Littératures étrangères - Le Roman d’un héritier présomptif

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Littératures étrangères - Le Roman d’un héritier présomptif
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 669-680).
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

LE ROMAN
D’UN
HÉRITIER PRÉSOMPTIF


{{c|FRANZ FERDINAND S LERENSROMAN <ref> 1 vol. Memoiren-Biblioiek. Stuttgard, Verlag Robert Lutz, 1919. </ef>.


Parmi tous les sujets de la grande tragédie mondiale, qui ne manqueront pas de retenir l’attention de l’avenir, aucun ne passe en intérêt ceux que nous offre l’histoire de la maison de Habsbourg. Et entre tous les drames qui ont ensanglanté l’interminable règne de l’empereur François-Joseph, depuis l’exécution de son frère Maximilien, l’éphémère Empereur du Mexique, jusqu’à la ténébreuse fin de son fils, l’archiduc Rodolphe, dans le pavillon de chasse de Meyerling, et à l’assassinat de sa femme l’impératrice Elisabeth, sous le poignard d’un anarchiste, il n’y en a pas de plus important que le fameux attentat du 28 juin 1914, ce double meurtre de Serajevo où périt l’archiduc François-Ferdinand d’Este et de Habsbourg, héritier d’Autriche et de Hongrie, avec sa femme, la duchesse de Hohenberg : crime qui, en ajoutant une nouvelle page sanglante à l’histoire de cette famille tragique, allait être le signal de l’immense catastrophe où devait s’abimer, avec la millénaire monarchie elle-même, la figure de la vieille Europe.

Aussi devait-on s’attendre, à mesure que les faits prennent plus de recul et que la vérité est plus libre de s’exprimer, à voir paraître un peu partout sur ces grands événements des détails défendus naguère par la raison d’État. Qui était ce prince, la veille encore ignoré du public, et dont la mort fut le prélude de l’universelle tuerie ? De quel prix était donc un sang qui devait être payé de tant de sang, et pour lequel deux grands Empires n’hésitèrent pas à déchaîner la plus terrible des aventures ? L’archiduc François-Ferdinand était une figure fort peu connue, même en Autriche. Il y jouait sans grand éclat le rôle d’un héritier collatéral qui n’était pas appelé par l’ordre naturel à succéder à la couronne, et du neveu qui remplace le fils de la maison. Il ne s’était fait remarquer que par une mésalliance qui était le plus maladroit des débuts dans la vie, et qui n’avait même pas, pour se faire pardonner, la grâce de la jeunesse et l’excuse d’être aimable. Il n’avait fait ainsi qu’ajouter à une position déjà fausse celle plus fausse encore d’un mariage morganatique. Nul mérite éclatant ne rachetait aux yeux cette double disgrâce. Le vieux souverain, très jaloux de son autorité, le tenait soigneusement à l’écart des affaires, dans une situation où l’héritier du trône demeurait incapable de lui porter ombrage. Il vieillissait ainsi dans un rôle effacé, d’où la prodigieuse longévité de l’Empereur semblait se faire un jeu de ne pas le laisser sortir. Vivant hors de la cour, où son mariage l’exposait à de continuelles avanies, retiré dans son palais du Belvédère ou dans son château de Konopicht, il n’avait guère d’autres fonctions que de représenter son oncle dans les cours étrangères, aux occasions qui exigeaient la présence d’un Habsbourg ; c’était un figurant pour cortèges de mariages et d’enterrements princiers. Une fois par an, il sortait de cette inaction pour les grandes manœuvres de l’armée dont il devait, le cas échéant, prendre le commandement comme feld-maréchal ; et c’est, en effet, à la fin des manœuvres de Bosnie qu’il fut victime, avec sa femme, de l’attentat qui, un mois plus tard, déterminait la guerre.

Voilà en peu de mots ce qu’on savait du personnage dont la mort, on le sentit tout de suite, devait avoir pour le monde entier de si funestes conséquences, comme si le coup imprévu qui abattait cet automate avait atteint, on ne sait comment, derrière la tapisserie, un second acteur plus important, et touché par hasard le ressort qui allait mettre en branle la machine des destinées. Il y avait là un mystère qui ne pouvait manquer d’intriguer les esprits. Et nous comprenons facilement qu’un livre destiné à éclaircir cette énigme devait offrir au public allemand un attrait tout particulier, comme nous avions nous-mêmes, nous autres étrangers, de quoi nous intéresser au héros d’un drame politique qui a eu de si graves répercussions sur l’avenir du monde.

On s’explique donc sans peine le succès de librairie qui vient d’accueillir, dans toute l’Allemagne, la publication d’une Vie de l’archiduc François-Ferdinand, qui a paru récemment dans une collection de mémoires. Malheureusement, ce « document d’histoire contemporaine » ne laisse pas de présenter plusieurs défauts considérables. Je passe sur l’anonymat, qui est souvent un moyen de piquer la curiosité, et je laisse volontiers aux initiés viennois le facile plaisir de deviner l’auteur. Mais un second défaut, comme l’indique ce mot de « roman » si étrangement introduit dans le titre, d’un ouvrage historique, c’est d’être, non un écrit original, mais un « arrangement. » Le livre nous est donné comme un extrait des notes et impressions d’un homme qu’on ne nous désigne pas, et qui fut un des familiers du défunt archiduc, après avoir été deux ou trois ans son précepteur. Il est évident au surplus que l’ouvrage, dans sa forme présente, a été composé après les événements qu’il raconte. Il s’ensuit que ce récit des faits et gestes de l’héritier présomptif, d’après les souvenirs d’un témoin de sa vie, perd à nos yeux beaucoup du prix qu’il aurait, si nous avions affaire à ce témoin lui-même. L’auteur ne parait pas se douter que le premier mérite d’un ouvrage de ce genre et la condition du plaisir qu’on y prend, est la garantie qu’il nous offre de son authenticité. Mais on sait que les Allemands n’ont pas à ce sujet les mêmes exigences que nous. Une biographie anecdotique, présentée sous forme de souvenirs, et où l’on retrouve l’écho des impressions de l’entourage de François-Ferdinand, voilà ce qu’est au juste l’ouvrage que je résume ; et ce qu’il a de conforme aux traditions littéraires de son pays d’origine, suffit à expliquer, en dehors de l’attrait du sujet, la vogue dont il a joui dans toute l’Allemagne.

A cet égard, ce petit livre, avec ses photographies des principaux personnages, peut intéresser même le lecteur étranger. Il va sans dire qu’il ne faut pas en attendre une vérité complète, ni même, la plupart du temps, une vérité bien inédite. L’auteur n’a pas fait la lumière sur les côtés plus que suspects de l’attentat de Serajevo. C’est un bon patriote allemand, naïf, totalement dénué de critique, croyant tout ce qu’on lui raconte. Il semble n’avoir jamais eu avec le héros de son livre que des rapports d’ordre subalterne. Cet ancien préfet des études du Theresianum, le fameux « gymnase » fréquenté par l’aristocratie de la double monarchie, est surtout un brave homme, instruit, passionné pour le bien de son pays, — du bois, en un mot, dont on fait les bons précepteurs. Le bonhomme paraît bien incapable d’avoir pris aucun ascendant sur son impérial élève. Le fait d’avoir été choisi par l’aumônier de la famille pour compléter in extremis l’éducation fort négligée d’un prince de vingt-six ans, appelé inopinément à succéder à la couronne, a été manifestement la grande aventure de sa vie. Nous voyons que le prince a toujours conservé quelques relations avec son ancien précepteur, devenu, pour ainsi dire, un officieux de la maison. Il se sert de lui, de loin en loin, pour être son intermédiaire dans certaines circonstances, pour l’aider, par exemple, à se débarrasser d’une « petite amie » devenue encombrante, ou pour communiquer avec la presse ou avec certains groupes politiques. Son Altesse pousse la bonté jusqu’à lui faire la grâce de venir, en vingt-cinq ans, jusqu’à deux fois chez lui, et même d’accepter une collation des mains de sa femme qui s’entend comme personne à faire « un bon café. » Il faut voir, après cela, l’importance que revêt dans sa propre estime l’excellent Herr Professor, et quelle mine d’oracle il se donne, le soir, « dans le lit conjugal, » lorsque « son Anna », par mille caresses, cherche à se faire confier, la tête sur l’oreiller, ce qu’avait donc le Prince à dire de si secret !

Je cite ce trait, entre vingt autres, pour montrer le ton de l’ouvrage, la nature de l’auteur et celle de ses souvenirs. Évidemment, c’est un Allemand de la classe moyenne, pareil à des millions d’autres petits bourgeois et qui n’a sur chaque sujet que les idées de tout le monde. En dehors de ses relations personnelles avec l’archiduc, il n’a aucune sorte de situation ni d’influence. Il ne fait pas partie de la haute société, où il n’a ses entrées que par la petite porte et par un escalier de service. Il n’est, comme disent les Anglais, que the man in the street, le badaud de la rue, avec la passion nationale des « potins », et ne voyant guère de la grande comédie qui se joue, que la façade solennelle et le décor pompeux de la capitale viennoise. Imaginez un curieux dans les avenues magnifiques de la grande cité autrichienne, entre ces jardins, ces palais majestueux, ces édifices pleins de silence du Belvédère et de la Hofburg : de temps à autre, vous verriez une ombre apparaître, pour s’éclipser bientôt et reparaître plus loin à une autre fenêtre, sans que rien trahisse le bruit de ses pas et le secret de sa promenade. Vous auriez à peu près l’idée du genre de visions dont se composent ces « souvenirs ».

Ces fantômes, ces passants lointains et mystérieux, ce sont d’abord les membres de la famille impériale. J’ai dit que l’auteur ne touche pas à la Cour, mais il a eu l’honneur d’être reçu une fois par l’Empereur, comme membre d’une délégation qui vient prier S. M. de vouloir bien poser la première pierre d’un musée. Le récit de cette audience de cinq minutes remplit vingt pages du volume. On voit le fastueux salon, rempli d’une foule de gens qui attendent leur tour, le chambellan affairé qui vérifie les noms, prend les derniers renseignements sur la personne des visiteurs, les consigne sur une feuille qu’il va placer, avant chaque visite, dans le salon voisin, sur le pupitre où l’Empereur jettera les yeux ; chaque fois que la porte s’ouvre, laissant sortir un nouveau groupe, on voit s’éloigner vers le fond la haute et mince silhouette du vieillard, en uniforme de maréchal, se dirigeant vers le pupitre pour consulter la liste suivante et revenir, affable, à la rencontre des personnes annoncées.

L’Empereur a un mot pour chacun. L’auteur boit chaque syllabe de ses augustes paroles. Il remarque, chaque fois que l’entretien hésite, le curieux mouvement « du pouce de son pied droit, qui s’agite et se crispe nerveusement dans sa botte, » seul signe imperceptible que le souverain laisse échapper de son auguste impatience. Quant à décrire cette fois le cabinet impérial, l’auteur s’en déclare incapable : comment veut-on que, « mis en présence de l’Empereur, on puisse voir autre chose que lui ? » On imagine le prix que ces détails peuvent avoir aujourd’hui pour les petites gens d’Autriche. C’est avec le même attendrissement que nos grands-pères, au lendemain de l’Ancien Régime, lisaient le récit d’une audience aux Tuileries ou d’une réception à Versailles.

Mais j’ai hâte d’arriver à ce qui fait l’intérêt essentiel du volume, je veux dire à l’archiduc lui-même. Essayons de nous le représenter, d’après les souvenirs de l’ancien précepteur. A la vérité, ce n’est pas très facile. Il nous est surtout impossible, d’après les quelques traits précis qu’on nous apprend de lui, de nous intéresser beaucoup à ce gros garçon gauche, timide et sournois qui vous regarde avec ses yeux jaunes, au milieu desquels se dilate un énorme iris noir, si bien qu’on a la troublante impression « d’être regardé non avec une seule paire d’yeux, comme par une personne ordinaire, mais avec deux ! » Doubles yeux ! Voilà un de ces privilèges que la nature réserve aux archiducs. Et cette candeur d’admiration que L’honnête précepteur a vouée à « son prince, » s’étend jusqu’à son entourage. Son chambellan était un homme « plein d’élégance et de majesté. Il les conservait tout entières en chemise et en caleçon. » A plus forte raison le prince est-il impeccable. Sa parcimonie devient un modèle d’épargne. Immensément riche, avec toute la fortune accumulée de la maison d’Este, il était célèbre par la ladrerie de ses pourboires. Dans une des maisons qu’il possédait aux environs du palais de Modène, vivait une charmante actrice à laquelle il rendait de fréquentes visites. « C’est la seule passion de ce genre que je lui aie connue. Elle ne payait pas de loyer. Le prince avait de l’ordre jusque dans ses affaires de cœur. » On serait tenté de prendre de tels traits pour des critiques de pince-sans-rire. Mais il s’en faut : l’auteur vénère éperdument « son prince, » ses 2 047 ancêtres, — le « plus bel arbre généalogique d’Europe, » — sa haute taille et ses « doubles yeux. »

En effet, dans la petite Cour de Charles-Louis, le frère puiné de l’Empereur, les vertus de l’héritier du trône faisaient naturellement le sujet de comparaisons édifiantes avec les mœurs de ses cousins, les fils de François-Joseph. Ce n’est pas lui qui ferait la vie de ce mauvais sujet de Rodolphe, ou qui renouvellerait les excentricités malséantes de Jean Orth ! On mettait en lui les espoirs qu’autour de Louis XIV on plaçait sur la tête du Duc de Bourgogne, alors qu’à Versailles et à Marly on opposait Meudon. Aussi, au milieu de la consternation générale qui suivit le drame de Meyerling, la petite Cour de la rue des Favorites ne put-elle s’empêcher de voir dans l’accident qui supprimait le Kronprinz la volonté du ciel. L’aumônier de la famille surtout, ce bon vivant d’abbé Marshall, le « gentilhomme en soutane, » s’applaudissait des fruits de son éducation ; il se voyait déjà cardinal-prince-archevêque de Vienne. « Dieu fait bien ce qu’il fait, » disait-il avec componction.. Dieu avait certainement ses desseins en élevant jusqu’au trône ce prince sérieux, sage, retenu jusque dans ses fredaines, à qui on ne connaissait qu’une maîtresse qui ne lui coûtait rien, et que sa mauvaise santé (il avait la poitrine délicate de sa mère) empêchait de faire des folies. Quand on le vit partir pour un voyage autour du monde, et débarquer à Port-Saïd la petite actrice, qui avait tenu absolument à le suivre, en costume de mousse, on ne douta plus des hautes destinées qui attendaient ce miracle de vertu.

Qu’on juge de la stupeur de tout ce petit monde quand on découvrit que ce héros, qui pouvait choisir dans tout ce qu’il y avait de mieux en fait de princesses, que cet héritier du trône réservé par la Providence pour le relèvement de l’Autriche et la résurrection des jours de Joseph II, s’était amouraché d’une dame d’honneur de ses cousines, et que cette belle idylle durait déjà depuis sept ans ! Pendant sept ans le prince avait réussi à cacher à toute la famille et à son confesseur même le secret de ses amours. Et il prétendait imposer à la cour, au vieil Empereur ce choix absurde, débuter par une Balbi ou une Maintenon ! Ce fut la ruine des espérances du digne abbé Marshall. Adieu, le prince-archevêque de Vienne ! Ah ! son éducation produisait de jolis résultats ! L’Empereur le chargea de défaire ce mariage impossible, mais c’était plus que ne pouvait l’ « homme du monde en soutane. » Il avait affaire à une fine mouche, pieuse par-dessus le marché, qui levait les yeux au ciel et remettait sa cause entre les mains divines. Elle refusa énergiquement de se laisser mettre au couvent. L’abbé y perdit son latin et n’y gagna que la rancune d’une dévote. Cette haine le conduisit prématurément au tombeau.

Ce mariage plonge notre auteur dans des abimes de perplexités. Le « roman » de l’archiduc, si c’était un roman à la manière française, serait là tout entier. Il consisterait à nous faire comprendre les événements, à nous montrer les secrets ressorts de l’aventure. Il expliquerait les caractères, s’efforcerait de décrire, d’analyser les âmes, de percer le mystère et de débrouiller l’histoire. Un moraliste de chez nous n’aurait pas manqué de voir là tout l’intérêt du livre. Mais l’auteur est un Allemand ; il remplace la psychologie par la métaphysique. La figure même de l’héroïne n’est pas mieux étudiée. Qui est cette Chotek, cette petite comtesse de Bohème, qui s’est mis en tête d’épouser, en dépit de tous les protocoles et de toutes les archi-duchesses, un futur empereur ? Nous la voyons passer çà et là un instant dans le fond du récit comme une personne aperçue au bout d’une avenue. La première fois, c’est à Prague, au bal du gouverneur : une « grande perche » avec des yeux de feu, qui dévorent l’héritier du trône. « Ça ? de l’aristocratie locale, mais gueux comme Job, une potée d’enfants. De la graine de vieille fille, de dame d’honneur ou de chanoinesse. » Et en effet, cent pages plus loin, nous retrouvons la demoiselle, dame d’honneur par charité dans une famille archiducale, gratifiée par la Providence de sept filles à marier. Elle a pris un peu d’embonpoint, et toujours ces yeux de charbons ardents. Et justement, c’est à Presbourg, dans la famille aux sept cousines, que l’archiduc s’empresse désormais jusqu’à deux et trois fois par semaine : et toute la cour se demande avec des sourires entendus laquelle des cousines sera l’heureuse impératrice, quand on apprend subitement que l’héritier du trône ne va si souvent chez elles que pour leur gouvernante.

On aimerait savoir pourquoi, et quelles pouvaient être les raisons de l’ascendant qu’avait la Chotek. On ne s’explique pas le charme de cette figure vulgaire, vraie beauté de gendarme. Encore si elle était jolie ! Si le prince, folie pour folie, avait eu l’idée de s’éprendre d’une de ses sujettes et de mettre sur le trône quelque aimable Viennoise ! Il y a toujours pour la beauté des trésors d’indulgence. Mais on ne peut s’empêcher de trouver quelque chose d’irrémédiablement faux dans le cas de la subalterne qui supplante sa maîtresse et de la dame de compagnie qui souffle son fiancé à la fille de la maison. Il fallait une magie de fée pour enlever à cette action son caractère de rouerie, son air d’intrigue de femme de chambre. Qu’est-ce qu’elle avait donc, cette Chotek, avec son air hommasse, pour envoûter ce grand dadais et pour mettre si fort le grappin sur son cœur ? Était-elle très intelligente ? Savait-elle l’amuser, le flatter, lui donner confiance en lui-même, exalter l’opinion qu’il avait de sa valeur ? Comment s’y était-elle prise pour faire et même pour concevoir cette invraisemblable conquête ? L’aimait-elle vraiment, et de quelle sorte d’amour ? C’est dommage que toutes ces questions, l’auteur ne se les pose même pas. Nous voyons clairement qu’il déteste cette ambitieuse, mais nous ne distinguons pas d’où elle tient son pouvoir ; nous n’apprenons rien d’elle qui puisse nous le faire comprendre. Nous voyons une froide, une sèche dévote, à figure revêche et commune, qui croirait faire un péché si elle n’allait pas tous les jours à la messe, et qui convoque des fripiers juifs auxquels elle revend elle-même la défroque de son mari. Nous sentons bien que l’écrivain ne peut pas souffrir cette créature, mais pour la rendre intelligible, c’est un soin qu’il nous laisse, et le lecteur est chargé de faire lui-même son « roman. »

L’auteur n’a qu’un souci, qui est de sauver de l’aventure la réputation de son héros : c’est à quoi il consacre toute sa peine, en faisant ressortir cette magnifique « volonté » que l’archiduc déploie pour faire une sottise et de quel « caractère » indomptable il fait preuve dans cette occasion pour imposer son choix. braver les préjugés et défier le bon sens. Il n’arrive, en dépit de ses efforts, qu’à nous laisser l’impression d’une obstination de faible, d’une intelligence bornée et d’un orgueil têtu. Je doute qu’on puisse lire ce « roman » de François-Ferdinand sans en retirer cette impression d’un nigaud, du reste violent et dangereusement « en dessous. » On ne conçoit pas que l’écrivain, avec toute sa partialité pour son impérial élève, n’en ait pas été lui-même frappé tout le premier. D’où vient donc cette admiration passionnée, ce culte qu’ont voué à cette pauvre espèce d’homme tous les cœurs allemands ? Qu’attendaient-ils de lui ? Que représentait-il pour eux ?

C’est que, dans ce « roman, » l’amour est loin de tenir la plus grande place ; tout le premier plan est encombré par des affaires politiques. Les trois quarts du volume sont remplis par les démêlés intérieurs de l’Autriche, par les différends inextricables qui empoisonnent la vie de la double Monarchie. Je n’ai garde de faire ici le tableau de tous ces embarras sans cesse renouvelés entre Allemands, Magyars, Tchèques, Polonais, Slovènes, Roumains, Serbo-Croates, et de toute cette bigarrure ethnique qui devait évidemment rendre fort compliquée la tâche du gouvernement, occupé à faire brouter ensemble tant d’ouailles. On se rend compte, à la lecture de notre auteur » que l’antique monarchie avait atteint ce point où l’on souffre, sinon d’une maladie positive, au moins d’une insurmontable « difficulté de vivre. » Mais surtout on y voit grandir l’irritation du nationalisme allemand, qui prend en grippe toutes les nationalités soumises à son empire, et considère chaque concession comme un empiétement et une usurpation. Le vieux François-Joseph avait inauguré, dans la question des langues, un système de demi-tolérance, qui permettait dans certains cas l’usage officiel de la langue indigène ; les Allemands d’Autriche, ne parlant ni le tchèque, ni le polonais, se trouvaient de ce fait en état d’infériorité, et nourrissaient à ce sujet un ressentiment profond. Refaire l’unité de la monarchie, rétablir dans l’Empire l’hégémonie de l’allemand, revenir à la manière forte, c’était le programme des patriotes, le thème, depuis vingt ans, de toute la presse chauvine. Ce parti plein d’ambitions rentrées et de rancunes avait placé tout son espoir dans l’héritier du trône. François-Ferdinand était leur homme. Il ferait dans le pays la même unité que dans l’armée. Dès le début du livre, aux environs de 1890, notre « précepteur, » pour guérir la monarchie de ses divisions intestines, n’imagine pas de meilleur remède qu’une bonne guerre étrangère. Et petit à petit nous voyons cette idée redoutable grandir dans la cervelle malade de son élève, l’idée qu’il serait l’homme de fer destiné à reconstruire l’Autriche et à la restaurer dans son ancienne splendeur.

Et progressivement, à travers tout le volume, on assiste à l’invasion et aux ravages de l’idée fixe. La mauvaise humeur allemande empire à chaque progrès de l’élément slave de la Monarchie. Les Allemands en arrivent à cet état voisin de la manie des persécutions, où il leur semble que la nature entière conspire contre eux, qu’ils n’ont pas le bonheur s’ils ne sont pas les maîtres, qu’ils ont le devoir providentiel de faire l’ordre dans le monde. Et, dans le lointain, il y a un personnage presque invisible, qui guette de Potsdam les progrès du mal, qui le cultive savamment, qui ne manque aucune occasion de flatter le pauvre ambitieux et de le persuader de sa « mission. » C’est lui qui, pour la première fois, reçoit officiellement la Chotek, la morganatique duchesse de Hohenberg, lui donne le bras, la traite en future impératrice. Il répand le baume sur la plaie de ces orgueils souffrants. Il rend la visite de l’archiduc à Konopicht, invite son « ami » sur le Hohenzollern, se l’attache corps et âme, et celui-ci se jette dans les bras de Berlin.

On croit rêver lorsqu’on voit ce fou, dans sa vieille maison délabrée, essayer de se mettre sur le pied de l’Allemagne, de copier la Prusse en Autriche. Ce pays qui ne tient pas debout, dont l’équilibre est un problème, il rêve de l’agrandir encore, il rêve de colonies ! « Il y aura un de ces jours une explication entre l’Angleterre et l’Allemagne. L’Allemagne s’adjugera un bon morceau d’Afrique. Il faut être prêts. Comment la petite Belgique, comment le Portugal pourront-ils, à la longue, garder leurs possessions africaines ? Ils ne vivent en Afrique que grâce à l’appui de l’Angleterre et de la France... Soyons prêts ! » Ainsi va ce mégalomane, et les patriotes d’applaudir, ils applaudissent encore lorsque, ne pouvant venir à bout des Slaves de la Monarchie, on ne trouve pas de meilleur moyen d’y parvenir que d’annexer encore la Bosnie et l’Herzégovine. C’est la première « victoire » de François-Ferdinand. « Vous ne voyez donc pas ce guêpier qui nous pend sur la tête ? Nos amis les Obrenowicz, on nous les a assassinés, afin de mettre à leur place des créatures du Tsar. Pourquoi ? C’est clair. Depuis le nouveau gouvernement, c’est une propagande enragée contre nous dans toute la Serbie. Les Serbes veulent la Bosnie. Il le faut pour le Tsar. » Et la nervosité de l’archiduc ne fait plus que croître. Le temps tourne à l’orage. On ne peut plus respirer autour de l’Allemagne sans que l’Allemagne y voie une provocation. Déjà à deux reprises l’Autriche a mobilisé. « Ça a coûté les yeux de la tête, mais ce n’est pas trop cher. Cela vaut dix grandes manœuvres. » Mais va-t-on s’en tenir à cette « répétition ? »

Au moment de l’affaire balkanique, on croit que l’heure du lever de rideau est arrivée. « Eh bien ! mon cher professeur, vous ne la voyez pas venir ? La guerre, la terrible guerre... Seulement, ils ne sont pas prêts. Nous non plus. Il nous faut des canons, des canons, des canons. Et il nous faut seize dreadnoughts. Nous les aurons avant huit ans. Toute la question est de savoir si nous avons huit ans devant nous... Le moral de l’armée est magnifique. Cette double mobilisation coup sur coup a mis toute la jeunesse en train... Il n’y a qu’à laisser la poêle sur le feu... »

Voilà les propos que l’archiduc tenait en 1912. Et désormais, la crise approche de jour en jour. On sent que la guerre est décrétée dans l’esprit de ce maniaque, qu’il en a besoin pour son « œuvre, » pour son idée d’une grande Autriche unitaire à l’allemande. Il se prend pour un Bismarck. La victoire a fondé l’Empire germanique. La Monarchie autrichienne sera fondée par la victoire. Menacée de démembrement, elle a besoin d’un bain de sang pour retrouver sa cohésion. La surexcitation est à son comble. Trop de manifestations belliqueuses exaspèrent les susceptibilités. La paix ne tient plus qu’à un fil. Est-ce qu’on va continuer à se laisser moquer de soi par un tas de petits peuples de rien, par cette racaille de Serbes ; sous prétexte qu’ils sont des Slaves ? Ne va-t-on pas bientôt leur donner une leçon ? C’est alors qu’a lieu, au début de juin, la mystérieuse entrevue de Konopicht, et puis, quinze jours plus tard, ces grandes manœuvres de Bosnie, à la frontière serbe, faites visiblement exprès pour chercher une querelle qui mettra le feu aux poudres. Tout le scénario est réglé. L’occasion naîtra d’elle-même, et alors...

Tout cela se lit dans le livre du candide précepteur, et c’est le plus éclatant aveu de la machination allemande. On se demande comment l’auteur n’a pas compris qu’il dressait contre son héros le plus terrible des réquisitoires. Sans doute, les choses devaient tourner un peu autrement que l’archiduc se l’était promis. L’attentat de Serajevo brisa net la carrière du futur empereur d’Autriche. L’auteur se figure que si celui-ci avait vécu, l’avenir aurait changé de face. L’archiduc François-Ferdinand était, dit-il, la seule force capable de rendre à l’Empire moribond sa puissance perdue, de réaliser le miracle de l’union nationale. Il était le suprême espoir de la patrie, la « dernière carte » du Deutschtum. Les Allemands le pleurent. Quant à nous, après avoir lu cette accablante apologie, nous sommes bien convaincus que François-Ferdinand a joué tout son rôle : ce niais sinistre a fait le mal dont il était capable. Il a été le mauvais génie de sa patrie. Et dans la voiture qui, après l’attentat de Prinzip, ramenait au Konak de Serajevo les corps de l’archiduc et de sa femme, inséparables dans la mort comme ils l’avaient été pendant le reste de leur « roman, » il y avait encore une troisième victime : c’était le cadavre de l’Autriche.


LOUIS GILLET.