Littérature espagnole - Le Théâtre de M. Pérez Galdós

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Littérature espagnole - Le théâtre de M. Pérez Galdós
Ernest Martinenche

Revue des Deux Mondes tome 32, 1906


LITTÉRATURE ESPAGNOLE

LE THEATRE DE M. PÉREZ GALDOS

La première fois qu’une œuvre de M. Pérez Galdós a été représentée sur une scène française, elle n’a pas laissé de trace bien profonde. C’est en 1898 et en 1900 que le théâtre de la Renaissance ouvrit ses portes pour quelques soirées à la troupe de Mme Maria Guerrero et de M. Fernando Diaz de Mendoza. Il y avait bien longtemps qu’on n’avait entendu à Paris jouer en espagnol des pièces espagnoles. Je ne suis même pas sûr qu’il ne faille point, pour retrouver pareil phénomène, remonter jusqu’au XVIIe siècle. La troupe espagnole de 1900 reçut un accueil poli. Nul ne lui fit le compliment adressé par Malherbe à celle qui vint jouer dans l’automne de 1613 au jeu de paume du faubourg Saint-Germain. On ne la trouva pas « merveilleuse par ses sottises et ses impertinences. » On loua même le souple talent de Mme Guerrero et le jeu élégant de M. Diaz de Mendoza. Mais ni l’une n’eut le triomphe de la Duse, ni l’autre ne rencontra le succès de Novelli. C’est que leur mimique était plus sobre ; c’est surtout qu’ils ne représentaient point des pièces déjà connues. Il devait y avoir dans la salle, pour ne rien dire des hommes, beaucoup de dames qui, n’entendant pas plus l’espagnol que celle dont nous parle Tallemant des Réaux, pouvaient demander à être averties des endroits où il faudrait rire. La comédie de M. Galdós qui fut jouée dans de telles conditions ne risquait point de s’adresser au grand public. L’auteur de La de San Quintin (la duchesse de Saint-Quentin) resta donc un inconnu pour la plupart des spectateurs. On connut, au contraire, et dès les premières représentations, l’auteur d’Electra.

L’adaptation qui en fut jouée l’an dernier à la Porte-Saint-Martin n’était pas toujours très heureuse, mais elle avait pour les habitués de ce théâtre le précieux avantage d’être écrite en français. Electra obtint auprès d’eux un succès rapide et retentissant. Les journaux parlèrent bientôt des manifestations qui se produisaient avant, pendant et après la pièce. Ils donnaient des informations qu’il était bien difficile de distinguer d’une ingénieuse réclame. J’eus l’occasion d’aller entendre cette Electra francisée, et je constatai qu’elle pouvait passer pour un modèle de pièce anticléricale. L’acteur qui jouait le rôle de Pantoja (devenu Pantoya, sans doute pour éviter la prononciation de la jota) était, comme on dit, fort bien entré dans la peau de son personnage. Mais le malheureux ne pouvait ouvrir la bouche pour exprimer ses idées morales et religieuses sans être presque aussitôt sifflé ou… injurié. Pendant un entr’acte, j’essayai de faire comprendre à mon voisin, qui s’était particulièrement distingué par ses cris réprobateurs, que la pièce était loin de froisser ses convictions, et qu’il était juste, avant de glorifier une thèse, d’exposer loyalement la thèse contraire. Il me répondit qu’il ne pouvait admettre même une seconde l’apparent triomphe d’une erreur, et que d’ailleurs il était venu pour manifester son sentiment et que cet exercice lui était salutaire. Je ne pouvais que m’incliner devant de telles raisons, et la représentation continua, tandis qu’aux huées qui accueillaient Pantoya faisaient suite les applaudissemens et les bravos qui scandaient chacun des lieux communs de Maxime sur la raison et sur la science. La Porte-Saint-Martin offrait un spectacle qui tenait à la fois de l’Ambigu et de la réunion publique. J’ai déjà dit que cette Electra était un modèle de pièce anticléricale.

Le théâtre de M. Galdós ne mérite ni le silence qui s’est fait chez nous autour de lui après la représentation espagnole de La de San Quintin, ni la sorte de bruit que souleva naguère l’adaptation française d’Electra. Qu’il ait été parfois l’œuvre d’un écrivain de parti, je n’en disconviens point ; mais il ne l’a jamais été de la manière étroite qu’on pourrait croire. Il est d’ailleurs, de l’aveu même de ceux qui n’ont pour lui qu’une médiocre sympathie, le plus vivant peut-être et, si je puis dire, le plus agissant de l’Espagne contemporaine. Les œuvres qui le composent forment un cycle qui n’est point achevé, mais dont déjà l’importance et l’intérêt se sont clairement manifestés. C’est le moment, semble-t-il, de l’étudier, s’il est possible, sans parti pris d’aucune espèce, avec la relative impartialité qu’on peut avoir pour un théâtre étranger, avec la sincère bienveillance qu’on doit à celles des œuvres contemporaines où le respect de l’art domine le souci de la mode.


I

Ce n’est qu’on 1892, après plus de vingt ans d’une carrière glorieuse dans le roman historique et moderne, que M. Pérez Galdós a été joué sur une scène espagnole. Quel tempérament y apportait-il ? Quelles idées voulait-il y faire triompher ? Quelle forme d’art cherchait-il à y réaliser ?

Les Espagnols qui ont l’honneur de connaître M. Galdós n’en parlent point sans quelque hésitation. Cet homme grand, aux moustaches tombantes, qui les écoute avec bonhomie sans éprouver le besoin de les interrompre, leur laisse de lui une impression inquiétante. Ils se demandent s’ils doivent louer sa gravité castillane ou s’étonner de son flegme britannique. On lui offrit un jour un banquet d’honneur. On attendait un discours ; M. Galdós se contenta d’écrire au crayon sur un papier : « Merci beaucoup. » L’ingénieux Léopold Alas, qui signait ses critiques du nom de Clarin, a écrit quelque part qu’en présence de M. Galdós on aurait pu se croire auprès d’un honorable commandant de gendarmerie, si on n’avait lu dans ses yeux et sur son front un je ne sais quoi qui ne caractérise pas d’ordinaire en Espagne cette arme spéciale. Cet esprit froid et réfléchi n’est sans doute pas celui que les spectateurs de la Porte-Saint-Martin auraient été tentés de supposer à l’auteur d’Electra. Mais il convient à merveille au romancier qui veut observer les mœurs de son temps, et il ne disconvient point au dramaturge qui se pique d’objectivité.

La première éducation de M. Galdós n’a pas peu contribué à le développer. Né le 10 mai 1855 à las Palmas, M. Galdós a vécu jusqu’à dix-huit ans dans ces Canaries où la moitié de la population est anglaise et où deux religions vivent côte à côte dans une réciproque tolérance. Il a pu commencer à puiser dans ce milieu quelques-unes des idées dans lesquelles l’a confirmé l’étude de l’Espagne contemporaine et qu’il finira par porter au théâtre. Son goût pour l’observation et son ironie légère au spectacle de la vie ne sont pas non plus sans s’expliquer un peu par sa connaissance de l’anglais et par ces lectures de Dickens qui furent pour le jeune homme une véritable nourriture.

Lorsque M. Galdós arriva à Madrid en 1864 pour y faire ses études de droit, il s’aperçut bien vite qu’il n’était pas destiné à devenir un juriste éminent. Il essaya du journalisme. Il rappelle lui-même, dans la préface de son drame les Condamnés, qu’il a été atteint dans sa jeunesse de cette « rougeole littéraire qui se manifeste par une fièvre de criticisme impertinent. » Il ne tarda point à constater que, malgré la gravité puérile qu’il savait mettre à dire des sottises, il lui serait difficile de faire œuvre utile et honorable dans une presse où la politique envahissait toutes les colonnes et où le « critique taurin » se chargeait à l’occasion de juger le dernier roman. Je ne veux tirer de ces premiers articles que deux réflexions. La première est que M. Galdós leur doit peut-être un peu de cette souplesse et aussi de ces habitudes de polémique qui se retrouveront parfois jusque dans son théâtre. La seconde est que la clairvoyance dont il fit vite preuve à leur égard ; que son désir de chercher sa voie dans le travail et la réflexion ; que sa résolution de s’éloigner des luttes et des honneurs politiques pour se consacrer à l’étude désintéressée de son pays, de ses mœurs, de ses besoins et de ses aspirations ; que le plan déjà entrevu d’une vie qui se confondrait avec sa production littéraire ; que de tels sentimens et qu’une telle attitude ne dénotent pas forcément des dispositions pour le drame, mais qu’ils sont la marque d’un esprit qui, s’il peut assurément se tromper, ne mérite en tout cas aucune injuste méfiance.

Il semble bien que ce soit d’abord vers le théâtre que M. Galdós ait songé à diriger son activité. Les succès de Tamayo et d’Ayala le tentaient, et il ne lui déplaisait pas de songer que des paroles, d’abord écrites par lui, passeraient ensuite par la bouche de comédiens comme Romea, Mathilde Diez ou Teodora Lamadrid. Dans ses souvenirs sur ses contemporains, M. Eusebio Blasco raconte qu’aux environs de 1870, il vit arriver chez lui un jeune homme maigre et grave qui lui était recommandé par le critique alors à la mode, Federico Balart, et qui avait déposé depuis deux ans une pièce au théâtre Del Principe. M. Blasco lut la pièce, qui, dit-il, était un drame de mœurs original. Il la recommanda au directeur Catalina, qui continua à ne pas se presser de l’accepter. Cependant le jeune homme maigre et grave, lassé sans doute d’attendre, publia dans la Revista de España un roman où il peignait les aspirations des libéraux de 1820. La Fontana de Oro eut un succès qui tourna son auteur vers une nouvelle direction. L’année suivante commençait la publication des Épisodes nationaux. M. Pérez Galdós devenait un des écrivains les plus lus de l’Espagne d’aujourd’hui.

Le directeur Catalina a peut-être manqué de goût, mais il a rendu service à celui qu’il écartait de la scène. Il est juste de retenir que de bonne heure M. Galdós a eu des velléités dramatiques. Mais comment ne pas se féliciter qu’il y ait renoncé pour écrire son œuvre romanesque ? Il était bon d’ailleurs qu’avant d’aborder le théâtre, il eût étudié la vie espagnole dans l’histoire d’hier et dans les mœurs d’aujourd’hui. C’est à quoi il a consacré les nombreux volumes qui ont précédé son premier drame. Si l’on voulait être tout à fait juste et si l’on pouvait être complet, il faudrait les étudier dans le détail. C’est dans les romans de M. Galdós qu’il convient, en effet, de chercher la plupart des sources de son théâtre. Les influences étrangères qu’il semble qu’on y distingue sont aussi celles dont il fera passer le souffle sur la scène espagnole. Les analyses psychologiques et morales qu’il y a successivement développées forment la trame même de ses broderies dramatiques. Les idées qui s’en dégagent se sont tout naturellement transformées en sujets de pièce et en thèses. Il n’est pas jusqu’aux diverses phases de son œuvre romanesque qui ne se retrouvent en quelque manière dans l’évolution jusqu’ici suivie par son théâtre.

Les Épisodes nationaux comprennent trois séries de dix tomes chacune, qui sont déjà publiées, et une quatrième en cours de publication. La première raconte la guerre de l’Indépendance, la seconde les luttes politiques de 1811 à 1834, la troisième et la quatrième la première guerre civile. C’est, en somme, un tableau de l’histoire d’Espagne depuis Trafalgar jusqu’à la Révolution de 1868. Que M. Galdós ait d’abord subi l’influence d’Erckmann-Chatrian et qu’on la puisse retrouver dans quelques-uns de ses procédés, c’est à quoi je ne contredirai point. Qu’il n’ait pas toujours réussi à fondre les événemens réels et les incidens imaginaires, c’est l’écueil inévitable du roman historique. Ses Épisodes ne manquent pourtant ni d’originalité, ni d’intérêt. Comment ont-ils pu préparer leur auteur aux drames qu’il composera ?

Il est facile tout d’abord d’y remarquer un effort soutenu vers l’impersonnalité, un désir souvent réalisé de ne laisser rien deviner de soi dans le tour du récit ou dans les sentimens des personnages. Il serait difficile, d’autre part, de ne pas reconnaître une certaine indépendance à celui qui s’est fait traiter de carliste dans Zumalacárregui et de partisan d’Espartero dans Mendizábal ? M. Galdós apportera-t-il au théâtre ces qualités précieuses ? Il est remarquable en tout cas qu’il ait réussi à en faire preuve dans un autre genre. Les ressorts qu’il est habitué à manier ne sont pas, il est vrai, ceux auxquels fait appel d’ordinaire le dramaturge. L’amour ne joue qu’un rôle secondaire dans les Épisodes nationaux, et, sauf peut-être Genara, aucune figure de femme n’y est tracée avec une patiente application. Mais le patriotisme et la politique qui les animent y prennent souvent un air de vérité étrangement dramatique. Ce conflit entre la tradition et les idées nouvelles qui se poursuit encore en Espagne, pourquoi ne pourrait-il pas être présenté sur la scène ? Rien ne s’y oppose assurément, et l’on sait déjà dans quel esprit, s’il s’y décide, M. Galdós le traitera. Il s’est gardé soigneusement des intempérances du chauvinisme. Il a peint dans des pages impitoyables la folie des exaltations qu’on peut bien dire quichottesques et l’égoïsme sournois des patriotes de contrebande. L’étude du peuple que lui ont révélé les documens historiques, les conversations des vieillards et ses propres observations lui a fait connaître une âme généreuse, mais incohérente, et dont les violentes impulsions vont d’un extrême à l’autre au lieu de s’essayer à l’action lente, continue et réfléchie. Dans cette longue enquête de psychologie sociale, M. Galdós a constaté que l’Espagne souffre d’une maladie de la volonté. Le remède qu’il lui proposera au théâtre sera la conclusion naturelle du diagnostic qu’il a posé dans les Épisodes nationaux.

Ce diagnostic s’est d’abord confirmé et précisé dans les Romans contemporains. Les premiers d’entre eux ne sont pas les moins intéressans, mais ils sont les moins désintéressés. Malgré la sincérité de son effort, M, Galdós n’a pas réussi à s’y débarrasser de tout esprit de parti. La lutte entre catholiques et libéraux a engendré après la Révolution de Septembre une littérature de combat à laquelle ont pris part à peu près tous les romanciers espagnols. Doña Perfecta, qui reparaîtra en 1896 sur la scène, n’a été, sous sa première forme romanesque, ni une provocation ni une exception, mais il était difficile de ne pas trouver quelque étroitesse à la thèse qui y était soutenue. C’est à partir de Marianela (1878) et surtout de la Déshéritée (1881) que l’art de M. Galdós devient à la fois plus large et plus libre. Dans cette évolution vers la notation précise des mœurs contemporaines, on a relevé plus d’une fois l’influence de Zola et du naturalisme français. Je crois bien, en effet, qu’il ne faut pas la négliger. Mais il en est d’autres plus sensibles et plus considérables. L’œuvre romanesque de M. Galdós, si on la regarde dans son ensemble, rappelle plutôt Balzac et sa Comédie humaine. La sympathie ironique qu’on y sent percer n’a rien du pessimisme outré des Rougon-Macquart et fait songer à Dickens. Il serait enfin parfaitement injuste d’oublier que le réalisme et l’humour ne sont point plantes étrangères sur la terre de Cervantes et des picaresques. Quelle que soit la part à faire aux lectures françaises ou anglaises de M. Galdós, les plus importans des livres qu’il a lus furent écrits en espagnol, et le plus important de tous, c’est le livre même de la vie nationale, tel qu’il le voyait composer autour de lui.

Parmi les questions qui agitent l’Espagne contemporaine il en est trois auxquelles il a accordé une importance exceptionnelle : la question religieuse, la question économique et la question politique. Il a traité la première avec le désir sincère de la comprendre plus encore que de la résoudre. S’il a commencé par faire du fanatisme une peinture qui semblait une attaque, il a essayé ensuite (Angel Guerra et Nazarin en sont les meilleures preuves) d’entrer dans les sentimens d’une urne mystique, et si, malgré tout, la lecture des Romans contemporains peut inspirer la haine de l’intolérance, la faute, si faute il y a, n’en est ni à leur auteur ni à la religion catholique, mais à l’attitude politique et à l’état d’esprit d’une partie du clergé espagnol. M. Galdós n’a pas moins bien vu et fait voir dans la désorganisation sociale à laquelle il assistait la lamentable diffusion d’un luxe importé en contradiction avec les ressources réelles, et le sacrifice funeste du confortable quotidien à de trompeuses apparences. Comment enfin, dans un pays où le parti au pouvoir est toujours sûr d’avoir la majorité, comment mettre en doute la vérité des tableaux qu’il a tracés de cette forme espagnole de la corruption administrative qui s’appelle là-bas « le caciquisme ? » Religieuse, économique, politique, les trois questions que les Romans contemporains dégagent de l’étude des hommes et des choses du jour sont, sous la forme qui leur est donnée, les questions vitales au-delà des Pyrénées. Pourquoi, après en avoir vérifié l’importance et la nature dans l’histoire et dans la vie, M. Pérez Galdós a-t-il voulu les discuter enfin sur la scène ?

Qu’il ait cédé à l’attrait spécial d’un genre où le succès est plus immédiat et plus sensible, c’est possible et c’est probable. L’amour-propre est la loi de l’homme en général et des auteurs en particulier. M. Galdós a eu le secret espoir d’être applaudi par les spectateurs assemblés. Il n’a donc pas eu de peine à se persuader qu’il importait à son art d’entrer en communication plus directe avec son public. C’est d’ailleurs chez lui une conviction sincère que théâtre et roman ne sont séparés que par la plus superficielle des conventions. M. Galdós doit tenir à cette idée puisqu’il l’a reprise et développée dans chacune des trois seules préfaces qu’il ait mises en tête de ses drames (les Condamnés, Ame et Vie, et le Grand-Père).

Il est toujours élégant de se mettre au-dessus des ordinaires et méprisables classifications, et de proclamer que, dans le royaume de l’art, il n’existe entre les diverses provinces aucune frontière étroitement délimitée. Que nous venez-vous parler, diront ceux qui se croient indépendans, de prétendus genres littéraires, alors que sur les ruines des antiques tragédie et comédie, voire du drame romantique se dresse aujourd’hui le seul théâtre qui ait les promesses de l’avenir, celui qui ne catalogue point ses productions, mais qui, se servant du mot à la fois le plus juste et le plus indéterminé, se contente de les nommer des « pièces ? » Pourquoi l’œuvre jouée et l’œuvre lue continueraient-elles à être séparées par un abîme imaginaire ? Ce sont les feuilletonistes du lundi qui ont inventé que la première ne se pouvait apprécier qu’aux chandelles, et ce sont des critiques mal affranchis des préjugés scolaires qui ont établi entre le dramatiste et le romancier une ridicule incompatibilité d’humeur. M. Paul Hervieu a-t-il changé de nature quand, après s’être adressé à des lecteurs, il a voulu émouvoir des Spectateurs ? Et la grande œuvre romannesque de M. Pérez Galdós devait-elle lui interdire à jamais l’accès de la scène espagnole ?

Je réponds que là n’est pas la question. De ce que l’esprit humain est parfois capable de cultiver divers genres, il n’en résulte pas que ces genres cessent d’être divers. Quand M. Paul Hervieu essaie de traduire l’idée qu’il se fait des hommes et de leur société, la nuance avec laquelle elle lui apparaît ne détermine-t-elle pas la forme qui lui permettra de la réaliser ? Est-ce son seul caprice qui décide si de tel ou tel sujet il tirera un roman ou un drame ? Ou bien y a-t-il des situations et des ressorts purement dramatiques ou exclusivement romanesques ? M. Galdós n’hésite point à répondre non. Il affirme que le drame n’est qu’une condensation de ce qui constitue l’action et les caractères dans le roman moderne. « C’est ce que nous comprendrions mieux, ajoute-t-il, si le théâtre de nos jours, soit par erreur ou fatigue du public, soit pour des raisons économiques ou sociales, ne s’était point enfermé en un moule si étroit que les œuvres capitales des grands dramatistes nous paraissent des romans parlés. Quel est le public qui accepterait aujourd’hui une représentation intégrale du Richard III de William Shakspeare ? » — Mais tout simplement celui qui a applaudi au théâtre Sarah-Bernhardt une traduction littérale et complète de l’Hamlet du grand William, ou encore celui qui au Théâtre-Antoine supporte sans la moindre coupure le Roi Lear du même Shakspeare. — « Que celui qui le sait, s’écrie triomphalement M. Galdós, me dise si la Célestine est un roman ou un drame. »

La question est embarrassante, parce qu’il s’agit d’une œuvre qui a pris sous la plume de Fernando de Rojas des formes assez différentes puisque, conçue d’abord en un acte, elle en a eu ensuite seize, et enfin vingt et un. « L’auteur, dit M. Galdós, l’avait appelée tragi-comédie, et c’est en réalité un drame de lecture. » Ni l’une ni l’autre de ces affirmations n’est tout à fait exacte. Le titre primitif de l’œuvre n’était point tragi-comédie, mais comédie de Calixte et de Mélibée. Il est probable qu’elle s’était présentée à l’esprit de Rojas sous la forme d’un dialogue qui devait s’appliquer à noter sur le vif le monde de jeunes gens, d’entremetteuses et de courtisanes où il avait vécu comme étudiant. Peu à peu, grâce à la fécondité de l’imagination créatrice de l’auteur, les personnages ont pris une vie plus intense. A mesure qu’ils parlaient, leurs caractères se précisaient en s’opposant les uns aux autres, et du choc de leurs passions se dégageaient des scènes émouvantes. Et ainsi le dialogue est devenu une comédie, et la comédie une tragi-comédie ; la Célestine est si bien un drame qu’elle a joué un rôle incomparable dans les origines du théâtre espagnol ; et elle n’est pas seulement un drame de lecture, puisqu’il suffit de nombreuses suppressions pour qu’elle soit Jouable et qu’en fait, elle a été jouée sous d’autres noms.

C’est ce que M. Galdós aurait sans doute reconnu s’il ne s’était pas heurté à des difficultés locales qui sont la meilleure explication de sa théorie. Il nous les a confiées lui-même dans un article publié par le journal le Temps du 15 août 1904. Après avoir constaté qu’en Espagne (comme d’ailleurs dans plus d’un pays et à plus d’une époque) ceux qui arrivent au théâtre sans titres sont accueillis avec bonne grâce jusqu’au jour où ils ont des succès évidens, il ajoute : « Mais que le néophyte ait quelque notoriété conquise en cultivant la poésie lyrique ou le roman, il ne lui sera pas facile d’éprouver tranquillement son talent à la scène… Ici il existe encore, quoique assez atténuée, une prévention, un mauvais vouloir contre les romanciers qui font des excursions sur le terrain du théâtre. On allègue une soi-disant opposition de moyens et de fins entre ces deux genres… qui sont deux fleuves frères, nés de la même source et roulant la même eau. » J’ai peur que ce sentiment de M. Galdós ne soit surtout un ressentiment des critiques qui furent faites à ses premiers essais dramatiques. Sans doute, comme il le dit lui-même, « personne ne soutiendra que le fait d’avoir écrit des poèmes ou des romans puisse interdire à un auteur d’aborder heureusement le théâtre. » Mais je crois qu’on peut encore soutenir que le drame et le roman ont des moyens et des fins assez profondément opposés pour qu’il n’y ait pas lieu de mêler ces deux noms et de fondre ces deux genres. S’il est légitime de parler de drames de lecture, c’est à propos d’un théâtre qui, comme celui de Renan, se préoccupe d’opposer des idées et non des âmes, sans s’occuper outre mesure de la possibilité ou des conditions de leur réalisation. Mais partout où l’auteur s’efface pour faire place à des héros qui vivent, c’est-à-dire qui agissent, partout où le dialogue s’impose comme l’indispensable mode d’expression, partout où l’intrigue jaillit de la rencontre de personnages qui la déterminent plus encore qu’ils ne la subissent, on pourra donner à l’œuvre le titre ou sous-titre qu’on voudra, elle n’en sera pas moins un drame et un drame tout court. Quoi qu’en pense M. Galdós, il n’a pas démontré qu’un sujet puisse être également propre au livre et au spectacle, qu’il suffise de concentrer un récit pour en faire une intrigue, et que des héros de roman se transforment sans effort en personnages dramatiques.

On peut même redouter que l’auteur des Épisodes nationaux et des Romans contemporains n’ait développé chez lui des qualités qui risquent au théâtre de se tourner en défauts. Habitué à la lenteur nécessaire de l’analyse psychologique, saura-t-il ne retenir que le trait essentiel du caractère, le geste habituel du corps et l’unique cri du cœur ? La fécondité même de son imagination ne l’induira-t-elle point en quelque fâcheuse illusion ? Il s’est appliqué, et c’est bien le rôle du romancier, à peindre le milieu historique ou contemporain ; il a créé des personnages de toutes les classes pour en représenter les moindres aspects ; il a réussi à faire sentir, pour employer ses propres termes, « la respiration même de la foule. » Réussira-t-il aussi à choisir parmi les êtres qui lui paraîtront également utiles pour traduire les nuances de sa pensée, les seuls qui puissent garder sur les planches le relief de la vie ? Ne sera-t-il point tenté, malgré son goût pour la mesure et la vérité, de donner une préférence fâcheuse à ces âmes extraordinaires dans le mal ou dans le bien qui, comme un Torquemada, n’étaient point déplacées dans cette épopée moderne qu’est le roman contemporain, mais qui, ne pouvant s’éployer et s’expliquer dans la sobriété nécessaire du dialogue dramatique, ne manqueraient pas d’y prendre une allure mystérieuse et déconcertante ?

Ces réserves, qui trouveront plus d’une occasion de se justifier, doivent nous mettre en garde et non point en défiance. M. Galdós peut avoir tort de confondre en un même genre le drame et le roman, et se donner tout de même raison en réussissant également dans l’un et dans l’autre. Il importe en tout cas de noter qu’abordant la scène assez tard, et après y avoir mûrement réfléchi, il savait très nettement et ce qu’il voulait faire, et pourquoi et même contre quoi. Sans remonter jusqu’aux origines du théâtre espagnol contemporain, il suffira de rappeler que depuis 1874 et le succès retentissant de La Esposa del vengador, M. José Echegaray exerçait sur la scène de son pays une véritable dictature. Il y faisait triompher un drame où la tradition de la comedia de l’âge d’or se mêlait assez naturellement au souvenir du romantisme. Mais on commençait à se lasser de ces procédés qui se dissimulaient moins heureusement à force de se répéter ; on en arrivait même à sourire d’un pathétique dont l’énergie sans nuance faisait songer parfois aux violences factices du mélodrame. M. Echegaray lui-même se rendait compte de la nécessité d’un renouvellement, puisqu’il écrivait, en 1891, Un critic incipiente et, en 1892, Mariana. Le théâtre de M. Galdós manifesta dès le début une réaction autrement vigoureuse. Il affecta de renoncer à des conventions épuisées pour tâcher d’emprunter tous ses moyens à la réalité. Mais la réalité est étrangement diverse. Sous quel aspect convient-il de l’envisager ? M. Galdós ne fit aucune difficulté d’avouer que ses préférences allaient vers un drame d’analyse morale qui peignît la vie espagnole telle qu’elle est (ou du moins telle qu’on la voit) et non pas telle qu’elle fut (ou telle qu’on la rêve), et qui dégageât de cette peinture non pas quelque vaine lamentation sur un idéal passé, mais le désir bienfaisant d’un souffle régénérateur. Jusqu’à quel point ce drame était-il possible ? De quelle vérité était-il susceptible ? Et quelle source d’émotions lui était-il réservé de faire jaillir ?


II

Le théâtre de M. Galdós se compose jusqu’à aujourd’hui de treize pièces. Est-ce calcul de leur auteur ? Est-ce plutôt évolution d’une inconsciente logique ? Toujours est-il qu’elles se groupent et se distinguent en trois périodes. M. Galdós s’est d’abord efforcé de présenter aux spectateurs de son pays des thèses morales d’une assez large généralité. Il les a habitués à voir le bruit des idées succéder au cliquetis des épées, et les ressorts de l’activité moderne prendre la place des passions héroïques. Il s’est alors décidé à étudier directement des questions espagnoles, et, sans transformer la scène en une tribune, il a fait entendre des paroles que ses compatriotes n’ont point écoutées d’une oreille désintéressée. Comment s’en étonner puisqu’il soulevait les problèmes les plus graves et les plus actuels, et que, dans une intrigue dont il faut bien que les péripéties s’expliquent et se terminent, l’exposition et le dénouement sont inévitablement portés aux nues ou jetés dans la boue, c’est-à-dire également exploités par l’esprit de parti ? Chacune de ces deux premières périodes a eu son couronnement dans un drame symbolique où l’on dirait que M. Galdós a voulu résumer et concentrer sa pensée. Dans les Condamnés (11 décembre 1894), nous trouvons la meilleure conclusion des thèses présentées par Réalité (15 mars 1892), la Folle de la maison (16 janvier 1893), et la Duchesse de Saint-Quentin (27 janvier 1894). Et de même, Ame et Vie (9 avril 1902) est le point d’aboutissement, naturel de ces études de psychologie ou de sociologie nationales qui s’appellent Volonté (20 décembre 1895), Doña Perfecta (28 janvier 1896), la Bête féroce (23 décembre 1896), et Electra (30 janvier 1901). Avec Mariucha (16 juillet 1903), et surtout avec le Grand-Père, qui fut à Madrid le grand succès de l’hiver 1904-1905, il semble que M. Galdós s’efforce de fondre ses deux manières en un drame qui reprenne la largeur philosophique de la première et garde la couleur espagnole de la seconde, mais en se dépouillant de l’apparence même d’une intention de polémique. Ses deux dernières pièces, Bárbara (28 mars 1905), et Amour et Science (7 novembre 1905), manifestent mieux encore l’indépendance de sa pensée.

La transition entre l’œuvre romanesque et l’œuvre dramatique de M. Galdós s’est faite assez naturellement avec Réalité. La pièce en cinq actes avait été d’abord un roman en cinq « journées » où, sauf quelques indications scéniques, l’auteur s’effaçait complètement pour laisser parler ses personnages[1]. L’intrigue est plus sobre dans la seconde forme de l’œuvre, mais elle s’attarde encore en des épisodes dont on peut la dépouiller sans trop de scrupule. Orozco est un homme riche et charitable qui cherche dans l’absolue maîtrise de son âme le moyen d’arriver au calme philosophique, qu’il confond avec la vertu. Sa femme Augusta l’aime et l’admire, mais ne le comprend pas. Sa vivacité s’étonne de cette tranquillité réfléchie ; le spectacle quotidien d’une froide sérénité lui fait mieux sentir l’attrait de l’irrégulier et du mystérieux. Elle s’est donc laissé séduire par un gentilhomme débauché. Federico Viera, traqué par ses créanciers, a trop d’honneur pour accepter d’elle le moindre secours, mais ce même honneur ne lui interdit point d’emprunter de l’argent à une femme galante avec laquelle il n’a plus que de bizarres relations d’amitié. Poursuivi par le remords de trahir un homme qui s’obstine à vouloir le couvrir de bienfaits, il se réfugie dans le suicide. Orozco découvre, sans qu’elle le sache, le secret de sa femme, et il est prêt à lui pardonner si elle lave sa faute dans l’aveu. Mais Augusta est une femme et non point une sainte ; elle garde le silence, et, tandis qu’elle s’éloigne, son mari étouffe en lui le dernier cri des misérables rancœurs humaines pour se dresser solitaire dans l’impassibilité de sa grandeur morale.

Ce dénouement est au moins étrange pour un drame qui s’appelle Réalité. Il n’éclaire que d’une lueur indécise et flottante une action où l’on ne sait s’il faut s’intéresser surtout à l’amour d’Augusta, ou aux remords de Federico, ou à l’attitude philosophique d’Orozco. Pourquoi donc ce titre sonore ? L’auteur veut-il nous faire entendre que la réalité est une grande artiste, bien plus féconde et originale que les plus romanesques imaginations ? Je le crois, et je crois aussi qu’il a voulu réagir contre les excès du néo-romantisme mis à la mode par M. José Echegaray. Il n’y a d’ailleurs qu’imparfaitement réussi. Les hallucinations de Federico et, au dernier tableau, l’apparition de son ombre ne sont sans doute que la figuration matérielle d’un phénomène subjectif. Il n’en est pas moins vrai que cela ne paraît pas moins factice que les accessoires ordinaires du magasin romantique. Réalité n’est encore ni tout à fait un drame, ni surtout un drame réaliste. L’abondance des détails, le nombre des figures et des scènes secondaires, la longueur des explications analytiques le rapprochent trop du roman. Mais la souplesse du dialogue, la force avec laquelle sont présentés plus d’une situation et plus d’un sentiment laissent deviner l’éveil d’un véritable tempérament dramatique.

La Folle de la maison, Victoria, la fille aînée du marquis de Moncado, peut passer pour une épreuve corrigée et embellie de l’Augusta de Réalité. Elle aussi ne se contente pas d’une existence ordinaire et du banal effort d’une conduite correcte. Elle se sent attirée par le mal, mais avec l’espoir orgueilleux de le vaincre et d’en faire jaillir le bien. Dans un brusque élan de son ardente nature, elle a rompu ses fiançailles avec Daniel de Malavella pour entrer dans une congrégation religieuse où elle fait son noviciat. Mais, au moment où elle va mourir au monde, l’occasion se présente pour elle d’un dévouement d’autant plus héroïque qu’il exige d’elle non pas un simple renoncement, mais une véritable immolation. Pour sauver son père de la ruine où l’ont entraîné de malheureuses spéculations, elle se donne en mariage à José Maria Cruz, le fils d’un ancien charretier de sa famille, qui, à force d’énergie patiente et brutale, a amassé en Californie une énorme fortune et qui revient avec l’âpre désir de s’installer en maître sur la terre où il fut valet. Ponctuel dans ses engagemens, mais impitoyable dans la poursuite de son droit, Cruz s’est fait une loi de ne connaître ni la pitié ni la charité. Victoria engage la lutte contre cette cupidité et cet égoïsme raisonneur. Vaincue dans une bataille douloureuse, et injustement soupçonnée dans ses sentimens pour son premier fiancé, elle se retire chez son père. Elle ne tarde pas à s’apercevoir qu’il lui reste au cœur le regret de son mari et de sa vie tourmentée. Cruz ne peut pas non plus être heureux sans elle. Eclairé par celui qu’il croit son rival sur la sottise de sa jalousie, ému au plus profond de son orgueil par l’annonce d’une paternité qui fondera sa maison, il accepte le marché que lui impose Victoria : tant pour la mère et tant pour l’enfant. Il fera le bien malgré lui. Mais le mal n’est-il pas la meilleure raison d’être et d’agir du bien ?

Je reconnais que l’étude psychologique de Cruz et de Victoria n’est peut-être pas poussée assez loin. Je ne crois pas que l’optique théâtrale exige un tel grossissement. Je demande seulement qu’on ne crie pas mal à propos à l’invraisemblance matérielle ou morale. La fortune de Cruz et son retour au pays natal sont assez naturels sur une terre d’où tant de Catalans et surtout d’Asturiens sont partis pauvres avec le désir réalisé d’y revenir riches. Dans un autre ordre d’idées, l’ardeur de Victoria pour le sacrifice et son étrange exaltation ne sont pas inexplicables sous un soleil qui a éclairé sainte Thérèse et la nonne porte-étendard. Après cela, si l’on me dit qu’il y a, malgré tout, dans son rôle plus d’une trace de romantisme, j’en tomberai d’accord. La Folle de la maison n’en est pas moins un drame plutôt réaliste, s’il est vrai qu’une des plus sûres manifestations du réalisme est dans l’importance qu’il accorde à cette question d’argent qu’ignorait le théâtre antérieur. C’est surtout un drame moral et plus dramatique que Réalité. L’action en est moins lente et plus concentrée ; les diverses phases de ce combat entre deux âmes ne nous laissent jamais indifférent. On y sent une force croissante qui ne recule pas devant la brutalité et qui pourtant s’enveloppe toujours de grâce.

Passons sur la Duchesse de Saint-Quentin, pièce franchement et même furieusement romantique, et arrivons à cette espèce de drame symbolique qui s’appelle les Condamnés. Salomé, la nièce d’un riche propriétaire de l’Aragon, s’est éprise de José León, un vagabond intellectuel que la rumeur publique accuse d’un assassinat, d’un incendie et de quelques autres méfaits. Elle est surprise par sa famille avec celui qui l’attire par le contraste même de sa culture et de sa situation misérable. Son parent, Santiago Paternoy qui, par sa charité et sa supériorité morale, s’est conquis dans son pays une autorité mystique, les condamne tous deux « à la vie, à l’amour même, et aux conséquences de leurs erreurs. » Sous l’influence de sa chère Salomé, José León commence à connaître le prix de la franchise. Il lui a même révélé qu’il ne s’appelle pas José León, mais Martin Bravo. Pourtant il n’a pas encore renoncé au mystère trouble qui l’enveloppe. Le sublime mensonge de Paternoy qui lui sauve la vie par un faux serment ne le décide pas à l’aveu. On lui a ravi Salomé ; il va la reprendre dans son couvent. Sur les sculptures de la porte se lit l’histoire du chevalier Juan de Urrea. Il venait enlever une nonne, et le Seigneur la transforma en un être repoussant dont la vue le convertit à la pénitence Salomé a gardé tout le charme de sa beauté. Mais, dans un accès de jalousie, elle a laissé échapper le nom sous lequel la justice poursuit celui qu’elle aime encore ; elle a entrevu les crimes qu’il lui cachait, et sa raison s’est égarée. Alors, mais alors seulement, le cœur de José León s’ouvre à une nouvelle lumière. Devant la communauté qui arrive en procession derrière l’image de la Vierge, devant le frère de sa victime et les gens armés qui le poursuivent, il fait la confession de ses fautes et se livre sans défense à la justice humaine et à la miséricorde divine.

Dans la préface qu’il a mise en tête de la pièce, M. Galdós avoue en toute simplicité l’importance qu’il lui attribuait et la grandeur de son échec. Il note même les défauts de son œuvre avec une rare impartialité. Oui, le drame a souffert de la lenteur de l’exposition et de la longueur de quelques scènes. Oui, il n’est pas difficile d’y relever des fautes contre la logique, ou, plus simplement, contre la vraisemblance. Comment admettre, par exemple, que Paternoy dispose d’un pouvoir quasi divin sur ses concitoyens, ou qu’il abandonne du premier coup Salomé à José León ? Je sais bien que, malgré quelques élans humains, il n’a pas une âme ordinaire. Mais ne s’élève-t-il pas en dehors plus encore qu’au-dessus de l’humanité ? Il est intéressant à étudier comme une reprise de l’Orozco de Réalité. Mais, quoi qu’il en dise, M. Galdós n’a vraiment observé ni l’un ni l’autre ; il les a successivement adaptés à l’idéal philosophique, puis religieux qu’il les chargeait de représenter.

Salomé n’est pas beaucoup plus naturelle. Elle est bien de la famille des trois héroïnes que nous a déjà peintes M. Galdós. Cet attrait du mystère et cette vocation d’ange tutélaire qu’elle éprouve si brusquement n’en font point une Aragonaise de Tan de grâce 1898 ; elle semble plutôt la petite-fille littéraire de Dona Sol et d’Éloa. Quant à José León, à la fois débauché comme Federico Viera, violent comme Cruz, plein de talent comme Victor, je ne dirai pas, après M. Galdós, qu’il est un personnage « complexe et scabreux. » Je lui appliquerai plus volontiers le mot qui lui est adressé dans la pièce : « C’est un personnage du plus pur romantisme. » Ecoutez-le parler à Salomé : « Je suis le mal, Salomé, et moi qui suis le mal, j’ai gagné le bien. » Hernani s’exprimait-il autrement ? Comment s’étonner que le public espagnol n’ait pas compris des personnages qui ne lui semblaient directement tirés ni de la réalité, ni de la tradition nationale ?

Il s’y est intéressé d’autant moins que le sens et la portée de la pièce lui ont à peu près complètement échappé. M. Galdós se défend dans sa préface d’avoir voulu faire du symbolisme. S’il admire Maison de Poupée, les Revenans et l’Ennemi du peuple, il se pique de ne pas comprendre le Canard sauvage, Solness et la Dame de la Mer. Il prétend qu’aucun auteur n’a eu moins d’influence sur lui qu’Ibsen. Il n’en reconnaît pas moins que « toute la cimentation de son œuvre est purement spirituelle. » M. Galdós touche ici du doigt la véritable raison de son insuccès. Il a voulu acclimater en Espagne un genre pour lequel le public n’était pas préparé. Qu’est-ce, après tout, que les Condamnés, sinon un effort pour introduire Ibsen et Tolstoï dans ta patrie de Lope et de Calderón ? L’idée essentielle qui s’en dégage, c’est que nous vivons dans le mensonge, et que notre salut est dans la vérité. José León essaie d’abord de contredire cette thèse, mais c’est pour la mieux affirmer et confirmer à la fin. N’est-ce pas celle précisément que soutiennent et que justifient de plusieurs manières les héros d’Ibsen ? Le dramaturge norvégien applaudirait Paternoy quand il se déclare prêt à sauver José León s’il reconnaît qu’il n’y a de mal que dans le mensonge. Et quand José León s’y décide, la scène de son aveu ne rappelle-t-elle pas la confession bien connue de la Puissance des ténèbres ?

L’insuccès de son drame a rendu à M. Galdós le service de le mettre en garde contre les dangers du symbolisme. Il n’était pas homme à se laisser décourager ni à renoncer à la conception qu’il se faisait du théâtre. Il comprit seulement qu’il lui faudrait désormais accorder plus d’importance à l’action et aux personnages. Puisque son public ne se laissait point émouvoir par l’exposition et la discussion de thèses générales, il allait s’adresser plus directement à lui.


III

Dans les pièces de sa première manière, M. Galdós avait plus d’une fois essayé de faire sentir l’intérêt spécial qu’en deçà des Pyrénées, on devait prendre à des idées d’apparence ou d’origine étrangère. Il avait même laissé transparaître des allusions à un état d’esprit et de choses purement espagnol. Ces questions, que M. Galdós n’avait posées qu’en passant, vont se préciser et, pour ainsi dire, se nationaliser dans les drames de la seconde manière.

C’est la question économique qui est traitée dans Volonté. Par sa bonté et son insouciance, don Isidro Berdejo a laissé péricliter son commerce. Sa femme se désole, mais ne sait guère que se désoler et prier. Sa fille cadette Trinita ne songe qu’à ses toilettes et à son piano. Son fils Serafinito se pique d’éloquence dans les cercles juvéniles et se ruine en livres de sociologie et d’anthropologie. La maison est sur le point de s’effondrer. Il faut un miracle pour la sauver. Ce miracle est accompli par une volonté, celle d’Isidora. Isidora était la fille aînée de la famille, et elle semblait la raison même lorsqu’en un jour de folie, elle s’est éprise d’un Alejandro Hermann, qui représente dans la pièce la fantaisie, l’art, le mépris du travail quotidien et du mariage régulier. Elle a vécu quelque temps avec lui ; mais, lasse de lutter contre ses exaltations, elle a retrouvé son courage et elle revient exercer chez elle son activité bienfaisante. Elle impose à sa sœur le soin de la cuisine, à son frère le souci des écritures commerciales, et, par son despotisme séduisant, elle remet l’ordre et le bien-être à la place du gaspillage et de la misère. Elle sauve même Alejandro, dont la fortune a disparu dans une faillite, de l’orgueil et de l’hérédité qui le condamnaient au suicide. Il l’épousera et reconnaîtra au spectacle de cette énergie morale que la lutte saine de la vie est autrement belle et féconde que son idéalisme artistique.

Je prie qu’on ne voie point dans les lignes précédentes l’analyse de je ne sais quelle pauvre berquinade. La beauté de l’effort, la valeur morale d’une énergie appliquée aux réalités de la vie ; ce ne sont pas sans doute des vérités nouvelles. Qu’importe, s’il est vrai, comme le croit M. Galdós, que ce sont celles qu’il faut sans cesse et surtout prêcher à son pays ? Alejandro Hermann est une sorte de don Quichotte moderne, et le meilleur remède qu’on lui puisse souhaiter est, en effet, de rencontrer non point une Dulcinée, mais une Isidora. Volonté marque d’ailleurs un progrès sensible dans l’art dramatique de M. Galdós. Je conviens qu’il y a quelque difficulté à accepter des parens livrant sans hésiter les rênes du gouvernement à une fille qui n’a pas déjà si bien usé de sa raison. Mais, sauf cette réserve, l’intrigue de Volonté est d’une assez naturelle simplicité. La mise en scène est d’une sobriété parfaite puisqu’elle se contente pendant trois actes de l’arrière-boutique d’un magasin. Les personnages secondaires qu’on y voit passer se relient sans effort à l’action principale, et ils sont presque tous dessinés avec la plus vive finesse. Volonté relève aussi bien du réalisme espagnol que du théâtre d’idées.

Avec Doña Perfecta, M. Pérez Galdós aborde directement la question la plus délicate de toutes, celle du moins qu’il est le plus difficile de traiter en toute liberté d’esprit. Et c’est, bien entendu, la question religieuse. Sa pièce n’est qu’une adaptation de son roman, qui a été traduit dans presque toutes les langues européennes, y compris la nôtre. On connaît sans doute l’histoire de cette mère qui voit sa fille s’éprendre d’un cousin dont les idées modernes lui semblent la négation même de sa foi, et qui, pour éviter une union où elle redoute la perte de l’âme élevée par sa tendresse, fait appel aux procédés les plus tortueux et ne recule pas devant la demi-complicité d’un crime. Le drame ne vaut pas le roman. Il y manque, et les décors ne les remplacent point, ces descriptions de paysages qui nous faisaient pénétrer jusqu’au cœur de la vieille Espagne. Il y manque tous ces détails si nécessaires, puisqu’ils étaient la meilleure explication des personnages et de leurs mœurs. Il y manque même quelques-unes des pages les plus dramatiques. Les exigences du théâtre ont rendu l’action moins vraisemblable. La conspiration dont Pepe Rey sera victime s’ourdit contre lui avant que par l’expression de ses idées il ait eu le temps de nous en faire entendre la raison. Si l’exposition est un peu brusque ; il y a, en revanche, dans presque tous les actes, et dans le troisième en particulier, des lenteurs où l’on sent le romancier qui s’attarde. M. Galdés a lui-même indiqué entre deux astérisques les passages que l’on pouvait supprimer à la représentation. N’était-ce point avouer que, gêné par l’habitude et le goût d’un autre genre, il ne sait pas toujours distinguer la patience du lecteur et celle du spectateur ? Les personnages eux-mêmes ont beaucoup perdu au grossissement nécessaire de l’optique théâtrale. Pour ne citer que le principal, la figure de doña Perfecta n’a plus sur la scène les nuances fuyantes qui faisaient sa véritable originalité. Elle est obligée de parler, et quelquefois de s’exprimer avec une franchise violente ; et c’est précisément par ce qu’elle ne disait pas qu’elle était dans le roman la plus significative et la plus conforme à sa véritable nature. Je serais donc tenté de voir dans Doña Perfecta comme un recul de l’art dramatique de M. Galdós. Il importe cependant d’y relever un mérite qui est considérable. La thèse soutenue par le roman y prend plus de largeur et de vérité. Derrière dona Perfecta et son neveu, ce n’est plus seulement une querelle de partis qui s’agite. « Derrière moi, s’écrie Pepe à la fin du second acte, derrière nous, il y a un combat effrayant, principes contre principes. » Mais ce combat n’est point la rencontre inintelligente des négations de l’athéisme et des affirmations dogmatiques ; c’est la lutte pour l’existence de l’esprit moderne espagnol.

L’ingénieur Pepe Rey nous conduit tout droit à l’électricien Máximo Yuste, qui est chargé dans Electra de livrer la même bataille. L’électricien n’est pas moins ardent que l’ingénieur à affirmer sa croyance en Dieu. Ce nous est déjà une garantie que, la pièce de M. Galdós dont le succès fut le plus bruyant, sinon le plus brillant, n’est point du tout une pièce antireligieuse. Je ne crois même pas qu’elle soit dans le texte espagnol une pièce anticléricale. Electra est la fille d’une Eleuteria qui, avant de mourir repentie, a beaucoup aimé et beaucoup péché. Pour racheter cette âme et la sienne avec elle, don Salvador Pantoja, qui fut coupable avec la mère, veut diriger la fille vers le couvent de la Pénitence dont il rêve de la voir un jour la supérieure. Le mariage d’Electra avec Máximo va traverser ce dessein qu’il croit inspiré par le ciel. Il apprend alors à la jeune fille que son fiancé est peut-être son frère. Folle de désespoir et d’horreur, Electra se réfugie au couvent de la Pénitence, et il ne faut rien moins, pour la rendre à Máximo et à la vie du monde, qu’une apparition de l’ombre de sa mère. Je n’ai pas besoin de faire remarquer l’invraisemblance de ce dénouement d’une action qui se passe à Madrid et qui se dit « rigoureusement contemporaine. » M. Galdós a-t-il voulu reprendre un procédé shakspearien ? S’est-il cru le droit de représenter matériellement quelque croyance spirite ? Toujours est-il que, malgré les hallucinations antérieures qu’il fait raconter par son héroïne, il est impossible que le spectacle de la dernière ne nous choque pas étrangement. Je crois, au contraire, que le personnage de Pantoja est à la fois moins choquant et moins invraisemblable qu’il n’a paru l’être. Ce n’est ni un Tartuffe, ni un Jésuite, puisqu’il est sincère et puisqu’il n’obéit à la règle d’aucun ordre. Il montre seulement les dangers d’une énergie morale exaltée par un mysticisme fanatique. L’homme qui, aux prises avec la colère brutale de Máximo, garde la sérénité d’une foi plus haute que la passion, et d’une volonté plus forte que la force, n’est point l’être odieux et vulgaire que se représentaient les spectateurs de la Porte-Saint-Martin. Son mensonge même, qui nous fait horreur, ne peut-il pas lui paraître aussi beau que le faux serment de Paternoy dans les Condamnés ? Devait-il hésiter, quand il croyait sauver une âme ? Qu’après cela, M. Galdós ait laissé percer dans sa pièce ses sympathies pour la science et pour un sentiment religieux non pas plus loin de Dieu, mais plus près de l’homme, c’était peut-être son droit. Il n’avait rien fait en tout cas pour justifier le titre que certain journal espagnol donnait au compte rendu de la première représentation d’Electra : « Le crime de cette nuit. » L’ombre d’Eleuteria qui, venant de l’au-delà, doit sans doute exprimer la vérité suprême, recommande à sa fille de ne pas maudire celui qui l’a contrainte à une réclusion passagère : « Dieu, dit-elle, est partout… Je n’ai pas su le rencontrer hors du cloître ; cherche-le dans le monde sur des sentiers meilleurs que les miens. » Où voit-on là que M. Galdós enseigne à détruire les couvens et à recommencer le massacre des moines ? Il ne faut le rendre responsable ni des enthousiasmes, ni des colères que sa pièce a soulevés. Le procès Ubao et l’affaire de la Brésilienne de Porto suffirent à démontrer, au cours même de ses représentations, qu’Electra n’était pas aussi inutile que nous pourrions nous le figurer en France. L’attitude du parti ultra-montain en Espagne prouva surabondamment qu’Electra était une œuvre nécessaire. Maintenant, qu’il y eût, dans l’ardeur en quelque sorte furieuse avec laquelle on l’applaudissait, la plus claire manifestation d’un autre et non moins funeste péril ; que le seul souci de l’art et que la seule passion de la vérité n’animassent point les spectateurs qui réclamaient dans les entr’actes l’hymne de Hiego, la Marseillaise et le révolutionnaire Trágala, c’est ce dont je suis parfaitement convaincu ; mais c’est aussi une autre affaire.

Electra se rattache directement à Doña Perfecta. Mais, avant de reporter ainsi au théâtre une des formes espagnoles du fanatisme religieux, M. Galdós avait essayé d’y faire accepter son sentiment sur le fanatisme politique. La Bête féroce est une des rares tentatives dramatiques de l’auteur, non pas des Romans contemporains, mais des Épisodes nationaux. On y voit mise en scène une des phases de la lutte qu’en 1822 les « libéraux » soutinrent contre les « loyalistes, » qui voulaient rétablir l’autorité absolue du roi Ferdinand. Les premiers, guidés par San Valerio, un ancien prévôt d’armes, se sont introduits par ruse à Urgell où triomphent les seconds sous le commandement du sanguinaire don Juan. Leur complot est découvert et va être châtié lorsque l’arrivée des troupes victorieuses d’Espoz y Mina met en fuite leurs ennemis. À ces tableaux vaguement historiques se mêle, non sans quelque maladresse, une histoire d’amour. Parmi les conjurés libéraux se trouve un Berenguer de Claramunt dont le père a été tué par le loyaliste baron de Celis. Ce conjuré par vengeance sent sa colère tomber et son masque lui peser quand il cause avec la fille du meurtrier de son père, avec Susana qui, loin d’entrer dans les sentimens de sa famille, professe la plus vive horreur pour les cruautés des guerres civiles. Les deux jeunes gens trouvent l’occasion de se sauver quelque peu la vie, et de s’assurer de leur mutuel amour. Poursuivi à la fin par la haine de Valerio et la jalousie de don Juan, Berenguer se délivre de l’un et de l’autre en les tuant en duel, et comme, malgré la diversité de leurs partis, ils représentent tous deux un identique état d’âme, c’est la « bête féroce » qu’il a ainsi mise à mort.

Le public espagnol fit à la pièce un accueil si fâcheux qu’il n’a peut-être pas peu contribué à détourner pendant quelques années M. Galdós du théâtre. Y trouva-t-il des longueurs ? Si nous en croyons les astérisques, plus d’un passage fut supprimé à la représentation. Ces sacrifices furent-ils insuffisans ? L’action parut-elle trop lente ? Au lieu d’émouvoir, le dénouement fit-il sourire ? La mort était-elle distribuée à l’un et à l’autre parti avec une égalité trop naïve ? Je ne sais, mais j’ai grand’peur qu’à toutes ces questions il convienne de répondre oui. Les héros du drame ne pouvaient guère retenir l’attention qui ne s’attachait pas à l’intrigue. Susana n’était point sans charme, mais cette nouvelle sœur de Victoria et d’Isidora, cette amoureuse qui veut être une rédemptrice n’était toujours marquée au coin ni de la vérité historique ni de la vraisemblance morale. Quant à Berenguer, il présentait un mélange bien trouble où l’on retrouvait un peu d’Hamlet et de Werther et beaucoup de romantisme fatal. On vit sans doute une médiocre reprise de Roméo et Juliette dans l’inévitable peinture d’un amour nécessaire à la thèse de l’auteur. Malgré la salutaire leçon que la Bête féroce lui donnait, l’Espagne moderne se détourna de la pièce pour retrouver sa figure et relire son histoire dans les Épisodes nationaux.

Un des rares héros de ces Épisodes dans les paroles duquel on puisse entendre l’écho de la pensée de l’auteur, Beramendi termine ainsi la seconde partie de ses Mémoires : « Sans savoir d’où elles venaient, je sentais des espérances battre de l’aile autour de moi. La vérité était toute proche : je la découvrirais bientôt, je rencontrerais la représentation vivante de l’âme espagnole. »

C’est cet espoir magnifique qui a inspiré Ame et Vie. Si nous en croyons le prologue de ce drame, M. Galdós a voulu y exprimer « plutôt un sentiment vague qu’une idée précise, la mélancolie qui envahit et déprime l’âme espagnole. » Il a donné pour époque à l’action l’année 1780, une de celles qui lui paraissent représenter le plus exactement la fin de l’Espagne héraldique. Dans son château de Ruy diaz en Castille, la duchesse Laura de la Cerda y Guzman mène une existence maladive. Elle abandonne l’administration de ses États à Monegro qui, avec la complicité du corregidor Turpin, y exerce un odieux despotisme. Un procès, auquel elle assiste pour divertir sa langueur, lui fait connaître un hidalgo, Juan Pablo Cienfuegos, dont les crimes n’ont été que des actes de justice. Elle le laisse d’abord emprisonner, mais elle le délivre bientôt pour lui donner un rôle dans une pastorale jouée dans ses jardins. A la faveur de son travestissement, Juan Pablo lui fait entendre, dans des vers platoniciens de Lope de Vega, qu’il contemple dans sa beauté sensible la beauté divine intelligible. Au contact de cette énergie et-de cette adoration, Laura a l’illusion d’une force renaissante. Elle fait prévenir Juan Pablo des embûches que lui tend Monegro. Des sorcières moresques lui ont prédit qu’elle serait reine avec lui dans un royaume d’allégresse et de pureté. Ce royaume serait-il de ce monde ? Elle le croit au moment où Juan Pablo vient lui annoncer que Monegro est vaincu et humilié. Mais, à mesure qu’elle se fait belle pour recevoir son peuple, son visage pâlit sans s’altérer, et elle meurt parmi les roses en rêvant d’un règne de paix et de justice. « Vassaux de Ruydiaz, s’écrie alors Juan Pablo, le grand esprit de notre souveraine est en un royaume glorieux. Elle était la beauté divine, l’idéale vertu, et nous ne sommes que pauvres vies aveugles, misérables… Qu’avez-vous fait, qu’avons-nous fait ? Détruire une tyrannie pour en élever une autre semblable. Le mal se perpétue. Parmi vous continuent à régner la méchanceté, la corruption, l’injustice. Pleurez, vies sans âme, pleurez, pleurez ! »

Je crois bien que c’est là le thème sur lequel est brodé le drame, mais il ne se dégage pas toujours nettement des scènes secondaires. M. Galdós proteste que l’exposition des caractères et le développement de l’intrigue ne lui ont pas permis d’être plus court. C’est, encore une fois, que ses habitudes de romancier lui ferment les yeux sur des longueurs dont il n’est pas le meilleur juge. Est-il d’ailleurs lui-même bien certain de n’avoir songé, quand il a écrit l’acte de la pastorale, qu’à « la logique interne de son drame ? » Ne s’est-il pas plutôt laissé entraîner par le désir de mettre à profit tous les documens que lui avait fournis la bibliothèque de notre Opéra, par l’irrésistible tentation d’un brillant effet de mise en scène ?

On ne peut pas non plus accepter sans réserve ses considérations sur ce symbolisme qu’il avait combattu, tout en s’en servant dans les Condamnés ? M. Galdós soutient maintenant que la clarté n’est pas une condition de l’art et que la transparence n’est pas un élément de beauté. C’est possible. Mais tous les raisonnemens du monde ne feront pas que le génie espagnol se plaise aux teintes troubles qu’on goûte sous d’autres cieux, ni que le dramatiste n’ait point à tenir compte de son public. Que public, d’ailleurs, si septentrional fût-il, ne serait pas dérouté par la diversité des élémens mis en œuvre dans Ame et Vie comme aussi par l’interprétation qu’il convient de leur donner ? Il n’est pas facile de garder une impression harmonieuse d’un drame où, au second acte, des bergers trouvent des naïvetés dans le goût de Juan del Encina, où interviennent ensuite des sorcières quelque peu shakspeariennes, où se formulent enfin ces rêves communistes dont Tolstoï voudrait faire des réalités ? Ce ne sont là sans doute que des traits isolés, mais ils nuisent singulièrement à l’unité du ton.

Les personnages principaux ne nous épargnent pas toujours ces discordances. Il nous est dit dans le prologue que, si Juan Pablo ne meurt pas, c’est qu’il représente la partie saine du pays, celle « qui ne souffre point de paralysie, ni de cachexie. » Ce n’est pas là ce qu’il représente sur la scène où il apparaît plutôt comme une sorte de héros romantique vigoureusement teinté de socialisme. Laura elle-même est fuyante et déconcertante. Pour accepter qu’elle s’éprenne de Juan Pablo, il faut savoir qu’il est la force vive du peuple espagnol, et qu’elle en est lame. Mais que de fois elle a des tendresses touchantes qui sont d’une simple femme, et non d’un personnage si pleinement symbolique ! La conclusion du drame, s’il y en a une, c’est qu’à une tyrannie succède une autre tyrannie, et que l’Espagne se meurt parce qu’elle reste une vie sans âme. Encore fallait-il, pour nous la faire entendre, nous montrer l’administration qui succède à celle de Monegro se transformant bientôt en un autre « caciquisme. »

Toutes ces réserves, et d’autres encore, n’empêchent point Ame et Vie d’être une belle chose. Les œuvres fortes, les œuvres charmantes ne sont pas toujours des œuvres parfaites. Et il y a à la fois de la force et du charme dans le drame symbolique de M. Galdós. Qu’il n’ait point réalisé tous les espoirs de son auteur, c’est le sort inévitable d’à peu près tous les vastes pensers. Mais d’avoir de vastes pensers et de longs espoirs, ce n’est pas le privilège des esprits médiocres et des imaginations ordinaires.


IV

Ce n’est pas non plus la marque d’une intelligence banale que de ne point perdre dans l’élan d’une ambition généreuse le souci et le sens de la réalité. M. Galdós s’aperçut que la pièce où il voyait avec raison le plus bel effort de son art passait, comme on dit, par-dessus la tête de ses spectateurs. Il se défendit et se plaignit. Il fit mieux encore ; il continua. Il savait que le public est un tyran impérieux, mais il n’ignorait pas davantage qu’il est aussi, et surtout en Espagne, un enfant terrible qui parfois se laisse éduquer. Jusqu’à quel point faut-il céder à ses goûts, et dans quelle mesure convient-il de leur faire violence ?


Devine, si tu peux ; et choisis, si tu l’oses.


M. Galdós devina que les drames de sa première manière ne prenaient pas toujours ses spectateurs par les entrailles, et que les autres se déformaient trop souvent au gré des passions politiques ou religieuses. Il connut qu’il est difficile non pas de rester froid quand on traite des questions brûlantes, mais d’imposer aux hommes assemblés pour le spectacle de leur existence une émotion purement esthétique. Il ne désespéra pas pourtant, et, profitant des expériences déjà faites, il rêva d’écrire une pièce qui fût comprise de tous sans être exploitée par personne, et qui lui épargnât aussi bien les applaudissemens fanatiques que les injustes mépris. Ce rêve, je reconnais que Mariucha n’en a donné qu’une image imparfaite, mais je crois bien qu’il s’est trouvé réalisé dans le Grand-Père.

Il y a dans Mariucha un effort souvent assez habile pour fondre en un ensemble harmonieux Volonté et la Duchesse de Saint-Quentin. La noble famille de Alto Rey, à bout de ressources, s’est réfugiée à Agramante. Le marquis, don Pedro de Guzman, ne compte plus que sur la situation lucrative que l’Etat lui semble devoir à son fils Cesáreo. Heureusement sa fille Maria, ou plutôt Mariucha, comme on l’appelle familièrement, rencontre un marchand de charbon qui lui enseigne la puissance de la volonté et la valeur du travail. Il est vrai que ce marchand de charbon n’est pas un Auvergnat ordinaire, je veux dire un Galicien ou un Asturien quelconque. Avant de se faire appeler León, il était Antonio Sanfelices et neveu du marquis de Tarfe. Ruiné sottement et plus sottement compromis dans une affaire de faux, il a eu l’énergie de se refaire une vie nouvelle, et il est à la veille d’une honnête aisance. Grâce à ses leçons, Mariucha, qui n’a hérité d’aucun des préjugés de sa famille, installe dans le vieux palais de Alto Rey un magasin de dentelles et de fleurs artificielles qui ne tarde pas à prospérer. Malheureusement pour elle, Cesáreo épouse les millions d’une veuve américaine. Elle espérait devenir mieux que l’élève de son maître. La fortune du frère change la situation de la sœur. Le charbon est menacé d’une baisse effroyable. Mariucha et León finissent pourtant par unir l’une dans l’autre leurs mains laborieuses, mais c’est après de terribles batailles où, avec le seul appui du curé de la paroisse, ils ont à lutter contre l’orgueil du marquis et l’autorité despotique de Cesáreo devenu grâce à son mariage le « cacique » d’Agramante.

Les principales phases de cette intrigue ne se succèdent pas sans quelque lenteur. L’exposition n’est achevée qu’au second acte, et, si l’on voit bien le pourquoi de plus d’un dialogue uni peu longuement raisonneur, il est fâcheux que des explications nécessaires restent des explications et ne se transforment guère en émotions. Les personnages sont trop exclusivement consacrés et par suite sacrifiés à la thèse qu’ils sont chargés de représenter. León est beaucoup plus un rôle qu’un caractère, et Mariucha ne tient pas sans une inquiétante perfection l’admirable emploi d’être l’image vivante de la vérité vraie. Les idées qu’ils incarnent l’un et l’autre ne sont guère nouvelles sous le soleil, ni même à la lueur des chandelles. Que la loi de la vie moderne soit le travail, c’est le dogme essentiel d’un évangile dont Zola n’a été ni le premier ni le dernier apôtre. Qu’après avoir accompli le devoir du labeur infatigable, l’individu ait le droit de disposer de lui-même, c’est une affirmation qu’on a souvent applaudie sur la scène, surtout quand elle était traduite du norvégien. Il n’en faut pas moins louer Mariucha d’avoir fait entendre ces paroles dans la bouche de personnages qui ne sont peut-être pas des caractères vigoureusement tracés, mais dont les uns personnifient des défauts bien espagnols, et dont les autres ont des aspirations généreuses qu’il serait injuste de confondre avec les revendications haineuses de l’esprit de parti.

La conception philosophique qui se dégage du Grand-Père est plus désintéressée encore, et elle a l’incomparable avantage de n’affaiblir en rien sa valeur psychologique. Voici enfin un drame d’une élégante simplicité qui, sans renoncer à nous faire penser, ne cesse pas de nous intéresser à ses personnages et ne nous suggère des idées qu’après nous avoir communiqué des émotions. La meilleure preuve qu’il est fortement conçu, c’est qu’il est aussi facile de le résumer qu’il est difficile d’en faire sentir l’effet. Le vieux comte d’Albrit, don Rodrigo de Arista-Potestad, est le grand-père de Nell et de Dolly. Il sait que l’une des deux n’est pas la fille de son fils mort pendant son absence ; mais il ne sait pas quelle est celle qui seule a droit à son affection. Ce secret qui importe à l’honneur de sa noble famille, il faut qu’il Lâche de le surprendre dans les yeux et dans la voix, dans les instincts et dans l’âme même de deux charmantes espiègles qui se ressemblent comme deux jumelles. Après d’angoissantes hésitations, don Rodrigo croit découvrir que sa véritable petite-fille est Nell. Il reconnaît ensuite, par les diverses manifestations d’une tendresse et d’un orgueil qui l’enchantent également, que son véritable sang, c’est Dolly. Il apprend alors que c’est Nell, mais, éclairé par sa douleur même qui lui fait voir dans l’éternité un continuel mélange de races et de générations, il garde auprès de lui l’oiseau étranger qui veut faire son nid dans le tronc abandonné d’Albrit. Voilà tout ce qu’il y a d’essentiel dans le Grand-Père, et cela est assez remarquable, surtout en Espagne. Dans un pays où le théâtre a volontiers usé et abusé des intrigues compliquées et a fourni presque toute l’Europe de situations romanesques et de scènes sanglantes, M. Galdós a réussi à faire applaudir un drame où les événemens extérieurs ne jouent à peu près aucun rôle, où l’impression tragique ne se dégage d’aucune surprise brutale, où les recherches angoissées et les douloureuses fluctuations d’une âme en quête d’un secret de famille suffisent pour prendre le spectateur par les entrailles et lui communiquer la plus légitime et la plus émouvante des curiosités, pour le conduire enfin, à travers des péripéties purement morales, jusqu’à un dénouement qui s’épanouit sans effort en une leçon d’humanité.

Le Grand-Père avait montré l’impartialité de son auteur. Bárbara la prouva surabondamment. On dirait qu’en écrivant cette tragi-comédie, M. Galdós a voulu fermer la bouche à ceux qui persistaient encore à le traiter de révolutionnaire. Il y a soutenu, en effet, avec un art qui ne manque ni de force ni de pittoresque, une thèse qu’on n’a pas pu ne pas trouver « réactionnaire. » La scène se passe à Syracuse en 1815. Bárbara, comtesse de Termini, a, dans un mouvement instinctif de révolte, frappé à mort son odieux mari, Lotario Paléologo. On accuse de ce meurtre et on va conduire au supplice celui qu’elle aime et qui l’aime d’un amour purement spirituel, le mystique capitaine espagnol Leonardo de Acuña. Comment obtenir sa grâce ? Le maître de Syracuse, l’intendant Horacio Baddaloni exige, pour l’accorder, que la comtesse de Termini, qui a rompu avec la société en devenant criminelle, rentre dans le monde en épousant Demetrio Paléologo en qui semble ressusciter son frère assassiné. Bárbara, après une lutte douloureuse, finit par accepter ce mariage comme l’expiation nécessaire, et, tandis que s’éloigne Leonardo qui suit un pèlerinage en Terre Sainte, Horacio se réjouit d’avoir occupé les loisirs de sa tyrannie « à modeler avec la misère humaine la statue idéale de la Justice. » Qu’est-ce, en effet, pour lui que la Justice ? Elle consiste dans le retour à l’état antérieur, dans ce qu’il appelle le l’établissement du droit troublé. L’histoire ne justifie-t-elle pas cette conception ? On célèbre au troisième acte un Te Deum en l’honneur de la bataille de Waterloo. Que signifie donc cette victoire, si ce n’est que les choses vont revenir à l’état où elles étaient avant la Révolution française ?

On s’explique sans peine que le public de M. Galdós n’ait pas été médiocrement dérouté par une façon d’entendre la justice, qui ressemble fort à la négation même du progrès. Il a admiré dans Bárbara la poésie du décor et la tragique beauté de deux ou trois situations’. Il a entrevu dans la comtesse de Termini et dans son chevalier espagnol la personnification de deux conceptions de la vie, la païenne et la chrétienne. Il lui était plus difficile d’entrer dans la pensée subtile et fuyante de l’artiste et énigmatique tyran qui est le véritable héros de la pièce. Est-il vraiment nécessaire de la discuter ? On peut, si l’on veut, la rattacher à la philosophie de Kranse qui a eu en Espagne un succès si considérable. Mais M. Galdós sait aussi bien que personne que Waterloo n’a pas supprimé la Révolution française, et que les eaux du fleuve de la vie ne remontent jamais leur cours. S’il a voulu prouver quelque chose, c’est sans doute que son art a assez de souplesse et d’objectivité pour mettre en œuvre l’idée la plus contraire en apparence à l’inspiration générale de son théâtre. Est-ce à dire que Bárbara soit une gageure ? Non. Un repentir ? Pas davantage. C’est bien plutôt un ironique divertissement.

Nous en avons une preuve excellente dans sa dernière comédie. Amour et Science, remet, en effet, à la scène les idées les plus chères à l’auteur de Volonté et de Mariucha. Elle nous fait assister à une régénération morale dont les facteurs sont ceux-là mêmes qui donnent son titre à la pièce. C’est par sa science qui réussit à sauver l’enfant qu’elle a eu de son adultère, c’est par son amour qu’elle voit à l’œuvre dans une colonie modèle où il a recueilli quelques déshérités de ce monde, c’est par ces puissances, dont elle n’avait compris ni la grandeur ni la beauté que le médecin Guillermo Bruno corrige l’âme déformée et guérit l’esprit aveuglé de sa femme Paulina, et qu’il la dirige dans la voie nouvelle où elle rencontre le pardon, où elle découvre le véritable sens de la vie. On peut trouver dans la dernière comédie de M. Galdós des lenteurs et des invraisemblances. On ne peut nier qu’elle n’obéit à aucune préoccupation de polémique. Si elle s’efforce de dégager d’une peinture de la vie espagnole contemporaine une aspiration vers des idées plus larges et plus modernes, elle ne se met au service d’aucun parti, et c’est avec le seul souci de l’art qu’elle présente la thèse qui l’inspira. Elle est une des épreuves, non pas les plus vigoureuses, mais les plus pures de ce drame d’analyse morale que M. Galdós n’a pas cessé de vouloir acclimater sur la scène de son pays.


V

Jusqu’à quel point y a-t-il réussi ? Quelle est la valeur et quelle est la portée de son théâtre ? À ces inévitables questions peut-être ne sera-t-il pas trop impertinent d’essayer, pour conclure, de donner une réponse provisoire.

L’œuvre dramatique de M. Galdós, en quelque estime qu’on la tienne, ne doit pas, me semble-t-il, être mise sur le même rang que son œuvre romanesque. C’est dans le roman seulement que M. Galdós pouvait donner toute sa mesure et tirer le plus heureux parti de ses qualités comme aussi de ses défauts. Son amour des minutieuses descriptions morales, la fécondité de son imagination qui se plaît à grouper autour de ses héros favoris tout un peuple de personnages secondaires, la largeur même de son intelligence avide de comprendre et de représenter les idées les plus diverses et les nuances d’âme en apparence contradictoires, sa conception de l’art, en un mot, exigeait, pour s’épanouir, non pas les conventions nécessaires de la scène, mais la relative liberté du livre. Il faut donc le féliciter d’avoir su, sur une route qui n’était pas la sienne, cueillir des fleurs nouvelles.

Il a réussi d’abord, et sans trop de peine, à se créer une langue dramatique. On reprochait au romancier, surtout dans la première série de ses Épisodes, des familiarités et des incorrections. Ces tours pittoresques ont trouvé leur place naturelle dans la bouche des personnages de son théâtre. N’avaient-ils point été recueillis sur les lèvres mêmes de ses contemporains ? Le dialogue de M. Galdós, c’est la conversation castillane, telle qu’on l’entend aujourd’hui ; et, à la parler avec la plus vive souplesse, ses héros prennent un air de vérité qui fait oublier plus d’une fois quelques invraisemblances de leur caractère ou de leur rôle. Interrogez un Espagnol. Il vous dira qu’il vaut la peine d’apprendre le castillan pour des raisons nombreuses et diverses, et aussi pour entendre parler en leur langue les personnages de M. Galdós.

Les intrigues auxquelles ils sont mêlés ne sont pas toujours franchement et absolument originales ; mais il est rare qu’elles ne soient pas nouvelles en Espagne, et il est difficile de ne pas être frappé de leur variété. Que les sujets mis en œuvre par M. Galdós laissent entrevoir entre eux des rapports et qu’ils se ramènent tous à une unité supérieure, c’est ce qui ne pouvait pas ne pas être, puisqu’ils furent conçus par le même esprit. Pour former vraiment un théâtre, il faut bien qu’ils aient un air de famille. Mais avec quelle diversité ils le montrent ! Plus largement humains ou plus spécialement espagnols, plus précisément familiers ou plus vaguement symboliques, ils attestent un effort jamais lassé pour se reprendre et se renouveler. Aucun d’eux ne se laisse jamais entraîner dans des enchevêtremens factices ou dans de sanglantes complications. M. Galdós abandonne à la fois la tradition de la comedia de l’âge d’or et les exemples du duc de Rivas ou de don José Echegaray. On peut discuter la vérité ou la vraisemblance de ses expositions. On ne peut nier que, pour s’acheminer vers le dénouement, elles négligent d’ordinaire jusqu’à l’extrême limite du possible les interventions du dehors pour s’attacher et quelquefois s’attarder aux seules peintures morales.

Un tel théâtre exige les plus précieuses ressources de la psychologie. Elles ne font presque jamais défaut à M. Galdós, mais elles ne le servent pas toujours aussi bien sur la scène que dans le roman. C’est surtout dans la création des personnages secondaires qu’il a fait preuve de la plus piquante justesse. Serviteurs égoïstes ou sournois agens d’affaires, dévotes autoritaires ou vaniteuses « mairesses » de village, ces hommes et ces femmes qui ne font que traverser la scène ne la quittent point sans nous faire sourire du trait aussi net que discret dont ils sont à jamais marqués. M. Galdós excelle dans la peinture de ces picaros modernes qui, presque sans esprit et sans finesse, se conquièrent cependant, comme le Senén du Grand-Père, une situation moyenne par les seules forces de l’adulation et de l’intrigue, et qui, pour reprendre la formule du Pepe Fajardo des Épisodes nationaux, « en attendant d’être le riche qui le mange, ne veulent point être le lièvre qu’on apprête, mais le cuisinier qui l’apprête. »

Les personnages principaux nous intéressent souvent et nous émeuvent plus d’une fois. Ils ne nous paraissent jamais d’une vérité assez vivante et, si je puis dire, assez criante. Ceux qui sont des sages s’enveloppent dans une sérénité trop froide. Ceux qui partagent les passions humaines ne donnent pas l’impression d’être uniquement tirés de l’observation. La femme aimée, jeune fille ou veuve, est presque toujours une âme d’élite que sa générosité naturelle attire vers le malheur, que son intelligence éveillée entraîne vers des lumières nouvelles. L’homme qui la conquiert vit généralement en marge de la société. Il a le mépris magnifique des conventions et des lâchetés et une inébranlable confiance dans la valeur de son énergie. Elle et Lui parlent en prose, mais on pourrait leur souffler des vers assez connus :


Lui : Un ange vous dit-il combien vous êtes douce
Au malheureux que tout abandonne et repousse ?
Elle : Vous êtes mon lion superbe et généreux.


T’exagère, mais c’est pour mieux faire sentir que, si pénétrés qu’ils soient du souffle moderne, les héros de M. Galdós sont tout de même bien Espagnols, puisque, dans des intrigues contemporaines, ils demeurent des romantiques impénitens.

Il est juste d’ajouter qu’ils nous paraîtraient peut-être plus vrais s’ils pouvaient nous ouvrir davantage leur âme et s’ils n’étaient pas chargés par l’auteur du poids de tant d’idées Quelle est donc la valeur philosophique d’un théâtre qui se préoccupe de signifier et même d’enseigner quelque chose ?

On me dispensera, je suppose, de toute réflexion préliminaire sur l’utilité qu’il y a pour le dramatiste à tirer son œuvre de l’idée même qu’il veut discuter. C’est là une question qui n’a pas cessé d’être à l’ordre du jour depuis Dumas fils jusqu’à M. Brieux, mais je crois bien qu’on a dit sur elle à peu près tout ce qui se pouvait imaginer de raisonnable ou d’absurde. Il n’est pas cependant sans intérêt de rappeler que la pièce à thèse est, en Espagne, bien moins usitée et usée qu’en France. C’est une injustice, sans doute, de refuser à la comedia de l’âge d’or le mérite d’avoir su parfois porter la pensée. Lisez la Vie est un songe de Calderón, et vous verrez avec quelle vigueur est mise en scène l’idée philosophique qui justifie ce titre. Il n’en est pas moins vrai que le public espagnol a surtout demandé au théâtre national qui exprimait toute son âme non point une matière à réflexion, mais des spectacles du mouvement le plus varié, et des peintures de l’amour et de l’honneur dont la violence ne laissait pas d’être superficielle, puisqu’on y voyait briller des lueurs fulgurantes plutôt qu’une lumière sereine et continue. M. Galdós pouvait donc se flatter d’être original en un genre dont l’évolution est loin d’être achevée en son pays. L’a-t-il été en effet ?

On est tenté d’abord de répondre non. Il ne nous a point été difficile de montrer les origines étrangères des idées soutenues par les premiers drames de M. Galdós. Nous y avons retrouvé des revendications qui étaient chez nous à la mode aux environs de 1840 ; nous y avons entendu l’écho des paroles écrites dans l’évangile selon Ibsen ou selon Tolstoï. Les drames de la seconde manière n’enseignent guère qu’une vérité assez banale qui est que le fanatisme est bien dangereux sous sa forme politique ou sous sa forme religieuse. Les derniers problèmes portés à la scène par M. Galdós ne produisent pas davantage un effet de surprise. L’honneur est-il un héritage qu’assure seule la pureté d’un sang noble, ou n’est-il, au contraire, qu’une illusion sociale ? La nature exige-t-elle, pour l’accomplissement des hautes destinées, l’intégrité de la race ; ou bien efface-t-elle en un incessant mélange les distinctions imaginées par notre orgueil ? L’hérédité se manifeste-t-elle inéluctablement dans les traits du visage ou dans les caractères de l’âme ? Le mal ne peut-il se changer en bien, de sorte qu’à la fin l’honneur s’incline devant l’amour ? Notre théâtre a soulevé plus d’une fois des questions analogues, et, pour ne citer que ses plus récentes productions, il y a bien quelque chose de cela dans les Fossiles ou dans l’Évasion. Je ne parle pas, bien entendu, du préjugé nobiliaire qui, sous une forme ou sous une autre, trouve le moyen de reparaître jusque dans les comédies où les affaires sont les affaires.

Pour être juste à l’égard de M. Galdós il convient de faire deux réflexions. La première est que toutes ces questions qui semblaient avoir traversé les Pyrénées avec des livres russes, norvégiens ou français, il les a faites siennes par la couleur qu’il leur a donnée. La seconde, et la plus importante, c’est qu’il n’y a ni un mince courage ni une médiocre originalité à les avoir traitées sur une scène espagnole. Les spectateurs de M. Galdós ont fait à son théâtre une résistance qui s’explique surtout par le dérangement profond qu’il causait à leurs vieilles habitudes de sentir et de penser, ou… de ne pas penser. C’est qu’il apportait les idées les plus opposées du monde à la tradition nationale, c’est qu’il imposait à son public tout ce qu’il était capable de supporter de modernisme. Vous figurez-vous les héros de Calderón assistant à une représentation du Grand-Père ? Ne s’indigneraient-ils point de voir ainsi déshonorer l’honneur ? Le vieux comte d’Albrit paraîtrait au dénouement un descendant dégénéré au Peintre de son déshonneur et au Médecin de son honneur. Le théâtre espagnol contemporain a deux faces bien distinctes. De l’une, il regarde le passé, et c’est celle que présente encore à son public l’avant-dernier lauréat du prix Nobel, don José Echegaray. M. Pérez Galdós est, au contraire, le véritable fondateur de cette école qui, avec M. Benavente, M. Dicenta et d’autres « jeunes, » cherche à faire pénétrer sur la scène de son pays les idées et les sentimens de l’Europe d’aujourd’hui. Et c’est pourquoi son œuvre dramatique ne nous paraît pas étrangère.

Elle n’en reste pas moins une œuvre nationale, et dans le meilleur sens du mot. Elle prêche, en effet, et avec éloquence, les idées qui sont actuellement le plus nécessaires à l’Espagne. Le plus illustre représentant de la critique et du catholicisme espagnols, M. Menéndez y Pelayo, avait d’abord combattu, dans M. Pérez Galdós, le plus dangereux des hétérodoxes. Il a fini par rendre hommage à la sincérité et à la valeur de son effort. Si l’on écarte une ou deux pièces et quelques scènes dont le plus grave tort est de n’avoir point été écoutées avec une curiosité purment esthétique, le théâtre de M. Galdós semble faire œuvre utile. Il essaie de faire passer sur une terre, où la tradition du moyen âge garde encore tant de puissance, un peu du souffle de l’esprit moderne. Les défauts qu’il personnifie dans ses héros, ce sont les vices mêmes par lesquels s’explique la décadence d’une race qui ne se relèvera qu’en s’en guérissant. Adressez-vous à des Espagnols. Il n’est pas un homme politique sincère qui se refuse à voir dans le « caciquisme » l’ulcère rongeur qui pourrit toutes les forces vives de ce généreux pays. Les plus avisés d’entre les catholiques ne feront pas davantage difficulté de reconnaître que la dévotion mal entendue est trop souvent chez eux une entrave à la diffusion du progrès. Les héros de l’Espagne sont encore trop exclusivement les saints et les « conquistadores. » À ces figures d’un autre âge il importe d’ajouter d’autres images et un autre idéal. Il est temps que l’Espagne apprenne à connaître et à admirer les volontaires du labeur quotidien. Celui-là mérite bien d’elle qui enseigne à mépriser le luxe des dimanches pour honorer le confortable de tous les jours, à ne plus compter sur les injustes faveurs de l’Etat, mais sur son propre et loyal effort. Dans un des derniers Episodes nationaux, la reine Isabelle échange des propos avec Beramendi : « Je ne cesse, dit-elle, de penser à mon histoire, et je me la représente comme une matrone vigoureuse… — Oui, avec un laurier à la main et un lion aux pieds. Ça, c’est l’histoire officielle, académique et menteuse. Celle qui mérite d’être écrite, c’est celle de l’être espagnol, de l’âme espagnole, celle où marchent confondus peuple et couronne, sujets et rois… — Oui, ce doit être vrai. — et cette histoire, je me la représente, moi, comme une déesse, comme une femme réelle et en même temps divine, de beauté parfaite… — Oui, oui, elle est vêtue à la mode grecque avec une tunique qui marque bien les formes. Ainsi se représente dans l’art tout l’idéal, ainsi l’être des choses, si l’âme des peuples… Cette figure que tu vois, puisqu’elle est purement espagnole, elle doit être brune. — Elle est brune, et brûlée par le soleil, par ce soleil d’Espagne qui n’est pas le soleil de tout le monde. — Et sans doute tu dois la voir svelte, peu vêtue et pieds nus… non pas sale, mais pleine de poudre… naturellement, à force de marcher par ces chemins et sentiers du diable, à travers tant de sierras et de terres incultes… Pays grandiose que le nôtre, mais plein de poudre. »

Cette Espagne non pas officielle, mais réelle, M. Galdós en a d’abord conté l’histoire pour pénétrer jusqu’au fond profond de son âme. Et parce qu’il en aimait la beauté, il n’a pas cru devoir lui cacher ses faiblesses et ses imperfections. Il l’a contrainte alors à venir se regarder dans son théâtre. Elle n’a pas toujours reconnu son image, mais elle s’est toujours sentie envelopper par un souffle étrangement pur et frais. M. Galdós ne pouvait pas lui rendre un meilleur service. Elle se renfermait en elle-même et s’étiolait dans le regret stérile d’une gloire passée. Avec plus de piété filiale que d’ardeur révolutionnaire, il a secoué la poudre qui la couvrait, et il lui a enseigné le salutaire remède de marcher au grand air dans la lumière d’aujourd’hui.


ERNEST MARTINENCHE.


  1. Faut-il rappeler que la « journée » est l’acte des comedias de l’âge d’or ?