Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 11

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Volume Ip. 218-239).

CHAPITRE XI


Pendant cette visite, qui devait être de vingt minutes et qui dura deux heures, Lucien n’entendit d’autres propos désagréables que quelques mots haineux de madame de Serpierre. Cette dame avait de grands traits flétris et imposants, mais immobiles. Ses grands yeux ternes et impassibles suivaient tous les mouvements de Lucien et le glaçaient. « Dieu ! quel être ! » se dit-il.

Par politesse, Lucien abandonnait de temps à autre le cercle formé par les demoiselles de Serpierre autour de la lampe, pour causer avec l’ancien lieutenant du roi. Celui-ci aimait à expliquer qu’il n’y avait de repos et de tranquillité pour la France qu’à la condition de remettre précisément toutes choses sur le pied où elles se trouvaient en 1786.

« Ce fut le commencement de notre décadence, répéta plusieurs fois le bon vieillard ; inde mali labes. »

Rien n’était plus plaisant aux yeux de Lucien, qui croyait que c’était précisément à compter de 1786 que la France avait commencé à sortir un peu de la barbarie où elle est encore à demi plongée.

Quatre ou cinq jeunes gens, sans doute nobles, parurent successivement dans le salon. Lucien remarqua qu’ils prenaient des poses et s’appuyaient élégamment d’un bras à la cheminée de marbre noir, ou à une console dorée placée entre deux croisées. Quand ils abandonnaient une de ces poses gracieuses pour en prendre une autre non moins gracieuse, ils se mouvaient rapidement et presque avec violence, comme s’ils eussent obéi à un commandement militaire.

Lucien se disait : « Ces façons de se mouvoir sont peut-être nécessaires pour plaire aux demoiselles de province, » lorsqu’il fut arraché aux considérations philosophiques par la nécessité de s’apercevoir que ces beaux messieurs à poses académiques cherchaient à lui témoigner beaucoup d’éloignement, ce qu’il essaya de leur rendre au centuple.

— Est-ce que vous seriez fâché ? lui dit mademoiselle Théodelinde en passant près de lui.

Il y avait tant de simplicité et de bon naturel dans cette question, que Lucien répondit avec la même candeur :

— Si peu fâché, que je vais vous prier de me dire les noms de ces beaux messieurs qui, si je ne me trompe, cherchent à vous plaire. Ainsi c’est peut-être à vos beaux yeux que je dois les marques d’éloignement dont ils m’honorent en ce moment.

— Ce jeune homme qui parle à ma mère est M. de Lanfort.

— Il est fort bien, et celui-là a l’air civilisé ; mais ce monsieur qui s’appuie à la cheminée avec un air si terrible ?

— C’est M. Ludwig Roller, ancien officier de cavalerie. Les deux voisins sont ses frères, également officiers démissionnaires après la Révolution de 1830. Ces messieurs n’ont pas de fortune ; leurs appointements leur étaient nécessaires. Maintenant ils ont un cheval entre eux trois ; et, d’ailleurs, leur conversation est singulièrement appauvrie. Ils ne peuvent plus parler de ce que vous appelez, vous autres messieurs les militaires, le harnachement, la masse de linge et chaussure, et autres choses amusantes. Ils n’ont plus l’espoir de devenir maréchal de France, comme le maréchal de Larnac, qui fut le trisaïeul d’une de leurs grand-mères.

— Votre description les rend aimables à mes yeux ; et ce gros garçon, court et épais, qui me regarde de temps à autre d’un air si supérieur et en soufflant dans ses joues comme un sanglier ?

— Comment ! vous ne le connaissez pas ? C’est M. le marquis de Sanréal, le gentilhomme le plus riche de la province.

La conversation de Lucien avec mademoiselle Théodelinde était fort animée ; c’est pourquoi elle fut interrompue par M. de Sanréal qui, contrarié de l’air heureux de Lucien, s’approcha de mademoiselle Théodelinde et lui parla à demi bas, sans faire la moindre attention à Lucien.

En province tout est permis à un homme riche et non marié.

Lucien fut rappelé aux convenances par cet acte de demi-hostilité. L’antique pendule attachée à la muraille, à huit pieds de hauteur, avait un cadran d’étain tellement découpé, que l’on ne pouvait voir ni l’heure, ni les aiguilles ; elle sonna, et Lucien vit qu’il était depuis deux grandes heures chez les Serpierre. Il sortit.

« Voyons, se dit-il, si j’ai ces préjugés aristocratiques dont mon père se moque tant tous les jours. » Il alla chez madame Berchu ; il y trouva le préfet, qui achevait sa partie de boston.

En voyant entrer Lucien, M. Berchu père dit à sa femme, personne énorme de cinquante à soixante ans :

— Ma petite, offre une tasse de thé à M. Leuwen.

Comme madame Berchu n’écoutait pas, M. Berchu répéta deux fois sa phrase avec ma petite.

« Est-ce ma faute, pensait Lucien, si ces gens-là me donnent envie de rire ? » La tasse de thé prise, il alla admirer une robe vraiment jolie que mademoiselle Sylviane portait ce soir-là. C’était une étoffe d’Alger, qui avait des raies fort larges, marron, je crois, et jaune pâle ; à la lumière ces couleurs faisaient fort bien.

La belle Sylviane répondit à l’admiration de Lucien par une histoire fort détaillée de cette robe singulière ; elle venait d’Alger ; il y avait longtemps que mademoiselle Sylviane l’avait dans son armoire, etc., etc. La belle Sylviane, ne se souvenant plus de sa taille un peu colossale, ne manquait pas de pencher la tête aux endroits les plus intéressants de cette histoire touchante. « Les belles formes ! se disait Lucien pour prendre patience. Sans doute mademoiselle Sylviane aurait pu figurer comme une de ces déesses de la Raison de 1793 dont M. de Serpierre vient de nous faire aussi la longue histoire. Mademoiselle Sylviane aurait été toute fière de se voir promener sur un brancard porté par huit ou dix hommes, par les rues de la ville. »

L’histoire de la robe rayée terminée, Lucien ne se sentit plus le courage de parler. Il écouta M. le préfet, qui répétait avec une fatuité bien lourde un article des Débats de la veille. « Ces gens-là professent, et ne font jamais de conversation, pensait Lucien. Si je m’assieds, je m’endors ; il faut fuir pendant que j’en ai encore la force. » Il regarda sa montre dans l’antichambre ; il n’était resté que vingt minutes chez madame Berchu.

Afin de n’oublier aucune de ses nouvelles connaissances et surtout pour ne pas les confondre entre elles, ce qui eût été déplorable, avec des amours-propres de province, Lucien prit le parti de faire une liste de ses amis de fraîche date. Il la divisa d’après les rangs, comme celles que les journaux anglais donnent au public pour les bals d’Almack. Voici cette liste :

« Madame la comtesse de Commercy, maison de Lorraine.

« M. le marquis et madame la marquise de Puylaurens.

« M. de Lanfort, citant Voltaire et répétant les raisonnements de Du Poirier sur le Code civil et les partages.

« M. le marquis et madame la marquise de Sauve-d’Hocquincourt ; M. d’Antin, ami de madame. Le marquis, homme très brave, mourant habituellement de peur.

« Le marquis de Sanréal, court, épais, incroyable de fatuité, et cent mille livres de rente.

« Le marquis de Pontlevé et sa fille, madame de Chasteller, le meilleur parti de la province, des millions et l’objet des vœux de MM. de Blancet, de Goëllo, etc., etc. On m’avertit que madame de Chasteller ne voudra jamais me recevoir à cause de ma cocarde : il faudrait pouvoir y aller en habit bourgeois.

« La comtesse de Marcilly, veuve d’un cordon rouge ; un bisaïeul maréchal de France.

« Les trois comtes Roller : Ludwig, Sigismond et André, braves officiers, chasseurs déterminés et fort mécontents. Les trois frères disent exactement les mêmes choses. Ludwig a l’air terrible, et me regarde de travers.

« Comte de Vassigny, ancien lieutenant-colonel, homme de sens et d’esprit ; tâcher de me lier avec lui. Ameublement de bon goût, valets bien tenus.

« Comte Génévray, petit bonhomme de dix-neuf ans, gros et trop serré dans un habit toujours trop étroit ; moustaches noires, répétant tous les soirs deux fois que, sans légitimité, il n’y a pas de bonheur pour la France ; bon diable au fond ; beaux chevaux.

« Êtres que je connais, mais avec lesquels il faut éviter toute conversation particulière, car une première oblige à vingt autres, et ils parlent comme le journal de la veille :

« M. et madame de Louvalle ; madame de Saint-Cyran ; M. de Bernheim, MM. de Jaurey, de Vaupoil, de Serdan, de Pouly, de Saint-Vincent, de Pelletier-Luzy, de Vinaert, de Charlemont, » etc., etc.

C’est au milieu de tout cela que Lucien vivait. Il était bien rare qu’il passât une journée sans voir le docteur, et, même dans le monde, ce terrible docteur lui adressait souvent ses improvisations passionnées.

Lucien était si neuf, qu’il ne s’étonnait ni de l’excellente réception que lui faisait la bonne compagnie de Nancy (à l’exception des jeunes gens), ni de la constance de Du Poirier à le cultiver et à le protéger.

Au milieu de son éloquence passionnée et insolente, Du Poirier était un homme d’une timidité singulière ; il ne connaissait pas Paris et se faisait un monstre de la vie qu’on y menait ; cependant il brûlait d’y aller. Ses correspondants lui avaient appris, depuis longtemps, bien des choses sur M. Leuwen père. « Dans cette maison, se disait-il, je trouverai un excellent dîner gratis, des hommes considérables, à qui je pourrai parler et qui me protégeront en cas de malheur. Au moyen des Leuwen je ne serai pas isolé dans cette Babylone. Ce petit jeune homme écrit tout à ses parents ; ils savent déjà sans doute que je le protège ici. »

Mesdames de Marcilly et de Commercy, âgées l’une et l’autre de bien plus de soixante ans, et chez lesquelles Lucien eut le bon esprit de se laisser fort souvent inviter à dîner, l’avaient présenté à toute la ville. Lucien suivait à la lettre les conseils que lui donnait mademoiselle Théodelinde.

Il n’eut pas passé huit jours dans la bonne compagnie qu’il s’aperçut qu’elle était déchirée par un schisme violent.

D’abord on eut honte de cette division, et on voulut la cacher à un étranger ; mais l’animosité et la passion l’emportèrent ; car c’est là un des bonheurs de la province : on y a encore de la passion.

M. de Vassigny et les gens raisonnables croyaient vivre sous le règne de Henri V ; tandis que Sanréal, Ludwig Roller et les plus ardents n’admettaient pas les abdications de Rambouillet et attendaient le règne de Louis XIX après la fin de celui de Charles X.

Lucien allait souvent à ce qu’on appelait l’hôtel de Puylaurens ; c’était une grande maison située à l’extrémité d’un faubourg occupé par des tanneurs et dans le voisinage d’une rivière de douze pieds de large, et fort odoriférante.

Au-dessus de petites fenêtres carrées, éclairant des remises et écuries, on voyait régner une longue file de grandes croisées, avec de petits toits en tuile au-dessus de chacune d’elles ; ces petits toits destinés à garantir les verres de Bohême. Préservés ainsi de la pluie, depuis vingt ans, peut-être, ils n’avaient pas été lavés, et donnaient à l’intérieur une lumière jaune.

Dans la plus triste des chambres éclairées par ces vitres sales, on trouvait, devant un ancien bureau de Boule, un grand homme sec, portant, par principe politique, de la poudre et une queue ; car il avouait souvent et avec plaisir que les cheveux courts et sans poudre étaient bien plus commodes. Ce martyr des bons principes était fort âgé, et s’appelait le marquis de Puylaurens. Durant l’émigration, il avait été le compagnon fidèle d’un auguste personnage ; quand ce personnage fut tout-puissant, on lui fit honte de ne rien faire pour un homme que ses courtisans appelaient un ami de trente ans. Enfin, après bien des sollicitations, que M. de Puylaurens trouva souvent fort humiliantes, il fut nommé receveur général des finances à.....

Depuis l’époque de ces sollicitations désagréables et aboutissant à un emploi de finances, M. de Puylaurens, outré contre la famille à laquelle il avait consacré sa vie, voyait tout en noir. Mais ses principes étaient restés purs, et il eût, comme devant, sacrifié sa vie pour eux. « Ce n’est pas parce qu’il est homme aimable, répétait-il souvent, que Charles X est notre roi. Aimable ou non, il est fils du Dauphin, qui était le fils de Louis XV : il suffit. » Il ajoutait, en petit comité : « Est-ce la faute de la légitimité si le légitime est un imbécile ? Est-ce que mon fermier sera dégagé du devoir de me payer le prix de sa ferme par la raison que je suis un sot ou un ingrat ? » M. de Puylaurens abhorrait Louis XVIII. « Cet égoïste énorme, répétait-il souvent, a donné une sorte de légitimité à la Révolution. Par lui, la révolte a un argument plausible, ridicule pour nous, ajouta-t-il, mais qui peut entraîner les faibles. Oui, monsieur, disait-il à Lucien le lendemain du jour où celui-ci lui avait été présenté, la couronne étant un bien et une jouissance viagère, rien de ce que fait le détenteur actuel ne peut obliger le successeur, pas même le serment ; car ce serment, quand il le prêta, il était sujet et ne pouvait rien refuser à son roi. »

Lucien écoutait ces choses et bien d’autres encore d’un air fort attentif et même respectueux, comme il convient à un jeune homme ; mais il avait grand soin que son air poli n’allât point jusqu’à l’approbation. « Moi, plébéien et libéral, je ne puis être quelque chose, au milieu de toutes ces vanités, que par la résistance. »

Quand Du Poirier se trouvait présent, il enlevait, sans façon, la parole au marquis. « La suite de tant de belles choses, disait-il, c’est que l’on en viendra à partager toutes les propriétés d’une commune également entre tous les habitants. En attendant ce but final de tous les libéraux, le Code civil se charge de faire de petits bourgeois de tous nos enfants. Quelle noble fortune pourrait se soutenir avec ce partage continu, à la mort de chaque père de famille ? Ce n’est pas tout ; l’armée nous restait pour nos cadets ; mais, comme ce Code civil, que j’appellerai, moi, infernal, prêche l’égalité dans les fortunes, la conscription porte le principe de l’égalité dans l’armée ; l’avancement est platement donné par une loi ; rien ne dépend plus de la faveur du monarque ; donc, à quoi bon plaire au roi ? Or, monsieur, du moment où l’on fait cette question, il n’y a plus de monarchie. Que vois-je d’un autre côté ? Absence de grandes fortunes héréditaires et par là encore point de monarchie. Il ne nous reste donc que la religion chez le paysan ; car, point de religion, point de respect pour l’homme riche et noble, un esprit d’examen infernal ; et, au lieu du respect, de l’envie ; et, à la moindre prétendue injustice, de la révolte. » Le marquis de Puylaurens reprenait alors : « Donc, il n’y a de ressource que dans le rappel des jésuites, et auxquels, pendant quarante ans, l’on donnera, par une loi, la dictature de l’éducation. »

Le plaisant, c’est qu’en soutenant ces opinions le marquis se disait et se croyait patriote ; en cela bien inférieur au vieux coquin de Du Poirier, qui sortant de chez M. de Puylaurens, dit un jour à Lucien :

— Un homme naît duc, millionnaire, pair de France ; ce n’est pas à lui à examiner si sa position est conforme ou non à la vertu, au bonheur général et autres belles choses. Elle est bonne, cette position ; donc il doit tout faire pour la soutenir et l’améliorer, autrement l’opinion le méprise comme un lâche ou un sot.

Écouter de tels discours d’un air attentif et très poli, ne jamais bâiller, quelque long et éloquent qu’en fût le développement, tel était le devoir sine qua non de Lucien, tel était le prix de la grâce extrême que lui avait faite la bonne compagnie de Nancy en l’admettant dans son sein. « Il faut convenir, se disait-il un soir en regagnant son logement et dormant presque debout dans la rue, il faut convenir que des gens cent fois plus nobles que moi daignent m’adresser la parole avec les formes les plus nobles et les plus flatteuses, mais ils m’assomment, les cruels ! Je n’y puis plus tenir. Je puis, il est vrai, en rentrant chez moi, monter au second, chez M. Bonard, mon hôte ; j’y trouverai peut-être son neveu Gauthier. C’est un honnête homme par excellence, qui va me jeter à la tête, dès l’abord, des vérités incontestables, mais relatives à des objets peu amusants, et avec des formes dont la simplicité admet quelquefois la rudesse, dans les moments de vivacité. Et que me ferait à moi la rudesse ? Elles admettent le bâillement.

« Mon sort est-il donc de passer ma vie entre des légitimistes fous, égoïstes et polis, adorant le passé, et des républicains fous, généreux et ennuyeux, adorant l’avenir ? Maintenant, je comprends mon père, quand il s’écrie : « Que ne suis-je né en 1710, avec cinquante mille livres de rente ! »

Les beaux raisonnements que Lucien endurait tous les soirs et que le lecteur n’a endurés qu’une fois étaient la profession de foi de tout ce qui, dans la noblesse de Nancy et de la province, s’élevait un peu au-dessus des innocentes répétitions des articles de la Quotidienne, de la Gazette de France, etc., etc. Après un mois de patience, Lucien arriva à trouver réellement intolérable la société de ces grands et nobles propriétaires, parlant toujours comme si eux seuls existaient au monde, et ne parlant jamais que de haute politique, ou du prix des avoines.

Cet ennui n’avait qu’une exception : Lucien était tout joyeux quand, arrivant à l’hôtel de Puylaurens, il était reçu par la marquise. C’était une grande femme de trente-quatre ou trente-cinq ans, peut-être davantage, qui avait des yeux superbes, une peau magnifique, et, de plus, l’air de se moquer fort de toutes les théories du monde. Elle contait à ravir, donnait des ridicules à pleines mains et presque sans distinction de parti. Elle frappait juste en général, et l’on riait toujours dans le groupe où elle était. Volontiers Lucien en eût été amoureux ; mais la place était prise, et la grande occupation de madame de Puylaurens était de se moquer d’un fort aimable jeune homme, nommé M. de Lanfort. Les plaisanteries étaient sur le ton de l’intimité la plus tendre ; mais personne ne s’en scandalisait. « Voici encore un des avantages de la province, » se disait Lucien. Du reste, il aimait beaucoup à rencontrer M. de Lanfort ; c’était presque le seul de tous les natifs qui ne parlât pas trop haut.

Lucien s’attacha à la marquise, et, au bout de quinze jours, elle lui sembla jolie. On trouvait chez elle un mélange piquant de la vivacité des sensations de la province et de l’urbanité de Paris. C’était, en effet, à la cour de Charles X qu’elle avait achevé son éducation, pendant que son mari était receveur général dans un département assez éloigné.

Pour plaire à son mari et à son parti, madame de Puylaurens allait à l’église deux ou trois fois le jour ; mais, dès qu’elle y était entrée, le temple du Seigneur devenait un salon ; Lucien plaçait sa chaise le plus près possible de madame de Puylaurens, et trouvait ainsi le secret de faire la cour aux exigences de la bonne compagnie avec le moins d’ennui possible.

Un jour que la marquise riait trop haut depuis six minutes avec ses voisins, un prêtre s’approcha et voulut hasarder des représentations.

— Il me semblerait, madame la marquise, que la maison de Dieu.....

— Est-ce à moi, par hasard, que s’adresse ce madame ? Je vous trouve plaisant, mon petit abbé ! Votre office est de sauver nos âmes, et vous êtes tous si éloquents, que, si nous ne venions pas chez vous par principe, vous n’auriez pas un chat. Vous pouvez parler tant qu’il vous plaira dans votre chaire ; mais souvenez-vous que votre devoir est de répondre quand je vous interroge ; monsieur votre père, qui était laquais de ma belle-mère, aurait dû mieux vous instruire.

Un rire général, quoique contenu, suivit cet avis charitable. Cela fut plaisant, et Lucien ne perdit pas une nuance de cette petite scène. Mais, par compensation, il l’entendit raconter au moins cent fois.

Il arriva une grande brouille entre madame de Puylaurens et M. de Lanfort ; Lucien redoubla d’assiduité. Rien n’était plus plaisant que les sorties de deux parties belligérantes, qui continuaient à se voir chaque jour ; leur manière d’être ensemble faisait la nouvelle de Nancy.

Lucien sortait souvent de l’hôtel de Puylaurens avec M. de Lanfort : il s’établit entre eux une sorte d’intimité. M. de Lanfort était heureusement né, et, d’ailleurs, ne regrettait rien. Il se trouvait capitaine de cavalerie à la Révolution de 1830, et avait été ravi de l’occasion de quitter un métier qui l’ennuyait.

Un matin qu’il sortait, avec Lucien, de l’hôtel de Puylaurens, où il venait d’être fort maltraité et publiquement :

— Pour rien au monde, lui disait-il, je ne m’exposerais à égorger des tisserands ou des tanneurs, comme c’est votre affaire, par le temps qui court.

— Il faut avouer que le service ne vaut rien depuis Napoléon, répondait Lucien. Sous Charles X, vous étiez obligés de faire les agents provocateurs, comme à Colmar dans l’affaire Caron, ou d’aller en Espagne prendre le général Riego, pour le laisser pendre par le roi Ferdinand. Il faut convenir que ces belles choses ne conviennent guère à des gens tels que vous et moi.

— Il fallait vivre sous Louis XIV ; on passait son temps à la cour, dans la meilleure compagnie du monde, avec madame de Sévigné, M. le duc de Villeroy, M. le duc de Saint-Simon, et l’on n’était avec les soldats que pour les conduire au feu et accrocher de la gloire, s’il y en avait.

— Oui, fort bien pour vous, monsieur le marquis, mais moi, sous Louis XIV, je n’eusse été qu’un marchand, tout au plus un Samuel Bernard au petit pied.

Le marquis de Sanréal les accosta, à leur grand regret, et la conversation prit un cours tout différent. On parla de la sécheresse qui allait ruiner les propriétaires des prairies non arrosées ; on se jeta dans la discussion de la nécessité d’un canal, qui irait prendre les eaux dans les bois de Baccarat.

Lucien n’avait d’autre consolation que d’examiner de près le Sanréal ; c’était à ses yeux le vrai type du grand propriétaire de province. Sanréal était un petit homme de trente-trois ans, avec des cheveux d’un noir sale, et d’une taille épaisse. Il affectait toutes sortes de choses, et par-dessus tout la bonhomie et le sans-façon ; mais sans renoncer pour cela, tant s’en faut, à la finesse et à l’esprit. Ce mélange de prétentions opposées, mis en lumière par une fortune énorme pour la province et une assurance correspondante, en faisait un sot singulier. Il n’était pas précisément sans idées, mais vain et prétentieux au possible, à se faire jeter par la fenêtre, surtout quand il visait particulièrement à l’esprit.

S’il vous prenait la main, une de ses gentillesses était de la serrer à vous faire crier ; il criait lui-même à tue-tête par plaisanterie, quand il n’avait rien à dire. Il outrait avec soin toutes les modes qui montrent la bonhomie et le laisser-aller, et l’on voyait qu’il se répétait cent fois le jour : « Je suis le plus grand propriétaire de la province, et, partant, je dois être autrement qu’un autre. »

Si un portefaix faisait une difficulté à un de ses gens dans la rue, il s’élançait en courant pour aller vider la querelle, et il eût volontiers tué le portefaix. Son grand titre de gloire, ce qui le plaçait à la tête des hommes énergiques et bien pensants de la province, c’était d’avoir arrêté de sa main un des malheureux paysans, fusillés sans savoir pourquoi, par ordre des Bourbons, à la suite d’une des conspirations, ou plutôt des émeutes qui éclatèrent sous leur règne. Lucien n’apprit ce détail que beaucoup plus tard. Le parti du marquis de Sanréal en avait honte pour lui, et lui-même, étonné de ce qu’il avait fait, commençait à douter qu’un gentilhomme, grand propriétaire, dût remplir l’office de gendarme, et, pire encore, choisir un malheureux paysan au milieu d’une foule pour le faire fusiller en quelque sorte sans jugement et après une simple comparution devant une commission militaire.

Le marquis, en cela seulement semblable aux aimables marquis de la Régence, était à peu près complètement ivre tous les jours, dès midi ou une heure ; or il était deux heures quand il accosta M. de Lanfort. Dans cette position, il parlait continuellement, et était le héros de tous ses contes. « Celui-ci ne manque pas d’énergie et ne tendrait pas le cou à la hache de 93, comme les d’Hocquincourt, ces moutons dévots, » se dit Lucien.

Le marquis de Sanréal tenait table ouverte soir et matin, et, en parlant de politique, ne descendait jamais des hauteurs de la plus emphatique énergie. Il avait ses raisons pour cela ; il savait par cœur une vingtaine de phrases de M. de Chateaubriand ; celle, entre autres, sur le bourreau et les six autres personnes nécessaires pour gouverner le département.

Pour se soutenir à ce degré d’éloquence, il avait toujours sur une petite table d’acajou, placée à côté de son fauteuil, une bouteille de Cognac, quelques lettres d’outre-Rhin, et un numéro de la France, journal qui combat les abdications de Rambouillet en 1830. Personne n’entrait chez Sanréal sans boire à la santé du roi et de son héritier légitime, Louis XIX.

— Parbleu, monsieur, s’écria Sanréal, en se tournant vers Lucien, peut-être un jour ferons-nous le coup de fusil ensemble, si jamais les grands légitimistes de Paris ont l’esprit de secouer le joug des avocats.

Lucien répondit d’une façon qui eut le bonheur de plaire au marquis plus qu’à demi ivre, et, à partir de cette matinée, qui se termina par du vin brûlé, dans le café ultra de la ville, Sanréal s’accoutuma tout à fait à Lucien.

Mais cet héroïque marquis avait des inconvénients : il n’entendait jamais nommer Louis-Philippe sans lancer d’une voix singulière et glapissante ce simple mot : voleur. C’était là son trait d’esprit, qui, à chaque fois, faisait rire à gorge déployée la plupart des nobles dames de Nancy, et cela dix fois dans une soirée. Lucien fut choqué de l’éternelle répétition et de l’éternelle gaieté.