Littérature populaire de la Grande-Bretagne – Les ballades du cycle de Robin Hood

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Littérature populaire de la Grande-Bretagne – Les ballades du cycle de Robin Hood
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 89-113).
LITTERATURE POPULAIRE


DE


LA GRANDE-BRETAGNE





LES BALLADES DU CYCLE DE ROBIN HOOD.


I. The Robin Hood Garlands and Ballads, with the tale of the Lyttle Geste, edited by John Mathew Gutch; London, 2 vol. 1850. — II. The Great hero of the ancient minstrelsy of England, Robin Hood, by Joseph Hunter; London 1852.





Au XVIe siècle, les ballades de Robin Hood étaient dans toute leur gloire, tout le monde les chantait, au moins dans les momens de gaieté. Skelton, poète satirique du temps d’Henri VIII, en a mis un refrain dans la bouche du cardinal Wolsey. Au XVIIe, elles avaient perdu de leur faveur. Un jour, la commission du parlement chargée de porter à Charles Ier, dans Oxford, les propositions des chambres en vue de la paix, après avoir parlé devant sa majesté de la sérieuse question qu’elle avait à débattre avec elle, lui demanda la réponse qu’elle devait rapporter au parlement. Comme le roi, en remettant la réponse aux commissaires, refusait de leur en faire connaître le contenu, et que les honorables s’étaient aventurés à faire remarquer combien le procédé leur paraissait peu civil : « Que vous importe, dit Charles Ier, puisque vous n’êtes que des porteurs de messages ? S’il me prenait fantaisie de vous donner à porter la chanson de Robin Hood et de Little John, ne seriez-vous pas bien obligés de faire la commission ? »

Il faut donc penser qu’à cette époque, en 1644, les chansons de Robin Hood étaient tenues pour des fables frivoles et de nulle conséquence, et qu’un prince croyait mortifier suffisamment des députés indociles en les chargeant d’un pareil message. On ne peut contester que toutes ces chansons sur le franc-archer eurent leur temps de discrédit; la vogue de Robin Hood dans un certain public ne le sauvait pas du mépris de tous ceux qui se piquaient de goût et de littérature. Il existait un proverbe anglais qui était le commentaire du mot de Charles Ier : « Les contes de Robin Hood sont bons pour les fous. » Le bandit populaire n’était pas en faveur; le goût public se portait vers de plus grandes choses. L’Angleterre avait eu le règne d’Elisabeth et celui de Jacques Ier, c’est-à-dire peut-être son grand siècle. Le moyen, après les admirables stances de Spencer, de revenir à ces vieilles strophes pauvrement rimées ! Le moyen de goûter les bons tours de Robin Hood et de Little John après les drames de Shakspeare ou de Ben Jonson ! Ce n’est pas tout : ce qui courait alors parmi le peuple sous le nom de Guirlandes de Robin Hood ne renfermait pas les meilleures pièces du cycle de ce franc-archer. Quelques-unes parmi les plus remarquables demeuraient ensevelies dans les bibliothèques, ou vivaient seulement dans la mémoire de quelque vieux ménétrier. Toutes celles qui circulaient étaient du XVIe ou du commencement du XVIIe siècle. Pour rendre quelque charme à ces compositions généralement méprisées, il fallait que le goût public fût un peu changé. C’est ce qui arriva au siècle suivant. Le changement du goût se fit à la suite des changemens politiques. Lorsqu’un gouvernement libéral modéré se fonda en Angleterre, toute la nation cessa peu à peu de modeler sur la cour toutes ses idées, tous ses sentimens, tous ses plaisirs; toutes les classes fournirent quelque chose au nouvel ordre qui s’établissait. Il se fit un compromis général des idées de la nation, et l’Angleterre s’y reposa : ce fut le siècle de la reine Anne. La part du peuple fut petite en littérature; le peuple est naturellement modeste, quand on ne le flatte pas : cependant il eut sa part. On s’avisa de trouver qu’il y avait de la grâce, de l’énergie, de l’éloquence dans certains chants populaires. Addison, le classique Addison, consacra deux numéros du Spectateur à la ballade de Chevy-Chace. Il la comparait, il est vrai, à l’Enéide de Virgile, et la soumettait à une sorte de critique pour laquelle elle n’était pas faite; de plus il s’en tenait à la seconde rédaction de cette ballade, rédaction du XVIe siècle, fort belle sans doute, mais déjà élégante et sentant le métier. C’était pourtant beaucoup que de ne pas repousser les strophes chantées par les ménestrels des comtés du nord, et de leur faire les honneurs du Spectateur.

De la ballade de Chevy-Chace à celles de Robin Hood, il y a encore bien loin; mais l’exemple était donné. Percy publia, vers le milieu du siècle, son célèbre recueil de vieilles poésies anglaises, parmi lesquelles on trouve une des plus belles ballades sur le franc-archer, celle de Robin Hood et Guy of Gisborne. Cependant le héros de la forêt attendait son historien : il le trouva dans l’un des hommes les plus originaux et les plus savans de l’Angleterre; c’était Joseph Ritson. Cet homme d’humeur bizarre, qui ne mangeait pas plus de viande que le plus sévère des pythagoriciens, portant dans ses études une ardeur à laquelle les objets semblaient manquer, cet homme qui, pour son malheur, n’eut aucune religion d’aucune sorte, mais qui, pour l’instruction de ses contemporains, a toujours travaillé, Joseph Ritson, se prit d’amour pour Robin Hood. D’où venait ce penchant si décidé pour le franc archer ? Trouvait-il quelque malin plaisir à raconter ses querelles avec les évêques et les moines ? Cette vie bizarre d’un homme en guerre ouverte avec la société d’autrefois, libre au fond des forêts et se faisant redouter dans tout le pays à la ronde, généreux avec les petits, indomptable avec les grands, cette vie romanesque, et qui ne ressemble à aucune autre, éveilla-t-elle son attention, et trouva-t-elle le secret de plaire à un homme de lettres fort paisible, mais qui avait le goût de l’étrange ? Quoi qu’il en soit, Ritson fut le premier historien de Robin Hood.

Il donna en 1795 une grande partie des ballades sur cet archer dans une collection qui portait le titre du célèbre outlaw. Dans ce recueil, il reproduisait le Lyttle Geste, épopée entière sur Robin Hood, fort peu connue jusque-là. Il la réimprimait d’après un exemplaire unique de 1489. Le tout était précédé d’une vie du héros, de nombreux commentaires sur cette vie, et même d’un arbre généalogique, en vertu duquel le brave outlaw devenait bel et bien comte de Huntingdon, s’appelait Fitz-Hooth au lieu de Hood tout court, comme un descendant des Normands, avait dans les veines du sang de Guillaume le Conquérant, et marquait sa place dans l’histoire comme un rival et comme un ennemi de Jean-sans-Terre. Ritson n’osait avancer toutes ces choses bien sérieusement. Moitié plaisanterie, moitié prudence, il ne quittait pas tout à fait le ton du badinage. Depuis Ritson, Robin Hood a beaucoup grandi aux yeux de la critique; il a repris ses proportions de héros.

Ainsi le franc-archer a été d’abord célébré comme Charlemagne et Arthur, comme les rois de l’histoire et comme ceux de la fable, puis il est tombé dans un certain discrédit; il a été, un siècle ou deux, en possession d’amuser le vulgaire et d’exercer des poètes médiocres; puis encore il a repris faveur, et de nos jours c’est presque un grand procès qui s’agite, de savoir s’il a été comte ou simple archer, s’il était Saxon, s’il était un personnage politique, s’il vivait au XIIe, XIIIe ou au XIVe siècle, si enfin (car l’incertitude va jusque-là) il a jamais existé. D’autre part, les plus anciennes et les meilleures des ballades dont il a fourni la matière sont tombées dans l’oubli durant l’époque où le nom du héros s’est obscurci. Telles sont surtout l’épopée du Lyttle Geste, la ballade de Robin Hood et Guy de Gisborne, celle de Robin Hood et le Moine, qui n’a vu le jour qu’en 1829. Aujourd’hui elles sont lues et goûtées du public, et il n’est plus permis de méconnaître l’originalité, la grâce, la poésie d’une bonne portion du cycle de Robin Hood. Nous ne pouvons donc hésiter entre la délicatesse dédaigneuse et l’admiration décidée; nous donnerons tort au proverbe sur les contes de Robin Hood, et nous ne craindrons pas de traiter le franc-archer en héros.

Quel est ce héros ? Comment s’est formée une tradition populaire si étrange et pourtant si vivace ? — Telle est la question qui se présente d’abord. Les critiques ont imaginé six ou sept systèmes sur ce point de littérature; mais il n’y a qu’une chose qu’ils soient parvenus à prouver, c’est l’impossibilité d’arriver à une certitude. L’antiquaire Stukeley a fait de Robin Hood un Robert Fitz-Ooth, comte de Huntingdon, descendant par sa mère de l’illustre maison de Vere, une des plus anciennes d’Angleterre, et par son père de Ralph Fitz-Ooth, lord de Kyme, de race normande et d’une famille alliée des rois d’Ecosse, et qui comptait Guillaume le Conquérant parmi ses aïeux. Ritson, qui a mis la plus profonde érudition au service du héros des forêts, consent à le reconnaître pour un comte, quoiqu’il ne semble pas tenir sérieusement pour son blason, et il le fait vivre entre Richard Cœur-de-Lion et le roi Jean. Percy, le savant éditeur des Reliques of ancient poetry, veut que le brave archer ne soit ni plus ni moins qu’un yeoman ; c’est le dernier rang des gens de guerre ; après le yeoman, il n’y a plus que le valet et le serf. L’illustre auteur de l’Histoire de la Conquête d’Angleterre par les Normands, M. Augustin Thierry, a donné du personnage de Robin Hood l’explication la plus ingénieuse et la plus intéressante. À son avis, c’est un de ces proscrits saxons qui, préférant l’exil et les dangers à l’esclavage, se cachaient dans des forêts épaisses ou dans des marais inaccessibles, et continuaient contre les usurpateurs normands une guerre de tous les jours. Cette hypothèse, appuyée de nombreux fragmens des ballades, a fourni à M. Thierry un de ses meilleurs chapitres. L’auteur anonyme d’une étude qui a paru en 1841 dans la Westminster Review se rapproche beaucoup de l’opinion de M. Thierry ; il ne fait pas de Robin un Saxon insoumis qui prolonge dans les forêts la résistance à la conquête des Normands, mais il suppose que le franc-archer est un des proscrits qui survécurent à la défaite des barons révoltés à Evesham et à la mort de Simon de Montfort en 1265. C’était un homme du peuple, mais un homme libre, un yeoman. Privé de ses biens, exheredatus, il se jeta dans les forêts pour y trouver la vengeance et la liberté. M. Gutch, éditeur du dernier recueil des ballades de Robin Hood, qu’il a bien augmenté, se range à l’avis du rédacteur de la Westminster Review. Le yeoman, après avoir combattu dans les rangs du parti national et anglais, le parti des lois anglaises et de la grande charte, se fait braconnier, et, joyeux dans la verte forêt, prend de temps en temps sa revanche sur ses ennemis. M. Thomas Wright, un des écrivains les plus versés dans les antiquités nationales, embarrassé des difficultés que soulève chacune des hypothèses de ses devanciers, a recours à un moyen extrême : ne pouvant se décider à prendre Robin Hood pour un comte de Huntingdon, ni pour un Saxon révolté, ni pour un bon yeoman qui a combattu pour la grande charte, et ne trouvant pas de condition nouvelle à lui donner, il en fait un esprit, un démon, une de ces superstitions populaires dont les Anglais d’autrefois peuplaient les forêts et les solitudes. C’est désormais un de ces lutins que les imaginations saxonnes ont importés des vieilles forêts de Germanie, et voilà Robin Hood devenu je ne sais quel dieu teutonique.

M. Joseph Hunter enfin, auteur de petites monographies historiques pleines de science, a découvert un Robin Hood parmi les huissiers de la chambre du roi Édouard II, en 1323. Or il se trouve que dans le Lyttle Geste Robin Hood fait sa paix avec un roi nommé Édouard, et devient son serviteur : vite le héros des ballades devient huissier de la chambre, ce qu’on appelait portour dans le français corrompu qui se parlait ou s’écrivait à la cour d’Édouard II. Bien plus, nous apprenons le chiffre de son traitement, il recevait trois pence par jour. Ne croyez pas cependant que M. Hunter se soit décidé légèrement à mettre le fier outlaw dans une fonction si pacifique. Édouard II est le seul roi de ce nom qui ait visité la forêt de Sherwood, où séjournait Robin Hood dans les conditions qui sont marquées par le poète auteur du Lyttle Geste. Par une singulière coïncidence, le Robin Hood de la forêt et celui de la chambre du roi ne restent l’un et l’autre que quinze mois au service d’Édouard, et sur ce point le Lyttle Geste se trouve vérifié par les rôles de la maison du roi, conservés à l’échiquier de la Grande-Bretagne. Ce n’est pas tout, M. Hunter découvre à peu près l’origine de cet huissier devenu tout à coup si poétique : il est probablement originaire de Wakefield; il a des parens répandus dans le Yorkshire, et c’est justement là le pays où vécut le braconnier Robin Hood. Je ne m’arrête pas à d’autres détails, où les ballades et les archives publiques semblent prendre plaisir à s’accorder pour plaire à M. Hunter. Il faut vraiment que sa théorie soit bien impossible, pour que nous la rejetions malgré tant de vraisemblance.

Parmi tant de systèmes sur Robin Hood, il y a un trait général qu’on peut observer, et qui peut servir à les classer en quelque sorte en deux groupes différens. Selon les uns, ce personnage, ennemi de la société, telle qu’elle est organisée dans son pays, ennemi surtout de ceux qui la gouvernent, placé en embuscade contre les grands seigneurs, contre les puissans, contre les riches, est le représentant d’une haine de nation contre nation, le continuateur d’une guerre qui n’a plus de théâtre que les forêts, plus d’armes que l’assassinat ou le brigandage. C’est une petite guerre sans fin, une haine irréconciliable; c’est la guerre des Saxons vaincus contre les Normands vainqueurs, et la lutte constante, quoique désespérée, d’une opiniâtre nationalité. A ce point de vue, la longue popularité de Robin Hood démontre la durée de la lutte intérieure et cachée. Les chants sur Robin Hood étaient une poétique protestation contre l’envahissement de l’étranger, une plainte interminable ou une invective amère contre la tyrannie. Toute la masse du peuple, celle qui chantait ces ballades, ne supportait donc qu’avec peine le joug d’une dynastie normande, d’évêques normands, ou du moins applaudissait au ménestrel populaire, qui l’amusait aux dépens des usurpateurs. Comme rien ne prouve que le cycle de Robin Hood ait pris naissance avant l’idiome national, et que celui-ci n’a guère vu le jour qu’au XIIIe siècle, voilà donc une protestation politique qui traverse les âges, voilà un déchirement intérieur qui se perpétue durant deux ou trois cents ans. Nous arrivons au siècle des Édouards, et il y a encore des Saxons et des Normands ; une partie de la nation prétend être la maîtresse, quoique se reconnaissant étrangère; l’autre partie lutte encore, et se souvient de ses héros, quoique depuis si longtemps vaincue.

Selon d’autres historiens, les nations que le sort a mêlées ne demeurent pas ennemies et sous les armes, comme des adversaires en champ clos; elles ont une puissance merveilleuse pour s’absorber réciproquement. Le peuple saxon surtout avait cette force au plus haut degré; vaincu, broyé sous le joug de fer de ses conquérans, il a mieux fait que de prendre sa revanche et de battre son vainqueur, il a ouvert son sein, et il l’y a fait disparaître. Au bout d’un siècle, il ne restait plus des Normands que la langue, les arts, les richesses, les idées, toutes les armes enfin avec lesquelles on avait fait la conquête; mais ceux qui les portaient n’étaient plus. Comment des ballades, altérées peut-être d’âge en âge, mais peut-être aussi ne remontant pas au-delà du XIVe siècle, contiendraient-elles l’histoire indéfiniment prolongée de cette lutte incroyable, si contraire au caractère saxon ? D’où viendrait cet esprit opiniâtre de résistance dans les ballades, lorsqu’il disparaît si complètement dans les faits ? D’ailleurs, si l’on regarde de plus près à ces ballades, où voit-on qu’elles respirent la révolte et la haine politique ? Robin Hood n’est pas fort délicat sur le point du bien d’autrui, il n’est pas respectueux envers les abbés, il en veut à un certain évêque; mais il est fort dévoué au roi, et vous le fâcheriez très fort en rappelant rebelle. Il est proscrit, il est bandit, il est peut-être voleur de grand chemin; mais il n’est pas insurgé. C’est un sujet incommode, mais loyal dans le sens le plus anglais du mot. Il dépouille les sujets du roi en criant : Vive le roi ! Non, Robin Hood n’est pas un Saxon révolté. S’il a une valeur politique, c’est un de ces hommes si nombreux qui levèrent un drapeau dans les forêts, dans les marécages, dans les châteaux les plus écartés, entre le XIIIe et le XIVe siècle. Si vous ne voulez pas lui donner cette importance, c’est tout simplement un bandit, un braconnier, tout ce que vous voudrez; mais il faut renoncer à en faire un rebelle.

Voilà deux manières très opposées d’envisager Robin Hood. On pourrait appeler la première — le système français. On sait que M. Augustin Thierry est le premier qui ait expliqué ainsi le héros des archers. La tournure poétique de son hypothèse, la vraisemblance dont il a su l’entourer, la grande autorité de son nom, tout s’est réuni pour faire la fortune de cette explication. On peut dire qu’en France elle est généralement adoptée[1]. Je ne trouve aucun critique anglais qui l’ait acceptée purement et simplement; deux seulement, M. Gutch et un écrivain de la Revue de Westminster, ont traduit ou extrait le chapitre de M. Augustin Thierry sur Robin Hood, et, s’ils ne se rangent pas à son avis, du moins ils s’en écartent beaucoup moins que les autres. Le second système, ou système anglais, est, à vrai dire, négatif, puisqu’il consiste à combattre l’opinion de l’auteur de l’Histoire de la Conquête. Il contient d’ailleurs toute espèce d’explications, depuis celle qui élève le franc archer à la dignité de pair d’Angleterre jusqu’à celle qui en fait un esprit follet. Cependant toutes ces hypothèses ont ce point commun : c’est que Robin Hood, chef de parti, bandit, voleur ou esprit follet, est un sujet fidèle, et qu’il compte parmi ses vertus un loyalisme irréprochable. Chacun de nous apporte, on le voit, plus ou moins ses préjugés dans l’histoire. Nous autres Français, livrés. Dieu sait pour combien de temps, à une lutte de classes sociales entre elles, nous voyons partout de ces tiraillemens, et, l’éloignement grossissant quelquefois les objets, nous nous exagérons peut-être un peu la durée de ces combats entre races, de ces guerres entre vainqueurs et vaincus, entre conquérans et esclaves. Les Anglais, abrités depuis longtemps déjà par une constitution que personne ne veut détruire et par une royauté que tout le monde affectionne, s’imaginent difficilement qu’il n’en ait pas toujours été ainsi. Parce que la race saxonne et ses rois font depuis des siècles cause commune, parce qu’ils ont trouvé l’art de faire de l’opposition sans révolte et de tenir tête à l’autorité sans devenir rebelles, ils veulent effacer la révolte et la rébellion de leur histoire.

Entre tant de théories, quelle sera notre préférence ? Rien n’engendre le doute comme plusieurs certitudes, et quand on a parcouru tous ces systèmes, il est assez malaisé de choisir entre eux. Pour faire ce choix avec liberté d’esprit, il faut étudier le personnage de Robin Hood en lui-même, comme il s’offre à nous, dans l’histoire et dans la poésie, dans les chroniqueurs et dans les ménestrels. Nous ne prétendons pas construire une théorie nouvelle; nous pourrons nous ranger à celui des systèmes connus qui nous paraîtra le plus vraisemblable, et s’il est nécessaire de le modifier un peu, nous n’hésiterons pas à le faire, avec la connaissance que nous aurons acquise des témoignages et des monumens.


I.

L’histoire a ses injustices et ses vengeances. Ceux qui l’écrivent sont hommes, ils ont des passions. Non-seulement ils peuvent recueillir tout le mal qui s’est dit de ceux qui furent leurs ennemis, ils peuvent encore leur faire plus de tort en se taisant. Jusqu’au XVIe siècle, on ne trouve pas un chroniqueur anglais qui ait parlé de Robin Hood. Un personnage dont les poètes ont raconté tant de prouesses, dont il décrivent quelquefois la vie avec tant de détail, le suivant en quelque sorte à la trace dans des lieux qu’ils nomment avec une exactitude qu’on peut aujourd’hui vérifier, un héros populaire qui ne ressemble en rien à ceux des poèmes chevaleresques, pas même par les hyperboles et les invraisemblances, un tel homme serait-il simplement une invention ? Robin Hood est l’ennemi déclaré des évêques, des moines et des frères; il les dévalise, il les rançonne. Ne serait-il pas possible que son souvenir eût été banni de tous leurs livres, qu’ils eussent effacé son nom de l’histoire, dont les moines étaient les seuls interprètes ? N’y aurait-il pas eu contre lui une sorte de conspiration du silence ? Si cette supposition avait quelque fondement, les moines et les évêques que Robin Hood a si mal traités seraient aujourd’hui bien vengés. L’absence de toute mention de Robin Hood dans les chroniqueurs anglais a fait croire à plus d’un qu’il n’y avait jamais eu de Robin Hood.

Mais les Anglais avaient des ennemis fort bien instruits de leurs affaires; c’étaient leurs voisins les Écossais. Les moines d’Ecosse n’avaient pas les mêmes raisons que ceux d’Angleterre pour garder le silence sur le célèbre outlaw. Robin Hood n’était pas un mauvais chrétien; il passait pour entendre trois messes de suite, toutes les fois qu’il était possible. Il était fort dévot à Notre-Dame; il gardait sa haine pour les riches abbés d’Angleterre, que les bons moines d’Ecosse n’aimaient peut-être pas beaucoup plus, parce qu’ils les avaient vus sans doute venir à la suite de l’armée conquérante d’Edouard Ier. D’ailleurs la vie du brave Robin Hood ne différait pas beaucoup de celle de leur héros Wallace. Quand l’Ecosse gémissait sous le plus dur esclavage, quand elle avait perdu ses rois, que les seigneurs n’avaient plus de châteaux, que le pauvre n’était plus assuré de sa chaumière, un chef s’était offert, qui s’était mis à la tête des Écossais désespérés. Ce n’était pas un comte ni un duc; c’était un simple gentilhomme qui fut protecteur de l’Ecosse, et ne voulut jamais être appelé que sir William Wallace. Un jour, assiégé dans sa maison de la ville de Lanark, il s’échappe. Durant son absence, les Anglais brûlent sa maison, tuent sa femme et ses domestiques. Wallace jura qu’il se vengerait, et de ce jour datèrent pour l’Écosse les premiers efforts de la liberté. Il se jette dans les montagnes, d’où il fond sur l’ennemi à chaque instant, à l’improviste, comme un oiseau de proie; il leur prend victime pour victime, sang pour sang. Plus les Anglais sont cruels, plus la vengeance est inflexible. Après avoir touché au succès, Wallace fut trahi par une partie des siens; il fut livré aux Anglais. Suivant une tradition du pays, le signal convenu pour se jeter sur lui fut de retourner un pain sur la table, en sorte que le côté plat fût par-dessus. Cette vie d’aventures et de combats, cette fin mélancolique, ressemblent assez à la vie et à la fin du bandit anglais. Robin Hood combattait sans doute un peu pour la même cause, la liberté, contre les mêmes ennemis, les lords d’Angleterre. Il mourut, ayant eu la veine coupée par une parente qu’il avait priée de le saigner. Quel que soit ce Robin Hood que nous connaissons si mal, il y avait entre les deux proscrits cette différence considérable : l’un avait derrière lui toute une nation, il est manifeste que l’autre n’avait qu’une bande; mais cette différence n’a pas fait illusion aux chroniqueurs écossais : ils ont fait place à Robin Hood dans leurs chroniques, et ils en ont parlé non sans quelque complaisance. De quelque manière qu’on s’explique ce silence absolu d’un côté, cette attention de l’autre, il n’en demeure pas moins singulier que nous soyons réduits à faire l’histoire d’un proscrit anglais si célèbre avec des fragmens de chroniques écossaises.

On nous permettra de négliger une mention qui est faite de Robin Hood en tête d’un poème latin de 1304. Il suffit de rapporter les deux textes historiques auxquels nous devons de pouvoir rendre au célèbre bandit une existence réelle : ce sont de bien faibles débris, ce sont des miettes historiques; mais on est forcé de s’en contenter.

Le premier chroniqueur qui ait parlé de Robin Hood est Jean Fordun, auteur du Scotichronicon. Prêtre d’Aberdeen, qui aimait l’histoire et les lettres, curieux des antiquités et des souvenirs historiques, beaucoup plus qu’on n’avait accoutumé d’être à cette époque; ayant fait des voyages en Angleterre et consulté les monumens, les inscriptions, les bibliothèques, les traditions populaires; écrivant le latin avec assez d’élégance pour le XIVe siècle, tel est le personnage qui nous a laissé ces lignes sur Robin Hood : « Dans ce temps, parmi ceux qui furent dépossédés et bannis, on vit s’élever et se rendre menaçans ces fameux brigands Robert Hood et Littill John, avec leurs complices, que le vulgaire ignorant célèbre avec tant d’admiration et d’avidité dans des comédies et des tragédies, et dont il aime à entendre répéter les chansons par les jongleurs et les ménestrels plutôt que tout autre roman. On raconte pourtant de cet homme quelques traits recommandables comme le suivant. Étant un jour à Barnesdale, où il fuyait la colère du roi et la fureur du prince, il entendait très dévotement la messe suivant sa coutume, et rien ne pouvait le déterminer à interrompre l’office. Comme un certain vicomte et des officiers du roi qui l’avaient souvent poursuivi le cherchaient dans la solitude où il assistait à la messe, au fond des bois, ceux de ses gens qui en eurent avis, venant le trouver, lui conseillèrent de prendre au plus tôt la fuite. Par révérence pour le sacrement qu’il adorait alors avec une profonde dévotion, il s’y refusa complètement. Tandis que ses autres hommes étaient agités par la crainte de la mort, Robert, se confiant en celui qu’il avait adoré. accompagné du petit nombre de ceux qui étaient demeurés à ses côtés, en vint aux mains avec ses ennemis, les vainquit sans peine, et, enrichi de leurs dépouilles et de leurs rançons, il résolut désormais de tenir en un respect plus grand encore les ministres de l’église et la messe, ayant toujours présent à l’esprit ce dicton populaire : — Il est exaucé de Dieu, celui qui entend souvent la messe. »

Le second historien qui parle de Robin Hood est Bower, abbé de Saint-Columb, continuateur de Fordun; il ajoute ces lignes au récit de son maître : « En cette année encore (1266), les barons dépossédés d’Angleterre et les barons royaux exercèrent de grands brigandages, grassati sunt acrius, parmi lesquels Roger de Mortimer occupait les marches du pays de Galles, et John Daynill, l’île d’Ely. Robert Hood vivait alors comme un outlaw (proscrit) dans les bois et les forêts les plus épaisses. »

Ce témoignage confirme entièrement le premier. Voilà bien Robin Hood à sa place dans l’histoire, avec un rôle politique, et combattant pour une cause bien déterminée. Ces témoignages sont fort peu de chose sans doute ; cependant, si les ballades n’existaient pas, si nous n’avions que cette page curieuse sur un personnage si singulier, l’histoire ne dédaignerait pas encore de lui consacrer un souvenir. Aujourd’hui qu’elle s’efforce de faire revivre l’esprit des temps, les mœurs et le caractère des peuples, elle n’aurait garde d’oublier un nom qui a surnagé parmi les tempêtes et les naufrages du passé. En l’absence de tout autre témoignage, elle ajouterait cette physionomie originale, même dans son obscurité, au tableau qu’elle voudrait faire de cette époque; elle lui ferait sa place dans le mouvement général. C’est ce que nous voudrions essayer en quelques paroles en nous servant de tous les moyens qui sont à notre disposition, excepté des chants relatifs à notre héros. En un mot, tâchons de nous figurer le Robin Hood historique comme s’il n’y avait pas de ballades de Robin Hood.

Il ne saurait être bien difficile d’indiquer aujourd’hui les principaux traits de la lutte où les historiens ont placé Robin Hood : nous avons pour guide l’admirable Histoire de la Conquête de l’Angleterre. Sur les événemens généraux, nous ne ferons en quelque sorte que suivre, interpréter et développer la pensée de M. Thierry. Si nous modifions un peu son système sur le sujet particulier de Robin Hood, c’est encore à lui que nous en emprunterons les moyens.

Selon toute apparence, la haine entre les Saxons et les Normands d’Angleterre était en voie de s’effacer deux siècles après la conquête. Deux peuples, seraient-ils aussi grands ennemis que maîtres et esclaves peuvent l’être entre eux, ne vivent pas impunément côte à côte; il arrive à la un que l’un extermine l’autre, ou qu’ils finissent par s’unir et s’absorber réciproquement. Des luttes nouvelles peuvent se reproduire, vague ressentiment des luttes primitives; mais l’ancienne querelle s’oublie, et les haines du présent effacent celles du passé. Les successeurs de Guillaume le Bâtard héritèrent non-seulement de sa conquête, mais des nécessités de sa position. Rois étrangers, campés dans un royaume conquis, ils eurent tous une pente naturelle à se confier dans des amis étrangers comme eux. Ce fut la faute presque inévitable des deux dynasties normande et angevine. Comme il suffisait de n’être pas Anglais pour arriver aux charges et aux richesses, il arriva un temps où des étrangers dépossédèrent les Normands eux-mêmes. Les Angevins, les poitevins, les Provençaux, les Italiens, vinrent disputer les faveurs des rois qui tenaient à leur pays soit par leur propre naissance, soit par leurs mères, soit par leurs femmes, soit par leur éducation. Bientôt tout fut pour eux, et de même que les Normands, étant plus spirituels que les Saxons, les tenaient aisément à l’écart, il se trouva que les hommes du midi de la France, plus spirituels que les Normands, les dépouillèrent à leur tour. Dès lors on vit Normands et Saxons se rapprocher pour la première fois : il se trouva pour la première fois qu’ils avaient une aversion, une haine commune. Avoir un ennemi commun, telle est l’origine des alliances, telle est aussi celle des nationalités. Jean-sans-Terre donna le premier l’exemple d’employer les Saxons, c’est-à-dire la multitude, contre son frère Richard Cœur-de-Lion. Les barons normands l’employèrent à leur tour contre Jean-sans-Terre et ses favoris étrangers. On fit venir un prince de France, le fils de Philippe-Auguste, pour détrôner en son nom un roi qui ne s’entourait que de gens venus d’Angers, de Poitiers, de Bordeaux. Puis ce prince français, amenant à sa suite des gentilshommes, des chevaliers, des évêques français, fut chassé à son tour au nom de Henri III, fils de Jean-sans-Terre. Que fit Henri III, monté sur le trône ? Ce qu’avaient fait tous ses devanciers. Il appela autour de lui des gens du pays de sa femme, des Provençaux, et, par une suite naturelle, des Savoyards et des Italiens. De son côté, son frère Richard, nommé empereur pendant le grand interrègne, s’entourait d’Allemands. Cette fois, l’Angleterre fut le théâtre d’une insurrection, la plus formidable et la plus acharnée qu’elle eût jamais vue. Tout ce qui possédait quelque chose, au moins la liberté personnelle, prit part à cette lutte contre le roi et surtout contre ses adhérens. Les barons, hardis parce qu’ils sentaient que leur cause était populaire, mirent à leur tête le plus hardi d’entre eux, Simon de Montfort, comte de Leicester, le fils de celui qui avait gagné en France, dans la guerre des Albigeois, une si grande célébrité. C’était aussi une croisade que commandait le fils, mais une croisade vraiment anglaise, toute politique, croisade des intérêts nationaux contre les étrangers.

L’armée de Simon de Montfort comptait des hommes de tous les rangs, ayant en tête une grande partie de la nation, car nous savons que la ville de Londres tout entière se prononça pour le chef de l’insurrection. Henri III fut à deux doigts de sa ruine. Simon de Montfort remporta une victoire éclatante à Lewes (1264). Il fit prisonnier le prince de Galles. Le roi était perdu, si tous les barons avaient été d’accord; mais il y a apparence que cette alliance avec la multitude ne plaisait pas à tous. Simon de Montfort, plus libéral ou plus politique, ne craignait pas d’aller au-delà de la grande charte; il avait convoqué un parlement, où les bourgeois des villes envoyaient des députés. Le comte de Glocester, peu partisan sans doute de ces droits accordés à la multitude saxonne, rendit à Henri III son fils Edouard, et lui fournit les moyens de battre l’armée des barons. La bataille d’Evesham (1265) fut une nouvelle bataille d’Hastings. Vaincu par le roi, Simon de Montfort, comme un nouvel Harold, fut sanctifié par l’enthousiasme populaire. Le royaume fut déchiré de nouveau par des luttes partielles : des outlaws de toute sorte occupèrent les marécages de l’ouest, les montagnes du pays gallois, les forêts du Yorkshire. Il fallait des troupes réglées, des ressources nombreuses, pour tenir dans des châteaux et dans un camp fortifié. Telles furent les positions occupées par les barons qui ne voulurent pas rentrer en grâce. À côté de ces barons toutefois, il y avait, parmi les soldats de la cause nationale, des hommes libres, d’une condition inférieure, ceux que la vengeance royale privait de leurs champs ou de leur maison. Parmi ces dépossédés et ces bannis, exheredati et banniti, il se trouva un homme qui sut s’élever au-dessus de tous. Avait-il combattu à Lewes, à Evesham ? L’histoire ne le dit pas. Était-il proscrit pour quelque faute particulière ? La tradition pourrait le faire croire, mais les historiens gardent là-dessus le silence. Il paraît seulement certain que cet homme dont le nom indique l’origine saxonne et la condition modeste, se mit à la tête d’un certain nombre de proscrits, surrexit et caput erexit ; que, secondé par quelques amis, parmi lesquels il comptait surtout un certain Little John, nom essentiellement populaire, il choisit pour séjour les forêts, fruteta et dumeta sylvestria, abri naturel des faibles, de ceux qui n’ont pas d’armées ni de vassaux pour se défendre, mais qui résistent par une association où le chef n’est que le premier entre ses égaux. Cet homme extraordinaire a reçu de l’histoire le nom de brigand, sicarius, peut-être parce qu’il n’était pas baron, et qu’il n’avait pas de vassaux pour faire la guerre dans les règles ; mais il avait quelques vertus, quelques traits d’un noble caractère, et un historien étranger, qui n’a pas de motif pour n’être pas impartial, n’a pas craint de nous les faire connaître. Il avait une dévotion ardente et naïve. Sans doute il pouvait nourrir quelque haine contre certains membres du clergé, qui avaient pris le parti du plus fort ; mais il avait une confiance entière en Dieu, et il bravait les plus grands dangers pour assister à la messe. La forêt du pays de Barnsdale était souvent sa retraite. C’est un pays qui s’étend dans la largeur de quatre ou cinq milles au sud du West-Riding, entre la rivière de Went et la ville de Doncaster, aujourd’hui cultivé, mais qui était encore couvert de bois du temps de Henri VIII. Une voie romaine qui le traverse du sud au nord fut peut-être souvent le théâtre de ses combats ou de ses vengeances. C’était un mauvais passage pour certains voyageurs au XIIIe siècle. Nous savons que la dernière année d’Édouard Ier, les évêques de Saint-Andrew et de Glasgow et l’abbé de Scone, ayant été mandés à Winchester par le roi, furent escortés par vingt archers dans cette forêt redoutable, et ce surcroît de dépense est justifié dans les comptes du roi par ces deux mots : A cause de Barnsdale, propter Barnesdale[2]. Le vaillant proscrit fut même assez redoutable pour exciter la colère du roi Henri III et de son fils Édouard, iram regis et fremitum principis ; il fut long-temps poursuivi par un vicomte dont l’historien oublie peut-être le nom et par d’autres officiers du roi, a quodam vicecomite et ministris régis.

Cependant la lutte finissait peu à peu sur tous les points. Des partisans de Simon de Montfort s’étaient retirés dans les marécages d’Axholm, sur les bords de la Trent, à l’est et tout près du pays de Barnsdale. Le prince Edouard les réduisit; il se tourna ensuite vers les comtés du midi, fit rentrer Londres dans l’obéissance, et pacifia les comtés de l’est. Tous les seigneurs rebelles obtinrent des conditions et se rendirent. Un seul chef, parmi ceux que l’histoire a nommés, persista dans la résistance. Soit qu’il nourrît contre ses oppresseurs une haine plus vigoureuse ou plus ancienne, soit qu’il n’y eût pas de pardon à espérer pour un homme obscur et sans naissance, soit qu’il ne pût profiter d’aucune des amnisties qui furent publiées, le proscrit des forêts paraît avoir longtemps continué sa carrière de périls et d’aventures. S’il fît sa paix avec le roi, les historiens ne le disent pas; leur récit nous porterait plutôt à croire le contraire. Il demeura fidèle à sa retraite des bois, comme ses devanciers, les vieux Saxons, après la conquête. Mathieu Paris raconte que beaucoup d’entre ceux-ci, sous Guillaume le Bâtard, se réfugièrent dans les bois avec leurs familles, et qu’ils se condamnèrent à vivre dans la solitude pour échapper à l’esclavage. Ces mêmes forêts du Yorkshire avaient servi de séjour à un Saxon nommé Sweyn, chef d’une bande nombreuse[3]. Jamais cette manière de protester contre la tyrannie n’était tombée en désuétude; l’histoire de l’Angleterre, dans ces siècles reculés, en offre des traces bien fréquentes. Ce proscrit fut donc l’héritier des Saxons rebelles; il représenta l’esprit de liberté de l’ancienne race conquise et opprimée. Il serait injuste de le regarder simplement comme un brigand : il fut un homme hors la loi, outlaw. Ses griefs étaient peut-être moins clairs et sa cause moins juste que celle de ses premiers devanciers. Nous voyons en lui la décadence de cette race de proscrits : cette opposition armée contre la loi, l’outlawry, a visiblement dégénéré, elle se trouve sur les confins de la guerre de partisans et de la bande de voleurs, les successeurs de celui-ci ne seront bientôt plus que des braconniers; mais enfin il combat encore pour quelque droit méconnu : il y a quelques nobles souvenirs attachés à ce nom, et il est cité parmi ceux qui ont soutenu les libertés anglaises à leur naissance. Ce proscrit s’appelle Robin Hood; le voilà tel que nous avons pu le décrire d’après l’histoire. Nous allons voir ce qu’en a fait la poésie.


II.

Ces révoltes des barons contre les princes inspiraient les poètes du temps. Les chansons étaient une manière d’agir sur les esprits; c’était une arme nouvelle apportée dans le combat. Parmi les personnages célébrés dans ces chants populaires, un seul survécut à son siècle et fut chanté par les générations successives : ce fut Robin Hood. Durant trois ou quatre cents ans, la poésie n’a pas cessé d’en entretenir le peuple anglais.

On devine aisément qu’un héros qui sert si longtemps de texte à des ménestrels doit être devenu à la fin presque méconnaissable. Chaque siècle a un peu changé son costume et laissé sur lui son empreinte. Au milieu de tous ces chants, souvent médiocres ou mauvais, quelquefois excellens, provenant de tous les dialectes du royaume et de toutes les époques de l’histoire, il nous faut un fil conducteur et une méthode. D’autres y ont songé bien avant nous : M. Edward Barry, auteur d’une étude remarquable sur le cycle de Robin Hood, s’est posé une question analogue. Après avoir embrassé la théorie de M. Augustin Thierry sur Robin Hood, c’est-à-dire après en avoir fait le type des Saxons fuyant la domination normande, M. Barry distingue dans les ballades les altérations produites par le développement poétique lui-même, puis celles qui résultent de la poésie chevaleresque, de l’esprit de la renaissance et des alternatives politiques. Il n’indique pas la marche de ces altérations; il saisit souvent du même coup d’œil des ballades d’époques très différentes, et les comparant au type abstrait de Robin Hood, il en extrait ce qui lui paraît provenir d’une source étrangère. Notre but est plus déterminé que celui de M. Barry; nous voulons savoir ce que les générations successives de poètes populaires ont ajouté au personnage historique, en distinguant, s’il est possible, dans les ballades, ce qui est traditionnel et ce qui est d’invention. Il est donc nécessaire de discerner les époques et de classer les ballades par rang d’âges.

Toutefois il ne peut être question d’analyser soixante ballades, et quand nous bornerions notre étude aux principales, à celles qui ont servi de types et de modèles, les traits du personnage que nous voulons peindre seraient encore trop disséminés, et le détail étoufferait la pensée de l’ensemble. Après avoir fait l’histoire de Robin Hood, nous ne renonçons pas cependant à faire son roman, et comme ce roman change sans cesse avec les ballades, au lieu de suivre les changemens dans chaque pièce, ce qui serait infini, nous formerons des groupes divers de ces ballades selon le siècle dont elles portent la marque, et nous observerons les altérations du roman d’époque en époque. Qu’on nous accorde un peu de cette attention que nos ancêtres ne refusaient pas aux romans de Roland, d’Alexandre ou d’Amadis. Nous ne pouvons promettre de si beaux coups d’épée, ni des prouesses si merveilleuses. Robin Hood a du courage, mais il ne dédaigne pas de se servir de la ruse que l’adversité lui a rendue nécessaire, et de la finesse que la nature a mise dans son caractère. Nous ne pouvons pas surtout conter de belles histoires d’amour. Il n’y a pas de femme dans le cycle poétique du franc-archer, ou celle qu’on y a introduite n’y est entrée que par violence, quand la simplicité primitive s’était corrompue; Robin Hood n’a pas d’amour.

Ce n’est qu’un glorieux qui ne dit rien de tendre.


Mais nous espérons que la simplicité même de ce type populaire sera digne d’inspirer l’intérêt.

Le Robin Hood du XIVe siècle, le vrai, le pur Robin Hood, respire dans le Lyttle Geste et dans la ballade de Robin Hood et le Moine. C’est un brave yeoman — qu’on peut se représenter tel que Chaucer a décrit cette classe d’hommes, un de ces chasseurs tenant le milieu entre l’homme de guerre et le paysan, archers durant la guerre, braconniers durant la paix, s’attachant quelquefois à un chevalier et lui servant d’escorte. Il porte un habit et un capuchon d’un drap vert qui se fabriquait à Lincoln; à son baudrier, également vert, est suspendue une gerbe de flèches bien aiguës et garnies de plumes de paon; il tient à la main un grand arc. Son visage est hâlé par les intempéries du ciel, il ne porte pas d’armoiries au bras comme le yeoman de Chaucer, car il ne s’appartient qu’à lui-même; mais, comme lui, il est armé d’une grande épée et d’un petit bouclier qu’il porte à gauche, et sa droite est munie d’une bonne dague aussi pointue qu’un fer de lance. Porte-t-il un saint Christophe d’argent sur la poitrine, ainsi que le commun des yeomen ? S’il porte quelque insigne religieux, ce doit être plutôt l’effigie de la sainte Vierge. Ajoutez à ce costume un cor dont il fait retentir les bois, et vous vous ferez une assez juste image de Robin Hood.

« Robin Hood était un honnête homme entre tous dans le pays; chaque jour, avant de dîner, il entendait trois messes,

« L’une en l’honneur du Père, l’autre du Saint-Esprit; la troisième était pour Notre-Dame, qu’il aimait plus que tout.

« Robin aimait Notre-Dame par haine du péché mortel; il n’eût jamais fait de mal à une compagnie où une femme se serait trouvée. »

Mais pour aimer à entendre la messe et pour être fort dévoué au culte de la Vierge, Robin Hood n’en est pas moins brouillé avec les moines. Un jour qu’il s’était rendu à Nottingham, pour assister au saint sacrifice, il est reconnu par un moine qui le trahit. Le héros aurait péri misérablement, si ses braves archers n’avaient sauvé leur chef et tiré vengeance de la trahison. Je ne sais si Robin Hood avait réellement cette haine pour les moines; mais qu’importe ? Ce personnage est devenu le type populaire, et les poètes lui prêtent les passions du peuple. Le XIVe siècle vit la naissance de l’hérésie en Angleterre; les lollards s’y répandaient peu à peu; ils s’assemblaient dans des solitudes, et formaient des sociétés secrètes où l’on prêchait contre les frères venus de Rome, et l’on chantait : « Autour de Jésus, il n’y avait ni évêques ni cardinaux. » Il n’en faut pas douter, Robin Hood aurait moins plu, s’il n’avait été l’ennemi des gens d’église. Le peuple d’Angleterre était secrètement prédestiné au schisme et à l’hérésie. Avant la réforme, il était à demi protestant.

Robin Hood ne dîne que lorsqu’il a trouvé quelque fier baron, quelque évêque ou archevêque pour faire les frais du repas; mais il épargne le peuple, il aime les archers et même les chevaliers ou écuyers qui sont bons et honnêtes. Quand c’est un chevalier qui se présente, il commence par lui offrir une chère de prince; il le fait asseoir à sa table sous la verte feuillée, devant des nombres de daim, des cygnes, des faisans, des oiseaux d’étang, toute espèce de gibier. Tel est le menu d’un outlaw. Mais arrive le quart d’heure de Rabelais : il n’est pas juste qu’un yeoman paie pour un chevalier; Robin demande de l’argent. Si le chevalier est riche, il s’en retourne satisfait sans doute de son repas, mais un peu moins content d’avoir vidé sa bourse; s’il est pauvre, Robin Hood a pitié de sa misère; si même il est ruiné, s’il est lié par des engagemens trop pesans pour lui, surtout si son domaine est entre les mains d’un abbé qui lui a prêté de l’argent, Robin Hood est généreux; il lui fait des avances. Un yeoman qui se nourrit de faisans et de cygnes a toujours quelques centaines de livres sterling à prêter à un chevalier qui est dans la gêne. Ce n’est pas tout : si l’équipage du chevalier laisse à désirer, Robin Hood est capable de lui donner de beaux habits, un cheval, un page même, et à cet effet il choisira son serviteur le plus fidèle. C’est ainsi que le héros de la yeomanry venge un déshérité, disherytye. Remarquez ce mot du Lyttle Geste, il est une date; voilà bien les amis de Robin Hood, les déshérités, exhæredati, dont parle l’Écossais Fordun.

Non-seulement Robin Hood aide les bons chevaliers, amis du pauvre peuple, à retirer leurs châteaux des mains des abbés, mais il les aide aussi à les défendre contre les shériffs. Cette alliance défensive et offensive de certains chevaliers et des yeomen est l’image de ce qui se passait réellement entre le peuple et la noblesse des derniers rangs, gentry. En lisant les poétiques combats du brave yeoman Robin Hood et du chevalier Richard-at-Lee contre les officiers du roi, nous ne pouvions nous empêcher de songer que Simon de Montfort avait appelé dans son parlement des chevaliers pour représenter les comtés, et des bourgeois pour représenter les villes. Une fois sauvés des mains du shériff, le yeoman et le chevalier son ami se retiraient ensemble « dans la verte forêt, parmi les fondrières, les mousses et les marécages. » Là, malgré les plaisirs de la chasse et de la liberté, ils se décident quelque beau jour, à demander leur grâce au roi. Nous serions fort injustes envers Robin Hood, si nous n’étions pas très persuadés de son loyalisme. Lui et ses amis sont dévoués à la personne du roi. « Notre roi, notre gracieux roi, » ainsi l’appellent-ils toujours. Quand ils sont en sa présence, ils plient le genou devant lui, ils le servent à table avec empressement. Cependant c’est un respect d’une nature spéciale; il s’allie avec de singulières libertés, comme on va le voir bientôt.

Ce Robin Hood si fidèle au roi pourrait-il être un de ces Saxons révoltés contre les suites de la conquête ? Comment les ballades, tout altérées qu’on les suppose, ne portent-elles pas quelques marques de cette protestation armée contre la dynastie conquérante ? Voilà une objection faite par les critiques anglais; elle ne manque pas d’une certaine gravité. Ou il faut supposer qu’à des chants plus saxons, plus hostiles, plus rebelles, qui auraient tous péri, ont succédé des ballades où l’esprit des temps a inoculé la fidélité, le patriotisme sous leurs formes nouvelles, ou bien il faut croire que ces ballades ne sont pas si fort altérées, et que Robin Hood est d’une époque où la haine avait changé d’objet, et les griefs anciens s’étaient évanouis sous les nouveaux.

Mais nous n’avons pas achevé le portrait de Robin Hood. Nous avons dit comment il se comporte lorsque, à l’heure de dîner, le hasard lui présente un chevalier. Quand c’est un abbé qui se montre sur la route de Barnesdale, il se plante sur le milieu du chemin :

« Sire abbé, avec votre bon plaisir, arrêtez un instant.

« Nous sommes des yeomen habitant cette forêt, sous l’arbre vert; nous vivons des daims de notre roi, et n’avons pas d’autre ressource.

« Vous avez des églises et des rentes, et une grande quantité d’or. Donnez-nous un peu de votre argent, au nom de sainte Charité! »

Ce n’est pas seulement l’argent qui court de grands risques. Malgré sa piété, Robin Hood pourrait bien ne pas se contenter de dépouiller l’abbé, et oublier le respect dû aux ministres de l’église. Il faut bien égayer un peu le bon peuple lollard répandu dans les comtés, car ces ballades sont un produit des comtés, c’est une littérature qui naquit et vécut dans les campagnes. Un jour pourtant c’est le roi lui-même qui est caché sous la robe de l’abbé. Il se donne d’abord pour un envoyé du souverain :

« Je n’aime personne au monde autant que mon roi ; bienvenu soit le sceau de mon seigneur et maître! Moine, sois le bienvenu toi-même pour ta nouvelle !

« Sire abbé, pour ta nouvelle aujourd’hui tu vas dîner avec moi ; pour l’amour de mon roi, tu vas dîner sous l’arbre du chasseur. »

Robin Hood souffle dans son cornet; cent quarante jeunes gens accourent, plient le genou devant lui et se mettent en rang. « C’est un admirable spectacle, dit le roi; ses hommes sont plus à ses ordres que mes hommes ne sont aux miens. » Robin et ses archers commencent à tirer de l’arc. Le jeu national de l’Angleterre est représenté dans toute sa naïveté populaire. Ceux qui manquent le but reçoivent un soufflet. Quand c’est le tour de Robin Hood, c’est le roi qui se charge de le corriger, et son soufflet est d’une vigueur royale. Ceci est assez étrange, mais voici qui l’est encore davantage. Quand le roi s’est fait connaître, et c’est la pesanteur du soufflet qui sert de reconnaissance, quand Robin Hood a obtenu son pardon, et qu’il suit le roi à Nottingham, on s’arrête en route pour se délasser; on tire de l’arc, et le roi prend part à l’exercice. Ici Robin Hood prend sa revanche, et toutes les fois qu’Edouard frappe à côté, c’est Robin qui l’en punit, et il n’y va pas de main morte. Après tout, ce n’est peut-être là qu’une trivialité pour amuser les grossiers yeomen de l’Angleterre. Pourtant la familiarité est un peu excessive dans un homme qui s’agenouillait tout à l’heure devant le simple cachet du roi. Faut-il prendre les soufflets au sérieux et les respects en plaisanterie ? Il nous semble que le ménestrel exprime ici les sentimens même du peuple anglais : très soumis à la règle, il s’agenouille devant l’image, devant le nom du roi, mais il prend sa revanche à l’occasion, et lui rend soufflet pour soufflet. Les députés des communes se mettaient à genoux pour remettre à Charles Ier des adresses rebelles. C’est à genoux que l’université d’Oxford déclara devant Jacques II qu’elle n’obéirait pas au roi. Au reste, c’était une invention qui devait être applaudie par l’auditoire. Nous la retrouvons encore dans un poème chevaleresque sur Richard Cœur-de-Lion. Le héros de la croisade est en prison chez l’empereur d’Allemagne, à qui il a été livré par le duc d’Autriche. Le fils de l’empereur, jeune homme confiant dans sa propre force, veut se procurer le plaisir de frapper Cœur-de-Lion à la joue. Il lui propose de se laisser donner un soufflet à condition que le soufflet sera rendu. La proposition est bizarre, mais elle est acceptée. Le jeune homme, qui est fort vigoureux, applique sur le visage de Richard un soufflet, qui le laisse un instant étourdi. Il est vrai que le roi avait passé deux jours sans manger; l’empereur voulait prendre le lion par la faim. A un pareil jeu, il faut être bien nourri : Richard prie son rival de remettre la seconde manche au lendemain matin. Celui-ci est apparemment un beau joueur : il fait servir à Cœur-de-Lion un bon souper. Richard y fait honneur, et passe le reste de la soirée à chauffer ses mains devant l’âtre de la cheminée. Comme le fils de l’empereur est homme de parole, il vient le lendemain pour que Richard s’acquitte envers lui de sa dette. Le roi la lui paie largement, intérêt et principal : de son soufflet il l’étend raide mort! Ce jeu singulier ressemble assez au jeu d’Edouard et de Robin Hood. Ne devait-on pas battre des mains à ces épisodes, qui mettaient sa grâce le roi d’Angleterre de niveau avec les héros du coup de poing ?

Robin Hood passe quinze mois à la cour; mais comme il aime à se faire honneur, il paie à chaque instant pour les chevaliers, pour les écuyers, pour tout le monde. Il dépense son bien et celui de ses hommes. L’ennui le prend. S’il voit des archers tirer de l’arc, il pousse des gémissemens; il regrette sa forêt et la liberté :

« Monseigneur le roi d’Angleterre, accordez-moi ma demande.

« J’ai bâti une chapelle dans Barnsdale, une chapelle fort agréable à voir; elle est consacrée à sainte Marie Magdeleine, et j’y voudrais aller.

« Voilà sept nuits que je ne puis ni dormir ni fermer l’œil, voilà sept jours que je ne puis ni manger ni boire.

« Je suis fort chagrin de n’y pouvoir plus aller; j’ai fait vœu de m’y rendre nu-pieds et en chemise de laine.

« — S’il en est ainsi, dit notre roi, je ne puis l’empêcher. Je te donne un congé d’une semaine, pas davantage. »

Robin Hood retourne à ses bois de Barnesdale; il y retrouve ses compagnons, qui méritent bien quelque attention. Ce sont de braves archers appelés Reynold, Little Mutch, Scathelock, Gilbert aux blanches mains; mais le plus brave et le plus habile de tous, c’est Little John (Petit-Jean), nom ironique, car c’est un géant. Little John est celui qui dresse le mieux les pièges au shériff. Un jour il entre dans sa maison comme archer; on devine que c’est pour lui jouer quelque tour : il lui vole son argenterie et lui débauche son cuisinier. Argenterie et cuisinier passent au service de Robin Hood. Le shériff lui-même est amené dans un guet-apens, et n’en réchappe qu’à force de grands sermens de respecter les outlaws. Ce Little John est visiblement destiné à faire rire les assistans. C’est un joyeux camarade; il aime à dîner.

« il arriva un mercredi que le shériff était à la chasse, et Little John était dans son lit : on l’avait oublié à la maison.

« il était donc à jeun que l’heure de midi était déjà passée. — Messire maître d’hôtel, je t’en prie, donne-moi à dîner, dit Little John.

« C’est trop long pour moi de jeûner jusqu’à cette heure...

« — Tu n’auras ni à manger ni à boire, dit le maître d’hôtel, tant que monseigneur ne sera pas rentré en ville. — Je jure Dieu, dit Little John, que je te casserais plutôt la tête !

« Le bouteiller était fort peu courtois. Il se trouvait alors assis par terre; il saute à la porte du cellier et la ferme à double tour.

« Little John donna un tel coup au bouteiller, qu’il lui fendit presque les reins en deux; quand il eût vécu cent ans, il en eût boité le reste de sa vie.

« Little John enfonça la porte du pied, entra dans le cellier, et fît main basse sur l’aie et sur le vin...

« Little John mangea, Little John but, tant qu’il lui fit plaisir... »

Au reste, on dîne souvent dans les ballades de Robin Hood : sur cette fonction de la vie, ces vieux chants des Anglais ressemblent beaucoup à leurs romans modernes. Ce Little John se prend quelquefois de dispute avec son maître. Quand ils tirent de l’arc, le maître ne veut pas être battu, il n’aime pas à payer l’enjeu, et Little John lui reproche durement sa mauvaise foi; mais leurs querelles ne sont pas longues, et il suffit que Robin Hood coure quelque danger pour voir arriver son fidèle Little John.

Robin Hood demeure vingt-deux ans encore dans la forêt. Au bout de ce temps, il succombe par trahison. Il avait quitté ses amis en leur disant : « Demain je vais à l’abbaye de Kyrkestey pour me faire saigner. » Il n’en revient pas. La prieure, sa parente, et un chevalier Roger de Doncaster, que le poète accuse d’être l’amant-de la prieure, le font disparaître.

« Jésus-Christ aie pitié de son âme ! s’écrie le ménestrel, Jésus-Christ mort sur la croix ! car il fut un brave outlaw, et fit beaucoup de bien aux pauvres gens. »

Tel est le personnage de Robin Hood dans les deux poèmes les plus anciens de ce cycle. Les traits principaux de sa figure resteront désormais comme ils sont sortis de l’imagination des plus anciens poètes, car la poésie a ses traditions comme l’histoire. Sans revenir sur tous les linéamens que nous avons tracés d’après ces ballades presque primitives, nous pouvons dire que Robin Hood n’a pas ici cet air triste et menaçant qu’on lui supposerait en le prenant pour un Saxon rebelle, ou même pour un Anglais de Simon de Montfort, héritier sans le savoir des griefs des Saxons ses ancêtres. C’est un type populaire et démocratique; s’il a perdu du côté de la noblesse et de la fierté, il a gagné beaucoup en grâce, en esprit, en originalité. Il plaît par où plaît la faiblesse luttant contre la force dans un combat de ruses et de surprises. Il est joyeux et content dans la conscience de sa liberté; il ne murmure pas contre la loi qui le proscrit; il n’a pas de maisons; il n’aime pas les villes; il aime la forêt comme une patrie, au lieu de la détester comme un exil. D’ailleurs sa forêt est riante; un printemps éternel l’habite; les feuilles y sont toujours vertes et forment toujours une tente au-dessus de sa tête, pour cacher sa retraite et protéger son sommeil. Les ballades de Robin Hood commencent le plus souvent par la description d’une belle matinée de mai; ses batailles se livrent toujours par un beau jour d’été; c’est à la Saint-Jean qu’il fait ses campagnes. En un mot, ces ballades, qui faisaient rêver au peuple une liberté sans limites, sont toujours pleines de soleil, de lumière et de joie. C’est la fête de la nature et de la poésie. Que dirai-je ? le mot même qui sert à désigner cette poésie, le mot mirth, signifie joie. «Voulez-vous un chapitre de joie ? » disait le ménestrel, et il chantait et on lui donnait un groat (un liard) pour son chapitre de joie. Ce caractère joyeux et franc des ballades de Robin Hood est bien remarquable; rarement il verse le sang, à moins que ce ne soit celui du shériff qui veut sa mort, ou du moine qui le trahit.

Dans le cycle poétique de ces francs-archers, on peut distinguer deux époques et deux espèces de héros. Trois bannis choisirent, dans un temps reculé, les forêts du nord pour retraite. Ces hommes, dont l’histoire ne parle pas, mais dont le souvenir s’est conservé dans les proverbes et dans une ballade célèbre, sont Adam Bell, William de Cloudesly et Clym of the Clough. Ces bannis précédèrent sans doute Robin Hood; c’était du moins l’opinion générale dès le XVIe ou le XVIIe siècle. Plus rapprochés de l’époque de la conquête, il est impossible de dire combien de temps ils firent peut-être aux officiers du roi une guerre plus sérieuse et plus hardie. S’il en faut croire la ballade dont nous venons de parler, ils osaient engager des luttes jusque dans les villes; ils avaient des maisons dans lesquelles ils soutenaient des sièges en règle. Fatigués de la résistance, ils venaient un jour trouver le roi, librement, hardiment, sans demander ni sûreté, ni audience. Ces outlaws ont quelque chose de plus rude, de plus rebelle, de plus menaçant; ils vivaient d’ailleurs sous un ciel plus nuageux; la nature y est plus austère et plus triste. Cette couleur plus sombre du paysage, jointe au caractère plus guerrier, plus sévère de ces proscrits du nord, semble se refléter dans la petite épopée. Le poète ne parle guère de plaisirs et de joie; il ne décrit ni le printemps, ni les doux rayons du soleil, ni les doux chants des oiseaux; toute sa poésie est dans le cœur et dans le sentiment de la liberté.

Si nous avions des preuves suffisantes de la priorité de ces outlaws du nord sur Robin Hood, si ce poème de Cloudesly portait des marques d’une antiquité plus reculée, nous pourrions facilement nous imaginer que ces francs-archers représentent les vieux Saxons indociles; ces trois outlaws formeraient comme la transition entre les Saxons et Robin Hood. Beaucoup de traits tirés du poème tendraient à nous le persuader : les sentimens y sont plus sérieux, les passions plus fortes, les combats y sont acharnés, les outlaws sont fiers et menaçans; mais nous avouons que cette hypothèse n’est pas assez fondée. Là où nous voyons une différence d’époque et de temps, il pourrait bien se faire que tout s’expliquât par la différence des lieux. Robin Hood a moins de noblesse que Cloudesly et ses compagnons, mais il a plus d’esprit et de grâce. Robin Hood, au début, résume donc la joyeuse Angleterre du moyen âge, l’Angleterre démocratique non encore affranchie, puisant la liberté dans sa joie, et sa joie dans une souplesse de génie qui lui est particulière.


III.

Dès le XVe siècle commencent les altérations du caractère poétique de Robin Hood. Les uns conservent au héros des forêts le ton guerrier du Lyttle Geste; c’est toujours un modèle de bravoure, il sort vainqueur de tous les combats qu’il a livrés. Les autres le font de plus en plus vulgaire; il est souvent battu, bâtonné en particulier, quand il a osé se mesurer contre un homme du peuple. Ses exploits ne sont plus que ceux de la ruse et de l’artifice. Les modèles de ces deux genres sont les deux ballades les plus connues du XVe siècle sur Robin Hood; la première a pour titre Robin Hood et Guy de Glsborne, et la seconde, Robin Hood et le Potier.

De la première, quoique fort remarquable, nous ne voulons tirer qu’un trait assez frappant. Robin Hood, après un combat qui dure « tout un long jour d’été, » triomphe, grâce à la vierge Marie, d’un yeoman aposté contre lui par le shériff de Nottingham. Après avoir vaincu Guy de Gisborne, il lui coupe la tête et la plante à l’extrémité de son arc.

« Robin tira un couteau d’Irlande et fit des entailles dans la figure de sir Guy; il n’y avait pas un homme né d’une femme qui pût deviner de qui c’était la tête. »

Puis il s’habille des vêtemens de son ennemi et va se présenter au shériff comme étant Guy de Gisborne lui-même apportant la tête de Robin Hood. Ce trait passablement cruel, et qui est unique dans le cycle de Robin Hood, réveille plus d’un souvenir de l’histoire de la vieille Angleterre. On ne peut s’empêcher de songer à ces proscrits qu’on définissait de véritables loups, dont on apportait la tête pour recevoir la récompense : A tempore que utlagatus est (outlawed) caput gerit lupinum, dit un auteur du temps de Richard Ier, cité par Ritson; « du moment qu’il est déclaré outlaw, sa tête est celle d’un loup. » Ne semble-t-il pas même qu’on retrouve ici je ne sais quel souvenir confus de la loi d’anglaiserie ? Quand les barons normands chassaient dans les forêts, souvent une flèche inconnue venait leur donner la mort; il y eut même des princes qui périrent ainsi, frappés par un ennemi qu’on n’apercevait jamais. Comme le meurtrier caché dans les bois échappait toujours, et d’ailleurs était protégé dans sa fuite par la population saxonne, on levait une amende sur le canton où l’on trouvait le corps d’un Normand assassiné. Au lieu de livrer le coupable, les populations payaient ou bien mutilaient le corps, de manière qu’on ne pût reconnaître s’il était normand ou anglais. Si cette mutilation de la tête de Guy de Gisborne était une vague réminiscence de celles qu’on faisait réellement pour échapper à la loi normande, ne serait-ce pas un curieux exemple de l’altération poétique des traditions ?

Robin Hood et le Potier, ballade fort ancienne, puisqu’on la fait remonter quelquefois jusqu’au XIVe siècle, commence une nouvelle veine dans le cycle du franc-archer. Robin, ayant imaginé un piège qu’il veut tendre au shériff, arrête sur la route un potier qui menait à Nottingham sa charrette remplie de sa marchandise. Robin est battu. Il a recours aux moyens de douceur obtient du potier qu’il lui cède sa charrette et sa marchandise, et se rend à Nottingham. Là il se défait bien vite de son chargement, vendant trois pence ce qui en valait cinq. « Hommes et femmes disaient tout bas : Ce potier ne fera jamais ses affaires. » Mais Robin ne songe pas à réussir dans le commerce : c’est au shériff qu’il en veut. Il fait présent à la femme du shériff des pots qui lui restent; cette gracieuseté la gagne à Robin Hood, qui est invité à dîner. Après le dîner, le tir de l’arc et les paris; on cause de Robin Hood. Le faux potier promet au shériff de lui montrer Robin Hood; il l’emmène à la forêt, le rançonne, et le renvoie avec un présent pour sa femme.

« Tu es venu à cheval, et tu t’en retourneras à pied. Salue bien ta femme de ma part; c’est une excellente personne.

« Je lui enverrai un blanc palefroi, qui marche à l’amble aussi vite que le vent; pour l’amour de votre femme, je ne vous ferai pas plus de chagrin. »

Ce petit récit est naïf et piquant, mais la poésie en est un peu vulgaire et subalterne. C’est le premier type des aventures grotesques et triviales de Robin Hood. Le belliqueux outlaw est battu par un potier; il ne fait plus au shériff qu’une guerre de ruses ; il ne songe plus à le tuer, mais à le dévaliser. Autre changement fort grave : il flatte la femme du shériff, il lui fait des cadeaux, et la met de son parti. Ce n’est plus ce Robin Hood si dévot à la sainte Vierge, et qui respectait les femmes au point d’épargner toute compagnie où il s’en trouvait une. C’est la première fois qu’on voit une femme dans les ballades de Robin Hood. Il faut bien remarquer aussi que Robin Hood est battu toutes les fois qu’il s’adresse à des hommes du peuple. Contre des lords, contre des évêques, contre le roi lui-même, il fait merveilles, il met en fuite les archers et les chevaliers ; mais rencontre-t-il un potier, un boucher, un colporteur, un mendiant, un vagabond, il est régulièrement mis hors de combat ; on lui fend la tête d’un coup de bâton, il s’évanouit ; il faut que Little John et les autres viennent à son secours. Nous ne pouvons donner une meilleure preuve du sens démocratique de ces ballades ; elles commencent par être une glorification des classes guerrières du peuple, de la yeomanry. C’est une intarissable épopée en l’honneur de l’arc, cette arme d’honneur de la chevalerie populaire. La yeomanry a désormais une poésie qui lui appartient ; elle a ses chansons de geste. Cependant l’esprit démocratique de cette poésie arrive bien vite à ses dernières conséquences : loin de conserver le peu d’idéal dont elle avait d’abord entouré le nom de Robin Hood, elle le fait descendre bien vite aux trivialités. Elle veut qu’il se mesure avec des bouchers et des chaudronniers, qu’il rejette son bouclier traditionnel et son épée pour combattre avec le bâton. Non-seulement elle veut qu’il déroge, mais il faut qu’il soit battu pour le plus grand honneur des gens du peuple, et peut-être aussi des corps de métiers. Les diverses nations de l’Europe avaient leur rôle dans les grands cycles de Charlemagne et du roi Arthur ; les corps de métiers avaient ainsi le leur dans le petit cycle de Robin Hood. Les ménestrels populaires avaient des chansons pour tous, depuis les potiers de Nottingham jusqu’aux valets de ferme de Wakefield, et le héros de ces chansons était toujours quelque valet de ferme ou quelque potier, qui donnait une leçon à Robin Hood et qui lui tendait ensuite la main pour devenir son associé. N’y a-t-il pas aussi dans les vieux poèmes des chevaliers qui n’admettent des compagnons dans leur ordre qu’après s’être mesurés avec eux ?

Ce personnage de Robin Hood, tout joyeux et tout populaire qu’il était dès le principe, est désormais représenté de deux manières différentes, et fournit matière à deux classes de ballades fort distinctes. Les unes conservent des traces fidèles de la conception primitive du franc-archer ; l’idéal de l’outlaw préférant la liberté périlleuse à une paisible servitude, la poésie du héros des forêts, tout ce qui fait le charme de cette création originale de Robin Hood, respire encore dans ces chants. Les autres se rapprochent de plus en plus de la réalité vulgaire ; le franc-archer n’est plus qu’un voleur de grand chemin d’assez bonne composition et de joyeux caractère, qui se bat avec le premier venu, et payant à boire quand il a trouvé son maître. Les premières rappellent toutes par quelque côté le Lyttle Geste ; les secondes sont plus ou moins des imitations de la ballade de Robin Hood et le Potier.

Telles sont la plupart des ballades de la fin du XVe et de tout le XVIe siècle. Les unes sont une peinture poétique et un peu idéale du franc-archer. C’est Robin Hood sauvant de la mort les trois enfans d’une veuve sur la place publique de Nottingham, rançonnant un évêque, gagnant un prix au jeu de l’arc malgré le shériff, faisant asseoir à sa table le roi Richard Cœur-de-Lion déguisé en moine, mettant en déroute les officiers du roi ; c’est enfin la mort et la sépulture de Robin Hood. L’imitation du Lyttle Geste est si frappante, les emprunts si évidens, que l’on peut prendre cette petite épopée pour le type primitif de ce genre plus noble et plus relevé. Les autres ballades de cette période dérivent presque toutes de celle du Potier; c’est toujours un combat au bâton avec un mendiant, un tanneur, un boucher, un chaudronnier, un berger, un colporteur, un porcher, un vagabond. Toujours Robin Hood est vaincu, et toujours il fait du vainqueur une nouvelle recrue pour sa troupe. L’imitation de la ballade du Potier est trop manifeste pour qu’il soit nécessaire d’insister; celle-ci est à son tour le type primitif du genre trivial et populaire dans le cycle de Robin Hood.

Quels que soient les changemens apportés au personnage de Robin Hood dans ces deux classes de ballades, les traits originels subsistent; le franc-archer est toujours un yeoman vivant de braconnage, faisant bonne guerre aux seigneurs, aux évêques et aux moines, jouant des tours au shériff, protecteur des petits et des pauvres, gai compagnon, ami de la joie et du plaisir, mais du plaisir innocent de la chasse et de la liberté. Quand les ressources d’un fonds si simple et si borné furent épuisées, on se jeta hors des voies battues; les altérations poétiques devinrent considérables. Robin Hood devint un héros de roman : c’est l’Ecosse, le pays aux ballades dramatiques et romanesques, qui donna peut-être le premier exemple de faire de Robin Hood un fils de seigneur, de lui prêter des amours et des aventures galantes. Tantôt c’est un Willie de haute naissance qui a séduit la fille unique du comte Richard; celle-ci fuit la maison de son père, et donne le jour à un enfant qui s’appelle Robin Hood, à cause du bois où il est né, Robin o’ th’ wood; tantôt c’est une fille du roi, maltraitée par sa belle-mère, qui s’habille en homme, et va rejoindre Robin Hood pour devenir son épouse; tantôt enfin c’est une fille du célèbre Jack Cade qui inspire à Robin Hood une amoureuse passion. Ailleurs Robin Hood rencontre la fille d’un tanneur; il lui déclare son amour, et la défend contre ses deux frères, qu’il met à mort l’un après l’autre.

On peut dire de Robin Hood, comme de Roland, que c’était un héros sans amour. Le Robin Hood poétique était purement et simplement le type de l’archer et du braconnier; le Roland de la chevalerie était le modèle des guerriers chrétiens; ni l’un ni l’autre ne songeaient aux femmes. La plus grave altération qu’ait subie le caractère de Roland, c’est l’amour. Boiardo annonça le changement complet qu’il y avait fait, quand il intitula son poème Orlando innamorato. Il en est de même de Robin Hood. Les vieux ménestrels en avaient fait un Hippolyte à leur manière, n’aimant qu’une femme, la vierge Marie, et cet amour n’est pas le trait le moins poétique, ni le moins touchant de ce personnage. Les poètes du XVIe siècle n’ont pas plus respecté la chasteté du héros des forêts que celle du neveu de Charlemagne. Parmi les amours de Robin Hood, le plus célèbre et le plus populaire est assurément celui de Marian. Il serait malaisé de déterminer nettement l’origine de cette invention d’une jeune fille qui aime Robin Hood, qui se déguise en archer, et combat, nouvelle Clorinde, contre son amant; blessée par lui, elle est reconnue, et suit l’outlaw dans sa forêt. Il n’y a qu’une ballade sur ce sujet, et elle est du XVIIe siècle. Cette Marianne est un des personnages principaux des jeux de mai, may-games; Robin figurait aussi dans ces jeux avec Little John, Sathlock et autres compagnons du franc-archer. Il paraît que les amours de Robin et de Marian viennent du célèbre Jeu de Robin et Marion, qui se chantait en France dès le XIVe siècle, et qui s’introduisit bientôt dans les petites représentations dramatiques des jeux de mai. Par une confusion assez naturelle, du personnage pastoral de Robin, dans Robin et Marion, on fit le braconnier Robin Hood, et, par suite de cette confusion, le franc-archer fut accolé à cette Marian ou Marion, espèce de beauté champêtre représentée par un garçon dodu et joufflu, qui était en possession de réjouir les paysans. Robin et Marian devinrent le roi et la reine de mai; le franc-archer fut transformé en une sorte de génie trivial et grossier du printemps ; sa pesante Marian fut la Flore de ce Zéphyre en grosses bottes et en capuchon vert. Ce n’est pas que la confusion du may-game et de la légende de Robin Hood n’ait produit que des jeux et des chants dépourvus de grâce. Nous avons une ballade du XVIe ou du XVIIe ’siècle qui raconte avec enjouement, et dans des strophes pleines d’élégance, la naissance, l’éducation et le mariage de Robin Hood. Le brave yeoman, issu de chevalier par sa mère, excellent archer, vigoureux lutteur, point voleur ni pillard, rencontra dans la forêt de Sherwood Clorinda, reine des bergers, portant une robe de velours vert et des brodequins qui lui montent jusqu’au genou. Ils s’éprennent d’amour aussitôt l’un pour l’autre, et la ballade se termine sur leurs noces.

Des jeux grossiers et informes du may-game, Robin Hood et Marian passèrent au théâtre, qui avait, à cette époque-là du moins, le privilège de tout ennoblir. Robin Hood devint Robert, comte de Huntingdon, et Marian fut Mathilde, fille de lord Fitzwater. Celle-ci préférait son amant au roi Jean-sans-Terre, et renonçait à ses richesses pour suivre Robert proscrit et devenu franc-archer dans les forêts. Anthony Munday, l’un des contemporains de Shakspeare, a fait sur ce sujet un drame qui est demeuré populaire. On ne pouvait faire du héros de Robin Hood, le héros de la yeomanry, une métamorphose plus complète : le voilà devenu comte et mari d’une jeune comtesse. Il ne manquait plus que de produire ses titres de noblesse, et c’est ce que l’on donna sous la forme de cette épitaphe prétendue authentique :

« Ici, sous cette petite pierre, gît Robert, comte de Huntingdon. Jamais il n’y eut si bon archer; le peuple le nomma Robin Hood; l’Angleterre ne reverra pas des outlaws comme lui et ses hommes. »


La vie et les actions de Robin Hood, après avoir été de l’histoire, sont devenues des épopées, des chants et des ballades; sous cette forme changeante et diverse, elles ont amusé le peuple anglais pendant quatre siècles; elles ont formé durant cette période une bonne partie de sa littérature vulgaire. De ballades qu’elles étaient, elles sont devenues des jeux dramatiques et des dialogues représentés dans les carrefours; elles ont été la légende bizarre et dégénérée du printemps et des joyeusetés champêtres. Puis elles sont montées sur le théâtre; elles ont chaussé le cothurne, et ont fait figure à côté des drames de Shakspeare. Du théâtre elles passent dans les recueils populaires et dans de petits volumes, ornés d’assez vilaines gravures, qui avaient cours dans les provinces et dans les campagnes; de ces volumes à bon marché, elles tombent dans l’oubli. Plus tard elles reviennent en faveur; la belle saison refleurit pour elles; de ballades et de drames qu’elles s’étaient faites, elles deviennent des poésies nouvelles et des romans. Walter Scott en fait un des plus charmans épisodes de son beau roman d’Ivanhoe, et James, le trop fécond, mais habile imitateur de Walter Scott, en tire son roman de Forest Days. Enfin la légende de Robin Hood, après avoir passé par toutes les formes de la littérature et par tous les caprice, des poètes, revient à son point de départ. Le roman historique la rend à l’histoire, et c’est M. Augustin Thierry qui s’est chargé de l’y inscrire de nouveau.

Quand on part des ballades pour s’expliquer Robin Hood, on est jeté dans les suppositions les plus contraires; on peut arriver à croire qu’il n’est qu’un voleur plus délicat que de coutume, un braconnier plus hardi qu’à l’ordinaire, ou, ce qui est à peu près la même chose, qu’il n’a jamais existé, qu’il est un mythe populaire, la fiction heureuse de quelque poète. Si, au lieu du doute, l’étude des ballades fournit quelque théorie positive, il n’en est pas de plus heureuse, de plus poétique, de plus vraisemblable que le chapitre de M. Thierry sur les outlaws. Leur amour de la liberté, leur attachement à la verte et joyeuse forêt, leurs revanches sur les barons et les lords, sur les évêques et les abbés, leur soin de ménager le pauvre, laboureur et artisan, leur générosité même et leur dévouement pour les faibles et pour les opprimés, tout cela s’accorde à merveille pour faire croire que ces outlaws ne sont autres que ces nombreux Saxons réfugiés dans les forêts après la conquête, et qui prolongèrent la résistance après que tout le reste eut reconnu la loi du vainqueur. Cependant on objecte à cette explication si plausible que les ballades ne font jamais mention d’une résistance au roi lui-même et d’un regret pour d’autres rois, pour un drapeau déchu, pour une nationalité éteinte; partout elles protestent du dévouement le plus entier à la personne royale.

Quand on part de l’histoire pour résoudre le même problème, il n’y a pas deux théories auxquelles on puisse aboutir, ni deux époques auxquelles on puisse s’arrêter. On arrive naturellement au système de l’écrivain de la Revue de Westminster et de M. Gutch, l’éditeur du charmant recueil que nous avons sous les yeux. Robin Hood a pris part à l’insurrection des barons contre Henri III; il a suivi Simon de Montfort aux combats de Lewes et d’Evesham; il a fait usage de son épée et de ses redoutables flèches pour la défense de la grande charte et du parlement. L’auteur du Scotichronicon permet bien de le comprendre ainsi, et son continuateur paraît le faire entendre; mais ici encore se présente une objection analogue à celle que nous faisions tout à l’heure. Si Robin Hood a embrassé la cause des barons révoltés, comment ses ballades n’en parlent-elles pas ? comment se fait-il qu’elles ne les nomment que comme des ennemis ? Si Robin Hood s’est trouvé enrôlé dans un grand parti, s’il a combattu sur quelque champ de bataille, pourquoi n’en reste-t-il aucune trace dans les chansons ?

Nous avons pris Robin Hood tour à tour dans l’histoire et dans les ballades; nous acceptons les données de la première, et nous les vérifions, nous les contrôlons par le témoignage des secondes. Robin Hood ne nous paraît être ni simplement un Saxon révolté après la conquête, ni tout uniment un soldat de Simon de Montfort. Nous croirions volontiers qu’il fut proscrit pour quelque cause particulière, antérieure à la guerre civile dont il fut contemporain. Il fut un des derniers chefs de cette population mystérieuse des forêts, qui ne s’était probablement pas éteinte depuis le temps de la conquête. Il faisait la guerre à sa façon contre les seigneurs et les officiers du roi, sans se souvenir qu’ils étaient d’une race ennemie, venue du continent. Son nom eût peut-être échappé à l’histoire, s’il n’y avait eu de son temps une de ces grandes luttes qui mettent en mouvement toutes les parties de la société et produisent au jour des hommes et des choses jusque-là enfouis dans les ténèbres. Sans qu’il eût cessé peut-être sa vie de franc-archer, il se trouva mêlé dans les événemens de cette lutte. Il devint sans doute un centre et un point de ralliement pour des aventuriers ou trop obscurs pour obtenir grâce, ou trop remuans pour goûter le repos. Son courage ou son obstination lui méritèrent une place dans les traditions complaisantes du peuple et dans les souvenirs rapides des historiens. Nous nous arrêtons dans ce développement de notre hypothèse : la légende de Robin Hood ne nous paraît pas comporter une trop forte mesure de dogmatisme. Si, par notre éclectisme, Robin Hood n’a plus un caractère aussi bien déterminé, s’il n’est plus le vieux Saxon rebelle aux rois normands, s’il n’est plus le proscrit de Lewes et d’Evesham et le défenseur du parlement, il a un caractère plus général et une valeur plus compréhensive; il venge les petits des injures des grands; il triomphe de la force par la ruse; il dépouille les riches de leurs biens mal acquis, pour partager leurs biens entre les pauvres. C’est un type grossier et violent; mais la violence est la seule justice dont les esprits peu éclairés conçoivent l’idée. C’est surtout un type populaire. Les romanciers du moyen âge, témoins du triomphe de la violence, ont imaginé le modèle aussi noble que singulier d’une chevalerie qui parcourait le monde, vengeant la justice et redressant les torts. Robin Hood dans ses forêts n’est pas autre chose : c’est le chevalier errant du peuple; c’est le roi Arthur de la multitude.


L. ETIENNE.

  1. Je ne citerai pas tous les auteurs français qui ont embrassé sur ce point l’opinion de l’illustre historien, mais je ne puis passer sous silence la thèse ingénieuse de M. Barry sur le cycle de Robin Hood. C’est un développement intéressant du chapitre de M. Thierry.
  2. Hunter’s The Great hero of ancient minstrelsy, etc., p. 14.
  3. Histoire de la Conquête d’AngleterreV par M. Aug. Thierry, livre V.