Louis II de Bavière/Chapitre I

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Flammarion (p. 5-18).


CHAPITRE PREMIER

UNE ÉDUCATION ROMANTIQUE


Louis II naquit le 25 août 1845 à Nymphenbourg, assez médiocre château de la couronne, élevé aux environs de Munich par un électeur de Bavière qui, selon la mode allemande du XVIIIe siècle, avait soigneusement imité le goût de Paris. Louis II venait au monde à une date où les princes d’Allemagne commençaient à ne plus rougir de leur origine germanique. Cependant, dès ses premiers jours, il était entouré des souvenirs d’une Bavière où avait régné, avec l’influence politique de notre pays, la civilisation française.

Le prince à qui était réservé un si étrange destin sortait d’une famille où l’on ne s’étonnait plus de voir des artistes, des originaux, des maniaques et des fous. Il serait d’ailleurs absurde de conclure à la dégénérescence royale. Le fait est que les Wittelsbach, si haut qu’on remonte dans leurs annales, paraissent comme une race mélancolique et raffinée, sujette aux enthousiasmes et aux dégoûts, mieux douée peut-être pour les arts et les travaux de l’esprit que pour les grandes ambitions de la politique.

La maison de Wittelsbach se vante d’être une des plus anciennes de l’Europe, plus vieille même que les Capétiens, à plus forte raison que les Hohenzollern.

Louis Ier, le grand-père de Louis II, fut un des excentriques royaux les plus notoires du XIXe siècle, et qui faillit bien compromettre la couronne tout fraîchement acquise par son père.

Louis Ier fut véritablement un roi artiste. Il avait passé sa jeunesse dans une société de peintres et de sculpteurs, avec lesquels il fit de longs séjours en Italie. Poète lui-même, il composait des vers, d’une gracieuse banalité. Dans son premier recueil, paru en 1829, il chantait Rome et la Grèce. Ses poésies amoureuses et sentimentales ne manquent pas d’un certain charme ; on imprime encore ses distiques sur les calendriers bleus que consultent les jeunes filles d’Allemagne. Mais on retrouve aussi chez lui l’inspiration religieuse et surtout guerrière. Ce prince dilettante était un fougueux patriote. Il appartenait à une nouvelle génération allemande, anti-française, celle qu’avaient formée les brutalités de l’occupation napoléonienne. Encore adolescent, Louis rougissait des faiblesses de son père pour Napoléon. Il reniait cette alliance honteuse. Il alla même jusqu’à conspirer, et un conseil de guerre français, instruit de ses desseins de trahison, le condamna à mort. L’empereur le fit remettre en liberté par mépris et se contenta de dire « Qui m’empêche de faire fusiller ce prince ? »

Devenu roi, Louis Ier put satisfaire sa manie de construction et d’imitation. C’est à lui que la Munich moderne doit d’être ce qu’elle est. « Je veux en faire, disait-il, une ville qui honore tellement l’Allemagne que personne ne puisse se vanter de connaître l’Allemagne sans avoir vu Munich. » Le résultat ne fut peut-être pas aussi brillant que le bon roi Louis l’avait espéré.

Depuis son règne, la capitale bavaroise est surnommée l’« Athènes de l’Isar ». Mais c’est une Athènes en carton-pâte, une suite de froides imitations de toutes les architectures célèbres. On y voit des Odéons grecs près d’un jardin du Palais-Royal, avec ses arcades et ses jets d’eau. L’église de la cour est copiée sur la Capella Palatina de Palerme ; la Galerie des Maréchaux sur la Loggia de Lanzi de Florence. De fausses Propylées s’élèvent au milieu d’une prairie. Le pédantisme ne manque même pas aux étiquettes de ce vaste musée de moulage la galerie de peintures s’appelle pompeusement Pinacothèque.

Cependant, le goût des beaux-arts valut à Louis une fâcheuse et retentissante mésaventure. Une danseuse, une aventurière, jolie femme et d’ailleurs femme d’esprit, Lola Montez, s’imposa au royal amateur et ne rêva rien de mieux que de renouveler à Munich le règne de la Pompadour. Tout de suite malveillante, la bourgeoisie bavaroise cria bientôt au scandale. Lola Montez déshonorait le trône et ruinait le Trésor. Elle allait « mettre en ballet l’histoire de Bavière ». L’indignation déborda lorsque la favorite prétendit obliger le Conseil d’État à l’anoblir. Et lorsque la comtesse de Landsfeld, entourée de cavaliers servants qui portaient ses couleurs et qu’on appelait les « Lolamontains » molestèrent les railleurs dans la rue, elle-même ne se faisant pas faute de distribuer des coups de cravache, ce fut une révolution.

L’effervescence qui courut l’Europe en 1848 vint se joindre à ce mécontentement contre la favorite. Des troubles éclatèrent d’abord à l’Université, et bientôt la rue s’en mêla. Pour éviter un conflit, Louis se résigna au sacrifice. Il se sépara de Lola. Il chassa Berk, le ministre de camarilla qu’elle avait fait nommer. Mais, quelques jours plus tard, le bruit se répandait que la favorite avait repris sa place au palais. Il y eut un commencement d’émeute. Alors, lassé de l’aveuglement et de l’ingratitude des foules, Louis Ier, dans un moment d’exaspération, abdiqua, le 19 mars 1848, en faveur de son fils aîné. Ni les prières de sa famille, ni celles des députations qui vinrent l’assurer de la fidélité de ses sujets ne purent le déterminer à reprendre sa parole. Sans doute, il s’estimait trop heureux d’avoir reconquis son indépendance. Il pourrait désormais vivre en artiste, à sa guise.

Il se hâta de se rendre à Rome, qui n’avait jamais cessé de l’attirer. La vie de société et de flânerie était délicieuse dans la Rome d’autrefois. Le bon roi en jouit à son aise. Il était aimé des Romains qui l’avaient surnommé le roi amant des beaux-arts. Il était le protecteur d’un groupe d’artistes au milieu desquels il vivait avec familiarité et qu’il appelait ses enfants. Sa Majesté s’oubliait parmi cette bohème. Quelquefois pourtant, il repassait les monts, il revenait en Allemagne — en Teutschland, comme il aimait à dire par un archaïsme nationaliste car le patriote de 1813 n’était jamais tout à fait mort en lui. La bonne ville de Munich, réconciliée, et dont il se proclamait dans une lettre « le plus heureux habitant », le recevait en triomphe comme un bienfaiteur public, protecteur des arts. Il était traité en roi, sans avoir les soucis du gouvernement. Et il souriait à ses émeutiers d’autrefois, auteurs involontaires de sa félicité. Il prolongea très tard cette vie d’amateur, s’occupant de la cathédrale de Cologne, dont l’achèvement était une « chose allemande » qui lui tenait à cœur, ou bien développant le musée germanique de Nuremberg, une de ses fondations préférées.

Il est incontestable que Louis II reproduira, en les exagérant et en les poussant au noir, presque tous les traits de caractère de cet original couronné.

Avec Maximilien, que l’abdication de son père avait fait roi en 1848, la Bavière fut encore gouvernée par un névropathe. Mais, cette fois, ce fut un névropathe du genre ennuyeux. Max voulait être la philosophie sur le trône. Il se proposait d’imiter Marc-Aurèle. À l’exemple du plus vertueux des empereurs, il écrivait de petits traités de morale, des Questions à mon cœur, des réflexions sur le Devoir et le Plaisir, auxquelles il ne manqua pas d’ajouter des Pensées. Schelling était son auteur préféré le roi entretint même avec lui une correspondance où il se montre rongé de mélancolie et de doutes métaphysiques. Cependant, il remplissait ses devoirs de roi avec tant d’application et de sérieux qu’on le surnommait « la conscience sur le trône ». Il semble même que Maximilien, devinant le mouvement qui se préparait en faveur de l’unité allemande, ait essayé de conserver l’indépendance de la Bavière. Il se méfiait des ambitions de la Prusse. Il les eût volontiers contrebalancées par l’influence de l’Autriche et de la France.

Si, de son père, Louis II tenait d’assez inquiétantes dispositions à la vie intérieure, sa mère, de son côté, lui apportait une hérédité mélangée. C’était une princesse de Prusse, et l’on pourrait relever quelques tares assez notables chez les Hohenzollern du XIXe siècle. Mais la reine Marie ne fit guère parler d’elle que par une tardive conversion au catholicisme qui, survenant en plein Culturkampf, irrita vivement Bismarck, et par sa radieuse beauté qui, dans sa jeunesse, l’avait fait surnommer l’Ange. Louis II tiendra d’elle ses traits délicats et réguliers et, jusqu’aux approches de l’âge mûr, une grâce de prince charmant.

On ne s’explique pas très bien que le roi Maximilien, qui avait la manie du professorat et de la science, qui raisonnait abondamment sur la pédagogie comme sur le reste, ait si longtemps négligé l’éducation du fils qui devait succéder à sa couronne. Quels étranges précepteurs reçut Louis II ! On semblait prendre plaisir à développer en lui l’imagination sans règle, la mélancolie sans cause, le penchant à la rêverie, en même temps qu’un dangereux et inconscient égoïsme. Les premiers mois de notre langue que lui enseigna sa gouvernante française furent « L’État c’est moi », et « Tel est notre bon plaisir ».

Sur d’autres points, cette éducation de prince surprend par sa sévérité. Le jeune Louis fut, sans raison, soumis à une réclusion presque monastique. C’est à peine s’il connut quelques compagnons de jeu : son frère Othon, son cadet de trois années, les fils de deux fonctionnaires de la cour. On dit que les médecins, l’ayant cru phtisique, l’entourèrent de soins exagérés. En tout cas, on prépara, avec une merveilleuse sollicitude, un terrain éminemment favorable au dégoût de l’activité et à la misanthropie.

Dans cette demi-solitude, deux penchants se développèrent chez le jeune prince. L’orgueil d’abord. La conscience que cet enfant avait de sa personnalité était étrangement forte. Le sentiment de la dignité royale revêt déjà chez lui des formes inquiétantes quand il refuse, par exemple, de se laisser toucher par personne, pas même par le médecin, et, pour se mettre à l’abri des potions, invoque, assez spirituellement, le crime de lèse-majesté.

Mais déjà l’adolescent prenait goût à la solitude et se plaisait à entretenir et à orner ses songeries. La vieille résidence de Munich où s’écoulait cette enfance montre sur sa façade l’emblème du roi soleil. Au dedans, ce ne sont que voûtes immenses, sombres corridors : rien des Tuileries ni du Louvre. Le luxe même de ces royautés aux listes civiles avaricieusement marchandées par des Chambres à l’esprit petit-bourgeois et paysan, est un luxe étriqué, souvent misérable. À ce point de vue, les souverains de Bavière n’étaient pas les mieux partagés, et leur résidence tenait à la fois du couvent et de la caserne. Salons d’audience, salles d’attente ou de fêtes déroulent, avec un dessin naïf et un coloris cru, l’histoire demi-légendaire de Charlemagne et de Barberousse et l’épopée sanglante des Nibelungen. Louis II grandit, obsédé par cette imagerie de théâtre qu’il retrouvait encore à Hohenschwangau — la « haute terre du cygne » — un modeste castel romantique et campagnard. Louis II s’y plut toujours, il y revint fidèlement, même lorsqu’il eut à la disposition de ses caprices des palais de féerie. Et elle est touchante par sa simplicité, par l’innocence de son mauvais goût, cette gentilhommière royale qui ne songe même pas à cacher sa date de 1830, où un mobilier d’acajou du plus pur style Louis-Philippe encadre des peintures dont chacune est une légende et une ballade. Car il y a, à Hohenschwangau comme à Munich, une égale débauche de fresques. Mais là, ces fresques sont de Maurice de Schwind, le peintre romantique par excellence, le peintre des enchantements, des dragons et des nains, celui qui mettait dans ses tableaux tout le bric-à-brac de ce moyen âge mystique et pieux qu’Henri Heine a tant raillé chez les poètes et les conteurs de la renaissance catholique allemande. On pressent déjà par l’effet de quelle suggestion Louis II sera saisi d’enthousiasme pour Lohengrin. Hohenschwangau, justement, revendique la légende du cygne. C’est d’un lac voisin, l’Alpsee, que le chevalier à la blanche armure serait venu au secours d’une Elsa bavaroise. C’est pourquoi le cygne, emblème de Hohenschwangau, se retrouve sous mille formes dans tous les coins du castel. Mais Louis II est du moins innocent des faïences et des porcelaines ailées dont M. Maurice Barrès lui a imputé le goût déplorable. C’est sa mère, la reine Marie, qui a fait collection de porte-bouquets et de salières à l’image de l’oiseau des lacs : naïve distraction de petite cour allemande, où les familles royales ont des mœurs bourgeoises. Plus tard, le faste de Louis II se ressentira cruellement de ces médiocres débuts et de cette éducation artistique vraiment un peu négligée. L’imagination seule s’était nourrie chez lui, et elle devait toujours rester puérile.

Cependant, l’adolescent s’abandonnait à une étrange apathie. On lui avait donné pour précepteur cet Ignace de Dœllinger que son essai de schisme devait rendre fameux. Dœllinger s’alarmait des longues rêveries, des heures vides et sans ennui dont il ne parvenait pas à tirer son élève qu’on ne voyait passionné ni aux jeux ni à la lecture. Ses escapades consistaient à s’en aller, au clair de lune, méditer dans un cimetière. La sensibilité se développait. La vie, l’énergie, ne s’affirmaient pas.

Maximilien, le roi philosophe, avait tracé de sa main un programme d’études pour l’héritier de la couronne. L’exemple que la monarchie bourgeoise avait donné en France se répandait à travers l’Europe. Louis-Philippe avait envoyé ses fils au lycée. Maximilien voulut que le sien reçût une bonne éducation de classe moyenne. Le jeune prince, d’une intelligence vive, mais capricieuse, bâillait à plus d’une leçon trop bien faite. Les sciences exactes le rebutèrent. On lui avait donné pour professeur le chimiste Liebig, un utilitaire pesant. Louis II dressé par Liebig : le contraste n’est pas sans comique. Comme Dœllinger, Liebig échoua complètement à faire de Louis II, selon le programme de Maximilien, un roi qui n’eût pas été que le premier fonctionnaire de l’État, un fonctionnaire appliqué, modeste, sans imagination.

Déjà, d’ailleurs, le jeune homme manifeste ses goûts, dont le plus impérieux est pour le théâtre. Il déclame des tragédies de Schiller, habitude qui lui restera chère. Enflammé par les Brigands et par Don Carlos, il rêve de libéralisme et d’humanité, il écrit même, dit-on, le plan d’un drame révolutionnaire, bien singulier pour un futur roi, où l’on voit un prince héritier qui soulève le peuple contre la tyrannie de son père. À ce point de vue-là, ses idées ne tarderont pas à changer.

En même temps aussi, et par bonheur, il lisait l’histoire avec un intérêt très vif. C’est à ces lectures qu’il dut, lui qui se tint toujours à l’écart du monde, de pouvoir porter sur les hommes un jugement généralement sûr. Chaque fois qu’il se mêla personnellement, et avec quelque décision, de politique, sa finesse et sa pénétration furent remarquables. Bismarck, qui l’avait étudié, qui connaissait les faiblesses de son caractère, était loin, d’ailleurs, de le tenir pour une intelligence négligeable. Dans les passes difficiles, il ne dédaigna pas de jouer fin avec le roi de Bavière et se garda surtout de blesser Louis II, à qui il savait le cœur fier et bien placé.

Louis avait certainement des dons très riches. Mais ses nerfs emportaient tout. Vite accablé par les émotions, irritable, sujet même à de violentes colères, surtout aux changements d’humeur les plus soudains et sans cause apparente, il était incapable de se gouverner lui-même. Dès l’enfance, il était sensible à la laideur physique à un degré qu’on n’imagine pas. Lorsqu’il rencontrait certain domestique de la Résidence, d’une physionomie particulièrement ingrate, Louis se tournait contre le mur en criant. Jamais il ne s’affranchit de ces aversions tyranniques. Il voulut plus tard, étant roi, retirer l’emploi de héraut, pour les fêtes des chevaliers de Saint-Georges, au gentilhomme qui en était le titulaire, sous le prétexte que son visage lui déplaisait. On représenta au souverain qu’une telle disgrâce risquait de blesser profondément, et sans cause, un fidèle serviteur de l’État. Louis s’inclina, mais non sans exiger qu’à la cérémonie prochaine on dissimulerait à sa vue le héraut sans beauté.

À dix ans, Louis II avait déjà une physionomie expressive, une tête de caractère : yeux rêveurs, front lumineux, visage finement ovale. Au seuil de la virilité, l’image montre encore ses traits réguliers et délicats, mais amaigris et comme brûlés par le feu de ses larges prunelles noires qu’il lève volontiers à la façon des inspirés. C’est un idéaliste, c’est un enthousiaste. Une flamme anime ce beau visage. Mais c’est une flamme qui dévore trop.

À ce moment, devinant peut-être un péril et d’ailleurs averti de l’approche de la mort, Maximilien voulut tirer son fils de la solitude et de la déprimante rêverie où il l’avait abandonné jusque-là.

Peut-être avait-il été effrayé par le rapport que le comte Larosée, gouverneur du prince royal, lui avait remis le 25 août 1863, jour de la dix-huitième année de son élève, déclaré majeur par la loi. En effet, le comte attirait surtout l’attention du roi sur la Phantasie, c’est-à-dire sur l’imagination rêveuse de Louis « poussée chez le prince, ajoutait le sage gouverneur, à un point qu’on trouve rarement dans le cœur d’un jeune homme ». Et, en outre, il signalait une opiniâtreté en toutes choses, « peut-être un héritage de son royal grand-père », qui serait difficile à vaincre. Inquiétants pronostics pour un jeune homme qui, dès le lendemain, pouvait être appelé au trône.

Le roi Max résolut alors d’envoyer son fils à l’Université de Gœttingue. Il y avait passé lui-même dans sa jeunesse, et il avait éprouvé que la vie d’étudiant n’était pas une si mauvaise école, même pour un futur monarque. Seulement, cette bonne résolution venait trop tard : Louis refusa obstinément de se rendre à Goettingue. C’était la dernière chance qui restât de lui donner quelque expérience du monde et au moins une idée de la vie pratique. Cette chance échappait. On raconte qu’à dix-huit ans, devenu majeur et capable de régner sur plusieurs millions de sujets, Louis ne savait même pas ce qu’on peut acheter avec quelques pièces d’or.

Il semble qu’on doive accuser Maximilien de négligence et de faiblesse, car il laissa venir l’avènement de Louis II sans avoir sérieusement préparé le jeune homme à son difficile métier de roi. Tout au plus avait-il pris le soin de l’initier aux affaires. Durant les quelques mois qui précédèrent sa mort, c’est à peine si le roi chargea le prince héritier de donner à sa place quelques audiences ou s’il le présenta à la foule et aux fonctionnaires à l’occasion de cérémonies publiques. Mais ces circonstances furent si rares que, huit mois plus tard, quand Louis II deviendra roi, Munich le connaîtra à peine. La Gazette universelle donnera son portrait comme celui d’un personnage inconnu en s’étonnant même que le nouveau roi ait « des traits si virils pour son âge ». Quant à son caractère, tout le monde l’ignorera. Et les Bavarois en feront sans enthousiasme la découverte.

Au mois de mars 1864, le roi Maximilien était tombé tout à coup malade, quelques jours après un grand bal en costumes historiques donné à la Résidence, et où la légende veut qu’ait apparu la dame blanche, la terrible comtesse Orlamonde, qui descendait de son cadre pour avertir les Électeurs de Bavière de leur fin prochaine. Atteint dans sa santé, le roi était encore tourmenté par les orages qu’il voyait monter sur la vieille Allemagne. Il était inquiet, non sans raison, sur le sort de la Bavière. Dans la partie qui commençait à se jouer entre les grandes puissances environnantes, — Prusse, France, Autriche, — il était clair que la Bavière ne pouvait servir que d’instrument, d’otage ou d’enjeu. Maximilien mourut le 7 mars 1864, pressentant des catastrophes. Il avait pu, avant d’expirer, faire ses dernières recommandations, remettre son testament politique à son successeur.

Et voilà ce jeune homme de dix-huit ans qui a la charge d’un royaume. C’est un enfant. Non seulement il n’a pas d’expérience, mais il ne possède ni les qualités ni les aptitudes qui font l’homme d’État. Il ignore les réalités et même il les méprise. Il n’a pas le goût de l’action. Un peu puéril, son désir ardent, sincère, d’accomplir de grandes choses, ne suffit pas. Pourtant, une idée chez lui est vigoureuse et sera salutaire. Il sait qu’une tâche lourde et difficile lui est échue. Il conçoit très sérieusement les grands intérêts du royaume. Et, là-dessus, son attention sera toujours en éveil, sa raison ne sera pas en défaut.

Les Mémoires de Bismarck contiennent un portrait fort curieux de Louis II dans l’année qui précéda son avènement. En 1863, le ministre prussien profita de ce qu’il se rendait de Gastein à Bade pour faire une halte à Munich et se rendre compte de ce qui se passait à la cour d’un des États moyens dont l’attitude importerait le plus au succès des plans qu’il avait déjà formés pour la réalisation de l’unité allemande. Le roi Max se trouvant alors à Francfort, à la Diète des princes allemands, ce fut la reine Marie qui reçut Bismarck. Celui-ci se hâta de noter les détails de ce qu’il avait vu pendant les repas donnés à Nymphenbourg en son honneur. Assis à côté de Louis, il l’observa de ce regard auquel rien n’échappait. Le jeune prince lui parut absorbé dans ses pensées. Il avait l’air « de n’être pas à table et ne se souvenait que de temps à autre de son intention de s’entretenir avec lui ». Dans la conversation d’ailleurs banale et qui ne sortit pas des propos de cour ordinaires, Bismarck remarqua pourtant « de la vivacité » il trouva le jeune homme « bien doué » et surtout il fut frappé de le trouver pénétré « du sentiment de son avenir ». Cependant, il était visible que ce repas officiel l’ennuyait. Bismarck nota que son jeune voisin buvait un peu plus de champagne que de raison, malgré les signes de sa mère à l’adresse des domestiques. « Ce fut, ajoute Bismarck, la seule fois que je rencontrai le roi Louis II. L’impression que j’emportai fut sympathique, quoique j’eusse le regret de n’avoir pas réussi à intéresser mon voisin de table. » Plus tard, Bismarck entretint avec Louis II une correspondance active et dont les Pensées et Souvenirs renferment quelques extraits assez curieux. Il est très remarquable que Bismarck, dans ses calculs politiques, n’ait pas cru devoir négliger cet idéaliste, et qu’il l’ait jugé, longtemps après sa déposition et sa mort, comme « un souverain clairvoyant en affaires ». L’éloge n’était pas médiocre sous la plume du chancelier, et c’est même certainement ce qu’on a jamais dit de plus flatteur à l’adresse du malheureux roi.

Châteaux de Herrenschiemsee et de Linderhof
Château de Herrenschiemsee et Château de Linderhof