Lucie Hardinge/Chapitre 16

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 23p. 186-198).



CHAPITRE XVI.


Vous êtes en sûreté, que dis-je ? vous êtes presque triomphant. Écoutez donc : je ne vous dirai que la vérité.
Marino Faliero.



Il était quatre heures de l’après-midi quand l’Aurore et le Polisson se séparèrent : l’Aurore, pour se diriger de nouveau vers Brest, et le lougre, pour continuer sa croisière. Le lougre courait au plus près avec un élan magique. Nous portions aussi au plus près de notre côté, quoique à contre-bord.

On peut se figurer de quels sentiments nous étions animés tous les quatre, par suite de la scène qui venait de se passer sous nos yeux. Diogènes lui-même était indigné. J’ai déjà dit ce qu’éprouvait Marbre ; et, à défaut d’autre indication, le dialogue suivant, qui s’établit entre nous après le coucher du soleil, le ferait connaître suffisamment. — C’était la première fois que nous pouvions nous parler en liberté depuis que nous étions pour la seconde fois prisonniers ; les Français étant alors à souper.

— Eh bien ! Miles, me dit Marbre d’un ton bref ; ce qui reste à faire, il faut le faire sur-le-champ. Quand commencerons-nous ? au quart de minuit ou au quart de la pointe du jour ?

— Commencer quoi, Moïse ? demandai-je, un peu surpris d’une question posée avec tant d’assurance.

— À jeter ces Français par-dessus le bord. — Sans doute vous ne comptez pas leur laisser conduire votre bâtiment à Brest ?

— Pourquoi pas ? c’est à Brest que nous allions quand nous les avons rencontrés, et s’ils veulent nous y mener, ils nous épargneront les soucis du voyage.

— Ne vous bercez pas d’une pareille chimère, Miles. Je suis tombé dans les griffes des Français avant de vous connaître ; et je sais qu’il y a peu d’espoir de s’en tirer, tant que le bâtiment et la cargaison peuvent payer les frais du séquestre. Non, non, mon garçon ; vous savez que vous êtes ce que j’aime le mieux au monde, ma bonne chère mère et la petite Kitty exceptées ; car ce serait contre la religion, n’est-il pas vrai ? de vous aimer mieux que ma chair et que mon sang ; mais enfin, après ces deux personnes, vous êtes ce que j’ai de plus cher sur la terre. Eh bien ! je ne puis rester les bras croisés, lorsque je vous vois jeter vous-même dans le brasier tout ce que vous possédez. Pour Dieu ! ne souffrez pas que votre bâtiment relâche jamais en France, après ce qui s’est passé, si vous avez quelque moyen de l’empêcher !

— Mais ce moyen, où le trouver ? Pensez-vous qu’à nous quatre, nous puissions lutter contre un si grand nombre ?

— Pourquoi pas, Miles ? répondit Marbre en regardant froidement le groupe bruyant des matelots français, qui parlaient tous ensemble autour de leur gamelle. Ne voilà-t-il pas des héros bien redoutables, malgré toute leur vivacité et leur pétulance ? Nous sommes quatre après tout et ils ne sont que dix-sept. Neb que voilà est fort comme un Turc ; Diogènes est un autre Hercule, et nous deux nous ne sommes pas manchots. Dans une lutte sérieuse, vous viendriez facilement à bout de quatre de ces petits messieurs.

Marbre parlait sans aucune rodomontade, quoiqu’il se trompât énormément dans l’évaluation de nos forces respectives. Il est vrai que tous les quatre nous étions d’une vigueur peu commune ; mais parmi les Français, il y en avait au moins six qui n’étaient pas moins robustes. J’ai su toujours, je l’espère, me tenir au-dessus de ce préjugé qui consiste à regarder son pays comme supérieur sur tous les points à tous les autres, un des travers les plus communs de la pauvre humanité. Je n’ai pas encore visité un pays dont les habitants ne se crussent pas les premiers de la terre. En fait de hâbleries de ce genre, tous se ressemblent, la forme seule diffère. Quant à Marbre, il était de bonne foi ; il croyait fermement que dans une mêlée où l’on n’aurait fait usage que des armes de la nature, nous aurions pu avoir l’avantage. J’avoue que je ne partageais pas complètement son illusion.

Et cependant je n’étais plus aussi certain d’avoir gain de cause, si le corsaire nous envoyait dans un port français. Marbre m’en dit tant sur les anarchistes de France, qu’il avait connus à la plus mauvaise époque de la révolution ; il avait tant d’histoires à raconter de navires saisis, de négociants ruinés, que ma confiance dans mon bon droit en était un peu ébranlée. Bonaparte était alors à l’apogée de sa puissance consulaire, — il touchait au moment de devenir empereur, — et il avait commencé cette guerre avec une telle violence, avec un tel mépris pour les droits acquis, notamment en retenant tous les Anglais qui résidaient alors en France, qu’on ne pouvait trop se tenir sur ses gardes. Toutes ces réflexions furent échangées rapidement entre mon lieutenant et moi, et la résolution qu’elles nous inspirèrent fut de chercher à jouer à messieurs les Français le même tour que nous avions joué à John Bull quand il avait été notre maître. Seulement il fallait en varier la forme, car j’avais eu l’imprudence de raconter à M. Gallois l’histoire du matelot postiche jeté par-dessus bord, et la manière dont nous nous étions remis en possession de notre bâtiment. Il était évident que ce genre de stratagème était usé, et qu’il fallait en imaginer quelque autre.

C’est toujours une bonne chose que la confiance, quand, de toute nécessité, il faut en venir aux mains. Il peut être convenable de respecter son ennemi jusqu’au moment où il faut tomber sur lui ; mais, ce moment une fois arrivé, plus on le méprise, mieux cela vaut. Quand Neb et Diogènes apprirent qu’il faudrait bientôt se mettre à la besogne, et s’escrimer de plus belle, ils ne montrèrent pas la moindre inquiétude.

— Eux, ce n’être que des Français, dit Diogènes, qui était philosophe à sa manière ; nous les peloter comme du coton.

Je me gardai bien de combattre cette idée, toute folle qu’elle était. Je leur dis seulement de se tenir prêts, et d’attendre le signal. L’officier qui commandait la prise s’appelait Le Gros. Il ne faisait nullement honneur à son nom ; car c’était un petit homme maigre, au teint jaune, qui n’avait nullement l’air d’un Hercule. Mais, néanmoins, tout au rebours de Sennit, il était d’une vigilance et d’une activité incroyables. Il ne quittait jamais le pont, et nous étions si près de la côte que je vis bien que nous aurions sa compagnie pendant toute la nuit. Il fallait donc user de la plus grande prudence. Puis, à cette proximité de la côte, si nous nous tirions des mains de ce corsaire, ce ne pouvait guère être que pour tomber dans celles de quelque autre croiseur. Tout cela demandait de sérieuses réflexions, et quand Marbre et moi nous nous séparâmes, en apparence pour prendre quelque repos, nous étions tombés d’accord sur tous les points.

M. Le Gros ne s’occupa nullement des chambres ni de ce qui se passait en bas. Toute son attention était concentrée sur le pont. Craignant de rencontrer quelque croiseur anglais, il était continuellement aux aguets, et son regard embrassait l’horizon, autant que l’obscurité le permettait. J’étais de mon côté constamment sur le qui vive, sortant doucement de la chambre pour aller jusqu’au pied de l’échelle de commandement, dans l’espoir de le trouver endormi. Je recommençai ce manège au moins douze fois pendant la nuit ; mais, chaque fois, je le voyais marcher à grands pas sur le gaillard d’arrière, armé jusqu’aux dents, et aussi alerte, aussi éveillé que si la fatigue et le sommeil n’avaient aucune prise sur lui. Il fallut bien renoncer à le trouver en défaut ; et Marbre et moi, épuisés, nous finîmes par tomber dans un profond sommeil. Quant aux deux nègres, ils dormirent toute la nuit, sûrs qu’on les réveillerait dès que le moment d’agir serait arrivé. Neb, en particulier, avait cette complète insouciance qui accompagne l’absence totale de responsabilité, et qui est inhérente à l’état d’esclave, les mouvements du navire l’occupant aussi peu que ceux de la terre occupent ses habitants.

Il était dix heures quand je m’éveillai, plus dispos, mais mécontent de moi-même. Marbre ronflait encore dans son hamac, et je fus obligé de le réveiller. Je m’aperçus qu’il y avait une brise, et que la marche du bâtiment était rapide ; à la force du vent, il était évident qu’il courait au plus près. La toilette d’un marin n’est pas longue ; pendant que nous nous habillions à la hâte, Marbre jeta un coup d’œil par une des fenêtres de la chambre, qui se trouvaient ouvertes à cause de la chaleur, et qui laissaient découvrir une vue étendue de l’océan juste dans notre sillage.

— Par Jupiter ! s’écria-t-il, on nous donne la chasse. Je ne m’étonne plus si M. La Grenouille[1] est si éveillé ce matin. C’est une frégate qui vient à nous, ou je ne m’appelle pas Oloff Marbre.

C’était bien une frégate en effet. Elle était à deux lieues derrière nous, et l’on eût dit un nuage pyramidal qui s’avançait sur l’océan, tant ses mâts étaient couverts de toile. Il était plus que probable que c’était un bâtiment anglais ; d’abord c’était le parage de la croisière, et puis les Français cherchaient à l’éviter. Nous montâmes sur le pont sans perdre de temps.

Mon premier regard fut jeté en avant. À mon grand regret, la terre n’était plus qu’à trois lieues de nous. Le vent était frais, au nord-est, et M. Le Gros semblait se diriger vers un groupe d’îles qui nous restait un peu par notre bossoir sous le vent. Il n’était plus question de Brest ; si nous pouvions gagner la terre, au milieu de ces îles, avant qu’on nous eût atteints, c’était tout ce que nous pouvions désirer. Les Français étaient évidemment alarmés ; les pontons anglais se représentaient à leur imagination avec toutes leurs horreurs. M. Le Gros se mit à crier à tue-tête, donna vingt ordres dans une minute, pendant que les seize matelots faisaient plus de tapage que n’en auraient fait mille Américains. Et je vous demande un peu pourquoi ? Le bâtiment avait autant de voiles qu’il en pouvait porter. J’éprouvais l’impatience de cet Arabe qui possédait la plus rare jument du désert, et qui, courant après le voleur qui la lui avait ravie, se voyait sur le point de l’atteindre, quoiqu’il n’eût qu’une triste monture, parce que le malheureux ne savait pas le moyen de tirer le meilleur parti possible de la jument : « Pince-lui l’oreille droite, ou je vais t’attraper », lui cria l’Arabe. Et moi aussi, plus de vingt fois je fus tenté d’orienter les voiles, et d’envoyer Neb au gouvernail, afin d’éviter à l’Aurore la honte d’être dépassée par la frégate. Cependant, comme je ne pouvais que gagner à changer de maîtres, je crus plus prudent de laisser les choses suivre leur cours.

Une heure s’était à peine écoulée que l’Aurore commença à diminuer de voile. Des rochers se montraient à un demi-mille de distance, et l’on cargua les basses voiles et les voiles de perroquet. Nous rencontrâmes un grand bateau de pêcheurs qui vint bord à bord, dès qu’ils eurent reconnu qui nous étions. Ils étaient trop accoutumés à tous les mouvements qui avaient lieu le long de la côte pour ne pas deviner sur-le-champ ce qui se passait. On les pressa de questions pour savoir si l’Aurore pouvait s’aventurer à travers une des passes qui étaient devant nous, et qui semblaient bordées de rochers. M. Le Gros parut déconcerté lorsqu’on lui dit que toute la question était de savoir s’il y aurait assez d’eau, ce que les pêcheurs ne savaient pas. Si le bruit et le tumulte étaient déjà grands avant l’arrivée de ces pêcheurs, ce fut alors un tapage vraiment infernal. Cependant la frégate avançait rapidement, et il ne fallait qu’une demi-heure pour qu’elle ne fût plus qu’à une portée de canon. Il y a dans une chasse une excitation qui tient de l’ivresse. J’éprouvai un vif désir de soustraire l’Aurore à la poursuite des Anglais au moment même où je croyais que j’avais moins de chance de me voir rendre justice par les Français. Comprenant la nécessité de ne point perdre de temps, je m’adressai vivement à M. Le Gros, et je lui offris d’aller avec lui reconnaître le passage sur le bateau des pêcheurs. Avec de l’activité, cette reconnaissance ne nous demanderait qu’un quart d’heure, et nous saurions du moins quel parti il valait mieux prendre, ou y introduire notre bâtiment ; ou nous échouer sur les rochers, et sauver ce que nous pourrions de la cargaison, au moyen d’alléger.

Il ne saurait y avoir d’ordre à bord d’un bâtiment sans silence et sans subordination. Un matelot remuant et empressé est un mauvais matelot ; la première qualité, après qu’on a appris les premiers éléments du métier, étant le calme et le sang-froid. Un bon officier ne fait jamais de bruit, à moins que le fracas des éléments ne le mette dans l’impossibilité de se faire entendre autrement. À cette époque les Français n’étaient pas encore initiés à ce secret important, et surtout les corsaires. Je ne puis comparer les clameurs qui s’élevèrent sur le passavant sous le vent de l’Aurore qu’à celles que poussent les femmes de pêcheurs de la Hollande quand elles voient revenir la barque chargée de poissons. Ma proposition ne fut pas plus tôt faite qu’elle fut acceptée avec transport, et les corsaires se mirent à s’élancer dans le bateau, se bousculant les uns les autres sans ordre et sans direction. M. Le Gros fut entraîné par le torrent, et quand les pêcheurs firent jouer leurs avirons, il ne restait que trois Français à bord de l’Aurore. Tous les autres avaient été emportés par leur désir de se rendre utiles, et peut-être aussi un peu par la terreur que leur inspiraient les pontons anglais.

— Vous aurez la complaisance, monsieur Wallingford, cria Le Gros au moment où le bateau s’éloignait, de mettre le vent dans les huniers, et d’entrer dans la passe quand nous agiterons nos chapeaux.

— Oui, oui, répondis-je, je m’en charge, et John Bull verra à qui il a affaire.

Cela fut dit en français, et l’on répondit du bateau par des cris de : Vive la France ! Je ne sais pas ce que ces étourdis pensaient ; mais s’ils pensaient revenir jamais à bord de l’Aurore, ils ne connaissaient pas ceux qu’ils laissaient derrière eux. Quant aux Français qui restaient, Marbre et moi nous suffisions amplement pour les mettre à la raison ; et j’étais bien aise qu’ils fussent avec nous, puisqu’ils pouvaient nous être d’une grande utilité dans les manœuvres.

L’Aurore était sous ses trois huniers, son grand foc et sa brigantine, quand M. Le Gros la plaça si singulièrement sous mon commandement. La grande vergue était brassée carrée. Mon premier soin fut de décharger les huniers et de donner de l’aire au bâtiment. Ce fut bientôt fait ; et en laissant porter, je me dirigeai vers les roches, qui restèrent bientôt par notre travers du vent, bien résolu à m’en approcher le plus possible, dans l’espoir que les Anglais n’oseraient m’y suivre. Je pouvais être jeté à la côte, il est vrai ; mais tout était préférable à tomber entre les mains des Anglais, après ce qui était arrivé dernièrement. Dans un an ou deux l’affaire du Rapide pouvait être oubliée ; mais elle était encore trop récente pour que l’émotion fût calmée. Du moins ce fut ainsi que je raisonnai, et j’agis en conséquence.

L’Aurore se trouvait donc de nouveau sous mes ordres ; et si je pouvais me maintenir hors de la portée des canons de la frégate, je m’inquiétais fort peu de M. Le Gros. D’abord les corsaires supposèrent qu’en faisant servir, je n’avais d’autre intention que de seconder leurs vues ; mais quand ils s’aperçurent que l’Aurore portait sous le vent de la passe, leurs yeux commencèrent à se dessiller. Dès qu’ils avaient reconnu que l’eau était assez profonde pour l’exécution de leur projet, ils s’étaient mis à se démener et à agiter en l’air leurs chapeaux et leurs bonnets crasseux. Mais ce fut peine perdue, et l’Aurore continuait sa course, les vergues brassées en pointe, ayant le vent par le travers, et rangeant les îles d’aussi près que la prudence le permettait. Pour la frégate, elle se tenait au large, afin de gagner assez dans le vent pour ne point manquer sa proie. En ce moment les deux navires pouvaient être à une lieue de distance l’un de l’autre.

M. Le Gros ne soupçonna pas plutôt le tour que je lui jouais, qu’il sortit de la passe avec son bateau pêcheur, dont il accélérait la marche à l’aide d’une demi-douzaine d’avirons. Voyant qu’il faisait mine de nous poursuivre, je laissai tomber la voile de misaine, et je bordai le grand perroquet à toucher ; non que j’eusse la moindre crainte du bateau, mais parce que je voulais éviter, autant que possible, l’effusion du sang. Entre autres inconséquences que les Français avaient commises dans leur précipitation, ils nous avaient laissé six à huit fusils avec plusieurs boîtes de cartouches. Avec ces armes il nous aurait été facile de donner aux corsaires une leçon qui n’aurait pas manqué de les tenir en respect. Et puis j’avais toujours mes pistolets à deux coups bien chargés. Nous n’avions donc de sujet d’alarmes que de la part des Anglais.

M. Le Gros était sans doute d’un avis différent ; car la chasse qu’il nous donnait était animée, et paraissait sérieuse. Malgré tout son zèle, l’Aurore le laissait en arrière, fendant l’eau à raison de six nœuds par heure. Mais la frégate arrivait sur nous à raison de huit nœuds, et il était évident qu’avant une heure ou deux tout au plus nous serions exposés au feu de ses canons, si la difficulté d’une navigation compliquée ou les bas-fonds ne venaient à notre secours.

Étant à Bordeaux l’année précédente, j’avais acheté une carte des côtes de France, avec un livre contenant des indications semblables à celles qui se trouvent dans notre « Pilote côtier. » Naturellement je les avais avec moi, et ils me furent très-utiles. Je vis dans l’ouvrage que les îles qui étaient près de nous étaient séparées par des passes étroites où l’eau était profonde, mais que le danger venait surtout de la présence de récifs. C’étaient ces récifs qui avaient fait dire aux pêcheurs que le passage était impraticable, et mon livre recommandait aux navigateurs de n’en approcher qu’avec une extrême prudence. Mais l’Aurore était dans une position telle que ce qui la mettait en danger faisait en même temps sa sauvegarde, puisque faire naufrage n’était rien pour moi auprès de tomber au pouvoir, soit des Anglais, soit des Français. Si je restais en dehors, je ne pouvais échapper à la frégate, tandis que j’avais au moins une chance d’éviter les récifs. M. Le Gros m’offrit une occasion favorable dont je ne manquai pas de profiter. Il avait coupé en faisant passer le bateau à travers quelques îlots que nous étions obligés de doubler, de sorte qu’il ne tarda pas à se trouver devant nous. Toutefois, au lieu de chercher à nous aborder, il entra dans une passe excessivement étroite, en faisant des gestes furibonds pour nous décider à l’y suivre. Dans ce moment la frégate nous tirait son premier coup de canon, et le boulet tomba très-près de notre bord. Si nous traversions la passe dans laquelle M. Le Gros était entré, nous tombions sous le vent de tout le groupe d’îlots ; et alors tout dépendait de la vitesse de notre course. Il n’y avait qu’une minute pour se décider. Dans un instant nous aurions passé l’ouverture, que nous ne pourrions plus retrouver qu’en virant de bord. Je donnai l’ordre de lofer.

Nos trois Français, persuadés cette fois qu’ils se dirigeaient vers la belle France, se montrèrent aussi agiles que des écureuils. Neb et Diogène pesèrent sur les bras avec leur force musculaire. Bientôt nous eûmes brassé au plus près, et l’Aurore présenta bien le cap au vent de la passe. M. Le Gros semblait enchanté. Il pensait sans doute que pour le coup nous agissions de concert ; et il nous montrait le chemin en agitant ses deux mains en l’air, tandis que tous les hommes du bateau, compris les pêcheurs, hurlaient, gesticulaient de manière à nous étourdir, si nous avions eu le temps d’y faire attention. Je crus à propos de suivre le bateau, mais je ne m’amusai pas à répondre à leurs cris. Si M. Le Gros avait eu l’idée de nous attendre dans l’endroit le plus étroit du passage, il eût pu nous embarrasser ; mais, loin de là, il semblait être emporté par l’entraînement de la chasse, et il courait en avant comme un enfant qui veut atteindre le premier le but.

Ce fut un instant d’angoisses que celui ou l’Aurore plongea de l’avant dans la passe étroite. La largeur d’une roche à l’autre, en ne parlant que des objets visibles, pouvait être de trente brasses ; mais elle se rétrécissait ensuite de plus en plus, jusqu’à ce qu’elle ne fût guère que de dix brasses. Le flot s’y précipitait en tourbillonnant, et il était peut-être heureux pour nous que nous n’eussions pas eu le temps de la réflexion ; car il y avait de quoi faire reculer le plus intrépide. Nous étions précipités en avant avec une impétuosité telle que notre bâtiment eût volé en mille pièces, si nous avions donné contre un récif. Les chances de perte ou de salut étaient à peu près égales ; la science du pilote était ici en défaut ; nous ne pouvions prévoir ce que chaque seconde amènerait pour nous.

Notre anxiété était terrible. Elle dura bien cinq minutes. L’Aurore avait alors franchi la distance d’un mille, entraînée par le courant plus que par le vent. Nous étions lancés avec une telle rapidité dans la partie la plus étroite, que je ne pus m’empêcher de saisir les filets de bastingage de peur d’être renversé. Les Français poussèrent une acclamation générale au moment où le bateau sortit de la passe pour entrer dans une vaste baie, qui formait une rade assez grande, en dedans du groupe d’îlots. Il y avait à l’extrémité de la dernière île une batterie, un phare, et quelques cabanes de pêcheurs, ce qui indiquait que c’était un parage assez fréquenté.

M. Le Gros nous attendait à environ deux encâblures de l’endroit où nous fîmes notre entrée dans la baie. Il avait choisi très-judicieusement un ancrage pour nous à une pointe que commandaient les quatre pièces de trente-six de la batterie. La distance me permit de jeter un coup d’œil autour de moi. Dans l’espace le long duquel se prolongeaient les îlots, se trouvait une sorte de canal qui avait au moins une lieue de large. La côte qui le bordait du côté du continent présentait plusieurs baies où des caboteurs étaient à l’ancre. Sur les points les plus élevés étaient dressées de petites batteries qui, insuffisantes contre une flotte ou contre un vaisseau de guerre, étaient assez formidables pour tenir en respect une corvette ou une frégate. Jeter l’ancre à l’endroit où le bateau nous attendait, c’était rendre le bâtiment aux corsaires, à cause de la batterie qui commandait complètement ce point. Essayer de passer au milieu du canal, c’était une entreprise plus que hasardeuse. Le bonheur voulut que la direction du vent et celle de la marée, qui étaient contraires, nous offrissent un expédient auquel je m’empressai d’avoir recours.

Quelques efforts que nous eussions pu faire, nous ne pouvions gagner directement l’endroit où le bateau avait jeté l’ancre. Nous en passâmes pourtant à portée de la voix, et ce fut à qui nous crierait de diminuer de voiles et de mouiller. Feignant de vouloir atteindre le point précis où était le bateau, je dis à M. Le Gros que j’allais avancer encore un peu, et qu’aussitôt que je serais en mesure de venir me ranger à côté de lui, je virerais de bord. Cette réponse était de nature à satisfaire le capitaine et son équipage ; cependant plusieurs voix crièrent : N’importe, n’importe ! pour nous engager à ne pas aller plus loin ; et en effet un endroit valait l’autre pour jeter l’ancre à plus d’une demi-lieue à la ronde.

L’Aurore se comporta à merveille ce jour-là, et bien lui en prit, car la frégate continuait la chasse. Le circuit qu’elle avait à faire, et la distance respectueuse à laquelle elle jugeait prudent de se tenir de la première batterie, nous donnèrent une avance considérable. Au moment où je passai devant le bateau, le haut des voiles de la frégate apparaissait du côté extérieur de l’île, glissant le long des rochers avec une rapidité qui lui faisait honneur. Elle doubla la pointe au moment où nous étions au milieu du canal, mais alors la batterie nous rendit un grand service ; car, au lieu de courir au plus près, les Anglais étaient obligés de pousser un peu au large, dans la crainte d’être exposés à son feu. Cependant les hommes qui servaient la batterie, prévenus par M. Le Gros, qui leur avait dépêché à cet effet un petit canot, n’en pointèrent pas moins leurs pièces contre eux ; mais la distance rendait ces démonstrations peu à craindre ; et pendant ce temps on ne songeait pas à nous inquiéter.

Il est facile à quiconque est le moins du monde au fait des évolutions des bâtiments, de comprendre l’avantage que nous avions alors. La passe entre ces îlots et le continent pouvait avoir quatre lieues de long, et celle dans laquelle les pêcheurs nous avaient engagés d’abord à entrer était vers le milieu du groupe. Favorisés par le flot et par une brise bien établie, nous étions déjà à un mille du bateau, et nous lui restions considérablement au vent, quand M. Le Gros jugea à propos de lever l’ancre, et de commencer une nouvelle poursuite. Il eut la sagacité de comprendre que nous serions bientôt obligés de virer de bord, à cause de la proximité du continent, et de porter de nouveau vers l’île. Au lieu de se mettre dans nos eaux, il profita donc de la direction du courant, et nagea au vent dans la vue de nous couper. Son intention était évidente, mais je ne m’en inquiétai guère. Avec une pareille brise, il nous était facile de le gagner de vitesse, et nous pouvions toujours virer au milieu du canal, sans nous approcher du bateau. La frégate me tourmentait davantage.

C’était, comme je l’appris ensuite, un bâtiment de construction française appelé la Dorothée, bâtiment ancien, mais excellent voilier, et son capitaine s’était rendu célèbre par la hardiesse avec laquelle il s’approchait des côtes de France. C’était la troisième fois qu’il s’aventurait dans ce canal, et comme il en connaissait les coudes et les détours, il pouvait s’y diriger avec moins de danger. Dès que la frégate se crut à une distance suffisante des pièces de canon, elle courut quatre ou cinq courtes bordées près de la terre, où elle se trouva dans la meilleure position pour profiter du flot et de la brise, et où elle n’avait rien à craindre, la rade ordinaire étant naturellement sous l’île.

Il ne me fallut pas plus d’une heure pour me convaincre qu’il n’y avait aucune chance de lui échapper. Si nous continuions à suivre le canal, nous pourrions en atteindre l’extrémité occidentale un peu avant elle ; mais une fois en pleine mer, et l’ayant en terre de nous, nous n’avions aucun espoir de l’éviter. Dans cette circonstance critique, Marbre eut une de ces idées heureuses que je n’avais que le mérite d’exécuter promptement au moment précis. La passe où nous avions été d’abord invités à entrer par les pêcheurs nous restait en ligne directe ; depuis ce moment, la marée avait monté au moins de six pieds, et mon lieutenant me proposa d’en essayer, comme porte de sortie.

— Les Anglais n’oseront jamais nous suivre à cause de la batterie qui la commande, ajouta-t-il, tandis que les Français ne tireront pas sur nous, parce qu’ils croiront que nous fuyons un ennemi commun.

Mon plan fut combiné à la minute. J’arborai le pavillon tricolore au-dessus du pavillon anglais, pour faire croire aux artilleurs qui servaient cette seconde batterie que, pris par les Français, nous cherchions à leur échapper, et je gouvernai droit sur la passe, à l’entrée de laquelle un petit brig était à l’ancre. Pour compléter la ruse, je fis carguer nos basses voiles et amener les perroquets. À cette vue, M Le Gros s’imagina que nous nous apprêtions à jeter l’ancre sous la batterie, et que nous avions arboré ces pavillons pour nous moquer des Anglais ; les bonnets et les chapeaux furent agités en triomphe à bord du bateau, qui pouvait être alors à un quart de mille de distance. Nous passâmes tout contre le brig, qui nous accueillit aux cris mille fois répétés de : Vive la France ! Cependant mon œil ne quittait pas la batterie. Elle avait été construite pour commander la rade, mais on n’avait pas songé à défendre la passe, où il semblait impossible qu’un bâtiment ennemi pût jamais songer à s’introduire. Il est vrai que deux gros canons étaient dirigés sur l’entrée ; mais ils étaient placés dans un ouvrage détaché, et on ne les manœuvrait que dans des cas extrêmes.

Je respirai enfin, et je me sentis soulagé d’un poids immense au moment où l’Aurore se trouva hors de la portée du dernier canon dans le petit hémicycle. Les soldats gesticulèrent pour nous indiquer que nous portions trop à l’ouest ; mais nous n’y faisions pas attention. Au lieu de diminuer de voiles, la misaine et la grand voile furent amurées, et les perroquets établis. C’était révéler nos intentions ; aussi ce fut sur la côte un concert de vociférations qui arrivaient jusqu’à nous. On courut jusqu’à la batterie pour la pointer contre nous ; mais il était trop tard ; nous étions passés, et six minutes après nous cinglions en pleine mer sous le pavillon américain, ayant des banderoles à tous les mâts, étalant, en un mot, tous les emblèmes de triomphe que nous pouvions montrer.



  1. Sobriquet donné par les Anglais aux Français, qu’ils appellent « mangeurs de grenouille. » (Note du Traducteur.)