aimez-vous à voir les passions aller jusqu’au bout d’elles-mêmes, la nature triompher de la civilisation, et les instincts de l’homme mépriser les convenances sociales? Le roman de Guy Livingstone contient des scènes qui pourront satisfaire ces différens goûts. Les personnages du roman appartiennent tous, je l’ai dit, aux classes les plus élevées de la société; mais leurs habitudes mondaines ne les sauvent pas des pires extrémités de la passion. Les jésuites, qui ont été souvent de fins connaisseurs de la nature humaine, ont toujours placé leur idéal politique dans une certaine moyenne de civilisation également éloignée de la barbarie instinctive et de l’extrême raffinement social. Ni trop ni trop peu de civilisation a toujours été leur devise. Il y a des momens de scepticisme où le contemplateur impartial est tenté de leur donner raison. Il semble en effet que l’homme n’est jamais plus près de rejoindre sa nature primitive que lorsqu’il paraît s’en éloigner à l’excès, et qu’un certain raffinement moral, en lui faisant dépasser la civilisation, l’en fait sortir et l’abandonne à sa sauvagerie instinctive. Le type humain qui nous occupe en ce moment, le dandy, prouve la vérité de cette observation. Il n’y a pas d’homme qui attache plus d’importance aux minutieux raffinemens de la civilisation, il n’y en a pas qui soit plus enclin à violer tout ce qui constitue essentiellement la civilisation.

Parmi les amis de Guy Livingstone et de Ralph Mohun, il y avait un jeune capitaine, beau, aimable et frivole, qui représentait dans cette société l’étourderie agressive et l’insouciance morale. Ce n’est pas lui qui aurait jamais ressenti les remords cuisans de Ralph Mohun ou de Guy Livingstone, car les luttes de la conscience lui étaient inconnues. Il avait une de ces âmes perpétuellement adolescentes, qui vivent comme plongées dans une aimable somnolence morale. L’absence de contrainte, l’habitude de la richesse, l’atmosphère sociale dans laquelle elles respirent, semblent produire sur ces âmes les effets de l’opium; elles rêvent tout éveillées, et ne se sentent pas plus responsables de leurs actions que le mangeur d’opium ne se sent responsable de ses rêves. Cette somnolence cependant n’est pas si complète qu’elle ne puisse céder à l’aiguillon de la vanité et aux émotions agréables de l’impertinence. Tel était Charles Forrester. Il ne lui suffisait pas de triompher, il fallait qu’on sût qu’il triomphait; il ne lui suffisait pas de l’emporter sur un adversaire, il lui fallait offenser cet adversaire. A quoi lui aurait-il servi d’être préféré à un rival, s’il n’avait pas eu le plaisir de dire à ce rival qu’il le méprisait, et qu’une partie de son bonheur consistait dans les tortures qu’il lui causait? L’aimable étourdi paya cher ses impertinences. Il aimait une jeune fille fiancée contre son gré à un Écossais d’un tempérament sombre et jaloux, d’un caractère concentré et vindicatif. Charles Forrester ligua contre lui tous ses amis; le malheureux était déjà haïssable aux yeux de sa fiancée, ils le rendirent ridicule. Ils n’oublièrent rien de ce qui pouvait lui faire sentir non-seulement qu’il n’était pas aimé, mais qu’il ne méritait pas d’être aimé. Au bout d’une semaine de ce supplice, comme l’Ecossais ne lâchait pas prise, Charles Forrester enleva Isabelle Raymond, et se réfugia avec elle sur le continent, où leur mariage fut célébré. Depuis ce temps, ils avaient vécu dans l’insouciance la plus complète au milieu des plaisirs de Paris et des magnificences des villes d’Italie; Ils n’apercevaient pas derrière eux le spectre de l’Écossais Bruce, qui les poursuivait partout comme la vengeance, guettant le lieu et l’heure propices. Un soir Charles Forrester fut trouvé mort dans la campagne romaine. L’assassin avait fui, et il fut longtemps impossible de le découvrir; mais dès le premier instant Guy Livingstone ne s’était point trompé : c’est un coup de Bruce, avait-il dit. Maintenant, si vous voulez savoir tout ce que la passion peut faire dire et commettre à deux gentlemen quand une fois elle est déchaînée, écoutez la confession de Bruce à Guy Livingstone quelques minutes avant l’heure où il va devenir fou, non de remords, mais de honte et de rage.


« — Me direz-vous comment vous l’avez tué? demanda Livingstone en modérant sa voix par un étonnant effort de volonté.

« — C’est ce que je désire faire, répondit Bruce. — Je crois qu’il était heureux de l’occasion qui s’offrait de nous prouver combien nous l’avions mal jugé en le croyant inoffensif, car un singulier sourire faisait grimacer sa bouche. Guy, dont les yeux étaient baissés à ce moment, ne vit pas ce sourire; s’il l’eût aperçu, jamais Bruce n’aurait fait son récit.

« — Vous savez que vous étiez tous contre moi à Kerton. Elle ne se souciait guère de moi, c’est possible, mais j’aurais été si patient et si persévérant qu’elle aurait fini par m’aimer; mais jamais vous n’avez voulu jouer franc jeu avec moi. Ah! pensiez-vous qu’il ne me restait aucune chance parce que j’étais laid et gauche?

„ — Non, mais parce qu’elle savait que vous étiez un lâche! dit Guy.

« Il y eut quelque chose de réellement grand dans la complète indifférence avec laquelle Bruce reçut l’insulte.

« — Vous avez tort, répliqua-t-il froidement; elle ne savait rien de pareil, mais vous, vous le saviez tous, et vous comptiez sur la longanimité et la faiblesse inoffensive de mon caractère. Je m’aperçus à la fin de ce que Forrester avait fait; cependant je crus toujours qu’elle m’épouserait. Je comptais sur son père et sur ses propres craintes pour la maintenir dans le droit chemin. Après le mariage, j’aurais continué d’essayer ce que pouvaient accomplir un grand amour et une grande tendresse. Je voulais... Peu importe maintenant ce que je voulais. Tout est fini! Je fus presque fou pendant la semaine qui suivit sa fuite, puis je me calmai, et je me dis froidement : Je le tuerai de ma propre main. Et ainsi ai-je fait. Je vous jure qu’Allan n’a rien su jusqu’au moment où ma résolution s’est accomplie. Je pensais que je serais assez brave pour tenir la promesse que je m’étais faite. Cinquante fois, pendant les mois durant lesquels je les ai suivis, changeant sans cesse de déguisement, je fus sur le point de le surprendre seul; mais chaque fois je fus désappointé. Partout où ils s’arrêtaient, je surveillais leurs fenêtres pour surprendre sa sortie, mais je ne vis jamais...

« Il grinça des dents et se roula sur lui-même comme sous l’empire de ses jaloux souvenirs. Nous devinâmes ce qu’il voulait dire, puis il continua. — Cette nuit, il sortit et rentra plusieurs fois. Je pensai qu’il ne s’éloignerait jamais assez, et j’appelai le diable à mon secours. Le diable m’entendit, car peu de temps après Forrester descendit le sentier. Je le suivis l’espace d’environ cent mètres, mon cœur battant si fort que je pouvais à peine respirer, puis je me mis à courir, et je me plantai droit devant lui. J’avais enlevé la barbe et la perruque noire que je portais toujours; aussi me reconnut-il immédiatement.

« — Monsieur Bruce, je crois? dit-il en tirant son chapeau comme si nous nous rencontrions à un rendez-vous donné d’avance.

« — Oui, répondis-je. Je vous tiens à la fin, ainsi que je l’avais désiré. J’essayais de parler avec le même calme que lui; mais, en sentant s’approcher le moment de l’action, ma damnée poltronnerie me fit balbutier.

« — Je ne suis pas invisible généralement, répliqua-t-il. Vous, ou bien quelqu’un de vos amis, auriez pu me rencontrer il y a longtemps. Vous avez mis un certain temps à prendre votre résolution. C’est, je suppose, l’effet de la malheureuse prudence constitutionnelle dont vous souffrez. Très bien, je vous verrai à Rome; c’est plus que vous ne méritez!

« — Vous vous battrez ici, immédiatement...

« — Je ne ferai rien d’aussi mélodramatique. Je vous offrirai un bon duel régulier; mais si vous ne vous retirez pas de mon chemin immédiatement, je vous brûle la cervelle, comme je le ferais à tout autre désagréable gredin. — Et il porta sa main sur sa poitrine, où, je le savais, il tenait un pistolet caché.

« Je me trouvai brave alors. Je sautai sur lui : — Vous pouvez tirer maintenant si vous voulez, lui dis-je. Je vous jure que je suis sans armes; mais montrez cela à votre femme quand vous serez rentré. — Et de la main je le frappai au visage.

« Je me rappelai la marque sur la joue du cadavre, et je regardai Guy avec une émotion curieuse. Je ne pus voir son visage, car il était caché par le rideau; mais ses jambes tremblaient et fléchissaient sous lui.

« — Je songeai à ce qui allait se passer, continua Bruce ; il tira son pistolet, mais il le jeta à terre, et dans la chute une des charges partit. Puis nous nous étreignîmes. Après avoir lutté pendant une minute ou deux sur l’étroit sentier, nous perdîmes pied et nous glissâmes le long des rochers. Aucun des deux ne lâcha prise, mais je tombai sur lui et je le maintins à terre. Il lutta d’abord en désespéré; mais lorsqu’il s’aperçut que j’étais le plus fort, il se tint immobile et me regarda. Je dis : « C’est mon tour à la fin! Pensez-vous que je vous laisserai partir? »

« Il ne répondit pas d’abord. Je crois qu’il ne voulut pas répondre avant d’avoir repris assez de souffle. Alors il dit froidement: — Non, je ne le pense pas. Finissez-en promptement, si vous pouvez; c’est tout.

« J’aurais attendu un peu plus longtemps pour jouir de mon triomphe; mais je pensai que le bruit du coup de pistolet pourrait attirer quelqu’un. Alors je serrai d’autant plus vigoureusement le gosier de ma victime, et je regardai autour de moi pour trouver un instrument de mort. Je n’en trouvai aucun d’abord, et je commençais à me radoucir en le voyant tellement sans secours à ma merci ; mais comme je relâchais mes doigts, je l’entendis murmurer: — Pauvre Bella, nous avons été bien heureux! J’aurais désiré que nous eussions plus de temps...

« Je devins fou aussitôt. — Que Dieu vous damne! criai-je. Je vais vous tuer sur-le-champ, et je l’épouserai plus tard.

« Son insolent sourire, qui m’était si connu, apparut sur ses lèvres : — Non, vous ne le ferez pas, dit-il : vous ne savez pas combien elle vous hait, et combien de fois nous avons ri...

« Il n’eut pas le temps d’en dire davantage, car j’avais trouvé alors mon instrument de mort, une pierre triangulaire, pointue comme un poignard, et je l’en frappai sur la tempe de toutes mes forces. Il fit un violent mouvement convulsif qui me débarrassa de lui, et il ne remua plus jamais ensuite.

« Je ne me repentis pas de ce que j’avais fait; je ne m’en suis jamais repenti depuis; je ne m’en repens pas davantage maintenant. Je songeai seulement au meilleur moyen d’éviter les conséquences de l’acte que j’avais commis. Je pris sa bourse et sa montre afin qu’on soupçonnât les brigands, et je les jetai dans la rivière à un mille de là. Je lui dérobai encore une autre chose, celle-ci. — Sa face hagarde fut comme transfigurée, et prit un air de triomphe sinistre, lorsqu’il ouvrit un petit portefeuille de cuir qui était suspendu autour de son cou, et qu’il en tira devant nous deux boucles de cheveux. « 


Guy Livingstone, le personnage qui donne son nom au roman, est une victime de la force et du tempérament. Dès le collège, il annonçait en bien, en mal, ce qu’il serait plus tard dans ce monde. Il avait fait cesser la tyrannie d’un de ses condisciples sur les enfans de l’école, en l’assommant avec un chandelier de cuivre; il avait excité les fureurs jalouses du principal de l’école, en entamant avec sa femme une flirtation selon toutes les règles. Perfectionné par les bons conseils de sir Henri Fallowfield, Guy tint plus tard tout ce qu’il promettait. Le tempérament dominait chez lui la volonté. Il n’était point méchant, et même il était un ami sûr et dévoué; cependant il lui arrivait de commettre le mal par un excès de force, comme ces athlètes dont les doigts musculeux brisent ce qu’ils voulaient seulement toucher. Il était capable de générosité, et rarement cependant il lui arrivait d’être généreux, car il avait l’orgueil de sa force, et méprisait la faiblesse à l’égal d’un vice. Il n’accordait son appui que lorsqu’on l’implorait, et encore ne l’accordait-il qu’avec une cruelle ironie. Athlétique, orgueilleux et sensuel, Guy était donc un païen dans toute la force du mot; toute beauté morale était pour lui comme non avenue. Les larmes qu’il faisait répandre à une femme lui plaisaient comme une flatterie, car ces larmes étaient une marque de l’amour qu’il avait inspiré. Si le cœur qu’il avait séduit se brisait, il en était fier comme d’un triomphe. Guy était un de ces mondains d’élite, heureusement très rares, qui sont également redoutables, soit qu’on leur cède, soit qu’on leur résiste : si vous leur cédez, leur mépris vous accablera; si vous leur résistez, leur orgueil s’irritera. De pareils hommes sont un vrai fléau, car l’honnête moyenne de l’humanité n’existe pas pour eux, et ils n’estiment que les deux extrêmes de la nature humaine, l’extrême perversité et l’extrême candeur. Par un hasard fatal, leur puissance de faire le mal se trouve en complet accord avec leurs goûts, car de tels hommes ne plaisent en général qu’aux âmes perverses, qu’ils étonnent par une fermeté que l’expérience ne leur a pas révélée, et aux âmes candides, qu’ils troublent et bouleversent. Ce fut l’histoire de Guy Livingstone. Presque à son entrée dans la vie, il aima et fut aimé en même temps de deux femmes séparées l’une de l’autre par l’immense intervalle qui sépare la perversité de la candeur : Flora Bellasys, exécrable jolie femme dont le plus grand plaisir était d’affoler et de désespérer les cœurs qui l’approchaient, et Constance Brandon, âme pieuse et pure, destinée à renouveler l’histoire, si souvent répétée, mais éternellement poétique, des anges qui descendirent sur la terre par amour pour les enfans des hommes. Guy triomphait donc également du bien et du mal; quel triomphe pour son orgueil! Mais auquel de ces deux élémens donnerait-il la préférence? Hélas! Constance Brandon ne répondait qu’à la partie morale de son être, qui jusqu’alors avait sommeillé dans une torpeur léthargique, tandis que Flora Bellasys répondait à la partie sensuelle de sa nature, qui depuis longtemps était terriblement éveillée et d’un insatiable appétit. Il avait donc pour Constance Brandon ce sentiment un peu froid qui s’appelle l’estime et cette affection sympathique qu’éveille l’amour respectueux de lui-même, pour Flora cette passion complaisante qu’éveille l’amour hardi, qui, pour plaire à l’être aimé, abdique volontiers toute fierté.

Flora Bellasys aimait réellement Guy Livingstone. En lui, elle avait trouvé son maître; avec lui, elle avait été obligée de combattre à armes égales, et elle avait vu avec admiration les combats meurtriers d’habitude de sa coquetterie se transformer en d’amusans et inoffensifs tournois. Lorsque Flora apprit le prochain mariage de Guy avec Constance Brandon, elle se sentit blessée à mort; Guy était le seul être dont elle se fut jamais souciée, le seul qu’elle pût aimer, car il était le seul qu’elle n’eût pas réussi à désespérer par ses dédains et à tromper par ses artifices. S’il lui échappait, sa vie était finie pour toujours; il fallait donc l’éloigner de sa rivale, celle-ci dût-elle en mourir. En un instant, son parti fut pris, et elle résolut énergiquement la mort de Constance Brandon. Cruelle comme Médée, elle appela à son aide, non les philtres et les poisons, mais les stratagèmes mondains et les ruses parlementaires, comme il convient de le faire au XIXe siècle et dans un pays constitutionnel. Un soir, dans un bal, elle eut l’art de se faire surprendre par sa rivale les lèvres de Guy Livingstone collées contre ses lèvres, les mains de Guy Livingstone entrelacées aux siennes. L’apparition de Constance Brandon fut un coup de foudre pour Guy Livingstone; cependant il ne s’humilia pas, et ne demanda point grâce lorsque Constance lui annonça que tout était fini entre eux. Ils se séparèrent, lui pour vivre désormais dans la solitude du cœur, elle pour languir de douleur. Cependant telle était la force de la passion qu’avait inspirée ce personnage séduisant et fatal, qu’aucune des deux rivales ne voulut encore renoncer à lui. Flora, confiante dans la puissance de ses sortilèges, le suivit de près sur le continent, où il alla chercher l’oubli dans le plaisir et l’orgie; Constance, confiante dans la puissance des prières qu’elle adressait au ciel, voulut croire jusqu’au dernier moment que le cœur de Guy lui reviendrait purifié et pénitent. Quand elle se sentit mourir, elle voulut avoir avec lui une dernière entrevue. Ce fut par miracle que ce vœu put se réaliser, car la cruelle Flora avait, par une basse trahison, détourné les lettres dans lesquelles Constance informait Guy de son désir et de l’état dangereux où elle se trouvait. L’entrevue eut lieu : elle fut longue, douloureuse, dramatique. Les regrets tinrent peu de place dans cette conversation suprême; la mourante n’entretint Guy que de ses espérances pour l’avenir. Quelles espérances? L’espérance que son souvenir serait pour le reste de sa vie non un remords cuisant, mais un bienfaisant regret, l’espérance qu’il s’écarterait des voies dangereuses et perverses dans lesquelles il était engagé, qu’il renoncerait à cet orgueil brutal et à cette sensualité égoïste auxquels elle devait la mort. Elle avait fait promettre à son frère que sa mort ne serait pas vengée; elle fit promettre à Guy que jamais, quoi qu’il arrivât, il n’accepterait de combat avec son frère, et qu’il ferait taire à jamais la voix de l’orgueil. Pendant que ces suprêmes promesses s’échangeaient, on pouvait entendre de la chambre de la mourante les pas fiévreux de Cyril Brandon, frustré de sa vengeance par la piété de sa sœur. Enfin la porte s’ouvrit, un œil chargé de reproches se fixa sur Guy Livingstone, et une voix impérative dit : « Il est temps. » Quelques jours après, la mort avait séparé pour toujours les deux amans. A partir de ce moment, Guy, dans toute la fleur de la jeunesse et de la force, commença à descendre le chemin de la vie. Il ne se releva pas du coup qu’il s’était porté à lui-même. Il connut, pour employer les paroles de l’Écriture, toutes les souffrances du feu qui ne s’éteint pas, toutes les morsures du ver qui ne meurt pas. Les triomphes mondains n’eurent plus de charme pour lui; les sourires de Flora Bellasys n’eurent plus d’empire sur son âme. Il avait perdu la faculté de vouloir, la puissance de désirer, la force d’aimer. Il ne recommença pas une vie nouvelle, il regarda s’éteindre tristement l’ancienne. Cependant les prières de Constance ne furent pas perdues, car en mourant il eut le courage de la résignation et supporta sans se plaindre les reproches amers de Cyril Brandon, qui se porta envers lui aux derniers outrages, puis il retourna vers Dieu aussi digne de sa clémence que le lui avaient permis sa nature passionnée et son orgueil intraitable.

Ce livre est une sorte d’exception dans la littérature anglaise contemporaine, et nous a fait rétrograder de vingt ans en arrière, à l’époque où les romans de Bulwer étaient dans toute leur vogue, et où le souvenir du satanisme byronien emplissait toutes les imaginations. Aujourd’hui les écrivains anglais ont abandonné la peinture du high life et des passions mondaines, et ont porté leur attention sur les passions moyennes de l’humanité et sur les conditions moyennes de la société. Guy Livingstone est donc une exception, et cependant il rentre aussi à sa manière dans le courant général qui entraîne la littérature anglaise contemporaine. Ne cherchez pas dans cette peinture des mœurs des dandies la sécheresse et l’insolence immorales qui distinguent les anciens romans de Bulwer. L’auteur n’a pas voulu seulement faire un roman, il a voulu faire un livre vrai; il ne s’est pas borné à la peinture des passions, il a été obligé de rendre hommage à la morale. Dans les momens scabreux, dans le récit des actions coupables, il abaisse le ton de sa voix, d’ordinaire pleine d’ampleur, de sonorité et de confiance, et murmure sourdement la triste vérité. Un petit filet de religion, — bien petit et bien léger, il est vrai, — serpente à travers tout le livre. L’influence d’une littérature de plus en plus démocratique se fait sentir dans ce beau et dramatique récit. Aujourd’hui, l’auteur donne ses personnages pour ce qu’ils sont; il y a vingt ans, peut-être leur aurait-il hardiment donné l’absolution, et les aurait-il préconisés comme des héros dignes d’être imités. C’est un progrès de la morale publique dont nous félicitons la littérature anglaise. Cependant, tels qu’ils sont, vicieux, coupables, criminels même, ces personnages sont loin de nous déplaire, car ils peuvent nous donner indirectement une certaine leçon morale, à laquelle l’auteur anglais, préoccupé d’un public plus scrupuleux que notre public français, n’a certainement pas songé. Ils sont faits pour inspirer le dégoût des héros de notre présente littérature romanesque et dramatique. Ils nous apprennent que lorsqu’on veut commettre le mal et pratiquer le vice, il faut au moins avoir un grand air et une belle tournure. Lorsqu’on veut aller à la damnation, il faut prendre au moins ses mesures pour être un grand damné, et avoir droit à quelque pittoresque et dramatique supplice. Mieux vaut nager dans les flots embrasés du Phlégéton, être enseveli dans une tombe de soufre, et voler éternellement fouetté par les furieuses tempêtes de l’enfer, que de croupir dans quelque marais du Cocyte ou parmi ces herbes grasses et fétides qui, au dire du père d’Hamlet, pourrissent sur les rivages du Léthé.


EMILE MONTEGUT.