Livingston, sa vie et ses travaux

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LIVINGSTON
SA VIE ET SES TRAVAUX.[1]

En peu d’années, l’Académie a fait des pertes considérables. La mort l’a frappée coup sur coup. Un de ses membres les plus jeunes lui a été enlevé. Nous avons vu disparaître la plupart des hommes illustres qui remontaient, par leur gloire comme par leur âge, jusqu’à l’autre siècle et qui laissent notre Académie, ainsi que notre temps, privés de leurs grands noms. La génération créatrice à laquelle ils appartenaient, et dont vous conserviez les précieux restes, n’aura bientôt plus d’autre asile que l’histoire.

Les trois derniers représentans d’une école philosophique célèbre, Garat, Destutt de Tracy, Laromiguière, sont morts à peu de distance l’un de l’autre. Nous avons vu s’éteindre, au retour de l’exil, la forte intelligence de Sieyes, et, peu de temps après, l’esprit brillant de Rœderer. Plus récemment encore, la tombe s’est ouverte pour le savant diplomate que nous avons entendu louer par celui-là même qui avait pu le mieux apprécier ses mérites, et nous sortons à peine d’accompagner les restes du grand politique qui a voulu, pour ainsi dire, en prononçant cet éloge, terminer, au sein de l’Institut, une vie mêlée à toutes les pensées d’un demi-siècle, sans être dominée par ses vicissitudes.

Nos pertes extérieures n’ont pas été moins grandes. Un économiste profond, Malthus ; un historien politique, M. Ancillon ; un législateur habile, M. Livingston, ont étendu notre deuil en Europe et l’ont porté jusqu’en Amérique. C’est de ce dernier auteur de plusieurs vastes codes que je viens vous entretenir aujourd’hui.

M. Edward Livingston naquit en 1764, dans la colonie de New-York. Sa famille, originaire d’Écosse, était ancienne et illustre. Les Livingston avaient formé un clan puissant, et leur chef fut l’un des lords sous la tutelle desquels avait été placée la jeune reine Marie Stuart.

Au XVIIe siècle, le vent de la persécution religieuse qui poussa, des îles britanniques sur les côtes septentrionales du continent américain, tant de pieux émigrés destinés à y devenir la semence d’un grand peuple, entraîna aussi les Livingston sur cette plage lointaine. Ils quittèrent les montagnes de l’Écosse pour les bords libres de l’Hudson. Par un souvenir de leur ancienne splendeur qui les suivit au-delà des mers, et qui conserva chez eux le culte des traditions à côté de l’esprit d’indépendance, ils donnèrent à leurs établissemens américains quelques-uns des titres que portaient les manoirs de leurs ancêtres. Cette famille généreuse, qui avait quitté son ancienne patrie pour rester libre, prit hardiment la défense de sa patrie nouvelle, lorsque ses droits furent méconnus par la métropole et que le moment de son entière émancipation fut arrivé.

Edward Livingston, le dernier de onze enfans, était encore fort jeune au début de cette grande révolution. Ses premières années s’étaient écoulées à Clermont, riche domaine de sa famille sur les belles rives de l’Hudson, au milieu de mœurs patriarcales, d’idées généreuses, d’habitudes opulentes, et sous l’influence d’une honnêteté héréditaire. Dans cette éducation des bons exemples, dont l’effet insaisissable, mais continu et profond, agit sur l’ame qui se forme comme un air pur et vivifiant sur le corps qui se développe, Livingston avait puisé des penchans heureux, une piété douce, des goûts élevés. Mais il reçut bientôt de nouvelles et plus fortes leçons des évènemens qui s’accomplirent dans son pays.

Il fut témoin de la grande insurrection qui constitua les colonies anglaises d’Amérique en états indépendans ; il entendit pousser les premiers cris de résistance à l’oppression métropolitaine ; il vit sa famille entière se dévouer à cette noble cause. Son frère Robert Livingston alla siéger dans ce magnanime congrès qui, durant sept années, et à travers toutes les vicissitudes de la guerre, ne désespéra pas un seul instant de la fortune américaine, et qui le désigna avec Jefferson, Franklin et Adams, comme l’un des membres chargés de proposer la déclaration d’indépendance et de dresser l’acte de naissance de la nouvelle nation. Son beau-frère Montgommery fit devant lui ses adieux à Jeannette Livingston, avec laquelle il était marié depuis moins d’un an, pour marcher contre le Canada, où ce valeureux capitaine, après avoir pris la ville de Montréal, devait périr à l’assaut de Québec sous la mitraille anglaise. Edward Livingston assista à leur touchante séparation ; il vit le pays reconnaissant élever, par un décret public, un monument à la mémoire de ce jeune héros, et sa veuve, le cœur rempli d’une tristesse éternelle, revêtir comme une Romaine et porter pendant cinquante ans le deuil de celui qu’elle appelait son soldat. Il vit arriver à Clermont les nobles et intrépides auxiliaires que l’amour de la gloire, le goût naissant de la liberté et les intérêts de la politique conduisirent d’Europe en Amérique ; et le premier comme le plus célèbre d’entre eux qu’il connut d’abord, fut ce généreux La Fayette, qui devint l’hôte des Livingston, et qui commença dès-lors à se montrer le défenseur officieux des peuples. Tels furent les patriotiques exemples, les beaux spectacles, les illustres personnages au milieu desquels se forma l’adolescence d’Edward Livingston. Il trouva dans sa propre famille l’éducation morale qui fait l’honnête homme, et l’éducation publique qui fait le bon citoyen.

Mais si le caractère d’Edward Livingston s’était développé à cette forte école, si même sa raison s’y était mûrie de bonne heure, son instruction avait été un peu négligée. Le temps des guerres civiles n’est pas favorable aux études, et un peuple qui cherche à fonder son existence s’occupe peu d’orner son esprit. Les traditions littéraires n’avaient cependant pas disparu. L’Amérique, détachée de l’Europe par les institutions, lui était restée unie par les idées, et sous ce rapport elle semblait encore une colonie du vieux monde. Elle n’avait pas perdu les nobles goûts de l’esprit ; l’on n’y était pas encore arrivé à penser uniquement pour agir, et à réduire les hauts services de l’intelligence aux besoins usuels de la vie. Les hommes éminens qui étaient les disciples du génie européen, vivaient toujours et servaient de parure à leur pays après l’avoir délivré. Edward Livingston les prit pour modèles ; il se livra à la culture des lettres et à l’étude du droit avec cette vigueur de volonté et cette persévérance d’attention qu’il montra depuis en toutes choses. Il s’appliqua à connaître le droit coutumier d’Angleterre, conservé par l’Amérique, dans les nombreuses collections d’arrêts, dédale obscur de décisions confuses qui enlèvent à la règle du droit ses mérites les plus nécessaires en lui ôtant son évidence et sa généralité, et qui obligent sans cesse de faire corriger le législateur par le juge. À la connaissance pratique de la jurisprudence anglaise, il ajouta celle des principes mêmes du droit, qu’il puisa dans les Pandectes de Pothier. C’est à l’aide de cet ouvrage, où se trouvent classées dans un ordre supérieur les belles règles de justice laissées par la droiture antique et par l’habileté romaine, qu’Edward Livingston remonta aux théories même de la science. Il n’y prit point la pensée de ses propres codes, qui ne lui vint que plus tard, mais la méthode sévère et puissante qui lui permit de les réaliser.

Ainsi préparé, il entra au barreau de New-York. Il y obtint des succès brillans et acquit promptement la réputation d’un avocat habile. Les avocats sont, dans les pays démocratiques, les candidats naturels à la législature. Ed. Livingston dut à sa renommée précoce plus encore qu’à la puissante influence de sa parenté, d’être appelé, bien que fort jeune, de la carrière du barreau dans celle des affaires publiques. Il avait à peine trente ans lorsqu’il fut nommé, en 1794, par l’état de New-York, l’un de ses représentans au congrès. Pour apprécier la position qu’il y prit, les amitiés politiques qu’il y forma, le rôle distingué qu’il y joua à côté des fondateurs de la liberté américaine, il faut jeter un rapide coup d’œil sur l’état de la république nouvelle, sur les partis qui la divisaient, et les directions diverses qu’ils voulaient donner à ses destinées naissantes.

Washington gouvernait alors la république des États-Unis après l’avoir sauvée. Il en avait été nommé président deux fois de suite, et il le serait resté jusqu’à sa mort s’il l’avait voulu. L’Amérique délivrée avait pris la confiante habitude de se laisser conduire par ce citoyen admirable, qui n’avait abusé ni de la dictature ni de la victoire, qui savait la régir comme il avait su la défendre, qui avait mis tant de vertu dans le commandement, montré tant de sagesse politique dans l’organisation de l’état, porté tant de simplicité dans la grandeur et de modestie dans la gloire. Elle aimait ce grand homme tout-à-fait honnête, dont l’ame fut toujours haute, ferme, sereine, le caractère sans défaut, l’esprit sans insuffisance, la vie sans tache, et qui mérita le bel éloge d’avoir été le premier dans la guerre, le premier dans la paix, le premier dans le cœur de ses concitoyens.

Le peuple américain était sorti, en 1783, de la crise d’émancipation après sept ans de lutte contre les forces de la métropole, qui s’était alors décidée à reconnaître son existence. Il était sorti de la crise d’organisation en 1789 par l’établissement d’un vigoureux gouvernement fédéral qui l’avait préservé d’une décomposition imminente. Il avait ainsi triomphé des dangers militaires et des dangers civils. Remédiant aux infirmités et prévenant les divisions qui avaient jusque-là menacé les républiques et les fédérations, il avait sagement fondé un pouvoir central ayant son chef, ses assemblées, ses lois, ses tribunaux, ses troupes, ses finances, et se trouvant par là capable de maintenir en corps de nation tant de colonies qui n’avaient ni la même origine, ni la même organisation, dont l’esprit différait aussi bien que le climat, et qui se séparaient autant par les intérêts que par les habitudes. Mais sa position et la Providence avaient plus fait pour lui que la prévoyance et les institutions mêmes de ses législateurs. Elles l’avaient placé sur un vaste continent, sans voisins redoutables et dès-lors sans ennemis, sans guerre étrangère et dès-lors sans dangers intérieurs. Elles avaient ouvert à son activité d’immenses perspectives. Elles lui avaient donné des déserts à peupler, des forêts à abattre, des savannes à cultiver, des montagnes à franchir, des fleuves à diriger, un monde entier à parcourir et à gagner à la civilisation. Cette force surabondante que les vieux états, bornés dans leur action comme dans leur territoire, tournent contre les autres ou contre eux-mêmes, le peuple américain était assez heureux pour n’avoir à l’employer que contre la nature. De long-temps la société n’avait rien à craindre de l’homme, qui, libre au milieu de ces vastes espaces, pouvait satisfaire, sans péril pour elle, ses penchans les plus fougueux et les plus avides, acquérir sans déposséder personne, lutter sans verser le sang d’autrui, trouver autant de travaux qu’il éprouvait de besoins, et se livrer à autant d’entreprises qu’il nourrissait de désirs.

Dans cet état de choses, il s’était formé deux partis, dont l’un paraissait redouter le développement du principe démocratique, et dont l’autre craignait le rétablissement des institutions anglaises. Le premier s’appelait parti fédéraliste ; le second, parti républicain. Un reste d’affection pour l’ancienne métropole, avec laquelle l’Amérique était en communauté de sang, de mœurs, de langue, et une sorte d’éloignement pour la politique violente de la révolution française, disposaient le parti fédéraliste à se rapprocher de l’Angleterre, par la ressemblance des lois comme par les liens des traités. La jalousie de l’indépendance et les calculs d’une politique habile et reconnaissante poussaient le parti démocratique à préférer l’allié qui avait secondé l’émancipation à l’ennemi qui l’avait combattue, et le maintenaient fidèlement uni à la France. L’un, inquiet des destinées mystérieuses de son pays, se rattachait au passé avec une anxiété prudente ; l’autre, plein d’une instinctive confiance, s’élançait hardiment vers cet avenir inconnu. Les meilleurs esprits et les plus grands citoyens s’étaient partagés. Washington soutenait avec modération le parti fédéraliste, que John Adams excitait par son ardeur ; Francklin s’était déclaré, pendant qu’il vivait, pour le parti démocratique, à la tête duquel se trouvait alors Thomas Jefferson.

Edw. Livingston embrassa le dernier parti dans le congrès de 1794. Quoique son âge ne lui permît pas de figurer au premier rang qu’occupaient les fondateurs, encore presque tous vivans, de la liberté américaine, il s’y fit beaucoup remarquer par son ardeur et par son talent. Il combattit le traité de 1794 conclu avec l’Angleterre, traité qui dégageait la frontière septentrionale des États-Unis, sur laquelle s’étaient maintenues jusqu’à cette époque les troupes britanniques, mais qui affaiblissait ce mérite aux yeux du parti français par une prédilection trop marquée pour l’ancienne métropole, et par une soumission trop humble à son despotisme maritime et à ses exigences commerciales. Il s’opposa également à l’importation de l’alien-bill, qui aurait permis au président d’éloigner, dans certaines circonstances, les étrangers du territoire des États-Unis. Cette mesure était contraire à la destination d’une république qui devait rester ouverte aux émigrans, pour recevoir et verser dans ses vastes possessions occidentales, encore inhabitées, la population surabondante de l’Europe. Le discours prononcé à cette occasion par Edw. Livingston se répandit dans les contrées de l’ouest, vers lesquelles se dirigeait, par une marche incessante et irrésistible, la colonisation américaine, et on le lisait long-temps après dans les fermes qui étaient les avant-postes de la république, et formaient les élémens de futurs et puissans états. Le Kentucky, qui se couvrait alors d’établissemens, donna, par reconnaissance, le nom de Livingston à l’un de ses comtés. D’étroites liaisons politiques s’établirent dans le congrès entre Edward Livingston et les chefs du parti démocratique. Ce fut alors aussi qu’il connut le député encor obscur de l’état naissant de Tennessee, André Jackson, qui devait être si célèbre plus tard, et auquel l’unirent d’une longue amitié la conformité des opinions et le contraste des caractères.

Edw. Livingston demeura dans le congrès et y fit partie de l’opposition jusqu’à la fin de la présidence de John Adams, avec laquelle expira la puissance du parti fédéraliste. Le parti démocratique triompha, en 1801, par l’élévation de Thomas Jefferson à la présidence des États-Unis. Ses amis passèrent, par le jeu naturel de cette forme de gouvernement, de l’opposition au pouvoir, et quittèrent les assemblées pour les fonctions publiques. Edw. Livingston, qui avait contribué à l’élévation de son chef, fut nommé par lui procureur-général dans l’état de New-York. La confiance populaire ajouta ses faveurs aux pouvoirs qu’il avait reçus du gouvernement, et le choisit pour maire de New-York, alors la seconde charge de la république.

Représentant de la loi fédérale et mandataire particulier de la plus populeuse et la plus riche cité d’Amérique, il montra dans l’exercice de ces doubles fonctions de l’habileté et du dévouement. Il trouva bientôt la triste occasion de faire éclater cette vertu du magistrat dans toute sa force. La fièvre jaune, cette peste du Nouveau-Monde, fondit avec violence sur New-York. La terreur fut profonde et la désertion des classes riches générale. Au spectacle le plus animé et le plus bruyant succéda une morne, une effrayante solitude. Les rues étaient désertes, la plupart des maisons fermées. Dans le port silencieux se pressaient des vaisseaux délaissés par leurs équipages, et s’élevaient des forêts de mâts immobiles. Les quais étaient couverts de marchandises abandonnées. Tout ce qui avait pu fuir s’était éloigné précipitamment de cette ville désolée, pour chercher au loin un air que l’on respirât sans mourir. M. Livingston resta avec ceux qui ne purent pas partir. C’était son devoir. Il l’envisagea et l’accomplit avec un courage tranquille. Ce danger inattendu fut à ses yeux, comme il le disait en langage de jurisconsulte, la chance défavorable du contrat aléatoire qu’il avait signé en acceptant la première magistrature d’une grande cité. Il pensa que l’affronter pour être utile était le moyen le plus probable de s’y soustraire ou le plus noble d’y succomber. Il ne resta donc pas seulement, il se dévoua. Il visita lui-même tous les jours les malades. Il leur prodigua ses soins, son argent, ses forces. Beaucoup d’entre eux lui durent la vie. Une volonté énergique et le plaisir fortifiant de faire le bien le garantirent long-temps de la contagion. Elle finissait pour tout le monde lorsqu’elle commença pour lui. Il fut atteint. Il recueillit alors les témoignages de la reconnaissance et de la sollicitude publiques. Ses concitoyens alarmés remplissaient silencieusement sa rue, pénétraient dans sa maison, se relevaient d’heure en heure au chevet de son lit, et lorsque l’heureuse nouvelle que sa forte constitution et son esprit calme avaient triomphé du danger se répandit dans la ville, elle y porta autant de joie que la disparition même du terrible fléau. M. Livingston eut la satisfaction intérieure d’avoir bien agi et la douceur d’en être ainsi récompensé.

Mais il fut bientôt obligé de renoncer à l’expression de ces sentimens, à l’exercice de ses fonctions, au séjour même de son pays. Il fallut, à l’âge de quarante ans, qu’il recommençât la vie. Les habitudes de l’opulence, les dépenses d’une représentation peut-être un peu trop fastueuse, d’abondans secours accordés aux malades, et, plus que tout cela, l’imprudence d’un ami qu’il avait rendu dépositaire de sommes considérables qui appartenaient aux États-Unis, et qui furent plus tard payées par lui intégralement, le ruinèrent. Il eut besoin de reprendre la profession d’avocat pour refaire sa fortune. Du reste, ce qui causa alors ses traverses fut ensuite l’occasion de sa gloire en le conduisant dans un pays nouveau dont il devait être le législateur.

Par une heureuse coïncidence avec sa situation et ses besoins, les vastes et riches contrées qu’arrose le Mississipi venaient de s’ouvrir à l’industrie comme à la domination des Américains. Le chancelier Robert Livingston, frère d’Edward, et ministre des États-Unis en France, avait négocié pour eux, à Paris, l’importante acquisition de la Louisiane. Cette colonie française, que le faible gouvernement de Louis XV avait cédée à l’Espagne par le traité de 1763, le gouvernement espagnol, à son tour, l’avait rétrocédée à la France par le traité de Saint-Ildefonse, en 1800. La prévoyance politique du premier consul Bonaparte avait tenu ce traité secret tant qu’avait duré la guerre avec l’Angleterre. Mais, à la paix d’Amiens, le glorieux auteur de tant de merveilles, après avoir calmé les dissensions de la France sans éteindre ses ardeurs, lui avoir assuré par des traités les résultats continentaux de ses victoires, aspira à lui redonner son ancienne grandeur coloniale. C’est dans ce but qu’il s’était fait restituer les colonies conquises par l’Angleterre, qu’il avait obtenu de l’Espagne la Louisiane, et qu’il avait entrepris l’expédition de Saint-Domingue. Mais le succès et le temps manquèrent également à ses desseins. La conquête de Saint-Domingue échoua, et la guerre devint imminente avec l’Angleterre. N’espérant plus pouvoir conserver la Louisiane et ne voulant pas la laisser prendre par les Anglais, il la remit aux Américains. Agrandir l’Amérique, c’était, à ses yeux, affaiblir l’Angleterre. Outre le profit politique qu’il obtenait en fortifiant un allié contre un ennemi, il retira de cette cession 80,000,000 fr. pour la France, et stipula que son ancienne colonie serait annexée à la république fédérale comme état libre, avec tous les avantages généraux de l’union et tous les droits particuliers de la souveraineté.

Edward Livingston partit pour la Nouvelle-Orléans, où il arriva vers la fin de 1803, à peu près en même temps que les commissaires américains chargés de prendre possession de cette contrée. C’était le plus beau pays de la terre. Placé au centre du Nouveau-Monde, dans un golfe magnifique, traversé par le plus grand fleuve du globe, qui, navigable dans un cours de douze cents lieues, reçoit les nombreuses et larges rivières descendues des Montagnes Rocheuses et de la chaîne des Alleghanys, et forme avec elles une vallée immense et droite, à laquelle aboutissent de riches vallées transversales, comme les fortes branches d’un arbre gigantesque se rattachent à son tronc ; situé sous un climat propice, également à l’abri des hivers rigoureux qui engourdissent et des chaleurs brûlantes qui énervent ; possédant un sol propre à toutes les cultures, et que les inondations immémoriales du fleuve avaient préparé à une fécondité sans bornes, mais tout couvert de forêts primitives et de prairies inondées ; ce beau pays semblait promis à d’admirables destinées, lorsque l’homme s’y assujétirait la nature qui y régnait encore avec toute sa beauté, mais dans tout son désordre, et y établirait l’empire du travail et de l’intelligence.

C’est ce qui commença à l’arrivée des Américains. Le pays était resté jusque-là presque inculte et désert. Soixante-cinq mille habitans, épars sur deux cent mille lieues carrées, composaient toute sa population. Détachée depuis quarante ans de la France, peu affectionnée à l’Espagne, qui n’avait rien fait pour elle, la Louisiane se sentait attirée par la pensée, comme la matière muette l’est par l’attraction des masses, vers ce peuple nouveau, qui, à peine sorti d’une révolution, couvrait l’Océan de ses vaisseaux, remplissait les forêts de l’ouest de ses pionniers, peuplait les solitudes du Kentucky d’une race aventureuse, marchant lentement sans jamais s’arrêter, et arrivé sur le bord oriental du grand fleuve qui seul pouvait ouvrir la mer à ses produits et à ses efforts. Aussi apprit-elle avec joie que, cessant d’être colonie, elle était incorporée à cette nation libre, prospère, puissante. Trop vaste pour ne former qu’un seul état, elle fut divisée en quatre territoires, destinés à devenir quatre états distincts, sous les noms de Louisiane, d’Arkansas, d’Illinois et de Missouri.

Il y avait deux degrés d’initiation politique pour les pays annexés à l’Union. L’un consistait dans l’établissement d’un régime provisoire appelé gouvernement territorial ; l’autre dans l’établissement du régime définitif appelé gouvernement d’état. Le premier servait à organiser le pays et le conduisait doucement à la souveraineté, afin qu’il n’y arrivât point sans la préparation nécessaire et l’aptitude suffisante. Le second lui donnait une existence propre et lui permettait de se régir lui-même, en observant les lois et en acquittant les charges fédérales. Pendant la durée du premier, il était, en quelque sorte, placé sous la tutelle du pouvoir général, qui lui envoyait un gouverneur pour l’administrer, un conseil législatif pour l’organiser, et une cour suprême pour le juger. À l’avénement du second, il avait sa chambre des représentans, son sénat et sa constitution indépendante. La Louisiane fut soumise à cette tutelle préalable avant de parvenir à son entière émancipation. Avec le gouvernement territorial elle reçut l’habeas corpus et le jury, qui pénètrent, avec l’Américain, dans toute contrée où il s’établit, pour lui assurer la liberté et la justice. Mais ce droit préliminaire, qui soumettait au jury tous les faits civils et criminels intéressant sa propriété comme sa personne, ne suffisait pas. Il fallait déterminer la législation qu’on appliquerait à ces faits et régler la procédure qu’on suivrait dans leur jugement. Conserverait-on la législation de la Louisiane, mélange confus de dispositions romaines, de coutumes françaises, de textes espagnols ? ou bien introduirait-on la législation anglaise, avec l’incertitude de ses précédens, la subtilité de ses fictions, et la prolixité de ses formules ? C’est ce qui fut discuté devant la cour suprême. Les jurisconsultes américains réclamaient l’adoption exclusive de la loi anglaise en matière civile comme en matière pénale. Mais, sur les représentations de M. Livingston, qui rappela aux nouveaux possesseurs du pays les clauses du traité en vertu duquel la Louisiane devait participer à tous les avantages de l’Union américaine sans perdre ses propres priviléges, il fut décidé qu’elle garderait ses lois civiles, mais qu’elle jouirait des lois pénales de l’Angleterre, fort supérieures à celles qui la régissaient sous la domination espagnole. Ainsi, grâce à M. Livingston, elle conserva ses usages et elle étendit ses droits, les deux choses auxquelles un peuple tient le plus et se prête le mieux. Elle se souvint toujours de ce bienfait.

Comme sous la législation de la Louisiane les procès civils n’étaient point soumis au jury, ce qui était exigé par le droit américain, il devint nécessaire de lui adapter une nouvelle procédure. M. Livingston fut chargé de ce travail, auquel le rendaient également propre son habileté et son expérience. Il fit une loi de procédure qui fut un modèle de simplicité et de bon sens. L’introduction, la poursuite, le jugement des affaires civiles furent habilement réglés. M. Livingston s’attacha à la substance des actes et rejeta la complication des formes. Les formes sont le premier degré de la justice, leur lenteur protége dans les époques d’arbitraire et de violence ; mais, lorsque la loi seule règne, il faut aller au fond des choses par le chemin droit de l’équité et non par les sentiers tortueux des formes. Épargner le temps conduit alors plus promptement à la justice, comme le perdre pouvait naguère y conduire plus sûrement. C’est ce que comprit parfaitement l’esprit judicieux de M. Livingston. Dans cette loi courte et substantielle, il s’éloigna de l’interminable procédure française et des vieilles fictions de la loi anglaise. L’équité fut son but, la clarté son guide, et il institua une règle qui simplifia la marche des procès, et dont le succès l’aida plus tard dans la composition d’une plus grande œuvre législative.

M. Livingston fut l’un des fondateurs du régime provisoire de la Louisiane, pour laquelle il rédigea la charte d’une banque sur la demande du gouvernement territorial. Il concourut encore au travail des jurisconsultes français, Moreau-Lislet et Derbigny, qui réunirent en corps d’ouvrage les anciennes lois civiles de la Louisiane. Sous cette législation qui devait durer encore nombre d’années, le pays prospéra rapidement. Les colons y arrivèrent de toutes parts ; les forêts tombèrent sous la hache des pionniers ; les espaces déserts qui séparaient les uns des autres les divers groupes d’établissemens, se couvrirent de champs ensemencés ; le port de la Nouvelle-Orléans se remplit de navires, qui remontèrent les fleuves du pays, dont ils vivifièrent par le commerce les vallées déjà enrichies par la culture. Le prix des propriétés décupla, et M. Livingston, le plus renommé comme le plus habile des avocats de la Louisiane, acquit facilement cette opulence perdue qui l’avait décidé à l’émigration.

Mais la fortune pouvait être son but sans être son occupation ; il fallait à son esprit un aliment plus noble, il le trouva. C’est alors qu’il conçut, tout en suivant le barreau, le projet du grand code qui devait embrasser la législation pénale, la procédure criminelle et la réforme des prisons.

Pour se préparer à cet immense travail, M. Livingston fit son étude des codes qui avaient régi les divers temps et les divers peuples ; il vécut dans le commerce des grands maîtres de la science. Il fortifia sa pensée avec Montesquieu, développa ses sentimens généreux avec Beccaria, exerça son esprit d’analyse avec Bentham, se perfectionna dans l’art de la composition avec Pothier, et forma son style législatif avec les habiles rédacteurs de nos codes.

Il fut détourné de ces belles méditations par un évènement qui l’obligea à quitter ses livres et à prendre les armes. Les États-Unis, en 1812, après avoir long-temps subi, de la part de l’Angleterre, les exigences les plus humiliantes pour une nation libre, s’étaient enfin décidés, mais trop tard, à se joindre à la France, pour défendre la liberté des mers et le droit des neutres. Ils avaient vaillamment soutenu la lutte pendant le cours de deux années ; puis, restés seuls dans la lice, lorsque Napoléon eut succombé en 1814, ils se trouvèrent exposés aux attaques de toutes les forces anglaises. Une expédition formidable fut préparée contre la Louisiane ; quinze mille hommes de vieilles troupes, qui s’étaient battues en Portugal et en Espagne, firent voile pour cette contrée, la dernière qui eût été réunie à la fédération américaine, et celle, dès-lors, qui passait pour devoir en être plus facilement détachée.

La Nouvelle-Orléans, si sérieusement menacée, était dépourvue de tout moyen de défense. Assise sur la rive gauche du Mississipi, elle semblait bien protégée par les lacs que les eaux du fleuve avaient formés, et par les terrains marécageux et tremblans qu’il avait disposés vers ses embouchures ; mais elle n’avait ni fortifications, ni troupes ; à peine pouvait-elle mettre douze cents hommes sous les armes. Aussi l’approche du danger la jeta dans la consternation. Ses habitans ne s’étaient jamais battus. Ils jouissaient depuis deux ans de leur pleine indépendance. Ils étaient souverains ; mais ils n’étaient pas organisés. Ils possédaient les droits qui charment les volontés, ils ne disposaient pas des pouvoirs qui les rallient. C’est le grand inconvénient des états démocratiques, qui, d’un autre côté, ont l’avantage de former des hommes vigoureux, dont la pensée devient un moyen passager d’organisation, et qui établissent un moment, par leur caractère, l’unité du commandement et le concours des efforts. La Louisiane fut assez heureuse pour trouver un de ces hommes dans le major-général André Jackson.

Chargé par le président Madison de défendre la Louisiane menacée, le général Jackson accepta sans hésiter cette mission difficile. Dans sa vie aventureuse il s’était accoutumé à ne rien croire impossible. Destiné par ses parens au sacerdoce, et entré par son choix dans la carrière du barreau, sa véritable vocation était la guerre. Quoiqu’il eût été nommé par Washington avocat-général dans le Tennessee, qu’il eût fait partie du congrès comme législateur, d’une cour suprême comme juge, il s’était surtout distingué les armes à la main. À l’âge de quatorze ans, il avait combattu en volontaire sous le drapeau de l’indépendance et y avait été blessé. Emporté par le besoin de l’action, la fougue de son caractère et le goût des aventures, il avait émigré vers l’ouest, où il était devenu l’un des belliqueux pionniers fondateurs de Tennessee. Chef de la milice de ces états dans la guerre de 1812, il avait vaincu les Creeks et chassé les Anglais de Pensacola. Un indomptable courage, à l’aide duquel il était sorti avec bonheur des plus grands dangers personnels, et avec succès des entreprises les plus audacieuses, lui donnait une confiance sans bornes. Il pensait qu’entre hommes, comme entre pays, celui-là peut le plus qui veut le mieux.

C’est dans ces dispositions qu’il arriva à la Nouvelle-Orléans. Il n’avait pas vu son ami Livingston depuis quinze ans. Il le trouva plein de zèle et de résolution, à la tête d’un comité de défense qu’il avait organisé. Il le nomma son aide-de-camp. De concert avec lui, il prit toutes les mesures de défense. Convaincu que, dans les momens de danger, l’unité de pouvoir est nécessaire, et que le salut d’un pays désorganisé ne peut se trouver que dans la ferme volonté d’un seul homme, le démocrate André Jackson se fit dictateur. Il proclama la loi martiale, suspendit l’habeas corpus et défendit même plus tard à la législature de s’assembler. Il appela tous les citoyens aux armes, accepta pour auxiliaires les pirates de l’île Barataria, et pressa les milices du Tenessee et du Kentucky de se rendre en toute hâte sous la Nouvelle-Orléans. La vigueur de ses résolutions et la tranquillité de son courage inspirèrent à tout le monde la confiance dont il paraissait animé lui-même.

Pendant cette mémorable campagne, M. Livingston fut le coopérateur zélé du général Jackson. Il prit part à ses mesures comme à ses succès. Il l’accompagna dans la terrible attaque de nuit du 23 décembre, où il déconcerta les projets et arrêta la marche de l’avant-garde anglaise. Il le seconda dans la construction du retranchement qu’il éleva à deux lieues de la Nouvelle-Orléans, entre les marécages et le fleuve, et où il attendit l’ennemi de pied ferme. Il fut témoin des efforts tentés deux fois, et vainement, par l’armée anglaise contre ces fortifications improvisées que défendaient l’artillerie de quelques pirates et le courage de cinq mille soldats de milice. Il assista enfin, le 8 janvier 1815, jour à jamais mémorable dans les fastes de la Louisiane, à la bataille qui devait décider de son sort. Il vit s’avancer silencieusement et en bel ordre les vieilles bandes britanniques pour forcer dans un dernier assaut la ligne américaine. Il les vit, malgré la rapidité de leurs mouvemens et la froideur de leur courage, ne pas arriver jusqu’au fossé qu’elles voulaient franchir ; leurs rangs, traversés de loin par les boulets et la mitraille, fléchirent et tombèrent lorsqu’ils furent à la portée des carabines de ces intrépides chasseurs de l’ouest, dont la main était ferme, l’œil sûr, et le coup infaillible. En quelques instans, le général en chef, sir Edward Packenham, fut tué, les généraux Gibbs et Keane, qui prirent le commandement après lui, furent mortellement blessés ; la plupart des officiers périrent sous les balles américaines, deux mille morts couvrirent la terre ; l’armée découragée s’arrêta, battit en retraite, et la Louisiane fut sauvée.

M. Livingston avait pris une noble part aux actes et aux dangers de cette guerre. Il avait secondé le général Jackson par ses sages conseils, il lui avait prêté l’assistance de son courage réfléchi et de sa plume habile. Il avait rédigé ses proclamations, transmis ses ordres, écrit ses dépêches. Après l’avoir accompagné dans la bataille, il avait heureusement négocié l’échange des prisonniers. Aussi, lorsque plus tard le congrès américain, organe de la reconnaissance nationale, décerna au général Jackson une médaille frappée en souvenir de ses victoires, il dit à M. Livingston : « Approchez, et venez voir ce que vous m’avez aidé à gagner. »

Après la libération de la Louisiane et la paix de Gand, M. Livingston reprit ses études. Il s’y livra avec une ardeur si persévérante, qu’il eut arrêté, au bout de quelques années, tout le plan de sa réforme pénale. Désireux de la faire adopter par la Louisiane, il devint membre de la législature de cet état, afin de la soumettre à son examen et à son suffrage. Il lui proposa donc de changer les lois défectueuses qui la régissaient et qui offensaient à la fois le bon sens par leur désordre, l’humanité par leur barbarie, et la justice par leur imperfection. Il la pressa d’en accepter d’autres plus conformes à la raison comme aux mœurs du temps et fondées sur les véritables principes du droit criminel. Après l’avoir entendu, le sénat et la chambre des représentans de la Louisiane, réunis en assemblée générale, déclarèrent, par un acte solennel, le 10 février 1820, qu’il serait nommé un jurisconsulte habile pour préparer un nouveau code qui, en réprimant le crime, eût pour but unique de le prévenir, qui désignât toutes les offenses punissables par la loi, qui définît chacune d’elles en langage clair, qui déterminât les peines dont elles seraient passibles, en proportionnant toujours le châtiment au délit, qui établît avec clarté les règles d’évidence applicables aux faits pour éviter toute méprise, qui fixât un mode de procéder simple pour éviter la lenteur des procès, et qui enfin réglât avec précision les devoirs des magistrats et des officiers de justice, pour empêcher l’excès de leur autorité ou suppléer à son insuffisance. Le 13 février 1821, la même assemblée désigna M. Livingston comme le jurisconsulte propre à exécuter ce grand travail, et elle le nomma son législateur. Enfin le 21 mars 1822, à la suite d’un admirable rapport dans lequel M. Livingston exposa tout son système, et qui frappa l’assemblée d’étonnement par la grandeur des vues, l’étendue de la science, l’amour de la justice et la beauté du langage, elle approuva le plan qu’il proposait, et le sollicita avec instance dans un décret public de poursuivre son ouvrage. M. Livingston le poursuivit en effet, et pendant deux années s’y consacra tout entier. Il consulta la pratique des pays les plus éclairés, et les lumières des hommes les plus savans. Il entra en correspondance avec les criminalistes européens que lui recommandaient leur réputation ou leur doctrine, et au bout de deux ans fut achevée une des œuvres législatives les plus vastes, les plus complètes, les mieux ordonnées, qui soient sorties d’une seule tête.

Quels avaient été jusqu’alors, en matière pénale, les progrès des esprits et les perfectionnemens des lois ? Quel fut le point d’où partit M. Livingston, pour s’engager dans cette belle route de la justice législative, ouverte par les travaux du dernier siècle, et étendue par les siens ?

Pendant long-temps, la société, impuissante à réprimer les crimes, était intervenue pour pacifier les individus et non pour les punir. Son mode de répression avait été un simple acte de médiation entre des ennemis, et elle s’était trouvée réduite à traiter le crime comme un fait de guerre. Elle avait admis ce système de compositions pécuniaires, à l’aide duquel l’un payait son crime, l’autre vendait sa vengeance. Mais devenue peu à peu assez forte pour se charger elle-même de la répression des attentats, elle les avait poursuivis, jugés en son nom et pour son compte. Encore grossière et violente dans sa justice, elle avait substitué le droit de vengeance publique au droit de vengeance privée. La férocité avait passé des mœurs dans les lois, et les châtimens de la justice ressemblaient aux représailles de la passion. Des lois cruelles, des juges endurcis, une procédure clandestine, point de défense, la torture comme supplément d’instruction, l’aveu arraché à la douleur comme moyen de certitude, aucune proportion entre les châtimens et les offenses, des prisons infectes, des supplices atroces, l’infamie de la peine s’étendant sur des familles et sur des générations innocentes, voilà ce qu’elle avait établi à peu près partout, et ce qui s’était maintenu jusqu’au milieu du dernier siècle.

À cette époque, Montesquieu était devenu l’organe de pensées plus justes et plus humaines en matière pénale. Ce grand homme avait distingué avec soin les pouvoirs publics, et séparé avec précision celui de faire les lois de celui de rendre les jugemens. S’élevant contre l’aveuglement de l’ancienne procédure et l’excès des châtimens, il avait préparé le règne de la justice indépendante et des peines modérées, et il avait fondé une école de réformateurs en législation. À cette école avaient appartenu Beccaria, Filangieri, Servan et Jeremy Bentham, qui, étendant les idées de Montesquieu ou les dépassant, avaient, à divers degrés, servi la même cause : Beccaria, par la générosité de ses sentimens, qui le portèrent jusqu’à refuser à la société le droit de mort sur ses membres et à proclamer l’inviolabilité de la vie humaine ; Filangieri, par la force de ses pensées ; Servan, par l’autorité de son expérience ; Bentham, par la savante rigueur de ses analyses. À cette école avaient également appartenu les souverains qui, dans le xviiie siècle, avaient commencé les réformes pénales, et les auteurs de nos codes qui les avaient poussées plus loin en introduisant le jury dans la loi, la publicité et la défense devant les tribunaux, la gradation dans les peines, et la suppression de toutes les douleurs inutiles dans les supplices.

En même temps que s’accomplissait cette révolution dans les théories et dans la pratique de la justice criminelle, il s’en était préparé une autre, destinée à lui servir de complément. Des hommes d’un esprit élevé et d’une ame miséricordieuse avaient été touchés du misérable état de dégradation dans lequel tombait le criminel après avoir été condamné. Ils avaient conçu la généreuse pensée d’y remédier en réformant l’état des prisons. Le vicomte de Vilain XIV dans les Pays-Bas, le vertueux Howard en Angleterre, et les quakers en Pensylvanie, s’étaient dévoués à cette pieuse mission. Les condamnés, classés selon leur âge et selon leurs crimes, avaient été soumis à la discipline du silence et du travail, et quelquefois de l’isolement. On avait commencé à faire de la prison un lieu de pénitence et d’éducation, où se trouvaient placés, à côté de la crainte du châtiment, jusque-là seul but de la loi, le repentir de la faute, et le moyen de ne plus y retomber. Cette belle idée, après bien du temps et beaucoup d’essais, était devenue elle-même un vaste système sous le nom de réforme pénitentiaire. Elle tendait à faire traiter les crimes comme des infirmités, et les coupables comme des malades dont on pouvait dompter la fougue dans la solitude, s’ils avaient été entraînés au mal par la violence des passions ; corriger les habitudes vicieuses à l’aide du travail, s’ils y étaient arrivés par l’oisiveté ; éclairer l’esprit au moyen de l’instruction, si l’ignorance les y avait conduits. Par ce dernier perfectionnement, la loi, qui de vindicative était devenue juste, de juste devenait charitable ; elle ne châtiait pas seulement l’acte, elle réformait l’ame du criminel, et complétait l’art de punir par l’art de guérir.

Continuant les travaux de ses prédécesseurs, M. Livingston a embrassé par la pensée et compris dans son ouvrage toute la législation pénale, depuis les premières dispositions qu’elle doit prendre pour garantir la société, jusqu’aux résultats définitifs qu’elle doit atteindre en réformant les coupables. Il l’a divisée en quatre codes : code des crimes et des peines, code de procédure, code d’évidence, code de réforme et de discipline pour les prisons. Le titre de ces divers codes, dont chacun forme un ouvrage étendu et se trouve précédé d’une grande introduction, indique leur sujet et montre avec quelle habileté logique M. Livingston a procédé dans la distribution de son œuvre. Le code des délits et des peines expose avec clarté et définit avec précision toutes les offenses publiques contre l’état, sa souveraineté, ses divers pouvoirs, sa tranquillité, son revenu, son commerce intérieur et extérieur, la monnaie légale, la liberté de la presse, la santé, la morale, la propriété publique, les grandes routes, l’exercice de la religion, et toutes les offenses privées contre les individus, leur personne, leur réputation, leurs droits politiques et civils, leurs professions, leurs propriétés. Il détermine en même temps, d’après la nature du dommage qu’elles causent et le degré d’intention perverse qui les accompagne, les peines applicables à chacune de ces offenses. Dans ce double travail, il se montre observateur ingénieux, criminaliste savant et profond. Tout en suivant les grands principes de justice et d’humanité proclamés par le dernier siècle, les règles supérieures et les vues pratiques répandues dans nos codes, et les garanties individuelles accordées par la loi anglaise, il les applique à sa façon et avec originalité.

M. Livingston rejette tous les châtimens qui atteignent purement le corps et qui entretiennent et augmentent la dégradation de l’ame. Il n’admet ni le fouet en usage encore dans plusieurs pays et surtout dans le sien, ni les fers ni les boulets qui subsistent dans le nôtre, ni ces expositions publiques uniquement propres à endurcir ceux qui les subissent et à corrompre ceux qui les voient. Il admet encore moins la flétrissure de la marque, depuis lors heureusement enlevée de nos lois, qui perpétuait le déshonneur du crime après son expiation ou son pardon, et conduisait presque forcément à la récidive.

M. Livingston se prononce également contre la peine de mort. Ce n’est pas qu’il refuse à la société le droit de prendre la vie de celui qui se met en insurrection ouverte contre elle ; mais il ne le lui accorde qu’au moment même de l’attaque. Dès que la crise de la défense est passée, et que son ennemi est devenu son prisonnier, il ne lui attribue plus le même privilége, parce qu’il n’y voit plus la même nécessité. Le caractère irrémissible de cette peine, la faillibilité de la justice humaine, la responsabilité d’une erreur irréparable, qui, selon lui, ne doit pas tomber sur le juge condamnant d’après les apparences, mais sur le législateur sachant que ces apparences peuvent être quelquefois trompeuses ; l’inefficacité de l’exemple qui, toujours d’après lui, pousse plus vers le crime par la vue du sang et par l’entraînement de l’imitation, qu’il n’en détourne par la crainte ; l’horreur du spectacle qu’offre ce sacrifice sanglant d’un être plein de force, auquel la société, qui ne lui a pas donné l’existence, s’arroge comme Dieu le droit de l’ôter, et cela de sang-froid, sans la nécessité actuelle de se défendre, pour la sauve-garde incertaine d’une abstraction, avec la possibilité de se tromper, et sans que l’ame accablée ou endurcie de celui qui a tué et que la loi tue, surprise dans le mal, et y étant encore pour ainsi dire tout enveloppée, soit prête à ce grand passage de la vie à la mort, inspirent à M. Livingston une invincible répugnance pour elle. Il l’exclut donc de son code.

Quelles sont dès-lors les peines infligées par le code de M. Livingston ? Elles sont de plusieurs espèces, et toutes destinées à opérer le châtiment et la réforme du criminel. Elles doivent agir sur son ame plus que sur son corps. Ainsi l’emprisonnement simple, l’emprisonnement avec travail, l’emprisonnement solitaire, sont prononcés contre les diverses espèces de délits ou de crimes. Il les emploie de façon à atteindre les différens degrés de perversité morale. Le système pénal de M. Livingston est un système pénitentiaire. Placé entre les deux fameux régimes suivis dans la prison d’Auburn et dans celle de Philadelphie, qui sont devenus l’objet d’un examen universel, dont l’un isole les prisonniers pendant la nuit, et, après les avoir classés, les fait travailler en commun, mais en silence, pendant le jour ; et dont l’autre prescrit l’isolement de jour et de nuit, la séparation complète des prisonniers et leur travail solitaire, M. Livingston adopte un régime mixte qui semble réunir les avantages et exclure les inconvéniens de chacun des deux autres. Ainsi, il inflige au criminel l’emprisonnement pour lui faire expier le mal qu’il a commis par la privation de la liberté dont il a abusé ; il le place dans la solitude pour le conduire à la réflexion ; il lui permet le travail pour lui donner une occupation qui le préserve plus tard de l’oisiveté ou de la misère, qui mènent également au crime ; il lui procure l’instruction intellectuelle et morale qui l’aidera à se bien conduire. Il combine avec assez de bonheur et peut-être de subtilité la solitude et le travail, l’instruction isolée avec l’instruction en commun, sans avoir besoin d’employer la violence et sans craindre la corruption. Son système est complet. Il embrasse des maisons de détention pour les prévenus, des maisons de réforme pour les condamnés qui n’ont pas atteint l’âge de dix-huit ans, des maisons de pénitence pour ceux qui l’ont dépassé, enfin des maisons de refuge et de travail pour les condamnés libérés. Il y a ainsi des lieux d’attente où l’on est gardé à la disposition de la loi, des hospices pénaux où l’on est guéri en son nom, des établissemens de convalescence qui servent à passer du régime de la maladie au régime de la santé morale, de la prison dans la société.

Le système de M. Livingston n’a-t-il rien que de juste, de doux, d’humain, d’efficace ? L’apparence le ferait croire ; mais plusieurs de ses dispositions peuvent susciter des objections graves, et être regardées comme trop dangereuses ou trop dures, malgré la prudence ou l’humanité qui les a dictées. Sans entrer dans cette grande controverse du maintien ou de l’abolition de la peine de mort, est-ce que M. Livingston n’applique pas à ceux qui l’encourent dans notre législation une peine encore plus sévère ? Est-ce qu’il n’abandonne même pas son propre système à leur égard, lorsqu’il dit : « La réformation n’entre dans leur traitement qu’autant qu’elle les concerne en particulier. Bannis à jamais de la société civile, la loi ne contient aucune disposition pour les employer désormais. Indifférente aux habitudes qu’ils peuvent prendre, elle est uniquement occupée, dans leur seul intérêt, de les mettre à portée de faire leur paix avec le ciel, parce qu’elle évite de les punir de mort, mais ne voudrait pas tuer leur ame. »

En effet, ces condamnés, enfermés pour toute leur vie dans un espace étroit et obscur ; morts pour le monde dans lequel ils ne peuvent plus rentrer, car le droit de grace ne saurait s’exercer en leur faveur ; étrangers à leur famille qui partage leurs biens, soumis périodiquement, pendant plusieurs mois de l’année, à une entière solitude et à une désolante inaction ; ne pouvant jamais ni respirer un air pur, ni voir un rayon de soleil, ensevelis dans leur cellule comme dans un tombeau sur lequel se lit déjà leur épitaphe ; ne sont-ils pas punis plus cruellement que ceux auxquels la vie n’est pas laissée à ces terribles conditions ? N’est-il pas à craindre que leur raison ne succombe, que leur ame que l’on veut sauver ne se désespère ? S’il ne faut pas tuer le corps, il faut encore moins tuer l’intelligence, car il vaut mieux être mort que fou. Aussi de pareils châtimens excèdent les droits de la société, et semblent une inconséquence dans le système de M. Livingston, qui, voulant réformer le criminel, ne devait pas plus admettre de peines irrémissibles que de peines irréparables.

Si l’intelligence humaine se trouve menacée par ce supplice, M. Livingston, dans d’autres circonstances, n’a-t-il pas manqué ou de prudence, ou de modération, ou même de véritable esprit de justice ? Le besoin d’investigation et de découverte ne l’a-t-il pas conduit trop loin, lorsque, malgré la sage répugnance de nos codes, il a admis la femme à déposer dans la cause du mari, et le fils dans la cause du père ? Il ne convient pas de placer l’homme entre deux devoirs contraires, et de lui donner le choix entre la nature et la loi, l’affection et le parjure. N’a-t-il pas été trop rigoureux en assimilant le ravisseur qui viole au meurtrier qui tue ? On peut aussi lui reprocher d’avoir été trop indulgent pour les délits qui naissent des habitudes démocratiques, et trop sévère pour les actes de récidive, contre lesquels il prononce dans tous les cas l’emprisonnement perpétuel, considérant comme incurables ceux qui les ont commis, parce qu’ils ont eu sans doute le tort de résister à son régime. En un mot, on serait tenté de le regarder quelquefois comme trop exigeant par goût de la vérité, trop facile par entraînement populaire, trop rigoureux par esprit de réforme.

Malgré les imperfections inséparables d’une aussi grande œuvre, la législation pénale de M. Livingston présente un vaste et superbe ensemble. Ses quatre codes se tiennent et se complètent. Ils sont comme une voûte dont chaque pierre formerait la clé. Si l’une était enlevée, toutes crouleraient. Il l’a dit lui-même avec le juste sentiment du mérite de son livre, et il a ensuite ajouté : « Cet ouvrage, poursuivi pendant plusieurs années avec une attention qui ne s’est jamais ralentie, avec une déférence respectueuse pour les opinions des autres, et une observation rigoureuse des résultats pratiques, me laisse la conviction bien satisfaisante d’avoir pris toutes les précautions possibles pour me garantir de la présomption de moi-même, de n’avoir négligé aucun des moyens qui pouvaient m’être suggérés par le sentiment profond de son importance et le désir religieux d’augmenter le bonheur des individus en établissant les vrais principes de la justice publique. »

En effet, le livre de M. Livingston, pourvoyant en général à la défense de la société avec le sentiment de la justice, procédant à la poursuite du crime avec le respect du droit, recherchant la preuve des faits avec le goût de la vérité et le besoin de la certitude, et punissant les coupables avec le désir de leur réforme, se recommande à l’attention des philosophes comme un beau système d’idées, et à l’usage des peuples comme un vaste code de règles.

Ce grand travail venait d’être terminé. M. Livingston, nommé de nouveau membre du congrès des États-Unis, s’était rendu à New-York pour l’y faire imprimer. Une nuit, après avoir soigneusement relu son manuscrit avant de le livrer à l’impression, vaincu par le sommeil, il le laisse sur une table de marbre. À son réveil, il ne retrouve plus que des cendres. Le feu avait tout consumé. Les lentes conceptions de son esprit et ses espérances de gloire étaient détruites en même temps. Ce que M. Livingston ressentit à cette grande perte, tout le monde peut l’imaginer ; mais personne ne l’aperçut. Les âmes faibles regrettent, les volontés vigoureuses réparent. M. Livingston se remit au travail le jour même, et, en moins de deux ans, son code entièrement refait parut tel que nous le possédons[2]. Ici je ne sais s’il ne faut pas plus admirer encore en M. Livingston la force de caractère qui lui fit recommencer son œuvre, que la force d’esprit qui la lui fit entreprendre.

La publication de ce vaste système de lois consacra la renommée de M. Livingston dans sa patrie, et la répandit dans le monde entier. Le Brésil prit le code de M. Livingston pour base de sa législation. La république de Guatimala n’hésita même point à l’adopter. Dans le vieux continent, meilleur juge encore en matière de lois et d’esprit, M. Livingston recueillit des hommages universels. L’opinion européenne le compta au nombre des législateurs philosophes, et votre académie, dès qu’elle fut rétablie, s’empressa de lui témoigner toute l’estime qu’elle portait à ses travaux, en le nommant l’un de ses cinq associés étrangers. M. Livingston se montra glorieux d’avoir partagé avec son illustre compatriote Thomas Jefferson l’honneur d’appartenir à l’Institut de France.

Le congrès américain lui-même, frappé du mérite que présentait le code destiné à la Louisiane, chargea M. Livingston de préparer un code spécial pour toutes les cours fédérales des États-Unis. Ces cours sont appelées à juger des délits commis contre le gouvernement et le droit de l’Union. M. Livingston se rendit au vœu de son pays. Il conçut, sur le même modèle, dans les mêmes vues, mais avec des dispositions différentes, une législation fort étendue qui embrassait tous les délits en matière d’assemblée, d’élection, d’excès d’autorité, de révolte, de trahison, de douanes, de piraterie, de guerre et de droit des gens. Il en détermina les caractères, régla les procédures, fixa les châtimens. Ce code, qui place les sentimens généraux de l’humanité à côté des besoins du gouvernement, le droit des gens à côté du droit politique, qui introduit pour la première fois dans une loi nationale les principes de la justice universelle, restés jusqu’ici dans les mœurs des peuples comme simple usage qui n’était pas toujours observé, fait honneur à l’esprit philosophique de M. Livingston. Le système particulier de lois pénales pour la Louisiane, et le système général pour les États-Unis, dont l’un est en discussion cette année même à la Nouvelle-Orléans, et dont l’autre sera sans doute bientôt adopté par le congrès américain, forment les deux vrais titres de M. Livingston à la reconnaissance de son pays et à l’attention de la postérité.

Après avoir achevé ces vastes travaux, M. Livingston consacra le reste de sa vie à la politique. Il était membre du sénat, lorsque son ami le général Jackson fut élevé à la présidence des États-Unis. Il refusa d’abord de hautes fonctions qui lui furent offertes ; mais à la veille d’une crise nationale, il accepta la principale charge de secrétaire d’état. Alors les états du nord et les états du midi, dont les uns étaient manufacturiers et les autres agricoles, se trouvaient divisés d’opinion comme d’intérêts sur les tarifs auxquels étaient soumises les marchandises étrangères. La Caroline du sud, donnant le signal de l’insurrection contre la loi qui les réglait, l’avait déclarée nulle et avait pris les armes. Les États-Unis d’Amérique, violemment atteints par la maladie qui menace de mort les fédérations, semblaient prêts à se dissoudre. Dans cette circonstance périlleuse, M. Livingston inspira sa modération et prêta son éloquence au général Jackson. Il se prononça pour la conciliation, et il rédigea cette belle, touchante et patriotique proclamation qui contribua si puissamment à prévenir la rupture de l’Union-Américaine. Mais sa prudence, j’ai quelque regret à le dire, parut l’abandonner plus tard, lorsque nommé ministre des États-Unis en France, il vint y presser l’exécution d’un traité dont la mémoire est encore si récente. Il n’apprécia point, dans ses exigences et dans ses dépêches, les lenteurs inévitables d’un gouvernement libre, et le diplomate se montra moins conciliant que ne l’avait été naguère l’homme d’état. Sa correspondance, publiée en Amérique, permet de penser qu’il était entré trop tard dans une carrière qui exige tant de mesure et de patience dans ses procédés, et qu’il a été loin d’user de son ancienne amitié pour empêcher le général Jackson de recourir à un langage inusité entre gouvernemens amis, surtout lorsque d’un côté, s’il y avait une récente réclamation d’argent, de l’autre il y avait un vieux droit de reconnaissance.

M. Livingston ne survécut pas long-temps à cette mission. De retour en Amérique, il se retira dans sa terre de Montgoméry sur les bords de l’Hudson. Il s’y livrait depuis quelques mois aux plaisirs tranquilles de l’agriculture, lorsqu’il fut atteint par la maladie qui l’enleva. Ses derniers instans s’écoulèrent entre sa femme et sa fille, auxquelles il exprima ses sentimens d’affection, et ne montra qu’une sérénité pieuse. Il expira le 23 mai 1836, le jour et à l’heure même où il était né, d’après la bible de la famille.

À la nouvelle de sa mort, ses concitoyens sentirent qu’ils avaient perdu l’homme qui, par ses œuvres, faisait alors le plus d’honneur à leur pays. La république de Guatimala, qui avait adopté son code et donné son nom à sa capitale, décréta un deuil public de trois jours. Ces regrets et ces honneurs étaient mérités. Les hommes comme M. Livingston sont rares partout ; ils le sont bien davantage sur cette terre d’Amérique si jeune encore, plus favorable au développement des caractères qu’à la culture des esprits, qui produit des navigateurs audacieux, des colons entreprenans, des explorateurs infatigables, mais peu de ces admirables oisifs sortant de la foule pressée dans toutes les routes de la vie, pour se livrer à l’observation de la nature et de la société, en surprendre les secrets et les lois, et les communiquer à leurs semblables, auxquels le besoin de vivre ne laisse pas le temps de les découvrir.

Par la mort de M. Livingston, l’Amérique a perdu sa plus forte intelligence, l’Académie un de ses plus illustres associés, et l’humanité un de ses plus zélés bienfaiteurs.


Mignet.
  1. Cette notice a été lue hier à la séance de l’Académie des Sciences morales et politiques.
  2. Ce système de lois pénales, comprenant quatre codes, un livre de définitions et des introductions à chaque code, est écrit en anglais, et a été traduit en français par M. Jules D’Avezac, président du collége de la Nouvelle-Orléans.