Loris-Mélikof

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LORIS-MÉLIKOF

NOTES D’HISTOIRE CONTEMPORAINE.

Le général comte Loris-Mélikof vient de s’éteindre à Nice, où il finissait malade et oublié. L’excès de l’oubli a presque égalé l’excès récent de son insigne fortune. Le temps n’est pas loin où sa mort eût fait l’entretien de toute l’Europe, où elle eût paru une catastrophe nationale pour la Russie. Depuis trois quarts de siècle, depuis Spéransky, nul n’était monté si haut dans ce pays, nul n’y avait reçu des pouvoirs aussi étendus, avec un blanc-seing pour entreprendre une réorganisation de l’état.

Il resta fidèle alors aux amitiés nouées en des jours plus modestes. J’en puis témoigner, ce souvenir m’oblige envers le mort furtif et solitaire ; mais je n’en ressens aucune gêne pour parler de lui avec impartialité. Spectateur de sa tentative, j’ai gardé des doutes sur la valeur pratique des idées qui la dirigèrent : je n’ai jamais eu un doute sur la bonne volonté de l’homme. Il a pu se tromper; il n’a jamais fait le mal sciemment.

Cette esquisse sera forcément incomplète. Si reculés que paraissent les événemens auxquels elle nous reporte, ils sont encore trop proches pour que l’histoire y moissonne en toute liberté. En retraçant le rôle de Loris, on devra taire des circonstances qui achèveraient d’en éclairer les côtés obscurs. On évitera autant que possible de nommer ses collaborateurs encore vivans. Quelques-uns d’entre eux eurent une part considérable dans les luttes soutenues par leur ami; ils interpréteront peut-être ma réserve comme un manque de mémoire ou d’équité ; je préfère ces reproches à celui d’indiscrétion. Le personnage principal nous occupera seul. Il serait injuste de laisser s’évanouir cette figure sans que quelqu’un essayât d’en fixer les contours.


I.

Loris-Mélikof appartenait à une famille noble du Caucase, de souche géorgienne suivant les uns, arménienne suivant les autres, rattachée en tout cas à cette dernière communauté par la religion et les affinités. Ce petit peuple arménien, dispersé sur toute l’Asie, a donné ou opposé à ses divers maîtres quelques politiques de premier ordre; j’en ai connu deux à l’œuvre : l’évêque Azarian et Nubar-Pacha ; ils m’ont paru égaux sinon supérieurs aux hommes d’état que j’ai vus jouer sur de plus grands théâtres. Toute la personne de Loris criait son origine ; du premier coup d’œil on reconnaissait en lui le montagnard du Caucase, croisé de Géorgien et d’Arménien. Les traits caractéristiques de la race étaient fortement accusés sur son visage ; le teint, le regard achevaient de trahir l’Oriental. L’empreinte européenne se retrouvait dans l’intelligence malicieuse qui animait cette physionomie, un peu trop mobile, mieux faite pour séduire dans la conversation que pour s’imposer dans la représentation. Au temps de ses grandeurs, quand il apparaissait aux cérémonies en tête des hauts fonctionnaires du Palais d’Hiver, sa figure n’était pas à l’ordonnance, pour ainsi dire ; elle tranchait trop vivement sur le type ethnographique, sur l’habitude physique des grands seigneurs russes. Cela lui a nui.

Entré tout jeune au service militaire, il fournit au Caucase une carrière utile, brillante si l’on veut, mais de cet éclat amorti qu’ont les carrières provinciales, faites loin de la cour. Il apprit son métier sous les ordres de Voronzof, dans les luttes quotidiennes contre les insoumis du Daghestan; en 1855, il tâta de la grande guerre avec les Turcs. Général-major dès 1856, l’âge lui apporta lentement les hauts grades. Sa renommée ne sortait pas des montagnes où elle avait grandi, où il se confina durant trente ans, négligeant de venir la soigner à Pétersbourg. Quand éclata la guerre turque de 1877, quand on apprit qu’un général Loris-Mélikof commandait une des armées d’Asie, ce nom inconnu dans la capitale ne dit rien au grand public. Les événemens l’apprirent vite à toutes les bouches. Loris entrait dans ses courtes années de chance, dans cette clairière illuminée de soleil où l’homme public passe un moment, après être sorti de l’ombre et avant d’y rentrer. Victorieux à Ardahan, à Avliar, il relevait le premier la fortune des armes russes, qui pliait à cette époque sur toute la ligne des opérations, du Danube au Caucase. Il attachait son nom à la prise de Kars, la citadelle turque réputée imprenable, au pied de laquelle s’usaient depuis un siècle les efforts de la Russie. De tous les faits de guerre en Asie, ce fut le plus flatteur pour l’orgueil national. Le lendemain, le « héros de Kars » était populaire en bas, désigné en haut à la faveur et aux dignités. Il reçut après la paix le titre de comte ; il se décida enfin à venir gérer sa gloire à Pétersbourg, au printemps de 1878.

Loris débuta timidement sur ce terrain inconnu et malaisé. Il y arrivait à cinquante ans, dénué de tous les appuis qui préparent et assurent la marche d’un ambitieux : liens de parenté, relations anciennes, science exacte de la cour et de la société, toutes choses plus nécessaires que l’esprit et que la gloire elle-même à qui veut manœuvrer dans ces régions. Il y reçut l’accueil froid et dédaigneux que les aristocraties dirigeantes réservent d’habitude aux intrus qui viennent leur disputer une part de la faveur et des places. Qu’on s’imagine, en se reportant dans un milieu social identique, un soldat de fortune signalé dans le Piémont ou dans la Biscaye, et apparaissant sur le tard à Versailles pour y faire de grands établissemens ; il n’est pas difficile de deviner comment Saint-Simon eût parlé de cette espèce. C’est ainsi qu’on parlait de « l’Arménien » dans les salons de Pétersbourg, quand on y vit se lever son étoile. Loris s’étudia à désarmer ces hostilités par beaucoup de simplicité et de bonne grâce ; le charme de sa conversation lui rattacha bientôt des partisans.

Cette conversation montrait un esprit aussi nouveau que le visage du causeur dans le monde où il se révélait : plein de feu, d’originalité, de vues personnelles, avec un singulier mélange de finesse pratique et d’idéalisme. Elle témoignait de vastes lectures, de réflexions accumulées, d’une instruction solide, mais tout abstraite et livresque, telle qu’avait pu l’acquérir un soldat du Caucase travaillant à part lui dans la solitude intellectuelle des campemens. Ce soldat parlait souvent comme un professeur; il se plaisait aux rapprochemens historiques, aux échappées sur les systèmes philosophiques, économiques. Il savait toutes choses comme notre langue, dont il connaissait à merveille le mécanisme et les ressources sur le papier, mais qu’il n’employait pas volontiers, ne l’ayant jamais pratiquée. Par la suite, avec les responsabilités du pouvoir, sa parole se fit plus contenue ; ceux-là en ont goûté seuls toute la séduction, qui l’ont entendue à ce premier moment, alors que Loris pensait et s’exprimait comme un homme du XVIIe siècle. avec un abandon généreux et spirituel, avec une confiance juvénile dans l’infaillibilité des principes. Il n’était pas encore rompu aux affaires.

Qu’elle est juste et éloquente, cette expression consacrée par l’usage! Il y a en effet quelque chose de rompu chez celui qui a fait l’effort de manier les hommes ; il apprend aussitôt à limiter son espoir, il monte d’un mouvement plus timide et plus sûr. Quand un politique affronte les grosses parties avant d’avoir subi cette rupture, il a tout son vol, mais sur des précipices ; les grandes réussites n’appartiennent qu’à celui-là, qui sait encore oser; elles sont rares ; plus fréquentes et très meurtrières sont les chutes qui l’attendent. Ce fut le cas de Loris. Les gens de cour l’écoutaient développer ses idées avec le respect involontaire que la supériorité intellectuelle leur impose, avec le sourire rassuré de l’expérience. Ils estiment que les principes abstraits, thèmes de spéculations intéressantes après dîner, n’ont rien à démêler avec la conduite des intérêts quotidiens. Ils accordent aux idées la même attention qu’au feu central qui bout incessamment sous nos pieds; on en parle avec curiosité, sans crainte, on n’en sera jamais incommodé : les tremblemens de terre ne comptent pas dans les accidens prévus par le plus habile architecte. Les gens de cour pensent comme M. Thiers, le jour où il disait à un intime : « Il n’y a eu de tout temps, il n’y a encore qu’un certain nombre de ficelles pour gouverner les hommes; et je les connais toutes. Ils ont raison neuf fois sur dix ; la dixième, l’idée novatrice fait irruption dans leurs affaires et trompe tous leurs calculs ; blessés, ahuris, ils se relèvent après la catastrophe, ils renouent les ficelles et reprennent vite confiance dans la vertu éprouvée de ces bonnes directrices. Ils savent qu’elles finiront toujours par étrangler les idées et l’imprudent qui tente de les réaliser ; qu’elles ralentiront du moins, la marche de cet audacieux, jusqu’au jour où il renoncera à la plupart de ses idées et fera un compromis avec les intérêts ; jusqu’au jour où on le proclamera « rompu aux affaires. »

Tout en s’affermissant dans la coulisse, le général guettait l’occasion d’entrer en scène. Elle lui vint, comme il arrive toujours, sous une forme inattendue. Au mois de janvier 1879, la « peste de Vetlianka » éclatait. Dieu! que c’est déjà loin, ces choses d’il y a dix ans ! Qui se souvient aujourd’hui de la peste de Vetlianka, du paysan Naoum Procofief, de la panique indescriptible qui affola durant quelques semaines toute la Russie, et bientôt toute l’Europe? Une maladie contagieuse s’était déclarée dans les stanitzas cosaques du bas Volga.; les médecins de l’endroit avaient cru reconnaître la peste; les dépêches parlaient de cadavres tout noirs après quelques heures de souffrances. Des régimens partaient en hâte pour renforcer le cordon de troupes autour du lieu maudit ; l’Allemagne établissait des quarantaines rigoureuses sur les frontières russes ; toutes les transactions étaient suspendues. Dans l’hôpital de Pétersbourg, les sommités médicales constataient au premier cas, celui du paysan Naoum Procofief. Pendant trois jours, le nom du mort fut célèbre, il n’y eut pas d’autre sujet d’articles et de conversation, chacun faisait ses malles en tremblant. L’alerte pétersbourgeoise finit par un éclat de rire homérique, le rire des gens qui ont eu bien peur ; le 16 février, le Moniteur officiel annonçait en termes embarrassés qu’après enquête et contre-enquête, le décès de Naoum Procolief devait être attribué à un mal venu d’Amérique et non du Volga. Néanmoins les nouvelles de Vetlianka étaient chaque jour plus effrayantes. Le premier remède à tous les fléaux, c’est la nomination d’un général-gouverneur avec de pleins pouvoirs. Le gouvernement résolut d’administrer ce remède. La commission ne tentait personne : Loris la sollicita, et tous les regards suivirent le vainqueur de Kars qui partait pour combattre la peste.

Arrivé sur les lieux, il trouva un village de pêcheurs comme on en voit aux environs d’Astrakhan, bâti littéralement sur des monceaux de poisson pourri. Des fièvres très malignes décimaient ces pauvres Cosaques. Quelques mesures d’assainissement eurent assez vite raison de l’épidémie. Il y avait deux jeux pour le général-gouverneur. Le vieux jeu administratif eût été de faire durer sa fonction, de grossir les alarmes, puis de les dissiper lentement, et de revenir à Pétersbourg avec le prestige de la victoire, après une lutte héroïque où il aurait risqué cent fois sa vie. Loris préféra le jeu moderne, la vérité dite simplement. Quatre ou cinq télégrammes d’une gradation savante, des modèles du genre, suffirent pour apaiser la panique, pour faire pénétrer dans tous les esprits la conviction qu’il n’y avait jamais eu de peste. De ce jour, le général devint l’idole des marchands russes, gravement éprouvés par l’arrêt des affaires. Il avait en outre pris le contact direct avec l’opinion, il l’avait habituée à se régler sur des communications signées par lui.

Rentré à Pétersbourg, il y trouva les imaginations troublées par un autre fléau, plus sérieux que la peste : le nihilisme. C’était le moment où les attentais se multipliaient. Celui de Solovief, qui tira cinq coups de revolver sur l’empereur, le 2 avril 1879[1], mit le comble au désarroi dans les régions gouvernementales. On proclama « l’état de siège renforcé, » on désigna des gouverneurs-généraux charges de l’appliquer dans les principales villes de l’empire, avec des pouvoirs discrétionnaires. Loris fut investi de ces pouvoirs à Kharkof, un des foyers les plus actifs du nihilisme. Il se rendit à son poste vers la fin d’avril.

La Petite-Russie attendait un pourvoyeur de gibets, un proconsul qui organiserait la terreur suivant les vieilles pratiques. Quand on vit un administrateur affable, accessible à tous, attentif aux intérêts en souffrance, n’usant de sa toute-puissance que pour corriger des abus, appliqué surtout à donner une haute idée de sa modération, l’effet de détente fut instantané. Au bout de quelques semaines, la popularité de Loris alla aux nues, non-seulement dans la région où il commandait, mais dans toute la Russie. On opposait ses procédés à ceux de ses collègues : de là à faire de lui l’espoir d’abord, et bientôt le chef du parti libéral, il n’y avait qu’un pas, qui fut vite franchi. Ce parti n’avait jamais parlé si haut que durant cette période de compression, où toutes les lois étaient suspendues ; il s’enhardissait chaque jour, parce que derrière les manifestations extérieures de la force il sentait l’irrésolution et le découragement du pouvoir central. Les journaux, le Golos en tête, réclamaient à mots couverts une constitution, comme le seul remède capable d’enrayer le mal ; ils insinuaient que le ciel avait enfin montré un homme apte à la faute et à l’inaugurer.

Par quels gages, par quelles promesses le gouverneur-général de Kharkof avait-il acquis cette situation ? On eût été fort embarrassé de le dire. Quelques mesures favorables au commerce et des attentions personnelles prodiguées à propos lui avaient gagné les cœurs des marchands ; il se servait de son ascendant sur cette classe riche, généreuse par ostentation, pour faire souscrire de grosses sommes aux fondations universitaires qu’il encourageait. À leur tour, les étudians s’étaient donnés à un gouverneur préoccupé de leurs besoins, passionné de mouvement intellectuel, et qui ne les traitait pas en suspects. Loris soignait ses rapports avec la presse, avec ses admirateurs du Golos. Dans l’intimité, il continuait de philosopher en termes généraux sur la nécessité d’une réorganisation administrative. Mais personne n’eut pu citer de lui une déclaration conforme au programme libéral ; mais tout cela ne l’empêchait pas d’appliquer ses instructions rigoureuses, de mettre sous jugement et d’expédier en Sibérie les fauteurs d’idées subversives. — Qu’importaient ces contradictions ? En des momens pareils, quand l’esprit de critique s’éveille, confus encore et surpris lui-même de son audace, ce n’est point un ensemble de doctrines ou d’actes définis qui fait d’un homme en place le représentant du libéralisme ; c’est un effet de relation et de nuance, le je ne sais quoi de plus humain, de plus facile, qui le distingue de ses pairs. Dans cette administration russe fortement militarisée, l’évolution rêvée par les constitutionnels ne pouvait s’accomplir que sous la protection d’un sabre libéral. L’opinion le comprit d’instinct, elle assigna ce rôle au général Loris-Mélikof; toutes les espérances en suspens, qui cherchaient où se poser, vinrent se cristalliser sur son nom. Nous savons comment se font ces réputations, dont le pourquoi est quelquefois inexplicable ; nous savons aussi comment l’homme désigné par ce consentement de tous entre insensiblement dans le rôle qu’on lui attribue et prend les inclinations dont on lui a fait crédit.

Le 5 février 1880, la salle à manger du Palais d’Hiver sautait, à côté de la chambre où agonisait l’impératrice. L’empereur n’échappait que par un hasard, — le retard d’un hôte princier attendu ce soir-là, — à la catastrophe qui ensevelissait sous les décombres trente soldats de sa garde. Ceux qui ont vécu ces journées peuvent attester qu’il n’y aurait pas de termes assez forts pour traduire l’épouvante et la prostration de toutes les classes de la société. On annonçait pour le 19, anniversaire de l’émancipation des serfs, des explosions de mines dans plusieurs quartiers de la capitale ; on désignait les rues menacées, des familles changeaient de logement, d’autres quittaient la ville. La police, convaincue d’impuissance, perdait la tête ; l’organisme gouvernemental n’avait plus que des mouvemens réflexes ; le public s’en rendait compte, implorait un système nouveau, un sauveur. Ce sauveur, les voix libérales crièrent son nom dès le lendemain avec un redoublement d’instances. Les conspirateurs qui terrifiaient la Russie semblaient promettre eux-mêmes de désarmer devant lui. Le 7, on trouva sur la glace de la Neva un agent de police percé de coups ; la proclamation clouée sur sa poitrine décrétait de mort tous les gouverneurs-généraux, à l’exception de Loris-Mélikof.

Appelés à Pétersbourg, ces gouverneurs-généraux furent convoqués, avec tous les hauts fonctionnaires de l’empire, à un conseil extraordinaire présidé par le souverain. Si l’on s’essayait à reproduire la physionomie de cette séance mémorable, telle que plusieurs des témoins l’ont retracée par la suite, on serait accusé d’exagération dramatique. Au dire de ces témoins, le spectacle qu’ils eurent alors sous les yeux leur suggéra à tous une même comparaison, celle d’un équipage en détresse sur un vaisseau qui sombre. Miné par le chagrin, souffrant de sa crise d’asthme, Alexandre II entr’ouvrait à fréquentes reprises la porte de son cabinet, demandant les retardataires; ses aides-de-camp le voyaient apparaître sur le seuil, fantôme inquiet, appelant d’une voix enrouée les serviteurs préférés, les compagnons de ses belles années, les chefs de la police en qui il avait le plus de confiance. Il appelait avec impatience les noms qui le rassuraient jadis, comme un mourant invoque les figures accoutumées, dans l’ombre qui le gagne. Puis, il rentrait interroger ses conseillers. Les uns se taisaient, mornes et vides d’idées; d’autres ressassaient des systèmes dont l’expérience avait démontré l’inanité; les avis et les renseignemens contradictoires se croisaient, chacun plaidant pour son département contre les fautes du voisin; on récriminait au lieu de résoudre.

Loris prit la parole le dernier. Il la garda longtemps, avec son éloquence habituelle, avec cette netteté de forme qui fait quelquefois illusion sur l’obscurité du fond. Il développa un plan aux lignes fuyantes, un exposé d’idées générales ; mais il conclut en proposant une mesure précise, urgente, d’où tout le reste dépendait selon lui : il fallait avant tout assurer l’unité de direction, et pour cela investir de pleins pouvoirs un homme ayant l’entière confiance de sa majesté. Alexandre interrompit l’orateur, et, le désignant du doigt, il leva la séance sur ces mots : « C’est vous qui serez cet homme. »


II.

Le 13 au soir, Loris fit part à quelques intimes des dispositions qu’un ukase devait révéler à la Russie deux jours plus tard. On lui conférait un titre aussi vague, aussi large dans ses promesses que la fonction nouvelle pour laquelle ce titre était créé : « Président de la commission suprême pour l’établissement de l’ordre gouvernemental en Russie. » La commission ne figurait là que pour la forme ; dès le lendemain, le public remplaçait cet intitulé laborieux par une désignation plus brève : le dictateur. Quel autre nom donner au grand-vizir, au grand-juge, qui recevait des pouvoirs illimités : direction supérieure de la police et des gouverneurs-généraux, droit de réquisition sur toutes les troupes, citation directe devant lui des personnes quelconques décrétées de prise de corps, travail particulier avec l’empereur sur toutes les affaires de l’état? — Celui qui assumait ce lourd fardeau nous parut ce soir-là très calme, confiant sans forfanterie dans l’avenir qu’il allait faire. Il gardait sa bonne humeur et sa simplicité. Comme on lui demandait ce qu’il comptait entreprendre, il fit une réponse dont la convenance me frappa ; malaisée à traduire, elle signifiait à peu près ceci : « Avec le peuple russe, il ne faut pas s’agiter[2]. »

L’ukase parut, suivi d’une proclamation du général à la nation, fait extraordinaire en un pays où le tsar a seul qualité pour parler à son peuple. Comparée à notre langage politique, cette proclamation ne ressemblait guère à un manifeste constitutionnel ; mais pour qui tenait compte des nuances discrètes auxquelles est condamnée toute parole publique en Russie, certaines expressions calculées, adoptées depuis longtemps par le vocabulaire libéral et précisées par l’usage, trahissaient des préférences significatives. Ainsi le comprirent la plupart des journaux, qui saluèrent des plus chaleureuses acclamations l’avènement de leur porte-drapeau. Le Golos se chargea d’éclaircir, avec des commentaires qui en forçaient le sens, les phrases du document qu’on pouvait appliquer aux espérances libérales. Il ne fut pas démenti.

Durant ces premières heures de crédit, tout semblait sourire à la bienvenue de l’astre nouveau : faveur de la cour, faveur de l’opinion. Pourtant il montait sur un horizon noir. Les temps étaient tristes et difficiles. Le 19 février. on eut le spectacle de ce soleil levant sur des ruines. La Russie devait fêter ce jour-là les vingt-cinq ans de règne d’Alexandre II et l’anniversaire de l’émancipation des serfs. On avait projeté des solennités exceptionnelles pour cette commémoration : les projets s’évanouirent d’eux-mêmes au milieu des angoisses générales, après l’attentat du 5 ; on en redoutait la répétition, et les pamphlets nihilistes fixaient à cette date la réalisation de leurs menaces. Le jour attendu avec tant de crainte se leva. Ce fut un des plus maussades de l’hiver de 1880; la nature elle-même paraissait consternée; un jour glauque, navré, un ciel honteux comme une muraille de prison, une lumière sale sur les boues grises du dégel ; les bannières et les pavois pendaient aux fenêtres avec des mines blafardes, transies. Le peuple se portait en masse devant le palais; mais ces foules pétersbourgeoises ont le mouvement lent, sans tumulte et sans joie. Tous ceux qui avaient entrée à la cour se pressaient dans les salles, avec précaution, pour ne pas troubler le repos de l’impératrice mourante; avec de vagues appréhensions personnelles, comme sur un terrain miné qui tremble.

L’empereur parut, traversa les galeries; sa fatigue était visible, et aussi l’émotion qu’il partageait avec les courtisans ; émotion accrue des marques d’affection sincère qui arrêtaient au passage cet homme excellent et malheureux. La froideur habituelle de l’étiquette avait fait place à une communication plus libre, plus tendre, entre le monarque et ses sujets. Dans la salon de Pierre le Grand, il reçut les complimens des hauts dignitaires et des représentans des puissances. L’oppression nerveuse qui étouffait sa voix lui permit à peine de répondre quelques mots. Dans un angle de ce salon, un revenant symbolisait par son attitude la pensée de tous : le vieux chancelier, retiré du monde et des affaires actives, absent depuis plusieurs années de toutes les cérémonies de cour, avait tenu à figurer aux côtés de son maître dans cette occasion suprême. Trahi par ses forces, appuyé sur une console, Gortchakof semblait se retenir de tomber, comme l’empire qu’il dirigeait; il reconnaissait mal des visages devenus étrangers, cette bouche naguère si spirituelle s’embarrassait et répondait à toutes les félicitations : « Je suis fini, je suis fini ! » On lisait le même sentiment sur les traits de tous ces anciens serviteurs, témoins vingt-cinq ans auparavant de l’explosion d’espérances qui avait accueilli l’avènement d’Alexandre ; leurs fronts penchans se remémoraient cette aurore brillante, tandis qu’ils regardaient, à travers le voile des tristesses actuelles, leur maître vieilli, défait, frappé physiquement et moralement par tant de coups, enfermé dans ce palais où il n’était plus en sûreté.

Une seule tête se redressait, ferme et satisfaite, pour soutenir toutes ces choses croulantes. Tous les yeux cherchaient l’élu de la veille; on se montrait sa figure neuve, inconnue à beaucoup. Celle-là, du moins, respirait la confiance, l’ascension morale que donne le succès. Quand le cortège impérial eut défilé, les courtisans s’empressèrent autour de Loris, les physionomies chagrines s’illuminèrent à son approche. On pouvait mesurer sa hauteur à la profondeur des salutations. Après les fonctionnâmes, les membres de l’aristocratie commencèrent à se faire présenter; ils arrivaient lentement, avec l’allure du lion qui se rapproche en grommelant du dompteur, mais qui se rapproche, parce que cette main nourrit. Ce jour vit consacrer publiquement la grandeur de « l’Arménien ; » c’était le sobriquet murmuré derrière lui par les envieux, quand ils ne disaient pas : le Vrémenchik[3].

Le lendemain 20, un accident heureux mit le sceau à la popularité du général, tout en prouvant qu’elle ne désarmait pas les nihilistes. Au moment où il sortait de l’hôtel ministériel, dans la rue la plus fréquentée de Pétersbourg, un jeune Juif de Minsk, Molodetzky, tira sur lui deux coups de revolver. Les balles se perdirent dans sa pelisse. Loris arrêta l’assassin de sa main et le remit aux gendarmes. Il montra à la foule assemblée ce qu’elle amie en pareil cas chez ses préférés, de la force physique, de la repartie gouailleuse dans le danger; il sut trouver la phrase de rigueur, une variante sur la balle qui n’était pas encore fondue pour lui. Quand nous allâmes prendre de ses nouvelles, quelques heures après, il parla de cette alerte avec une indifférence qui n’était pas feinte, du ton qu’on avait droit d’attendre chez un vieux soldat du Caucase. Depuis lors, le Président eut presque toujours la coquetterie de sortir seul, en congédiant l’escorte de cosaques et de policiers que les circonstances avaient imposée à ses prédécesseurs. Il procéda lui-même à l’interrogatoire de Molodetzky et le fit pendre dans les quarante-huit heures, en plein jour, sur une des places de la capitale. On augura bien de cette fermeté expéditive ; elle accentua le prix des réformes libérales qu’il laissait entrevoir. Une concession libérale parait toujours plus large quand elle suit une pendaison.

Quelles allaient être ces concessions? Qu’y avait-il au fond du libéralisme dont on faisait crédit à Loris-Mélikof? Chacun parlait avec confiance de l’ère nouvelle ; mais on aurait également embarrassé les « organes de l’opinion » et les détenteurs du pouvoir, si on leur eût demandé une formule pratique, des programmes définis. D’un côté, des aspirations vagues ; de l’autre, la bonne volonté vague de satisfaire ces aspirations. Jamais on n’entendit un plus grand bruit de mots creux. Mots obscurs, en outre ; ce que l’on concevait mal ne s’énonçait pas clairement; une longue habitude de crainte empêchait la presse russe de nommer par leurs noms les choses désirées. Un lecteur mal initié à son vocabulaire cauteleux n’eût pas compris ce qu’elle demandait, dans un déluge de circonlocutions et d’euphémismes. On nous empruntait « le couronnement de l’édifice ; » comme le faisaient remarquer avec une certaine raison les journaux de Moscou, champions de l’école traditionnelle, il était assez difficile de couronner un édifice qui n’existait pas. On réclamait « le développement légal, » et cela signifiait une constitution. Quelle constitution? Peu importait : pour les commençans politiques, ce terme a une vertu cabalistique, indépendante du sens qu’on lui donne. Nous sommes toujours esclaves du baralipton ; un jour les historiens de l’esprit humain constateront que l’instrument scolastique a reparu de notre temps, remis à neuf pour de nouvelles applications ; le XIXe siècle l’a ajusté aux idées sociales avec autant de naïveté et d’excès que les écolâtres du moyen âge, quand ils l’adaptèrent aux idées philosophiques et religieuses.

Ne pouvant changer tout d’un coup la forme du gouvernement, Loris en changeait du moins les procédés. Dans la pratique, il se montrait libéral au sens ancien du mot, c’est-à-dire humain, accommodant, soucieux des droits de chacun. Il s’efforçait de limiter les vexations qu’entraîne l’état de siège, de restreindre les poursuites exercées contre les gens suspects de nihilisme ; il relâchait tous ceux qui n’avaient pas à leur dossier des charges précises. Les prisons se vidaient, les convois acheminés sur la Sibérie étaient contremandés, les universités rouvraient leurs portes aux nombreux étudians qu’elles avaient chassés. Le Président donnait une publicité rapide aux mesures de rigueur qu’il se voyait contraint de prendre; cette publicité de la répression, c’était du fruit nouveau, les Russes s’en enchantaient. Tout est relatif; c’est déjà une liberté de pouvoir dire tout haut qu’on a mis le voisin en prison. Les rapports avec la presse formaient la partie la plus épineuse de sa tâche. Loris souffrait la gêne de tous les hommes que la presse a poussé au pouvoir ; pour courir plus vite à leur but, ils ont monté un cheval qui les emporte et n’obéit plus au mors, alors qu’ils ont atteint ce but et qu’ils voudraient ralentir l’animal indocile. Le général s’attacha à retenir son alliée par des caresses ; au lieu de frapper à coups d’avertissemens et de suspensions, il négociait en personne avec les directeurs des grands journaux, il les gagnait à ses vues, les priant de lui faire grâce d’un court répit, jusqu’au moment où il pourrait satisfaire des désirs qu’il partageait.

Il savait qu’on gouverne les peuples par l’imagination, qu’on peut tromper un certain temps la soif de réformes avec des mots, et que des choses odieuses deviennent indifférentes pourvu qu’on en change le nom. Il eut une trouvaille de génie, le jour où il abolit bruyamment la « troisième section. » C’était la Bastille russe. Ces deux mots d’apparence inoffensive, qui désignaient à l’origine une des sections de la chancellerie privée du tsar, étaient devenus depuis le règne de l’empereur Nicolas un épouvantail public. Les journaux n’osaient pas les imprimer, il n’était pas reçu de les prononcer dans un salon, on baissait machinalement la voix quand on les murmurait en tête-à-tête. Sous les ordres du chef des gendarmes, la troisième section avait droit de justice sommaire sur tous les sujets de l’empire ; elle évoquait les affaires de haute police et les litiges de famille, elle les expédiait en secret, sans contrôle et sans appel. Bref, c’était la fabrique aux lettres de cachet pour la forteresse ou pour la Sibérie. Mille légendes avaient embelli et dramatisé les abus de pouvoir trop réels qui s’étaient commis à l’hôtel de la Fontanka ; nul n’en franchissait le seuil sans un battement de cœur. Quand un ukase annonça que la troisième section et l’office de chef des gendarmes étaient à jamais supprimés, ce fut une explosion de joie dans toute la Russie, chacun se sentit respirer plus à l’aise et bénit le libérateur. Personne ne fit réflexion sur un point : les attributions exorbitantes de la défunte étaient simplement transportées à la chancellerie du Président, sans autre garantie que la modération du titulaire actuel. Ainsi les démolisseurs de la Bastille ne s’avisèrent pas qu’il y a toujours une Bastille ; elle s’appelle le lendemain Saint-Lazare ou la Conciergerie, et un autre arbitraire y accomplit les mêmes besognes. Qu’importe? Les révoltes s’accumulent sur les mots, sur les hommes ; ou refait volontiers un nouveau bail avec les choses, dès qu’elles passent sous d’autres noms en d’autres mains.

Un second coup de théâtre réussit à souhait. Le « dictateur » abdiqua spontanément ; il demanda à l’empereur, au mois d’août, d’abroger la haute commission et de le décharger de son fardeau. Aux termes de l’ukase qui faisait droit à sa requête, le Président échangeait son titre d’exception contre l’appellation plus effacée de ministre de l’intérieur. Les services de haute police étaient subordonnés à son ministère. Bien entendu, ces modifications d’étiquettes n’enlevaient rien aux pouvoirs de l’homme nécessaire, pouvoirs attachés à sa personne, à son crédit sur l’esprit du souverain, et non à une qualification de fantaisie. Le public fut dupe d’une substitution de termes ; on crut à un apaisement des esprits qui permettait le retour à l’organisation régulière, on s’extasia sur le désintéressement et la modestie du ministre.

Tandis qu’il amusait les imaginations par ces changemens de décors, Loris nourrissait les espérances avec des études préliminaires qui semblaient annoncer les grandes réformes. Les commissions consultatives étaient à l’ordre du jour. Le régime défectueux des chemins de fer provoquait des plaintes nombreuses ; sa réorganisation fut confiée à une commission où l’on appela des ingénieurs, de grands industriels. La presse avait eu jusqu’alors le choix entre la censure préalable et une législation calquée sur notre décret de 1852; elle réclamait avec énergie une loi organique. Un comité de fonctionnaires, chargé d’élaborer cette loi, convoqua à ses séances des directeurs de journaux et reçut leurs dépositions. Chaque jour l’esprit inventif de Loris découvrait un nouveau dérivatif aux exigences du libéralisme. L’enquête sénatoriale fut un des plus efficaces. On choisit dans l’empire quatre grandes régions, on désigna quatre sénateurs parmi les plus capables ; on rédigea pour eux un questionnaire comprenant quarante-neuf articles, qui fournissaient le thème d’un examen général sur la condition du peuple et le fonctionnement de l’administration dans les provinces. Ces missi dominici partirent avec les plus larges pouvoirs inquisitoriaux et disciplinaires. L’enquête n’eut guère de résultats pratiques, sauf le déplacement de quelques fonctionnaires décriés ; mais les mémoires rapportés par ces hommes distingués demeurent des documens inappréciables pour l’étude de la Russie contemporaine.

Est-il nécessaire d’ajouter qu’on parlait beaucoup, dans les sphères officielles et dans les journaux, de décentralisation administrative, d’une extension d’attributions pour les conseils provinciaux? Nul n’ignore que partout et toujours, ces logogriphes politiques ont la spécialité d’occuper l’opinion entre l’instant où elle s’éveille et celui où on lui donne le grand joujou, la tribune publique. Ils caractérisent la première période d’un état pathologique bien connu, en attendant la seconde, celle où la tribune entreprend de jeter bas le gouvernement qu’il s’agissait d’abord de réformer.


III.

Si inventif et si habile que fût Loris, les espérances qu’il avait déchaînées marchaient plus vite que lui. On peut fixer à six mois environ la durée de son bail avec la faveur unanime du public. Jusqu’à l’automne de 1880, il sut enchanter les impatiences, garder la tête du mouvement et le maintenir sur place. Après, pour lui aussi, « l’ère des difficultés » commença. Tout contribuait à les aggraver. Les diverses oppositions conjurées contre sa rapide fortune avaient été abattues un moment par le succès : elles reprirent courage et haussèrent leurs voix. L’aristocratie et les mécontens de la courue perdaient pas une occasion de ridiculiser « l’Arménien. » Le vieux parti moscovite lui faisait la guerre avec les feuilles de Katkof et d’Aksakof, où l’on dénonçait « le libéral. » Les nihilistes mettaient leurs adeptes en garde contre « le Renard; » c’était le nom allégorique sous lequel on le désignait toujours dans les pamphlets insaisissables de la secte terroriste. Elle ne s’avouait pas vaincue, elle multipliait ses attentats ; des fonctionnaires tombaient sous le poignard, on découvrait des imprimeries clandestines et des laboratoires de chimie criminelle, à Pétersbourg, à Kief, à Odessa. L’agitation des esprits trouva un nouvel aliment dans le procès d’octobre; on vit réunis sur le banc de la haute cour les principaux conspirateurs capturés depuis deux ans : les révélations de ce procès et les supplices qui le suivirent accrurent l’épouvante inspirée par le fantôme nihiliste. La session des zemstvos (conseils provinciaux) rendit manifestes les tendances progressistes qui travaillaient les élémens les plus actifs de ces assemblées ; des orateurs, pressés de se signaler pour la tribune future, firent des incursions hardies sur le terrain politique ; à Kharkof, l’un des centres du mouvement, à Pskof, à Pétersbourg même, on put voir au ton des doléances que les délégués provinciaux se croyaient appelés à rédiger leurs « cahiers. » La presse créait des difficultés quotidiennes à son favori de la veille, à son prisonnier du lendemain ; elle le couvrait de fleurs, mais de fleurs empoisonnées. Le nombre des grands journaux avait doublé en quelques mois ; les nouveaux-venus, enchérissant sur leurs aînés, se jetaient tous dans le courant qu’ils précipitaient. Ils remuaient les questions les plus ardues avec l’audace de l’ignorance, avec la hâte bruyante de l’enfant; ils s’attaquaient impitoyablement aux administrateurs impopulaires, ils choisissaient leurs victimes jusque dans le comité des ministres. La réussite les encouragea, quand ils purent s’attribuer la chute des deux personnages qu’ils avaient traqués avec le plus d’acharnement, le général Tchertkof, gouverneur de Kief, et l’amiral Greigh, ministre des finances.

Pour comble de malheur, les fléaux du ciel semblaient se liguer contre Loris. La récolte de 1880 avait été insuffisante; un hiver précoce et irrégulier rendait les communications difficiles dans le sud-est de la Russie; les barques chargées de grains ne pouvaient plus descendre les fleuves, tour à tour pris et débâclés. La famine sévit sur le Bas-Volga, elle fit des victimes à Simbirsk, à Saratof, à Samara. Dans cette dernière ville, des bandes de paysans affluaient de la campagne et parcouraient les rues en demandant du pain. Sous cette rubrique menaçante : « Pour les affamés, » les colonnes des journaux se remplissaient d’appels désespérés à la pitié publique, de listes de souscription, et aussi de déclamations où grondait le souffle révolutionnaire ; des pièces satiriques représentaient le moujik mourant de faim et de froid devant les tables luxueusement servies des hauts dignitaires. Bientôt commencèrent les dénonciations contre les accapareurs, contre l’agiotage des marchands de grains, qui aggravaient la crise dont ils bénéficiaient.

Je me souviens qu’à cette époque, entrant un jour chez une personne d’une rare distinction d’esprit, je la trouvai occupée à lire le livre de M. Taine sur l’ancien régime. « Je l’ai jeté plusieurs fois avec terreur, me dit-elle, et je le reprends comme s’il me brûlait les doigts : c’est trop semblable, c’est la peinture de tout ce que nous voyons autour de nous ! » Vers le même temps, un sénateur qui voulait faire sa cour à Loris lui ayant demandé : « Qu’arriverait-il de nous, si vous tombiez aujourd’hui sous la balle d’un nihiliste? » le général répondit gravement : «Ce serait une révolution. »

Il y avait dans ce propos un peu de l’infatuation inévitable chez l’homme auquel tous les autres remettaient leurs destinées. Il y avait surtout une erreur que nous partagions tous alors, une erreur de mesure sur l’épaisseur de la petite écorce cultivée qui recouvre la profonde terre russe. La classe moyenne, agitée par l’esprit progressiste et par l’ambition de jouer un rôle, était trop insignifiante comme nombre, trop séparée des masses paysannes, pour réussir à troubler leur sommeil séculaire. Le ferment n’était pas en rapport avec l’immensité et la pesanteur de la pâte qu’il prétendait faire lever. En Russie, l’équilibre instable d’où naissent les révolutions n’est pas près de s’établir entre la poussée de quelques centaines de nihilistes, de quelques milliers de libéraux, et la résistance de 80 millions de paysans, immobilisés par la force de l’habitude, par un respect religieux pour les formes du passé, par un sentiment de résignation el une capacité de souffrance dont les races de l’Orient offrent seules le spectacle.

On pouvait s’y méprendre dans la tourmente de 1880. Loris traversa des heures cruelles. Il n’avait pas vécu près du peuple qu’il voulait gouverner. Il était arrivé de sa bibliothèque de Tiflis avec un idéal métaphysique tout d’une pièce, tempéré seulement par l’expérience incomplète que donne le commandement des armées. Un coup de fortune lui avait mis la Russie dans les mains ; le peu qu’il entendait et voyait de cette muette voilée souriait complaisamment à son rêve ; il s’était joyeusement mis à l’œuvre pour réaliser ce rêve. Aussitôt la réalité se dressa devant lui avec sa lourde ironie; dès ses premiers efforts, il dut s’avouer que la machine primitive sur laquelle il travaillait n’était pas prête pour les expériences délicates, pour « le jeu des institutions libres; » il aperçut la faiblesse des idées quand-elles entrent en lutte contre les mœurs; il vit que les instrumens secondaires lui manquaient partout, qu’il devait tout faire de sa main, et qu’une main d’homme n’est pas assez forte pour changer les rouages énormes d’un vieil empire ; il comprit qu’à ébranler une seule pièce, fût-ce pour la réparer, on risquait de faire crouler toute la vénérable mécanique. Il n’avait pas le grain de folie mystique et l’audace de regard d’un Skobélef; celui-là, son œil s’allumait quand on ouvrait devant lui ces perspectives, et semblait dire : « Tant pis,.. tant mieux... je resterai seul debout sur les ruines de tout... » Loris n’était qu’un Lafayette; pour affronter de pareilles destinées, son génie était trop honnête ou trop limité : je laisse le choix de l’épithète aux moralistes qui ont des théories sur les ambitions majeures. — Ainsi, la prudence lui conseillait d’enrayer, après avoir tâté le terrain ; le principe qu’il personnifiait et les alliés qui faisaient sa force le tiraient en avant; son honneur était engagé à l’action. Il dut subir alors de rudes perplexités, dissimulées sous son calme habituel et sous sa résolution apparente.

Le 6 septembre, il joua bravement sa popularité sur un coup de dés. Les directeurs de tous les journaux et revues de Pétersbourg furent convoqués au ministère de l’intérieur. En un langage ému, Loris leur exposa les difficultés de sa tâche, le danger de se laisser aller à des chimères énervantes ; il exprima son désir de marcher d’accord avec une presse libre. « qui aurait la possibilité de juger les actes du gouvernement, sous la seule ! striction qu’elle n’agiterait pas l’esprit public. » Les autres déclarations qu’il fit en développant son programme politique n’étaient pas plus compromettantes : ce programme se réduisait à des intentions très libérales, il n’énonçait pas des mesures effectives. Le point précis et capital, celui qui retint l’attention des auditeurs mieux que tous les précédens, ce fut cette conclusion catégorique : «Nous ne projetons rien de semblable à un appel à la nation, sous forme d’assemblées représentatives comme celles de l’Occident; la Russie doit travailler durant une période de cinq à sept années avant de sortir de ses anciens cadres ; tout le reste n’est que rêveries et illusions. » Quelques jours plus tard, le directeur des Annales de la patrie, qui avait eu au cours de l’entretien une vive altercation avec le ministre, publiait le programme du 6 septembre et l’allocution de Loris; le journal ne reçut ni démenti ni rectification. — Il y eut un moment de stupeur dans l’opinion libérale : le désappointement se traduisit par des récriminations, des insinuations fâcheuses. Mais bientôt l’équivoque recommença de plus belle ; on tortura les paroles ministérielles pour en tirer un sens exactement contraire à celui qu’elles renfermaient. Loris se trouvait dans cette situation, assez fréquente en politique, où un homme n’est pas cru quand il essaie de réfréner les espérances placées sur son nom. On avait décidé qu’il aurait certaines pensées; lorsqu’il s’en défendait, on souriait comme à une feinte habile, on n’admettait pas qu’il put tromper l’attente du parti qui l’avait fait ce qu’il était.

Il le comprenait bien, malgré ses dénégations. Il se sentait le Juif errant du libéralisme, condamné à marcher, à guider vers le mirage ceux qui l’y poussaient. Tous affirmaient qu’il y avait là-bas, à l’horizon, des eaux-vives, des ombrages, une heureuse oasis. Lui qui avait pu regarder le pays de haut, il savait bien que ce n’était qu’un mirage ; mais il ne pouvait pas abandonner dans le désert sa troupe révoltée : il fallait l’acheminer sur la vision fuyante. Le ministre et ses collaborateurs mirent à l’étude un projet qui devait donner quelque satisfaction aux idées de contrôle, sans rien sacrifier des droits essentiels de la couronne.

Au sommet de l’administration russe, le conseil de l’empire joue un rôle assez analogue à celui du conseil d’état sous Napoléon Ier. Les lois, les budgets, les actes du gouvernement sont élaborés dans cette haute assemblée, divisée en sections de législation, de finances, des affaires civiles et religieuses. Le tsar donne ou refuse sa sanction aux propositions du conseil ; elles n’ont jamais qu’une valeur d’avis. Il compose ce corps à son choix; en dehors de quelques juristes, généralement pris dans le sénat, les membres se recrutent parmi les grands dignitaires en exercice ou à la retraite, ministres, ambassadeurs, gouverneurs de provinces, généraux en chef. La majorité du conseil est formée de gens avancés en âge, qui ont résigné leurs fonctions actives et trouvé là un dédommagement très envié. Ils apportent aux délibérations l’expérience, mais aussi la fatigue de l’extrême vieillesse. Les réformateurs résolurent d’infuser au conseil de l’empire un sang nouveau, en demandant au souverain d’y appeler quelques hommes jeunes, recommandés par des connaissances spéciales ou par la faveur de l’opinion, et pris en dehors des cadres administratifs. Deux ou trois nominations de cette nature furent faites durant l’hiver de 1880-1881, au grand scandale des gardiens de la tradition. Mais là ne devait pas se borner la transformation ; on délimiterait en l’augmentant la part d’initiative dévolue au conseil; le « couronnement de l’édifice, » ce serait la présentation par les zemstvos d’une liste de délégués, sur laquelle l’empereur choisirait un certain nombre de représentans des provinces, qui siégeraient au conseil avec voix consultative. Tel était, dans ses grandes lignes, le projet qui occupa Loris pendant les derniers mois de son ministère.

Il fallait gagner beaucoup de récalcitrans, vaincre les hésitations d’Alexandre II, uniquement occupé alors d’arrangemens domestiques très délicats, et qui n’étaient pas un des moindres soucis du « Grand-Vizir. » En outre les affaires quotidiennes ne laissaient guère de loisir à celui qui concentrait dans ses mains tous les services publics. Avant de philosopher, il s’agissait de vivre, et pour cela de se défendre contrôles conspirateurs dont on sentait le travail invisible. La direction de la police eût suffi à absorber le temps et les facultés de l’homme qui succombait sous une aussi lourde responsabilité. À cette époque troublée, l’inquiétude universelle enflait les moindres incidens; on fut longtemps à se remettre d’une sédition d’étudians à l’université de Moscou ; ces jeunes gens s’étaient portés à des voies de fait sur le ministre de l’instruction publique. Les funérailles de Dostoïevsky donnèrent d’autres soucis, en rendant sensible à tous les yeux le chaos d’idées où la Russie se débattait ; on vit le désordre des âmes prendre corps dans un cortège où passaient confondus les élémens officiels, religieux, révolutionnaires, ces derniers en majorité. La crise économique appelait des remèdes immédiats. De ce côté, le collaborateur du général aux finances appliqua quelques mesures excellentes, l’abolition de l’impôt sur le sel, la limitation du papier-monnaie.

Dès les premiers jours de février 1881, des bruits vagues se répandirent dans les cercles de la capitale : la « constitution » était prête et allait voir le jour. Bien entendu, chacun mettait sous ce vocable toutes les imaginations politiques qu’il avait dans la cervelle. L’énormité des espérances, des assurances même que donnaient les nouvellistes, discréditait à l’avance les réformes très modestes consenties par le pouvoir. Les on-dit se précisèrent ; la « constitution » devait être promulguée le 19 février, jour anniversaire de l’émancipation des serfs. Ce jour passa sans rien apporter. Les prophètes, démentis, fixèrent alors l’échéance au 5 mars. Loris, persécuté de questions, demeurait impénétrable.

Il venait en effet de soumettre à la signature du tsar le statut qui élargissait les attributions des zemstvos et ouvrait à leurs délégués le conseil de l’empire transformé. C’est, je crois, tout ce qu’on peut avancer. Le statut contenait-il d’autres nouveautés plus hardies? C’est peu probable, c’est possible. Un mystère que le temps n’a pas découvert plane encore sur la teneur de ce document, sur les dernières circonstances de son acceptation. Une seule chose est absolument certaine : il existait, il fut approuvé par l’empereur pendant les heures suprêmes qui lui restaient à vivre. Les témoins les mieux placés pour ne rien ignorer au palais ont affirmé depuis qu’Alexandre II, après une dernière lutte intérieure, signa le 28 février l’acte limitatif de son autocratie ; en posant la plume, il fit le signe de croix qui accompagne chez les Russes toute détermination grave. Le papier, ajoute-t-on, serait resté sur son bureau, pour être transmis le lendemain au sénat, qui devait selon l’usage pourvoir à la promulgation de l’ukase.

Le lendemain, c’était le 1er mars 1881 ! L’infortuné souverain sortait le matin pour se rendre à la parade de la garde montante ; une heure après, on le rapportait baignant dans son sang, mutilé par la bombe de Ryssakof. Avant la chute du jour, le drapeau qui s’abaissait sur le Palais d’Hiver annonçait à la foule anxieuse, avec la fin de son empereur, la fin des rêves libéraux et de la « constitution » mort-née.

Loris devait être la victime expiatoire de cette tragédie et du déchaînement de colères qui la suivit. Ses ennemis, et à leur tête les anciens directeurs de la police écartés par lui comme incapables, eurent beau jeu contre ce successeur qui avait laissé le tsar s’aventurer dans des rues minées, remplies d’assassins. On vit se reproduire, dans des circonstances toutes semblables, les rancunes et les insinuations sous lesquelles avait succombé M. Decazes, après le meurtre du duc de Berry; on vit reparaître sous toutes les formes le mot historique : « les pieds lui glissèrent dans le sang. » La justice ne retrouva son heure que plus tard, quand l’histoire de ces journées dramatiques fut mieux connue. On sut alors que le ministre responsable tenait depuis l’avant-veille quelques-uns des fils du complot. Le hasard avait fait tomber l’un des conjurés dans les mains des gens de police ; l’homme refusait d’avouer, mais divers indices trahissaient les machinations ténébreuses auxquelles il était mêlé. Loris, mis sur ses gardes par des révélations incomplètes, avait supplié son maître de ne pas sortir le 1er ; il avait fait parler une voix à laquelle l’empereur ne refusait rien : toutes les supplications avaient échoué contre la bravoure insouciante d’Alexandre.

Le soir de ce jour douloureux. tout le monde sentit que c’en était fait du Vrémenchik. Il a ait pris à forfait la sécurité de la famille impériale et le rétablissement de l’ordre; en permettant cette effroyable banqueroute, la fortune lui signifiait un congé définitif. Il fit tête à l’orage, il dura encore quelques semaines, tant que l’incertitude fut possible sur la direction du nouveau règne. Les deux partis en présence se livrèrent alors un combat suprême et acharné, chacun espérant confisquer cette direction à son profit. L’école nationale de Moscou avait un argument sans réplique : elle dressait le bilan des tentatives libérales et montrait à leur actif, en tout et pour tout, un tsar assassiné. Les progressistes se défendaient en répondant que l’expérience de leurs doctrines n’était pas faite, que la mise en pratique de ces doctrines pouvait seule éviter d’autres malheurs. Jamais leurs revendications n’avaient été plus pressantes et plus hardies ; ils comprenaient que l’instant était décisif, que la partie gagnée la veille serait perdue pour longtemps s’ils laissaient déchirer le testament d’Alexandre II.

Un moment, on put croire à leur triomphe. Le nouveau souverain nomma à divers emplois quelques hommes agréables à l’opinion libérale. Le 1er avril, le Moniteur officiel annonça la convocation d’un conseil électif de 25 membres auprès du préfet de police de Pétersbourg-; chaque quartier de la capitale devait élire un de ces délégués, tous les domiciliés votaient. Les journaux prirent feu pour ce « pas en avant, » ce « premier essai de suffrage universel. » On vit à cette occasion comment fonctionnerait le suffrage universel dans la bonne Russie. Le jour de l’élection, le commissaire de police de mon quartier se présenta chez moi, avec le registre où il recueillait les oui sur le nom du candidat désigné. J’eus grand’peine à lui faire comprendre que ma qualité d’étranger ne me permettait pas de voter; ce brave homme se retira tout contristé de mon mauvais vouloir, avec la conviction que je refusais de l’aider dans l’exécution d’une consigne. Pour me déterminer, il avait fait valoir l’exemple de plusieurs de mes compatriotes, les actrices françaises toujours nombreuses à Pétersbourg. Moins cruelles, ces dames avaient usé des droits civiques qu’on leur offrait[4]. Les méchantes gens prétendirent que l’élection du 1er avril n’était qu’un adroit prétexte pour déguiser un recensement de police et des visites domiciliaires dans toutes les maisons.

Ce fut la dernière satisfaction accordée aux libéraux. Le général Ignatief, appeler à la direction d’un département ministériel, introduisait dans le cabinet un élément réfractaire à ceux que Loris avait groupés. Pour battre en brèche ses collègues. il demandait beaucoup plus qu’eux, la réunion à Moscou d’états-généraux, sur le modèle des anciennes assemblées connues dans l’histoire russe sous le nom de sobor. On lui prêtait l’idée d’écraser ainsi la minorité progressiste sous la masse des représentans ruraux, qui ne viendraient au sobor que pour y acclamer le tsar autocrate. Au même moment, M. Katkof arrivait à Pétersbourg : il allait travailler à Gatchina, il jetait dans la balance le poids de son influence autoritaire. Le 21 avril, le comité des ministres discuta les grosses questions à l’ordre du jour dans une séance solennelle. Loris parla avec son habileté accoutumée ; il entraîna l’adhésion des hésitans, il interpréta le silence du monarque comme un assentiment muet, il se flatta d’avoir gagné sa cause. Nous le vîmes rayonnant, ce soir-là. Pendant les quelques jours qui suivirent, il se crut et on le crut plus puissant que jamais. Le 28, l’histoire enregistra une nouvelle « journée des dupes. » digne de faire pendant à celle qui a gardé cette appellation fameuse. Le comité se réunit à nouveau pour arrêter les décisions en projet. Loris reprit la parole afin d’achever sa victoire, il eut l’impression qu’il l’achevait. Quand il se rassit, le ministre de la justice se leva, tira de sa poche un papier, et le communiqua à ses collègues de la part de l’empereur. C’était le manifeste rédigé par le procureur du saint-synode et qui fut publié le surlendemain. Ce document fixait la politique du règne : il réintégrait la Russie dans ses voies traditionnelles, il indiquait nettement que les destinées de l’empire seraient désormais débattues entre le tsar et Dieu.

Le jour même. Loris et ses amis adressaient leurs démissions au palais. C’était un acte sans précédent : je n’en veux d’autre preuve que le langage, le meilleur témoin des mœurs : les Puisses disent toujours d’un fonctionnaire qu’il (i prend sa démission ; » tant il ne vient à l’idée de personne qu’un fonctionnaire puisse la donner. Du régime constitutionnel qu’il voulait fonder, le ministre libéral n’a pu accomplir pleinement qu’un seul rite, le dernier : il eut la consolation de finir selon les règles de son art. Peu de jours après le disgracié repartait pour le Caucase ; il allait s’y faire oublier, ce qui est facile, et chercher à oublier, ce qui l’est moins.


IV,

L’heure n’est pas venue de juger sur toutes pièces l’essai de libéralisme dictatorial auquel le nom de Loris-Melikof restera attaché. L’historien qui le fera un jour voudra d’abord étudier l’essai tout semblable tenté au commencement de ce siècle par Spéransky. Sous la diversité des circonstances et des génies, il trouvera des analogies frappantes entre les deux momens, entre les deux hommes, le général arménien et le petit séminariste de Tcherkoutino. Tous deux eurent la même fortune rapide et éblouissante, le même pouvoir, tel qu’aucun particulier n’en disposa jamais dans l’état russe. Tous deux appliquèrent ce pouvoir au même objet, la transformation constitutionnelle de l’autocratie moscovite. Spéransky, celui que Napoléon eût appelé un idéologue, s’il l’eût mieux connu, mais de qui il disait à Alexandre, pendant l’entrevue de Tilsitt : « Donnez-moi cet homme, et je vous cède deux provinces,» — Spéransky, le disciple de Rousseau et l’imitateur de Siéyès, apporta à sa tâche un génie bizarre, une foi mystique dans la puissance de l’idée abstraite. Ses contemporains crurent un instant qu’il allait réussir et changer toute l’histoire de son pays. Loris reprit après un long intervalle la même œuvre, sur un terrain mieux préparé, avec plus de tempéramens, plus de soutiens, moins de foi et d’audace. L’un et l’autre exercèrent la même fascination sur les esprits mobiles et généreux des deux Alexandre, l’un et l’autre tombèrent d’aussi haut, de la même chute soudaine, dans une disgrâce irrémédiable. Ils ont introduit deux parenthèses dans la politique tout extérieure de la Russie, ils l’ont forcée à se replier un moment sur elle-même, à oublier ses vastes et tenaces ambitions, pour travailler sur son propre organisme.

Loris se désintéressa de la politique étrangère ; il en laissait le soin aux collaborateurs commis à cette gestion. On a dit qu’il était « allemand. » C’était un propos de gazette, aussi naïf que la question d’un de nos ministres, qui demandait à cette époque, en interrogeant sur l’homme du jour un arrivant de Pétersbourg : «Est-il français? » Singulier indice de l’aptitude de ce ministre à traiter les affaires européennes ! Loris n’était ni l’un ni l’autre; il était ce que sera toujours un homme d’état digne de ce nom : dévoué aux intérêts de son pays, indifférent à ceux des autres, prêt à exploiter ces derniers suivant les circonstances au profit de sa politique. Quand il reçut le pouvoir, le refus d’extrader Hartmann avait indisposé Alexandre II contre nous ; le premier ministre dut caresser les sentimens de son maître, pour ménager un crédit indispensable à la réussite de ses desseins; mais il n’eut ni le goût ni le loisir d’entreprendre au dehors.

L’historien qui retracera cette période ne pourra pas refuser à Loris la sincérité, la bonne volonté. Ses ennemis l’accusèrent de charlatanisme, quand ils le virent capter la faveur publique par les expédiens que j’ai rapportés. Je ne pense pas qu’il ait dépassé la limite de l’habileté nécessaire à celui qui veut faire triompher une idée, et qui doit d’abord séduire les imaginations pour les asservir à son idée. Cette utilisation de la crédulité humaine n’est répréhensible que lorsqu’elle constitue à elle seule tout le programme d’un politique, lorsqu’elle n’est pas mise au service d’une conception désintéressée. Il devra enfin, notre historien, tenir compte au vaincu des difficultés inextricables du moment, de toutes les mauvaises chances conjurées contre un bonheur apparent. Quant au verdict qu’il portera sur le fond même de l’entreprise, je n’aimerais pas à le préjuger. On a toujours mauvaise grâce à légiférer pour un pays étranger, très difficile à connaître ; et les esprits de ce temps sont de moins en moins portés aux spéculations vaines sur ce qui serait arrivé, si les choses avaient tourné autrement, dans l’hypothèse d’une histoire idéale. En raisonnant sur l’expérience des dix dernières années, et d’après le critérium du succès, il faut bien avouer que les faits ont donné tort à Loris, puisque la politique traditionnelle a apaisé l’agitation libérale, comprimé les explosions du nihilisme, grandi le rôle de la Russie et relevé sa prospérité matérielle. Au reste, les jugemens doctrinaux sur ces matières ont peu d’intérêt pour le lecteur ; ils n’indiquent en dernière analyse que l’opinion individuelle d’un écrivain sur le gouvernement des sociétés. J’ai consigné ici les événemens, tels qu’il m’a été donné de les voir; cette tâche comporte déjà assez de chances d’erreur, sans y ajouter celles qui proviennent de l’imagination métaphysique et des passions instinctives, c’est-à-dire ce que l’on est convenu d’appeler une opinion politique.

Loris voulait s’établir au Caucase. Bientôt il se sentit mal à l’aise dans un empire où aucune place n’était plus à sa taille, depuis qu’il y avait occupé la première. Il n’avait pas les consolations d’une retraite fastueuse ; son ambition était probe. ce favori n’emportait aucune fortune personnelle du domaine public qu’il avait géré sans contrôle. Sa santé, qui inquiétait déjà son entourage à Pétersbourg, déclina rapidement; c’était un de ces organismes vivaces et frêles que la maladie respecte dans l’action, qu’elle ressaisit au repos. La sienne prit le caractère d’une consomption lente. Il vint la soigner sur notre littoral. Après quelques réapparitions en Russie, où il ne rencontra pas les encouragemens qu’il attendait peut-être, il se fixa complètement à Nice. Il y vivait très retiré. Je le revis là pour la dernière fois, il y a deux ans. Je retrouvai la même aménité d’accueil, la même vivacité de conversation, la même finesse joviale; il lisait beaucoup, il suivait attentivement les affaires du monde et celles de son pays; il parlait de ces dernières sans aigreur, avec une nuance de sévérité pour le présent. On devinait la plaie toujours ouverte. Il faut croire que le temps, qui cicatrise les blessures des autres passions, élargit celles de l’ambition ; chez ceux qui ont possédé le pouvoir, le veuvage est inconsolable, les années semblent augmenter le regret de ce qu’ils ont perdu.

La mort ne paraissait pas si proche. Elle a pris Loris-Mélikof à soixante-trois ans, sans grande lutte. Quelques lignes dans les journaux en ont instruit le monde ; elles auront rencontré une attention distraite, chez ceux-là mêmes qui firent de lui pendant une année l’objet de leurs espérances ou de leurs craintes. Nos soldats ont salué la dépouille du vainqueur de Kars. Salut mélancolique des armes étrangères! Ce n’était pas le bruit de sa poudre, à lui. Quand on songe qu’il y a dix ans, à Pétersbourg, ce mort eût été escorté par les armées impériales et par un peuple en deuil! Au Caucase, ses compagnons lui eussent fait des funérailles fraternelles, avec des canons habitués à son commandement et des drapeaux tout glorieux de ses exploits de jeunesse. On dit que ses restes iront reposer à Tiflis, dans le petit monastère arménien de Sour-Stephanos ; lieu silencieux d’où l’on voit les montagnes. Il n’y entendra que la psalmodie des diaconesses, qui officient là comme au temps de saint Paul, vêtues de dalmatiques et la tête voilée.

Loris aura eu du moins l’illusion de son Caucase, en s’endormant sur notre plage, entre nos Alpes et notre mer, toute pareille à la douce mer qui bat la grève de Batoum et le pied des monts de Géorgie. En attendant la terre natale, il campe dans le cimetière de Nice ; l’ironie du formidable Shakspeare qui invente l’histoire l’a couché là, à quelques pas de Gambetta, de l’homme qui partagea avec lui les regards du monde, qui poursuivit une entreprise semblable, au même moment, avec le même éclat, la même ambition et le même malheur. Loris-Mélikof et Gambetta! Souvenez-vous de l’année où l’écho ne renvoyait que ces deux noms, d’un bout à l’autre de l’Europe. S’ils s’entretiennent, ces morts rapprochés par un caprice étrange, ils peuvent se demander quel est le plus oublié, après tant de bruit et de puissance, hier encore. Les oisifs qui promènent leur ennui devant ces tombes accusent volontiers la vie d’être sotte et plate. Que font-ils donc de leurs yeux? Quelles plus grandes merveilles veulent-ils? Qu’ils regardent le réel : ses surprises défient l’imagination la plus fantasque. Chaque soir, en quelque coin de la terre, la nuit tombe sur un drame qu’il faudrait applaudir à genoux.


Eugène-Melchior de VOGÜE.

  1. Il m’a paru préférable de maintenir à l’ancien style toutes les dates mentionnées dans ce récit. Plusieurs sont liées à des événemens historiques pour la Russie ; leur transposition aurait l’inconvénient de changer des désignations traditionnelles. On sait qu’il faut les majorer de douze jours pour les rapporter à notre calendrier.
  2. S rouskim narodom nié souïétitsia.
  3. Le favori, littéralement : le momentané. Terme consacré par l’histoire et passé dans l’usage pour désigner les hommes élevés successivement aux plus hautes situations par les faiblesses de l’impératrice Catherine. La malignité publique applique fréquemment ce qualificatif aux personnages qu’un crédit rapide et exclusif porte au premier rang.
  4. On sait que les femmes ont le droit de vote, en Russie, dans certaines occasions, ce droit s’exerce.