Louis-Philippe avant 1830 - Lettres inédites

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Louis-Philippe avant 1830 - Lettres inédites
Revue des Deux Mondes6e période, tome 43 (p. 107-139).
LOUIS-PHILIPPE [1]
AVANT 1830
LETTRES INÉDITES


I. — LE DUC D’ORLÉANS EN EXIL

Après les souvenirs d’une carrière militaire si glorieuse et si tristement brisée se présentent à l’esprit du prince exilé d’autres images moins brillantes. Son existence a été, non point inactive, mais obscure et errante pendant quelques années ; très pauvre dans les premiers temps. Sa sœur et lui ont imploré en vain le secours de leur proche parent Hercule III d’Este, duc de Modène, que d’ailleurs les armées françaises dépouilleront bientôt de son duché. Hercule III n’a pas daigné répondre. Sous de faux noms, ils ont erré en Suisse, évitant les espions de la Convention et aussi les émigrés ; reconnus parfois et aidés par de fidèles amis, tels que M. Hottinguer, à Zurich.

Avec beaucoup de peine, il a trouvé un asile pour sa sœur. La princesse de Conti est à Fribourg ; elle consent à s’occuper de sa nièce, mais non à la recevoir chez elle : le nom qu’elle porte est trop peu aimé de tout ce qui entoure la princesse de Conti. Elle envoie la comtesse de Pont-Saint-Maurice à Bremgarten, pour accompagner Madame Adélaïde et l’installer près de Fribourg, à Sainte-Claire, couvent cloîtré. Plus tard, elle l’emmènera avec elle en Hongrie[2].

Un soir, après une longue marche, à bout de ressources, Louis-Philippe est conduit par une heureuse fortune à la porte du chevalier de Rionel. Sous ce nom se cache un illustre réfugié : le général de Montesquiou. C’est à Bremgarten. La maison est fort modeste. Les deux exilés s’embrassent. Quelle joie de trouver un ami, un gîté, un souper au coin du feu ! Et, dès le lendemain, Montesquiou découvrit même pour son jeune camarade un gagne-pain, un emploi de professeur dans un petit collège voisin. Louis-Philippe avait là trois collègues : un jeune homme, un « vieux grison, » et M. Deporta, prêtre catholique, qui disait la messe dans la chapelle du château.

Un certain M. Jost et quelques amis à lui avaient acheté la seigneurie de Reichenau, et dans le vieux château avaient installé une pension. « Nous ne suivrons pas, écrivait Jost, les usages de l’aristocratie, et nous pratiquerons la vraie liberté. » Reichenau était près de Bremgarten, et M. Jost bien connu de M. le chevalier de Rionel. M. Jost fut mis dans la confidence et savait avoir affaire au Duc de Chartres. Mais, pour tout le collège, le nouveau professeur s’appelait M. Chabos. Jost écrit souvent à Rionel : il accorde que M. Chabos soit admis au vivre et au couvert, et même rétribué un jour, si l’on est content. Ce jour vient vite, car le professeur « se tire à merveille de son cours. » Jost ne tarit pas en éloges. M. Chabos seulement parle trop, et cite trop volontiers les noms des gens qu’il a connus. Il se fera découvrir. Il est un peu difficile et porte des chemises trop fines, qu’il veut changer tous les jours. La cuisine de la maison n’est pas à son goût…

Le même fonds contient des pièces plus émouvantes. Quand on apprend la mort de Philippe-Égalité, Chabos subit une crise telle qu’on craint pour sa santé, et Jost, en effet, le déclare malade et l’enferme prudemment. L’exilé jugeait son père sévèrement, mais n’avait pu cesser de l’aimer.

Le chevalier de Rionel pleure beaucoup moins Égalité. Dans une longue et fort belle lettre adressée à un ami suisse, le baron d’Yvernois, en ce moment résidant à Londres, il écrit : « Des misérables ont exécuté le Duc d’Orléans : toute l’Europe avait condamné ses crimes… Les crimes du père ne me portent d’ailleurs qu’à estimer davantage la conduite du fils… J’ai été vingt ans l’ami du grand-père, qui était le plus honnête homme du monde… » Et cet admirable ami, avec un soin paternel pour le jeune prince, s’occupe des débris de la succession. Rien à espérer en France, « où des lois iniques enlèvent tout à des enfans, sans rien laisser même pour leur subsistance. » Mais il est de notoriété publique que Philippe-Egalité avait fait passer de grands biens en Angleterre, notamment des diamans du plus grand prix, confiés à un nommé Boyd… Mais Égalité avait des créanciers ; Boyd, lui-même, prétend, sur son dépôt, avoir fait des avances. Que pourra-t-on tirer de tout cela ?

Un autre fugitif est venu, à la fin de 1793, se joindre à la petite colonie de Bremgarten : c’est Desmeuniers, ancien Constituant, condamné et traqué par la Convention. Il arrive dénué de tout ; il écrit à Montesquiou : « Je suis plus malheureux que vous ; les misérables m’ont tout pris. » Il donne aussi, pendant quelques mois, un vague enseignement à Reichenau. Puis on l’envoie s’occuper de la succession à Londres, où il trouve un emploi. Il a pu rencontrer Mme de Genlis et obtenu d’elle, en deux circonstances, des renseignemens d’ailleurs contradictoires. « Il ne faut pas tenir compte de Mme je Sillery, écrit Montesquiou ; c’est une vraie caillette. »

Ce qu’elle sait fort bien faire, c’est présenter un long Mémoire (figurant aussi dans le fonds Hottinguer) pour le jour où le jeune Duc d’Orléans retrouverait une partie de sa fortune. Elle n’a, dit-elle, voulu accepter aucun traitement comme gouvernante. Mais on lui a promis, on lui doit diverses sommes, formant un total respectable de centaines de louis, une rente viagère, etc. Et, dès que faire se pourra, elle demande que cet argent soit remis à Paméla, lady Edward Fitzgerald. Il semble bien, d’après cela, que la jolie petite Anglaise expédiée à Louis-Philippe-Joseph par son marchand de chevaux Saint-Denys fût vraiment la fille de la gouvernante.

Citons encore quelques phrases de Montesquiou prises au hasard, dans une longue lettre à Louis-Philippe. Elles peignent le temps où ils vivaient. « Vous avez vu l’infâme exécution de la Reine… Les exécutions continuent. Les victoires aussi. Quelle rage de tuer Biron, et Luckner ! Nous avons été des sages, vous à Reichenau, et moi ici, cher camarade, cher et excellent ami… Votre diamant a été vendu dix-sept louis… »

A Reichenau, Louis-Philippe avait appris l’emprisonnement de ses frères et de son père, enfermé à Marseille avec eux. Quand vint la condamnation de quarante-cinq Girondins, Billaud-Varennes proposa qu’à la liste dressée par Amar le nom du Duc d’Orléans fût ajouté. Celui-ci avait toujours siégé à la Montagne. Mais qu’importait aux proscripteurs ? Amené à Paris en toute hâte, Philippe-Égalité fut mis à mort le lendemain. A Reichenau encore, Louis-Philippe avait reçu cette nouvelle, tenant secret son nom et cachant ses larmes. Le mystère à demi percé, il dut fuir et passa plusieurs mois, d’août 1794 à mars 1795, chez Montesquiou, à Bremgarten. Il fut alors, pour tout le monde, Corby, aide de camp du général, heureux d’avoir enfin rejoint son chef. Et celui-ci ne voulait accepter du prince qu’une part dans le prix du loyer.

Il part enfin, ayant retrouvé en Angleterre quelques restes des dépôts laissés par son père. Il va d’abord en Suède, puis en Norvège où il fait un plus long séjour, portant toujours le nom de Corby, et accompagné du comte de Montjoie et du fidèle serviteur Baudoin. Il parcourt aussi la Finlande, recueillant les souvenirs des dernières guerres. Puis, ayant trouvé un guide, il s’en va chez les Lapons, plus loin que n’avaient été Regnard et Maupertuis. Il est jeune, d’une santé vigoureuse, ardemment désireux de s’instruire. « Qu’il profite de sa disgrâce, avait écrit Dumouriez à Montesquiou ; dites-lui que ce vertige passera et qu’il trouvera sa place. Les princes doivent produire des odyssées plutôt que des pastorales[3] ! »

« Tout ce qu’il devait au hasard de la naissance, disait alors Mme de Genlis, il l’avait perdu, et il ne lui restait plus que ce qu’il tenait de la nature et de moi ! »

Il passe à Christiania des mois paisibles et studieux, puis recommence à voyager, et est atteint, dans la petite ville de Holstein, par un message de sa mère. La Duchesse d’Orléans avait passé le temps des fureurs révolutionnaires à Vernon, dans une maison de son père, le Duc de Penthièvre, étroitement surveillée. Des jours meilleurs sont venus, et le directeur Carnot a proposé de lever le séquestre des biens, de mettre enfin en liberté Montpensier et Beaujolais, si le frère aîné consent à s’en aller avec eux en Amérique. Désespérés par la captivité, ces malheureux princes avaient tenté de s’échapper : dans une escalade, Montpensier s’était cassé le bras, et Beaujolais était revenu se livrer aux geôliers, ne voulant pas quitter son frère.

La Duchesse d’Orléans reçut aussitôt la lettre que voici, remplie des sentimens les meilleurs et digne, par le style, d’un élève de Mm8 de Genlis :

« Quand ma tendre mère recevra cette lettre, ses ordres seront exécutés, et je serai parti pour l’Amérique ; je m’embarquerai sur le premier bâtiment qui fera voile pour les États-Unis… Et que ne ferais-je pas après la lettre que je viens de recevoir ? — Je ne crois plus que le bonheur soit perdu pour moi sans ressource, puisque j’ai encore le moyen d’adoucir les maux d’une mère si chérie, dont la position et les souffrances m’ont déchiré le cœur depuis si longtemps… Je crois rêver quand je pense que dans peu j’embrasserai mes frères et que je serai réuni à eux ; car je suis réduit à pouvoir à peine croire ce dont le contraire m’eût paru jadis impossible[4]… »

Il partit aussitôt, quitta Hambourg le 24 septembre 1796, et aborda en Amérique le 21 octobre. Cela passait alors pour une « très heureuse et rapide traversée. Ses frères, embarqués à Marseille sur le bateau suédois Jupiter, échouèrent à Gibraltar, et ne le joignirent à Philadelphie qu’en février 1797. Le siège du gouvernement était alors en cette ville, et le général Washington fit aux trois jeunes princes le meilleur accueil. Louis-Philippe assista à la cérémonie de la remise des pouvoirs à M. Adams, le second président des États-Unis.

Washington s’était retiré à Mount Vernon où il menait la vie d’un gentilhomme campagnard : « Suivez mes deux conseils, lui écrivait La Fayette, de La Grange[5], ayez un secrétaire et montez à cheval de temps en temps. » Il aimait à s’entretenir avec le jeune Duc d’Orléans, et lui donnait de sages leçons de politique libérale. « J’aime cette nation, écrivait celui-ci à sa sœur. Elle sera peut-être un jour une puissante alliée de la nôtre. » Il a raconté pour elle un voyage entrepris avec ses frères jusqu’aux chutes du Niagara, voyage dont Washington avait bien voulu tracer le plan et qui a duré quatre mois. Ils ont couché quinze nuits dans les forêts, dévorés par les insectes, quarante nuits dans de mauvaises cabanes ; ils ont été entourés un jour par une tribu d’Indiens Senecas, « les meilleures gens du monde quand on ne les met pas en colère, » et, en somme, fait plus de mille lieues sur les mêmes chevaux. Et il rapporte pour sa sœur une gouache d’après la cascade de Niagara, « qui tombe de 137 pieds de haut. » Ce ne devait pas être un chef-d’œuvre.

Les trois frères apprirent à la fois le coup d’État du 18 fructidor et l’exil de leur mère en Espagne. Carnot avait accordé sa protection à la Duchesse d’Orléans : victime de l’intrigue de Barras, lui-même était proscrit. Ils n’eurent plus d’autre désir que de rejoindre leur mère. Mais comment se rendre en Espagne ? — Par la Nouvelle-Orléans, alors possession espagnole. A cheval, en chariot, en bateau, quand les glaces de l’Alleghany ou de l’Ohio le permettaient, ils se crurent fort heureux d’arriver en soixante-huit jours à la Nouvelle-Orléans. C’est ainsi qu’on voyageait il y a un peu plus de cent ans en Amérique. Un autre voyageur parti en même temps, et moins heureux, n’arriva que deux semaines plus tard.

Leurs aventures n’étaient point terminées. Un brick espagnol les menait à la Havane : il reçoit dans le golfe du Mexique des boulets d’une frégate anglaise, amène son pavillon et livre ses passagers au capitaine Cochrane, devenu par la suite un amiral célèbre. Cochrane fait au Duc d’Orléans un excellent accueil et consent à se détourner de sa route pour le déposer à la Havane avec ses frères. Mais ils avaient compté sans les préjugés de la Cour d’Espagne ; et bientôt un ordre venu d’Aranjuez interdisait le séjour du royaume et de ses colonies aux fils de Philippe-Egalité ! Le gouverneur les fit conduire à Halifax. Ils y trouvèrent le duc de Kent, qui les invita à demander un asile en Angleterre. Et ils passèrent enfin à Twickenham quelques années tranquilles, heureux d’être ensemble et d’avoir retrouvé de fidèles amis, M. de Montjoie, M. le vicomte de Chabot, alors officier de l’armée anglaise.

Le Comte d’Artois étant venu à Londres, une réconciliation avait été facile. Entre ce prince et Louis-Philippe la sympathie fut toujours vive, malgré la divergence de leurs idées. Invités l’un et l’autre par le prince régent, ils assistèrent à cheval, côte à côte, à des revues de l’armée anglaise ; la seconde fois, par égard pour son parent, le Duc d’Orléans consentit à paraître en « frac, » renonçant à son vieil uniforme de Jemmapes.

Ses idées ne sont plus celles que lui dictait son père et qui ont, de confiance, enthousiasmé sa première jeunesse. Voici une lettre écrite dès 1802, à M. de Chabot[6], et qui le montre résolu à s’instruire par sa propre expérience du monde, après avoir vu tant de choses :


Ce jeudi, 1er juillet 1802.

« Voici, mon cher comte, toutes vos bucoliques que j’ai lues et que j’ai fait lire, selon vos intentions. Je reconnais la sagesse de votre esprit et la droiture de vos vues, à la manière dont vos opinions se sont modifiées sur les tems. C’est là le vrai critérium de l’homme d’honneur et de l’homme ferme. Malheur à ceux qui n’ont lu la définition de ce beau caractère que dans nos moralistes et dans nos philosophes ! Les livres et surtout nos livres égareront toujours quand on n’en rectifiera pas l’étude par celle du monde, et de la vie humaine. C’est là la grande école. On voit que vous y avés été longtemps. Mais qui vous a réduit au silence depuis, voilà ce qui m’étonne.

« J’ai admiré la lettre de M… elle est bien pensée, bien exprimée. Elle contient de grandes vérités. Il est très vrai qu’on était mécontent. Il est très vrai que ce mécontentement manquait de direction. Ceux qui auraient dû en être le centre ne l’étaient plus. Et il est tout aussi vrai que c’est principalement à ce défaut de direction et de point central pour les mécontens que les révolutionnaires ont dû leurs déplorables succès. Bonjour, mon cher comte[7]. »


Les dernières lignes sont curieuses. Qu’est-ce que ce manque de direction qui a annulé l’action utile des mécontens et laissé le champ libre aux révolutionnaires ? Ne sont-ce pas là des vues prophétiques ?

Ce temps de repos ne dura pas longtemps. Le malheur fondit de nouveau sur la petite colonie de Twickenham. La santé des deux prisonniers de Marseille, étiolée à l’aube de leur jeunesse, ne s’était pas raffermie. Montpensier mourut. Beaujolais tomba malade, et on entreprit un voyage dans le Midi.

Revenons donc à Malte où nous avons supposé que nous rencontrions Louis-Philippe, au lendemain de la mort de son second frère, plongé dans son chagrin et dans ses souvenirs.

L’expérience du monde est la grande école qu’il recommandait dans sa lettre à M. de Chabot : aucun homme de son âge en a-t-il jamais reçu d’aussi éclatantes leçons ? Est-il en effet un autre exemple d’un homme directement mêlé, en si peu d’années, à tant d’événemens extraordinaires ?

Il a vu Versailles, et ce tableau merveilleux demeure vivant dans son imagination. Il a vu la Cour attendre le Roi dans la Galerie des Glaces, ou descendre derrière lui les degrés qui mènent au tapis vert. Il a entendu les violons de Gluck résonner dans la chapelle royale ; et, dans les forêts, les trompes de M. de Dampierre. Les tapisseries des Gobelins et celles de Beauvais, dans les salons arrangés par Gabriel, ornaient les murs et les meubles : ces fauteuils à pieds droits, ces chaises à lyre, ces bergères ou canapés, impropres au laisser-aller, indifférens au confort et disposés pour la bonne tenue et les élégantes attitudes d’une société pleine de charme et d’esprit.

Un jour, une foule immense a gravi les pentes de Sèvres et s’est déversée dans l’avenue de Paris ; la poussière s’élevait en nuages jusqu’à la cime des arbres. Les grilles du palais ont été enfoncées ; le Roi, la Reine, poursuivis dans leurs appartemens, jetés dans des voitures, traînés à Paris au milieu d’un menaçant cortège. Et le Duc de Chartres, inquiet des fureurs du peuple, suspect à la Cour, entendait dans les mots échangés pendant ces heures d’angoisse, constamment accuser son père de complicité. Fausse accusation ! Son père n’a été pour rien dans les journées d’octobre ! Mais, hélas ! après des mois de tourmens politiques, de popularités exaltées et abattues, de systèmes sociaux acclamés et rejetés, son père, premier prince du sang et se parant du nom d’Égalité, membre de l’implacable Convention, et habitant encore le Palais Royal, son père, malgré les prières de quelques fidèles et les pleurs de Montpensier, presque malgré lui-même, est allé approuver par son vote l’infâme exécution de Louis XVI !

Et ce père, traîné à son tour, si peu de temps après, à l’échafaud, il le croit, il l’a toujours dit être un honnête homme. Il a maudit l’action, le régime effroyable qui la rendait possible, l’engrenage dans lequel un être vaniteux a laissé prendre sa faible et coupable main. Il n’a pas maudit son père. Ne nous érigeons pas en juges des sentimens que nous essayons de pénétrer et d’exprimer. Mais sachons comprendre, s’il rejetait la faute sur le régime de 1793, quelle horreur ce régime a dû lui inspirer !

Il est demeuré attaché à la politique libérale, et plus tard, il voudra la faire connaître au pays. Mais il a couru au plus pressé, à la lutte contre l’étranger, sûr, quand il se bat à la frontière, de ne pas commettre d’erreur politique. Cette ressource lui manque après la mort du Roi, après le crime paternel, devant les dangers qui menaçaient une sœur confiée à ses soins ; et la proscription s’abat sur lui. Il ne trahit personne, mais il jette ses armes, contraint par le sort ; vaincu, fugitif, mais non émigré. Depuis lors, il a parcouru l’ancien et le nouveau monde.

Et, maintenant, à quel parti va-t-il se résoudre ? Que va-t-il faire de son existence solitaire ? Il ne veut pas demander un refuge aux nations qui étaient hier et, selon toute apparence, seront demain encore en guerre avec la France. Les armées françaises occupent les deux tiers de l’Europe civilisée, de laquelle la Russie, de longtemps, ne pourra être censée faire partie. Que sont devenues les couronnes de la Maison de Bourbon ?

Aux Tuileries, règne un nouveau maître. De nouveaux princes habitent les palais que le Duc d’Orléans a connus, chassent le cerf dans les mêmes forêts, suivis souvent des mêmes courtisans. On n’est bien servi que par ces gens-là, disait l’Empereur ; et il rappelait des émigrés pour en faire des chambellans, laissant aux régicides les préfectures. Mme de Genlis a quitté la princesse Adélaïde, réfugiée en Espagne avec sa mère. Elle est admise à la Cour impériale et reçoit une pension de Napoléon. Elle entretient une correspondance avec le nouveau maître. Toute l’ancienne apparence a refleuri ; les meubles, seulement, sont plus lourds, les costumes plus pompeux, et l’étiquette plus rigoureuse, étant moins secondée par l’éducation.

En Espagne, la guerre sévit. Charles IV a abdiqué. Le Roi et son fils sont captifs. En Italie, le Duché de Parme et de Guastalla, apanage jadis conquis pour Madame Infante par les troupes de Louis XV, a revu les soldats français ; cette fois ils ont fait de ce duché le département du Taro.

Naples vient de recevoir de la main de Napoléon un nouveau Roi, Murat, beau-frère de l’Empereur. Le roi Bourbon Ferdinand Ier, chassé d’abord par Championnet, s’est pour la deuxième fois réfugié en Sicile. C’est un proche parent du Duc d’Orléans. Deux fois Ferdinand a déclaré la guerre à la France ; et deux fois il a dû fuir Naples, que l’énergie du cardinal Ruffo et la fidélité de son peuple lui avaient rendue en 1799. Le fils de Philippe-Égalité, le général révolutionnaire, osera-t-il aborder ce parent ? Il se rappelle le mauvais accueil que ses frères et lui ont reçu du roi d’Espagne, frère du roi de Naples. Ils n’avaient pu s’arrêter à la Havane que pendant les quelques mois qu’une dépêche, portée par une frégate, mettait alors à parvenir en Espagne et à recevoir sa réponse.

Les chances d’obtenir un bon accueil en Sicile ne semblent pas meilleures. Cependant la demande d’y conduire le Comte de Beaujolais n’avait pas été rejetée. On allait partir pour Messine, quand la mort survint. Le Duc d’Orléans se décide à tenter l’aventure.

La Cour est à Palerme, exilée par les Français, gardée et même un peu gouvernée par les Anglais. Cour d’ancien régime et d’anciennes idées, s’il en fut jamais. Il existe un mémoire historique de la vie de Mme la Duchesse de Berry, publié en 1837 par Alfred Nettement, où le portrait de la reine Caroline est effacé peut-être à dessein, mais où celui du roi Ferdinand est vivant. Ce prince et son frère aîné, Charles IV d’Espagne, sont les fils de Charles III qui abandonna Naples pour l’Espagne en 1759 et devint un grand roi : ce que ne furent pas ses fils. Ferdinand cependant ne manque pas de bon sens ; il aime les arts ; il a même su encourager les sciences, en relevant la vieille Université de Palerme ; il est, comme un bon Méridional, sensible à la parole, et goûte fort les sermons des Franciscains. C’est un homme du dehors ; sa bonne et large figure a rougi au grand air. A pied, à cheval, il est infatigable et aime la chasse avec passion. Excellent époux, il a une descendance nombreuse. Il est très peuple dans ses habitudes. Il adore la pêche, mais la pêche avec la tenue et les façons d’un pêcheur de Chiaia ou de Santa Lucia. Il tire sa barque sur le sable, étale ses poissons sur le quai, et les met en vente, crie, gesticule, dépasse par sa verve joyeuse, et les répliques en patois napolitain, le plus bruyant des lazzaroni. Ce petit peuple l’adore. C’est là tout ce que lui a enseigné jadis son précepteur, le prince de San Nicandro, qui probablement n’en savait pas davantage. Heureusement, pendant de longues années de ce règne, Naples fut très convenablement administrée par le Parmesan Tanucci, choisi par Charles III, quand il fut appelé en Espagne et laissa Naples à son second fils âgé de neuf ans.

Un soir, à Palerme, la future Duchesse de Berry, âgée de dix ans, est dans le salon de sa grand’mère. Le Roi entre et d’un air soucieux qui lui était peu habituel annonce qu’un émigré de grande maison demande audience : c’est le Duc d’Orléans. « Le Duc d’Orléans ! » s’écrie la Reine d’une voix émue ; et la jeune princesse raconta plus tard qu’élevée dans la vénération de sa grande tante Marie-Antoinette et l’horreur des crimes révolutionnaires, ce nom l’avait épouvantée.

Cependant le prince paraît. Les portraits de sa jeunesse, surtout une grande miniature qui le représente en pied, professeur alors à l’école de Reichenau, nous le montrent fort beau. Il est connu par ses talens, par sa bravoure à la guerre, et par ses malheurs. Il séduit le Roi, — un très brave homme, — et ne déplaît nullement à la terrible Marie-Caroline. Celle-ci écrit au comte Roger de Damas : « C’est un homme qui gagne à être connu ; il parle de ses erreurs en homme bien converti ; il est en parfaite union avec ses souverains légitimes, et a infiniment d’esprit, cœur, courage… »

Il aimait en effet à raconter et parlait fort bien. Quand on se le représente dans les soirées du Palazzo Reale, rappelant tout ce qu’il a vu et souffert, on pense aux vers de Virgile :

Quis novus hic nostris successit sedibus hospes ?
Quem sese ore ferens ! Quam forti pectore et armis !
Credo equidem, nec vana fides, genus esse deorum
…..Heu ! quibus ille
Jactatus fatis ! Quæ bella exhausta canebat !

Ces paroles immortelles reviennent en la mémoire, tant la scène est semblable. Et la jeune princesse Marie-Amélie, seconde fille de Ferdinand, dut faire à sa sœur Christine les mêmes confidences que Didon à Anne sa sœur. Mais elle fut mieux traitée par le sort. Des fiançailles furent bientôt décidées et un mariage conclu après quelques mois.

Ici éclate le parti pris malveillant de certains écrivains contre Louis-Philippe. Rien n’empêche de croire que le Duc d’Orléans, retrouvant les siens après tant d’épreuves, ait senti, pour sa jeune parente, l’attrait d’un très sincère et très profond amour. Cependant, Nettement le taxe d’avarice parce que la princesse avait une dot ; et Michaud l’accuse d’ambition : il aurait prétendu à la couronne d’Espagne, et, encore fiancé, voulu ravir cette couronne à son futur beau-frère.

Voici l’histoire. Une junte venait de se former à Cadix et appelait le peuple à l’insurrection. Elle était présidée par l’infant archevêque de Tolède. Après la querelle survenue entre. Charles IV et le prince des Asturies, Napoléon avait enlevé le père et le fils et les détenait à Valençay. Il faut se rappeler, d’autre part, la proche parenté entre les couronnes d’Espagne et de Naples, réunies au temps de Philippe V ; séparées par Charles III, mais en famille. Charles IV d’Espagne est le frère de Ferdinand Ier de Naples ; et ce dernier avait conçu le projet d’offrir aux Espagnols son second fils Léopold. L’aventure est dangereuse. Léopold ne sait rien de la politique ni de la guerre. Le Duc d’Orléans qui, à trente-cinq ans, a beaucoup vu et appris, offre de l’accompagner. Afin de le supplanter, s’écrient à l’envi de malveillans historiens. Pourquoi ? Ne saurait-on admettre qu’un homme amoureux, désirant plaire à sa fiancée, et se faire estimer de ses parens, offre loyalement ses services ?… Ainsi l’a compris Marie-Caroline, plus experte que Nettement et Michaud. Elle écrit à Damas : « Il vit en fils de famille chez nous, mais brûle de trouver une occasion, et les acceptera toutes pour se distinguer et servir son légitime maître. Dieu veuille lui en donner occasion ! »

Tels étaient ses sentimens. L’accuser d’avoir voulu trahir le fils du Roi et de la Reine de Naples, au moment même où il aspirait à la main de leur fille, est révoltant et invraisemblable[8].

Il part donc, sur une frégate anglaise, avec Léopold, candidat à la régence d’Espagne. Les deux Princes arrivent à Gibraltar ; et là, le Gouverneur anglais, Sir Hew Dalrymple, leur défend de débarquer. Pour comble d’embarras, le capitaine de leur frégate refuse de les ramener en Sicile, ayant reçu, en quittant Palerme, cet ordre étrange de son amiral Sir Alexander Bail. Cette expulsion des deux Princes est approuvée en haut lieu. Lord Castelreagh écrit le 4 novembre 1808, de Downing Street, à Sir Hew Dalrymple : « C’est avec plaisir que je vous donne l’assurance de l’approbation qu’ont obtenue de S. M. les mesures que vous avez prises dans cette circonstance importante et délicate, l’arrivée du prince Léopold et du Duc d’Orléans à Gibraltar. »

Le prince Léopold finit par rentrer en Sicile. Il prit dans la suite le titre de prince de Salerne ; et, s’il était vrai que Louis-Philippe eût voulu lui ravir la couronne d’Espagne, il n’en aurait pas gardé rancune ; car il donna sa fille en mariage au Duc d’Aumale.

Pour le duc d’Orléans, une année encore se passa en voyages. Voyages en Angleterre, pour obtenir une explication du Gouvernement royal, après cette singulière aventure. A Portsmouth, il eut la joie de trouver sa sœur Adélaïde accompagnée de deux fidèles amis : Mme de Montjoie et le chevalier de Bréval. Lentement, faisant tout le tour de la France et de l’Espagne, il la ramène à Palerme. Il repart, ayant enfin obtenu la permission d’entrer en Espagne pour aller chercher à Figueres Mme la Duchesse d’Orléans. A Mahon, il apprend que cette Princesse est déjà partie pour la Sicile, où il s’empresse de la rejoindre. Et enfin, en novembre 1809, devant les survivans de la famille réunis, a lieu le mariage de Louis-Philippe et de Marie-Amélie de Bourbon-Sicile, dans l’antique chapelle normande du Palazzo Reale de Palerme.

L’affaire espagnole cependant n’était pas terminée. Peu de mois après son mariage, le Duc d’Orléans voit arriver dans sa maison de Bagarita un membre des Cortès : Don Mariano Carnereiro ne vient pas lui offrir une couronne, mais lui demander, pour l’indépendance, le concours de son épée. Vexé d’avoir été expulsé, et pensant n’avoir plus à souffrir de la mauvaise humeur des Anglais, puisqu’il n’accompagne plus un candidat à la couronne, il accepte, et s’embarque sur le navire de don Mariano, la Venganza, le 21 mai 1810. A Tarragone, le peuple lui fait une ovation ; mais il ne veut rien entreprendre sans l’aveu régulièrement donné du Gouvernement, et se rend à Cadix, le 20 juin. Point de réponse pendant un mois. Il se présente au Conseil de régence et se plaint du procédé. Le 2 août, on lui fait entendre qu’on voudrait assurément l’employer ; mais que l’ambassadeur anglais Wellesley s’y oppose nettement. Il va, en septembre, à Léon où sont réunis les Cortès. Deux membres de cette Assemblée, don Evaristo Perez de Castro, et le duc de Medina Sidonia sont chargés de lui adresser la même réponse négative- A leur grand regret, ils ne peuvent recourir à ses talens et à son dévouement ; le Gouvernement anglais le leur interdit. Tout ce qu’ils peuvent faire est de lui témoigner tom les égards dus à son rang, et de mettre à ses ordres pour retourner à Palerme la frégate de guerre Esmeralda.

L’aventure est intéressante ; car on verra, trente-six ans plus tard, le Gouvernement anglais, dirigé par Lord Palmerston, s’opposer avec la même résolution violente à l’influence que Louis-Philippe pouvait acquérir en Espagne.

Quand la Esmeralda ramena le Duc d’Orléans au quai de Palerme, il apprit que sa femme avait donné le jour à un fils. Quelques années de bonheur tranquille, de la vie de famille qu’il aimait, commencèrent alors. Aucune union ne fut jamais plus heureuse ni plus fidèle.

Quelle était alors la princesse Amélie ? Nous ne saurions le dire. Il existe des portraits du roi Ferdinand et de sa famille, peints vers ce moment en Sicile : ce sont de grosses gouaches à la mode napolitaine, bien loin d’égaler, — comme œuvre d’art ou comme document, — les belles miniatures françaises d’alors. Dix ans plus tard, un portrait de la Duchesse d’Orléans est dû au noble talent de Gérard. Mais nous connaissons surtout, par les portraits d’Ary Scheffer, la figure, entourée de cheveux blancs, de celle qu’il y a trente ans encore quelques vieilles dames de, Paris, avec un accent respectueux, nommaient la Heine. Mme de Boigne, qui n’était pas bienveillante, a écrit d’elle ces lignes : « Je ne saurais assez exprimer la profonde vénération et le tendre dévouement que j’éprouve pour Madame la Duchesse d’Orléans. Adorée par son mari, par ses enfans, par tout ce qui l’entoure, le degré d’affection, de vénération qu’elle inspire est en proportion des occasions qu’on a de l’approcher[9]. »

A Palerme, naquirent Ferdinand-Louis-Charles-Henri-Rose, duc de Chartres, futur Duc d’Orléans, le 3 septembre 1810 ; le 3 avril 1812, la princesse Louise, qui fut reine des Belges ; et le 12 avril 1813, la princesse Marie.

Qui songeait alors dans la petite Cour de Palerme au trône de France ? L’empereur d’Autriche accordait la main de sa fille à Napoléon. Et dans le petit royaume laissé aux Bourbons de Naples, l’avenir paraissait fort incertain. Voici une lettre[10] écrite par Louis-Philippe à son ami le vicomte de Chabot :


Palerme, 15 janvier 1812.

« Notre position ici est précaire, nous y sommes entourés d’orages moraux dont on perd l’habitude dans l’île heureuse où est Twickenham (Twickenham dont j’aime toujours le souvenir, quelque peu brillante qu’y fût ma position) et dont il est impossible de prévoir ou de calculer les résultats. Aussi je n’y ai pas encore fait d’établissement permanent, Kirchner est toujours à Malte avec mes effets ; j’ignore toujours ce que le sort me réserve ; et dans tous les sens, soit en bien, soit en mal, mon avenir me semble toujours plus incertain que jamais. Ce n’est pas dans une position comme la mienne ici qu’on peut offrir à personne de quitter ses goûts, ses amis et le pays auquel il est habitué pour venir s’embarquer en sea of troubles. Nous, y sommes aujourd’hui dans une crise terrible. »

« Una Constituzione ! » criait le peuple de Palerme, sous les fenêtres de Ferdinand ; et le Roi, chassé de Naples, était menacé de perdre ce dernier asile. On voulait une Constitution : l’exemple des Anglais, maîtres de ce débris de royaume, avait certainement répandu l’amour du Parlement parmi les habitans : comment, à eux seuls, les Siciliens de 1812 s’en fussent-ils avisés ? — Les Anglais excitaient la colère populaire contre la reine Caroline, contre ses anciens amis, Acton, lady Hamilton, agens anglais cependant ; mais la politique britannique avait changé depuis la mort de Nelson. Caroline dut s’en aller à Vienne où elle mourut deux ans plus tard. La Sicile perdit une Reine, et gagna une éphémère Constitution. Ferdinand céda, contraint par l’Angleterre, plus que par ses sujets.

Louis-Philippe ne paraît pas s’être intéressé à la Constitution sicilienne. Il n’en est pas question dans ses lettres ou ses mémoires ; et il est permis de penser qu’il ne la prit pas très au sérieux.

L’année 1814 arrive ; les frères de Louis XVI rentrent en France ; l’ancienne dynastie est acclamée. Le 20 avril avaient eu lieu les adieux de la vieille garde dans la Cour de Fontainebleau. Trois jours plus tard tous ces événemens étaient encore ignorés à Palerme. Un navire anglais entre enfin, porteur de la grande nouvelle ; et le Duc d’Orléans est appelé à l’hôtel de la Marine, demeure de l’ambassadeur. Il y trouve le capitaine anglais, mis à sa disposition par l’amiral Bentinck, qui vient de s’emparer de Gênes. Il court chez le roi Ferdinand qui s’écrie : « Que tous mes canons célèbrent cette journée ! Remercions Dieu, la face contre terre ! » Et il s’embarque à la hâte, toute autre pensée cédant à la joie de revoir, après plus de vingt ans, sa Patrie.

Il arriva à Paris le 18 mai, et se logea dans un hôtel, rue Grange-Batelière. Le Palais-Royal était sous séquestre ; et le suisse fit quelques difficultés pour laisser entrer un inconnu en proie à une étrange émotion.

Il se présenta aux Tuileries et fut accueilli par ces paroles obligeantes du Roi : « Vous étiez lieutenant-général, mon cousin, il y a vingt-cinq ans. Vous l’êtes encore. » Il n’avait été nommé lieutenant-général qu’après Valmy ; il n’avait pas encore vingt-deux ans de grade, mais le Roi commettait, sans doute à dessein, une erreur de date.

L’accueil est cordial ; celui du Comte d’Artois est tout à fait amical. Ce prince rappelle à Louis-Philippe qu’en 1802 ils ont assisté l’un et l’autre à une revue de l’armée anglaise. « Vous portiez l’uniforme de lieutenant général des armées républicaines. — Tout arrive, répond gaiement le Duc d’Orléans. Qui m’eût dit que je vous verrais, comme aujourd’hui, en tenue de commandant de gardes nationales ? » « Qui eut pu prévoir, a écrit La Fayette, que M. le Comte d’Artois ne rentrerait en France que sous cet uniforme ? »

Le général est à Paris en 1814 et sera l’un des premiers Français avec qui le Duc d’Orléans voudra s’entretenir. Délivré des prisons de l’Autriche par un article spécial du traité de Campo-Formio, il était allé remercier le Premier Consul, mais sans se laisser séduire. Il avait refusé le Sénat, repoussé l’offre d’une ambassade aux États-Unis, disant : « Je suis trop Américain ; je ne peux pas retourner dans ce pays-là en étranger. » Il avait critiqué la Constitution de l’an VIII, trop généreuse pour le Pouvoir exécutif, s’attirant ce joli mot de Bonaparte : « Vous savez que Sieyès n’avait mis partout que des ombres : ombre de pouvoir législatif, ombre de pouvoir judiciaire, ombre de gouvernement : il fallait bien de la substance quelque part. Ma foi, je l’ai mise là. »

La Fayette s’était brouillé avec Bonaparte à propos du Consulat à vie, et avait fièrement passé les années de l’Empire dans son château de La Grange, s’occupant d’agriculture. Ses descendans ont pieusement gardé sa bibliothèque dans une tour du vieux château, son fauteuil, son bureau et le porte-voix, d’ancienne marine, par lequel il faisait entendre ses ordres, dans la cour de la ferme, au pied de la tour. A la rentrée des Bourbons, il retrouve les sentimens de sa jeunesse, ceux qu’il exprimait en descendant la côte de Sèvres, le 7 octobre 1789 à M. d’Estaing. La Fayette ne fut pas un révolutionnaire ; sa volonté n’était pas de détruire, mais de régénérer, de maintenir dans la bonne voie, à tout prix. Il a voulu maintenir Louis XVI ; il a tout risqué pour le sauver après le 20 juin, et tout sacrifié. Seulement, il veut avec une telle passion donner sa marque, imprimer en toutes choses son principe qu’il devient, même pour le gouvernement qu’il préfère, un ami dangereux, un serviteur redoutable, quoique sincère. Aucune erreur n’est tolérée, aucune faute excusée, aucun crédit accordé : il aime mieux mettre le feu tout de suite à la maison ! Sa fierté, son mépris de l’argent et de ce qu’il est convenu d’appeler les honneurs le feront toujours estimer. Il adore la liberté ; il la proclame et la défend partout et avant tout. C’est le rôle qu’il se donne, et il en est digne, étant, pour ce qui concerne sa personne, affranchi de toute servitude, soit d’avarice, soit d’ambition.

En ce moment, La Fayette ne combat point la monarchie renaissante. Il la préfère à d’autres gouvernemens. La Charte, bien qu’octroyée, est inspirée de l’esprit de 1791. « Je m’étais résigné, dit-il, à la couleur blanche… Je me serais fait scrupule d’appeler les Bourbons, et néanmoins, telle est la force des premières impressions que je les retrouvai avec plaisir, que la vue du Comte d’Artois, dans la rue, m’émut vivement ; et que pardonnant leurs torts, même ceux envers la patrie, je souhaitai de tout mon cœur que la liberté pût s’amalgamer au règne des frères et de la fille de Louis XVI. »

Monsieur goûtait l’entretien du général : nous ne saurions deviner maintenant pour quelle raison. La personne la mieux placée pour avoir recueilli dans son enfance les conversations des vieillards ayant connu La Fayette, m’a assuré qu’il passait pour avoir gardé dans leur perfection certaines habitudes de langage, certaines expressions, ou même prononciations en faveur dans l’ancienne cour de Versailles, depuis lors supplantées par le jargon des Incroyables. On disait : Nayer son chien un tireur adrait, un gentilhomme hongrais ; le poète Renard, le peintre Renault, etc. Ainsi parlait le général, et M. le Comte d’Artois aimait l’entendre.

Sa passion politique était intraitable, disions-nous, impatiente de tout délai. Il accorda cependant un répit de trois ans à la Restauration et les passa à La Grange, après les Cent-Jours, avant de déclarer la guerre. Il n’accorda pas un si long crédit à Louis-Philippe, quand il l’eut couronné !

En 1814, il veut connaître le Duc d’Orléans, Wellington lui ayant dit du bien de ce prince, et effacer la trace d’anciennes querelles qu’il eut avec son père. Mais le prince avait fait les premiers pas. « La manière dont le Duc d’Orléans demanda de mes nouvelles à mon fils, qu’il avait vu aux États-Unis, raconte La Fayette, me fit un devoir d’aller chez lui. Il me témoigna sa sensibilité à cette démarche, faisant sans doute allusion à mes anciennes querelles avec sa branche ; il parla de nos temps de proscription, de la communauté de nos opinions, de sa considération pour moi, et ce fut en termes trop supérieurs aux préjugés de sa famille pour ne pas faire reconnaître en lui le seul Bourbon compatible avec une constitution libre ! »

Le Duc d’Orléans reçut aussi la visite des maréchaux de l’Empire : duc de Trévise, duc de Reggio. Le maréchal Macdonald lui rappela qu’ils avaient combattu ensemble à Jemmapes.

Mais, au bout d’un mois à peine, le prince repartait pour Palerme. La joie de revoir le Palais Royal, l’accueil empresse qu’il avait reçu d’anciens et de nouveaux amis lui faisait souhaiter de faire partager ce bonheur à Mme. la Duchesse d’Orléans. Bien qu’enceinte alors, elle consentait à entreprendre le voyage et s’installait à Paris vers la fin de juillet.

………….[11]


II. — SOUS LA RESTAURATION

Pendant les Cent-Jours, le Duc d’Orléans avait refusé d’aller à Gand. Louis XVIII, rentré aux Tuileries, lui en tient rigueur et ne l’appelle point à Paris.

Le Duc d’Orléans y vient deux fois, coup sur coup. Les lettres suivantes font connaître ses sentimens intimes. Elles sont adressées à son fidèle ami et confident M. le vicomte de Chabot :


Twickenham, 26 juillet 1815.
Mon cher Vicomte,

« Tel qu’une bombe lancée par un mortier, je vais quitter Twickenham, — la paix de Twick, — pour tomber dans Paris agité. J’ai reçu de Paris nombre de lettres, qui toutes me pressent d’arriver au plus tôt. Ce n’est pas que le Roi ait eu la condescendance de m’adresser une invitation, ou de m’envoyer un message. Non ; je dois toujours me tenir à Coventry[12]. Ma lettre est restée sans réponse. Mais pour m’appeler à Paris, on a imaginé un procédé plus péremptoire : dans la liste des personnes dont les biens ont été délivrés du séquestre imposé par Buonaparte, mon nom a été omis ! Je vais courir droit au Palais-Royal, si, comme je l’espère, le portier veut bien me laisser entrer.

« Voulez-vous venir ? — J’en serais charmé, je vous le demanderais si je ne consultais que mon désir. Mais je pense à vous. J’ai peur que l’instabilité de là-bas n’ait rien à offrir en compensation de ce que vous auriez à perdre ici. Pensez-y bien, avant de prendre un parti. Je ne veux faire qu’un court voyage. La Duchesse, ma sœur, les enfans restent ici, tant que je n’aurai pas vu quelle tournure prennent les choses. Je les vois très en noir, avec de grosses convulsions prochaines. De Paris je vous écrirai ce qui en est ; ou, si je n’ai pas le temps d’écrire, ces dames vous feront savoir ce que je pense. J’ai pris mon passeport aller et retour, comptant bien revenir, si je le peux, sans délai.

« Mes meilleurs complimens à Lady Isabella. Bien à vous.

« L.-Ph. d’Orléans. »

« Je pars dans une heure. »

L’absence n’a pas été longue et l’affaire du Palais Royal a été arrangée. Mais le Duc d’Orléans prévoit un nouveau et prochain voyage :


Twickenham, ce 26 août 1815.

« Me voici de nouveau au vieux Twick, mon cher vicomte, sans savoir précisément quand j’en partirai, ni si j’y resterai peu ou longtemps. L’apparence des choses n’est ni à la tranquillité, ni à la stabilité, et je me sens moins disposé que jamais à conseiller à mes amis de spéculer sur rien de ce qui tient à ce côté-là. C’est pour cela que, quoique toujours désirant que vous puissiez venir me rejoindre, je ne vous ai rien fait dire, car ce serait folie de quitter ce qui est si bien fixé ici pour ce qui présente si peu de probabilités là-bas. D’ailleurs, je prévoyais en partant, et encore plus pendant mon séjour à Paris, que je ne tarderais pas à revenir, et en effet, me voilà revenu, parce qu’ayant offert mes services au Roi, j’ai su que pour le moment Sa Majesté ne pourrait pas m’employer. On me dit que le Roi lèvera la restriction qui nous interdit la Chambre des Pairs et qu’il nous demandera d’y aller, mais d’après la manière dont le Roi m’a répondu quand je lui en ai parlé, je doute qu’il veuille que nous y allions. Cependant, cela me tient en suspens, et me fera peut-être retourner à Paris, du 15 au 20 septembre, car c’est l’époque où les Chambres doivent se rassembler. Si j’y vais, ce qui est loin d’être certain, comme je viens de vous le dire, ce sera avec la même incertitude que j’y ai été cette fois-ci, et par conséquent je ne puis pas encore vous recommander d’y venir, car encore, avant de vous recommander de prendre un parti quelconque, il me semble qu’il faut que j’en aie pris un moi-même et que je puisse vous dire que je refais mon établissement à Paris, ce que je ne suis pas du tout prêt à vous mander. Soyez sûr, d’ailleurs, que tout est ruiné pour longtemps dans ce malheureux pays, et je ne sais pas ce qu’on y verra. En tout cas, il est plus que jamais impossible d’y calculer l’avenir et il me fait frémir.

« Ever Yours

« L.-PH. D’ORLEANS. »

Le Duc d’Orléans fut invité en effet à prendre place dans la Chambre des Pairs. À la séance royale il prêta serment. Ce serment était ainsi conçu : « Je jure d’être fidèle au Roi, d’obéir à la Charte constitutionnelle et aux lois du Royaume et de me conduire en tout comme il appartient à un bon et loyal prince du sang, pair de France. »

« Orléans, dit le Journal de Villèle, prêta serment avec emphase. » Pouvait-il le prêter avec indifférence ?

« Sur le soupçon de quelques menées, continue Villèle, il reçut un nouvel ordre d’exil, et repartit pour Londres en octobre. » Il n’y eut point de menées ; il n’y eut point d’exil ; mais il y eut un incident parlementaire. Le Duc d’Orléans avait pris au sérieux ses devoirs de membre de la Chambre des Pairs. Cette assemblée, le 13 octobre, examinait le projet d’adresse au Roi : on proposait de l’inviter à châtier les délits politiques. MM. de Barbé-Marbois, de Tracy, le duc de Broglie combattirent la proposition. Le Duc d’Orléans parla dans le même sens. « Nous sommes juges éventuels, disait-il. Nous ne devons donc point prendre parti. Laissons le Roi agir comme il lui plaira, d’après la Constitution… » Il demandait la suppression de tout le paragraphe relatif aux crimes politiques. « Appuyé ! » s’écrièrent beaucoup de voix, et non des moindres : on remarqua celle du duc de Richelieu.

Cet acte d’indépendance était bien modeste auprès de ceux auxquels se livraient alors, dans la Chambre des Lords d’Angleterre, le Prince de Galles, le duc de Sussex, le duc de Kent. Mais le Roi en prit de l’ombrage, et révoqua l’autorisation générale donnée aux princes de sa maison d’assister aux séances de la Chambre des Pairs. Il fallut, pour chaque séance, une demande et une permission spéciales.

Revenu en Angleterre, le Duc d’Orléans raconte cette affaire à M. de Chabot :


Twickenham, ce 24 octobre 1915.

« Me voilà encore une fois de retour in old England et charmé de m’y retrouver, car les prospects de l’autre côté de l’eau ne sont pas rians, tant s’en faut. Malheureuse France ! que de maux fondent sur elle par la fureur de quelques-uns et l’aveuglement et la mauvaise foi de tous ! Ceci mènera à des résultats épouvantables, mais que personne ne peut calculer. Vous aurez vu, par les gazettes, que j’ai proposé la suppression d’un certain paragraphe de l’adresse qui a été maintenu par la majorité, quoiqu’avec de tels amendemens qu’on en a presque oblitéré le sens. Mais j’ai eu la satisfaction d’avoir le premier Ministre et le garde des Sceaux dans ma minorité, ce que j’ai trouvé assez gai pour un début. Le fait est que le parti de la Cour est irrésistible là-dedans, quoiqu’il n’ait d’influence que là et qu’il n’en ait aucune dans la Nation. J’espère que tout ceci achèvera de vous convaincre que c’est uniquement par intérêt pour vous et par suite de l’amitié bien sincère que je vous porte, que j’ai préféré que vous restiez tranquillement dans votre station actuelle, pendant que je faisais ces courses que je n’ai jamais envisagées que comme des courses momentanées. J’ai vu Madame votre mère peu de jours avant mon départ de Paris et j’ai eu avec elle une conversation à fond à votre sujet dont je crois qu’elle est restée pleinement satisfaite. Il n’y a pas de spéculation à faire sur ce malheureux pays, et God alone can know what is kept for us in the store of fortunity, etc.

« L.-PH. D’ORLEANS. »


Ces trois lettres font naître quelques réflexions.

Le Duc d’Orléans est beaucoup moins empressé que lors de la première Restauration. On se souvient de sa joie de revoir son pays, et de se laisser enlever de Palerme par un bateau anglais. Il est inquiet cette fois et probablement peiné d’avoir vu sa bonne volonté mal reconnue et ses conseils peu suivis. L’incident de la Chambre des Pairs a augmenté cette amertume.

Il ne cache pas sa satisfaction d’être en Angleterre. Il y demeurera jusqu’en 1817. Un louable sentiment l’y retient : il échappe à la politique, il se soustrait aux attaques de ses ennemis, et aussi à des empressemens compromettans. Mais n’est-il pas juste en même temps de remarquer à quel point l’esprit d’émigration avait pénétré partout, même chez ce prince qui l’avait si sévèrement jugé ?

Une quatrième lettre à M. de Chabot fait connaître les préoccupations qu’avait alors le Duc d’Orléans et fournit quelques indications sur l’état économique de la France en cette douloureuse époque :


Twickenham, January 25, 1816.

« Better late than never, dit le proverbe dans toutes les langues et quelque tard que ce soit, c’est de tout mon cœur que je vous souhaite ainsi qu’à Mme de Chabot une bonne et heureuse année et toute la prospérité que vous mérités. J’en souhaite autant à la petite, et surtout au petit Philippe avec qui il me tarde d’avoir fait connaissance. Voilà quelque trois semaines que je me propose toujours de vous écrire et que toujours la journée s’achevait sans que je l’eusse fait, et je suis fâché de devoir dire que j’ai encore tant de lettres unanswered dans mon tiroir, que j’en suis presque honteux.

« Mon Conseil m’a envoyé quatre énormes mémoires sur la liquidation de ma succession bénéficiaire qui ne va pas mieux que le reste, mais qui m’a fait écrire comme un commis. J’ai cette année vingt-deux coupes de bois non vendues faute d’acquéreurs, et cependant je n’ai pas mis en vente une seule coupe extraordinaire, mais la vérité est que d’une part la misère publique, de l’autre la circonstance que la liste civile a fait beaucoup de coupes extraordinaires, et que les émigrés font à peu près-raser les bois qu’on leur a rendus, font qu’il y a beaucoup de bois à vendre et beaucoup moins d’acheteurs. Aussi, au lieu de ne donner que douze mois de crédit, j’ai dû souvent en donner dix-huit, sans parler de la diminution du revenu qui, l’un portant l’autre, est d’un tiers. But enouyh on the business of the woodmerchant : the polician is no better ; et de tous les côtés on ne voit que de la tristesse et des malheurs. Dans quel margouillis ils se sont campés là ! Je bénis le Ciel, morning, noon and night, d’être dans ma paisible retraite in old Twick, on the banks of the Thames. Je serais charmé, ainsi que tous les miens, de retourner à Paris, si nous avions la perspective d’y être tranquilles, mais aujourd’hui, ce ne serait encore que pour être le point de mire des amis et des ennemis, et cette situation-là n’a rien d’attrayant pour moi. Cependant je n’ai pas encore entièrement décidé si ma femme ferait ses couches ici ou à Paris et c’est ce que je dis à tout le monde, mais à vous, je vous dis que je suis à peu près décidé à ce qu’elle les fasse ici. Au reste, vous pouvez être bien sûr que, quels que soient mes mouvemens, je vous en avertirai toujours à temps. Dans ce moment-ci, je n’en prévois aucun.

« Veuillez faire tous mes complimens à Mme de Chabot et au duc de Leinster s’il est dans votre voisinage. Ma femme et ma sœur me chargent de vous dire mille choses.

« Vous connaissez ma sincère et profonde amitié pour vous.

« H.-L.-P. D’ORLEANS. »


Etre le point de mire des amis et des ennemis, c’est ce qu’il veut éviter. Ce n’est pas là l’attitude d’un ambitieux.

Il ne revint qu’en 1817. Ses biens lui avaient été rendus. Il s’occupait, cette lettre le montre, de les bien administrer. Il habitait le Palais-Royal, et le Roi lui avait facilité l’achat de Neuilly.

Nous relevons sur son compte, dans les Mémoires de Villèle, un propos assez étrange, aussitôt suivi d’un bon certificat, accordé au Duc d’Orléans. On lit au tome II, p. 181 : « La faction va son train. » Et quelques pages plus loin (p. 196) : « On assure qu’on n’a fait revenir le Duc d’Orléans que pour tenir Monsieur en échec, s’il mésarrive au Roi. Mais ce qui est singulier, c’est que ce nouvel arrivé n’est pas du tout disposé à se faire factieux. On est content de ses dispositions. »

On avait raison de l’être ; rien n’était plus loin de sa pensée que de se faire factieux.

Le Duc d’Orléans eût été heureux d’être employé, et d’apporter à la Restauration l’appoint de sa popularité. Il le dit à M. de Chabot dans la lettre du 26 août. Mais il était tenu à l’écart. M. Boutmy, qui en 1845 a publié un récit populaire de la vie du roi des Français, prétend qu’il rendait jaloux les Ducs d’Angoulême et de Berry, ayant plus belle tenue militaire que n’avaient ces princes et meilleur air à cheval. L’historien de 1845 est peut-être un flatteur. L’imagerie populaire d’Epinal a représenté le Duc d’Orléans, le Duc d’Angoulême et le Duc de Berry, sous un aspect tout semblable ; plumet, favoris, col montant aux oreilles, cordon bleu, croix du Saint-Esprit, chabraque fleurdelysée, gros cheval blanc au cou de cygne, tournant sa tête busquée, et montrant un œil sentimental.

Le Duc d’Orléans était alors colonel-général des hussards ; pair de France ; premier prince du sang ; Duc de Chartres, de Nemours, de Montpensier, Prince de Joinville, Comte de Soissons. Mais il n’était pas Altesse royale. Le Roi ne lui avait pas permis d’en prendre le titre.

Il avait d’autres ennuis à subir. Quand naquît le Duc de Bordeaux, Orléans eut beau être des premiers à saluer et à féliciter le Roi, il fut accusé d’avoir répandu des soupçons sur la légitimité de l’Enfant du miracle. Le Morning Chronicle à Londres avait émis des doutes et prétendu fournir des preuves. Nettement, dans son Mémoire sur la vie de Mme la Duchesse de Berry, indique le Duc d’Orléans comme l’inspirateur probable de ce mensonge. Ce prince en fut indigné. Il savait ce que valent de pareilles inventions. Des bruits semblables couraient alors sur sa propre naissance. Ses parens désolés de n’avoir qu’une fille après quatre ans de mariage, l’auraient échangée, pendant le voyage qu’ils firent en Italie, contre un petit garçon !

Ce roman est présenté comme l’autre, mais avec plus de faveur, dans le Mémoire de Nettement. « Son Altesse Sérénissime, dit cet auteur, alla auprès du Roi se défendre d’avoir inspiré le Morning Chronicle, mais reçut de Sa Majesté un accueil sévère. »

La suite de cette affaire est racontée par Villèle.

Le 1er mai 1821 eut lieu le baptême du Duc de Bordeaux à Notre-Dame. « Orléans avait, pour la signature de cet acte, élevé la prétention de recevoir la plume des mains du premier aumônier, comme les autres princes ? ) Le Roi décida que, suivant l’ancien usage, il ne la recevrait que du second aumônier, ajoutant malignement : « S’il n’est pas content, qu’il « s’abstienne ! » On sait que le Duc avait montré du mécontentement et un doute injurieux lors de la naissance du jeune prince. » Le Duc n’avait témoigné rien de semblable ; mais la mauvaise humeur du Roi à son égard était constante, et dura jusqu’à ses derniers jours. Le 2 septembre 1824, mois pendant lequel sa mort survint, Louis XVIII refusait le cordon bleu au jeune Duc de Chartres.

Ce serait mal connaître le caractère de Louis-Philippe que de le croire insensible à ces marques de malveillance. Un jour, Louis XVIII lui ayant accordé une légère faveur, il en écrit à M. de Chabot toute sa joie :


Paris, ce 14 décembre 1823.

« Quoique plus qu’à l’ordinaire, mon cher vicomte, je n’aye pas grand tems pour écrire, je ne veux pas que vous appreniés par d’autres que par moi les nominations qui viennent de remonter la maison de ma femme. Je ne vous parle pas de Mme de Dolomieu, parce que vous savés que c’était chose faite in petto au moment de votre départ, au printemps dernier ; mais, avec l’agrément du Roi très gracieusement accordé, nous avons trois dames et un chevalier d’honneur, qui sont Mme de Celles, du Roure et de Chanterac, et Anatole de Montesquiou. Vous savés que depuis longtemps je désirais que ce dernier fût placé dans notre maison, tant pour ce qu’il vaut personnellement que pour le souvenir de son grand-père qui m’a rendu tant de services dans le tems où si peu de monde en était tenté[13] ; mais ce qui m’a fait un grand plaisir, c’est que cela soit en général bien pris, et que particulièrement le Roi et Monsieur ont accueilli cette nomination à merveille. Je suis sûr que vous en serés bien aise aussi, et sur ce je vous embrasse de tout mon cœur.

« Nous allons demain à l’Hôtel de Ville, comme il y a deux ans. Monsieur nous mène, et le grand-maître des cérémonies a fait de même mettre toutes les voitures à deux chevaux, to save the point ; never mind. »

Louis XVIII meurt. Et Charles X accorde aussitôt à son cousin et à tous les siens le titre tant souhaité d’Altesse royale. Le vicomte de Chabot est aussitôt informé de cette grande nouvelle :


Neuilly, ce mardi 21 septembre 1824.

« C’est, en effet, une Altesse royale qui vous écrit, mon cher vicomte : le Roi m’a annoncé cette faveur avec la plus grande grâce. C’est pour tous, ainsi tout est bien. Je vous dirai le reste quand je vous verrai. En attendant, nous irons demain le remercier à Saint-Cloud ; ainsi veuilles nous ordonner deux voitures drapées pour dix heures et quart, à Neuilly. L’une de ces voitures ramènera les princesses de Saint-Cloud à Neuilly, l’autre me conduira au Palais-Royal où je dois recevoir, à une heure, le ministre de Prusse, avec une lettre de félicitation sur la naissance de mon fils cadet[14]. J’y serai tout porté en uniforme.

« Quant à jeudi, c’est à neuf heures et demie précises que M. le Dauphin arrivera aux Tuileries pour en repartir à dix avec le convoi. Je partirai donc de Neuilly à huit heures trois quarts, dans une voiture drapée à quatre chevaux, et la voiture houssée à huit chevaux se rendra du Palais-Royal aux Tuileries, de manière à y être à neuf heures et demie précises. Nous irons dans la voiture de M. le Dauphin, les nôtres en avant. Dans l’église, il sera dans un fauteuil, et nous dans des chaises à dos, et je le trouve très bien comme cela.

« Je vous embrasse. »

Il n’est insensible à aucun honneur attribué par les anciens usages à sa naissance et à son rang. Il s’attache même aux formalités de l’étiquette : deux chevaux, mais pour tout le monde… to save the point ; quatre chevaux, huit chevaux, voitures drapées, voitures houssées, aux funérailles du Roi.

Il s’occupe de sa fortune, et l’administre avec soin : il a connu le désordre de son père, la misère pour lui-même, et il a huit enfans. Il l’emploie sans avarice. Le comte Rodolphe Apponyi, dans ses amusans récits des élégances mondaines, loue les fêtes données à Neuilly, surtout une soirée vénitienne, avec promenades en barque sur la Seine. Le comte Apponyi était secrétaire à l’ambassade d’Autriche, — alors installée dans le bel hôtel qui, ayant été acheté par M. Sellière, est devenu l’hôtel de Sagan, — et juge sévère des élégances et des fêtes. Le Duc d’Orléans se consacre avec amour à l’éducation de ses enfans. Bellechasse lui a laissé de bons souvenirs, mais il a reconnu l’inconvénient des éducations particulières. Il ne veut pas, comme a fait son père, confier à une institutrice le soin de former des colonels. Il envoie simplement, ses fils au collège.

Le Moniteur universel (29 août 1829) publie l’information suivante : « Mgr le Duc d’Orléans, accompagné-de toute sa famille et d’une foule considérable de parens, s’était rendu hier, à midi, au collège Henri-IV, pour assister à la distribution des prix. La cérémonie était présidée par M. Lebeau, membre du Conseil académique, assisté de M. Taillefer, inspecteur de l’Académie de Paris… C’est M. Giton, professeur de philosophie, que le collège avait choisi pour ouvrir la séance. M. Giton est lui-même ancien élève lauréat de ce même collège… Les couronnes ont été partagées entre les Institutions de MM. Vautier, Jubé, Hallays-Dabot et Delisle. Le jeune Duc de Nemours a remporté le deuxième prix d’histoire, en troisième. »

Quelques mois plus tard, le jeune lauréat du collège Henri IV entre dans la vie publique. Le 2 mars 1830, en effet, le Duc de Nemours, prince du sang et, en cette qualité, Pair de France, prête serment devant la Chambre des Pairs. Son frère aîné sert déjà dans l’armée, Le Moniteur Universel du 25 août 1829 nous apprend que Mgr le Duc de Chartres, colonel du 1er régiment de hussards, accompagné de M. Baudrand, son aide de camp, part pour le camp de Lunéville où S. A. R. fera les grandes manœuvres de cavalerie. Ingres a perpétué pour nous, quelques années plus tard, le souvenir des beaux traits et de la taille élégante de ce jeune Prince. Le comte Apponyi raconte qu’à la fin de la Restauration, il allait beaucoup dans le monde, et avait su triompher par sa bonne grâce, dans le faubourg Saint-Germain, de certaines préventions.

Le Duc d’Orléans aimait les livres et avait chargé du soin de sa bibliothèque Casimir Delavigne : le chantre des Messéniennes, disait-on alors. Il aimait aussi les arts ; les œuvres de Gros, Girodet, Gérard, Drolling, Géricault, Horace Vernet ornaient sa maison ; et ces peintres distingués en étaient souvent les hôtes. La princesse Marie, dès l’âge de douze ans, dessinait, avec les conseils d’Ary Scheffer : le professeur a raconté[15] dans ses lettres combien il avait été frappé de l’intelligence et du talent précoce de l’élève. Elle imaginait et composait d’une façon charmante, mais se désolait de ne pas posséder la science du dessin. Et moi-même, écrit le peintre, « las de redresser des bras cassés et des jambes tordues, je l’engageai à essayer de la sculpture. » Réflexion bizarre, les bras cassés et les jambes tordues n’étaient pas moins contraires à l’idéal sculpturale Scheffer, esprit très littéraire, poète plein de séduction, mais fort loin de dessiner comme Ingres ou comme Degas, devait s’entendre à merveille avec une jeune princesse douée elle-même de plus de sentiment et d’imagination que de science. En fait d’invention, elle a égalé son maître. Le bas-relief qui représente le réveil du poète est une création pleine de charme et d’émotion. Il se lève de sa tombe, au passage de la femme qu’il a aimée : toutes celles qu’il a chantées disparaissent dans le lointain comme des fantômes !

La Jeanne d’Arc est une œuvre célèbre ; non pas celle qui retient son cheval à la vue d’un soldat mort et pleure sur l’horreur de la guerre ; ce n’est là, je le crains, qu’un joli sujet de pendule ; mais la Jeanne d’Arc debout, serrant son épée sur son cœur, offerte par le roi Louis-Philippe à la ville d’Orléans.

Ary Scheffer, avec la princesse Marie, lisait Goethe, Schiller, Quinet… Les œuvres ébauchées par elle dans une vie si courte ne doivent pas être oubliées parmi les productions de l’art romantique. Son frère, prématurément enlevé lui aussi, devait avoir avec elle d’intéressantes conversations : il était doué, sinon de talent, au moins d’un goût très sûr et très personnel. Il acheta d’Ingres, la Stratonice ; de Delacroix, le Meurtre de l’évêque de Liège ; il voulut posséder les premiers paysages de Corot : chefs-d’œuvre que la gloire et le commerce n’avaient pas encore consacrés, et qui ne devaient pas plaire à Louis-Philippe !

Fidèle à ses amis, les libéraux, le Duc d’Orléans recevait, à Neuilly, Dupin, Benjamin Constant, Sebastiani, Casimir Perier. On ne pouvait lui en faire un crime. En somme les Ultra n’ont relevé contre lui que deux griefs : avoir pris pour bibliothécaire Casimir Delavigne, destitué par M. de Peyronnet, et avoir envoyé sa voiture suivre l’enterrement du général Foy !

Citons encore une lettre à M. de Chabot, quand le roi Charles X ordonna la dissolution de la Chambre. Cette lettre est d’une âme affligée, mais nullement ennemie :


Neuilly, ce jeudi 22 novembre 1827.

« Vous aurez vu dans les gazettes que le Roi s’est déterminé à dissoudre la Chambre des députés sans attendre qu’elle eût atteint l’âge de sept ans et que cette mesure a été accompagnée de la création de soixante-seize nouveaux Pairs ! Les élections nouvelles ne sont pas jusqu’à présent de nature à nous faire présager une grande harmonie dans les Chambres et il me semble impossible de prévoir les combinaisons que tout ceci va produire. Le choix des Députés de Paris a été suivi d’illuminations partielles comme lors du retrait de la loi de la presse, et puis de pétards, de coups de pierres, de coups de sabres, de coups de fusil et de scènes bien affligeantes pendant les nuits des 19 et 20 novembre. Tout cela parait fini, et l’est certainement quant à présent. Dieu veuille que cela ne se renouvelle pas !

« Au dehors, nous vivons la glorieuse bataille de Navarin where French et English fought mosl nobly et most cordially on the same side, et j’en ressens une satisfaction extrême, mais l’avenir est sombre de ce côté et je ne sais guère ce qui va en sortir… »

Telle a été la conduite du Duc d’Orléans pendant la Restauration. Il a servi le Roi pendant les Cent-Jours ; il l’eût servi encore volontiers, et était prêt à apporter à la monarchie le concours de sa grande popularité. Par une mauvaise chance, son caractère et sa personne déplaisaient à Louis XVIII ; et ses idées inquiétaient Charles X. Il fut tenu à l’écart de la politique par l’un et l’autre, pour des raisons différentes. Mais avec Charles X ses relations furent toujours amicales. Le Roi l’estimait, sans l’écouter, et ne croyait pas aux mauvais propos répandus contre lui. Cette sympathie existait depuis les jours de l’exil et leur rencontre en Angleterre en 1802. L’attrait de l’amitié n’est pas toujours en harmonie avec les tendances des esprits. Les sentimens et les idées ne suivent pas le même chemin. Qui de nous n’a pas compté de bons et estimables amis parmi ses adversaires politiques ?

On lit, par exemple, dans le Moniteur d’août 1829 : « S. A. R. Mgr le Duc d’Orléans et sa famille ont dîné à Saint-Cloud avec le Roi. La table était de douze couverts. »

M. de Polignac venait d’être nommé ministre. La conversation ne dut point porter sur ses projets.

En mai 1830, arrivèrent à Paris, avec une suite nombreuse, le Roi et la Reine de Naples : le roi François Ier déjà courbé par le mal qui l’enleva peu après. C’était le frère de Mme la Duchesse d’Orléans, et un beau-frère très aimé de Louis Philippe. Il a dit de son beau-frère qu’il eût été capable en d’autres circonstances d’être un bon Roi constitutionnel, éloge le plus grand que Louis-Philippe pût décerner.

Apponyi assistait au grand dîner offert à l’ambassade de Naples en l’honneur de Leurs Majestés siciliennes. L’ambassade occupait place Beauvau l’hôtel qui est maintenant celui du ministère de l’Intérieur. L’ambassadrice de Naples, la duchesse de Serra Capriola, mère de douze enfans, n’en était pas moins une des plus séduisantes personnes de la Cour. Et le duc, suivant un usage napolitain, — un peu trop oriental, — se tenait derrière le fauteuil du Roi, un plat d’argent à la main, jusqu’à ce que son maître lui eût ordonné de prendre place à table. Leurs Majestés siciliennes assistèrent aussi à un grand bal dans le Palais-Royal, décoré et illuminé avec magnificence. Là, fut prononcé par M. de Salvandy ce mot prophétique : « Fête vraiment napolitaine ! Nous dansons sur un volcan ! »

Le roi Charles X honora cette fête de sa présence, et montra, suivant sa coutume, à ses hôtes la plus amicale bonne grâce. La nuit était belle, les jardins pleins de lumières ; une foule nombreuse était accourue. Charles X parut à la fenêtre du palais et fut salué par de joyeux cris de « Vive le Roi ! »

Quand Charles X, convaincu de l’erreur où l’avait jeté M. de Polignac, révoqua les fatales Ordonnances, il s’empressa, comme le faisait de son côté la Chambre des Députés, de nommer le Duc d’Orléans lieutenant-général du royaume. L’opinion publique indiquait ce choix ; et le Roi l’acceptait sans répugnance. Ni lui, ni son sage conseiller, M. le duc de Mortemart, n’hésitèrent. Plus tard encore, pendant même la lente retraite qui conduisait le vieux roi vers Cherbourg, des négociations furent engagées, une proposition fut faite à l’effet de ramener à Paris le Duc de Bordeaux ; à tout risque, Louis-Philippe offrait cette dernière ressource, et le faisait dire à Caen par le secrétaire de l’ambassade britannique Caradoc ; qui s’occupait de régler les détails du passage de Charles X en Angleterre. L’offre émut un instant le vieux Roi, mais fut vivement rejetée par Mm6 la Duchesse de Berry.

Pendant les derniers jours de juillet, le Duc d’Orléans ne parut nulle part, ne se montra pas à Paris. Le 30, ce furent Thiers et le peintre Ary Scheffer[16], suivant un récit de ce dernier, qui vinrent le chercher à Neuilly : ils durent l’attendre, car il était allé, à cheval, passer la journée au Raincy.

Thiers avait fait irruption dans l’atelier de la rue Chaptal s’écriant : « J’ai besoin de vous, Scheffer, j’ai tout fait ! — Qu’avez-vous fait ? — J’ai été à l’Hôtel de Ville, vu le Comité municipal, les chefs de groupes, chez Laffitte. Bref, je suis porteur d’un message pour le Duc d’Orléans. Tout le monde sait que vous avez de beaux et bons chevaux. Menez-moi à Neuilly. »

Les pavés sont arrachés ; d’étroits passages sont à peine ouverts dans les barricades ; il ne faut pas songer à atteler une voiture. Thiers hésitant à monter un des grands chevaux de Scheffer, on prend dans une écurie voisine le cob du jeune Ney, fils du maréchal. On part, on franchit des barricades, avec l’aide d’ouvriers combattans d’hier, amusés de la petite taille et de l’aspect comique de Thiers sur son poney, avec ses escarpins, ses bas blancs et ses lunettes. Il est permis de soupçonner Ary Scheffer d’avoir cette fois dessiné une caricature. En route, pour plus de sûreté, il a pris possession de la lettre signée La Fayette, Laffitte, Lobau et Gérard. C’est lui qui la remet à Louis-Philippe dans le salon du château de Neuilly. De la scène qui eut lieu il n’a indiqué qu’un trait : Madame Adélaïde, dès qu’elle vit entrer son frère, s’avança vers lui et lui dit : « Sire, conduisez-vous en Roi. »

En cette même soirée, Charles X quittait, pour ne le plus revoir, le château de Saint-Cloud.

Ses ministres étaient venus, quelques jours avant, le trouver dans le château solennel et silencieux, dominant de loin Paris ; quelques-uns indécis et retenus seulement par le point d’honneur, M. de Polignac très résolu. Le Roi, dit-on, murmura à voix basse, se parlant à lui-même : « Il le faut. »

On lui a expliqué (car c’est la conclusion du mémoire de M. de Polignac) que les mesures exigées sont à la vérité hors la loi, hors les conventions de la Charte qu’il a signées et jurées ; nécessaires cependant : il jouit d’un droit supérieur aux conventions humaines, d’un pouvoir suprême seul capable de conjurer les périls de l’Etat. Que le Roi daigne signer et le ministre répond de l’exécution.

Or, aucune précaution n’a été prise, aucune difficulté prévue par ces ministres qui se vantent d’assurer l’exécution des Ordonnances. Ont-ils pu penser que les Parisiens consentiraient paisiblement à se réveiller sans journaux, M. le prince de Polignac ayant jugé que cette lecture leur troublait la cervelle ?

Il n’y a presque point de troupes à Paris à la disposition du duc de Raguse. L’armée est à Alger, avec le maréchal de Bourmont, ou bien dispersée pour les manœuvres d’été dans des camps lointains. M. de Bourbon-Busset, avec ses dragons, voudra accourir de Lunéville à Paris : il lui faudrait le temps de deux révolutions !

Le Roi, cependant, sent qu’il tient un dépôt sacré entre ses mains. Tous les siècles à venir lui en demanderont compte. Louis XVI, son frère, l’a laissé tomber et l’a égaré par trop de faiblesse ; c’est du moins ce que chacun lui répète. Il repasse dans sa mémoire son règne de six années, inauguré à Reims par des prières. Il sait bien que les diatribes de la presse sont fausses et que jamais il n’eut la pensée d’asservir le peuple, de le livrer au gouvernement des prêtres, de rétablir la noblesse dans ses anciens privilèges ; ni de manquer enfin à ses sermens. Il s’inquiète de ces faussetés, se demande si elles ne finiront pas par ternir sa mémoire, et rendre odieuse sa dynastie. « Il le faut, » dit-il, et trompé par de mauvaises raisons, ne s’aperçoit pas qu’il rompt de sa main un contrat juré par lui-même et qui l’unissait à son peuple !

C’est le 25 juillet que furent signées les Ordonnances. Le lendemain 26, le Moniteur officiel, le dernier qui ait paru orné des fleurs de lis, annonce deux nouvelles qui surprennent d’abord. D’une part : M. le duc de Mortemart qui, seul, aurait pu, peut-être, étant appelé plus tôt, sauver la situation si compromise, est parti pour les eaux. Et, deuxième nouvelle, Charles X est allé chasser à courre à Rambouillet avec M. de Luxembourg.

Ne reprochons pas au vieux Roi ce dernier plaisir. Sa part, dans la tâche si malheureusement entreprise, était terminée. Depuis Henri IV qui, avec émotion, célébrait « nos chers déserts de Fontainebleau, » tous les Bourbons ont été épris de la vénerie. Louis XVI était à la chasse le 5 octobre 1789 ; à la vérité en meilleure saison. Le 26 juillet, lendemain des Ordonnances, une dernière fois, on vit à l’étang de Hollande ou à l’étang d’Or Charles X, accompagné de M. le comte de Girardin, son grand veneur, et Odry, le célèbre piqueur, appelant ses chiens pour le bat-1’eau : tels que Carle Vernet les avait vus autour de l’étang de Ville-d’Avray, un jour où des laveuses étendaient leur linge.

La royale sonnée, la curée terminée, Charles X, avant de rentrer à Saint-Cloud, dîna au château de Rambouillet. Il y devait chercher un asile trois jours plus tard, poursuivi par l’émeute parisienne.


DENYS COCHIN.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1917.
  2. Les descendans de M. Hottinguer possèdent et ont bien voulu me permettre de consulter une précieuse collection de lettres pleines de renseignemens sur le séjour en Suisse du futur Roi des Français.
  3. Boutray, Époques mémorables de la vie du roi des Français. Paris, 1845.
  4. Boutmy, Époques mémorables. Paris, 1845.
  5. La Grange près de Rosoy-en-Brie (S.-et-M.). Ce château appartient maintenant à M. le marquis de Lasteyrie, arrière-petit-fils de La Fayette.
  6. Louis-Charles-Guillaume de Rouan-Chabot, vicomte de Chabot, né en 1780, maréchal de camp des armées du Roi ; premier écuyer du duc d’Orléans pendant la Restauration ; ensuite aide de camp du roi Louis-Philippe.
  7. Archives de La Grange.
  8. Deux ou trois lettres de Lord Castelreagh, Sir Al. Ball, etc. sont données par Nettement à l’appui de l’accusation. Elles ne prouvent absolument rien.
  9. Cité par M. Gruyer, p. 257.
  10. Archives du château de La Grange.
  11. On trouvera dans le volume qui paraîtra prochainement à la librairie Hachette l’étude sur Louis-Philippe pendant les Cent-Jours.
  12. « Envoyer à Coventry : » expression familière anglaise, avec le sens de mettre en pénitence. »
  13. Il n’oublie pas Bremgarten et le chevalier de Rionel.
  14. Antoine-Philippe, Duc de Montpensier.
  15. Grote’s Life of Ary Scheffer, p. 44.
  16. Grote’s Life of Ary Scheffer, p. 31.