Littérature orale de la Picardie – Avant-propos

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AVANT-PROPOS


Dans ces derniers temps, l’étude de la littérature populaire, autrement dit du Folk-Lore, a fait des progrès très sensibles. On s’est mis à l’œuvre sur beaucoup de points à la fois, et les chercheurs ont pu recueillir quantité de documents précieux dont on avait à peine soupçonné l’existence. Les travaux français de MM. Luzel, E. Rolland, Cosquin, Bladé, Sébillot, Cénac-Moncaut, sont venus compléter ceux du même genre entrepris en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Espagne, par Campbell, Kennedy, Ralston, Grimm, Kœhler, Gubernatis, Pitré, Maspons, etc., etc. Mais ces recherches ne font encore que commencer surtout pour la France où quelques provinces seules ont été explorées : la Bretagne, le Béarn, l’Anjou, la Lorraine, etc., tandis que la Normandie, la Picardie, l’Auvergne, la Corse ne l’ont été qu’incidemment dans quelque feuille ou quelque almanach local, grâce à la fantaisie d’un touriste plus romancier qu’historien fidèle.

C’est dans le but de sauver la littérature orale de l’oubli que la collection des « Littératures populaires de toutes les nations » a été entreprise.

Après les recueils de MM. Maspero, Luzel, Bladé, Paul Sébillot, qui viennent d’être publiés, on trouvera dans ce volume une collection de Légendes, de Contes et de Chansons populaires, recueillis dans l’ancienne province de Picardie (Somme, parties de l’Aisne, de l’Oise et du Pas-de-Calais).

La Littérature populaire de la Picardie, si l’on en excepte cinq ou six contes publiés dans les Almanachs d’Amiens ou d’Abbeville, et quelques autres que j’ai donnés dans la Mélusine, la Romania, etc., n’avait pas encore fait l’objet de recherches spéciales. Ce n’est pas que cette province ne fût, sous ce rapport, aussi riche que les autres ; si l’on s’en rapporte à ce qui existe encore de Contes, de Légendes, de Chansons populaires, on peut affirmer qu’il y a cinquante ans, la littérature orale a dû être d’une grande richesse.

À cette époque, par des raisons d’économie et de commodité faciles à comprendre, les paysans se réunissaient dans les caves ou dans une grande chambre du village pour y faire la veillée.

Chacun des habitués de la veillée apportait sa bûche ou sa tourbe ; un bon feu flambait dans la vaste cheminée ; les hommes s’asseyaient autour du feu, les uns tricotant, les autres jouant aux cartes ; plus loin les jeunes filles, et dans le fond les mères de famille et les vieilles femmes occupées à filer le lin ou le chanvre. On arrivait après souper, vers cinq ou six heures, et la veillée durait souvent après minuit. C’était un brouhaha de rouets, de voix, de chansons s’entremêlant jusqu’au moment où les hommes fatigués de parler cartes ou récoltes, les femmes de dire du mal de la mère une-telle ou du père Thomas, une des fileuses interpellât le conteur ou le chanteur en titre de la veillée, pour demander un bon vieux conte ou une chanson.

Le vieux se faisait prier un peu, histoire de chercher le conte qu’il dirait, et commençait sa légende ou sa chanson. Les rouets se taisaient, les jeunes filles et les commères cessaient de caqueter, et le conte fini, un autre conteur repartait de plus belle sur un nouveau thème d’histoire. Puis on chantait en chœur, on proposait des énigmes, des devinettes, et le plaisir allait son train.

Les jeunes gens du village arrivaient et demandaient entrée à la veillée. Ils allaient prendre place à côté de la jeune fille qu’ils courtisaient et prenaient part aux chansons des vieux. L’heure de se retirer étant venue, ils reconduisaient leur « belle » et n’allaient se coucher qu’après avoir joué toutes sortes de tours à ceux qui n’étaient pas de la veillée.

Le jeudi, c’était autre chose. Les gars amenaient le ménétrier ; les vieilles femmes se rangeaient le long des murs, les vieillards se plaçaient devant le feu ; le ménétrier montait sur un bahut et la danse commençait. Le « cotillon », la « branle », le « rigodon » alternaient avec les quadrilles du bon vieux temps. Et quand les danseurs étaient fatigués, on « attisait » le feu ; une grande casserole était bientôt remplie de cidre ou de vieux poiré, de sucre et d’eau-de-vie, et, quand le « flippe » était bien chaud, les grandes tasses remplies du liquide fumant circulaient à la ronde ; les danses recommençaient de plus belle fort avant dans la nuit.

Mais, au moment du Carnaval, il arrivait souvent aux jeunes gens de se livrer à des scènes bien différentes, d’entrer dans les « veilloirs », de souffler les lampes à bec, de briser les chaises et les rouets des fileuses, et de chasser à coups de bâton les veilleurs et les veilleuses. Ou bien encore on apportait des cadavres de chiens, de chats, voire même de chèvres ou de moutons, et l’on jetait ces charognes dans le cercle des veilleurs !

Le Carnaval achevé, les veillées duraient encore quelque temps avec leur caractère habituel, pour se terminer aux environs de Pâques.



Cette ancienne coutume de se réunir le soir aux veillées, pendant la mauvaise saison, a disparu avec les causes qui l’avaient produite. L’aisance générale a augmenté avec les progrès de l’agriculture ; puis l’industrie est venue apporter une occupation aux paysans que ne retiennent plus les travaux des champs ; des usines, des manufactures se sont établies partout ; le salaire augmentant pendant que l’instruction populaire se généralisait, une sorte d’évolution a donné naissance à une vie nouvelle toute différente. L’intérieur, le chez-soi a pris la place des longues réunions, des veillées d’autrefois. Le soir, le paysan et sa femme travaillent à quelque métier, et si l’on raconte quelque chose, c’est le journal à un sou arrivé de Paris dans la journée qui en fait tous les frais. Les contes et les légendes s’oublient, et l’on a honte de redire ces « vieilleries » du temps passé.

Quant à la chanson populaire, on croirait presque qu’elle n’existe plus. On a l’habitude de montrer le paysan chantant quelque joyeux couplet tout en conduisant sa charrue ; ce n’est certes pas en Picardie que cet usage se retrouve, et si les autres provinces ressemblent à celles du Nord, le laboureur de George Sand passera bientôt à l’état de légende tout comme les bergers de Théocrite et de Virgile.

Quand de nos jours le paysan se laisse aller à chanter, c’est aux jours de fêtes, aux mariages, aux baptêmes et alors que le repos, le bonheur ou… la bière l’ont quelque peu grisé. Et s’il chante, ce ne sont point les airs du vieux temps transmis par les ancêtres, mais les romances, les airs bachiques, les « scies » à la mode quelques années auparavant dans les concerts de Paris. On comprend dès lors combien il est difficile de retrouver ces restes d’un genre de vie disparu depuis cinquante ans. Étude préliminaire et approfondie du paysan ; le coudoyer chaque jour ; parler sa langue ; commencer par lui dire des contes et des chansons ; ne pas se laisser rebuter par les premiers insuccès ; souffrir patiemment dix ou douze histoires à dormir debout, sans aucun sens souvent, pour arriver à quelque chose de bon : telles sont les conditions sine qua non que réclame l’étude du Folk-Lore de nos provinces, étude à faire dès maintenant, car les vieillards s’en vont, emportant avec eux beaucoup de contes et de légendes et la presque totalité de nos chansons populaires.



Le classement des Contes, des Légendes et des Chansons est fort difficile à établir. Il n’en est guère qui ne puissent trouver place dans des chapitres différents.

La première partie de ce volume est consacrée aux Légendes, la seconde aux Contes proprement dits, la troisième aux Chansons. Les Légendes que j’ai recueillies ayant trait aux fées, aux lutins, au diable, aux sorciers, aux revenants, à la Vierge et aux saints, j’en ai fait l’objet d’autant de chapitres spéciaux. C’est, du reste, l’ordre suivi dans nombre de recueils et que je donne pour ce qu’il vaut, en attendant une classification véritablement scientifique, si elle se peut trouver.


É. HENRY CARNOY
Warloy-Baillon (Somme), le 21 septembre 1882.