Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 23

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 31-44).

CHAPITRE XXIII


La seule chose adroite que Leuwen eût mise dans sa lettre était de supplier pour une réponse.

« Accordez-moi mon pardon, et je vous jure, madame, un silence éternel. »

« Dois-je faire cette réponse ? se disait Madame de Chasteller. Ne serait-ce pas commencer une correspondance ? »

Un quart d’heure après, elle se disait :

« Résister toujours au bonheur qui se présente, même le plus innocent, quelle vie triste ! À quoi bon être toujours sur des échasses ? Ne suis-je pas déjà assez ennuyée par deux années de bouderie contre Paris ? Quel mal de faire cette dernière lettre qu’il recevra de moi, si elle est écrite de façon à pouvoir être examinée et commentée sans danger, même par les femmes qui se réunissent chez madame de Commercy ? »

Cette réponse si méditée, si occupante à faire, partit enfin ; c’étaient des conseils sages donnés sur le ton de l’amitié. On exhortait à se garantir ou à se guérir d’une velléité que l’on ne croyait tout au plus qu’une fantaisie sans conséquence, si ce n’était même une petite fiction que l’on avait eu le petit tort de se permettre pour amuser l’ennui du désœuvrement d’une garnison. Le ton de la lettre n’était pas tragique ; madame de Chasteller avait même voulu prendre celui d’une correspondance ordinaire, et éviter les grandes phrases de la vertu outragée. Mais à son insu des phrases d’un sérieux profond s’étaient glissées dans cette lettre, écho des sentiments, des chagrins et des pressentiments de cette âme agitée. Leuwen sentit cette nuance plutôt qu’il ne l’aperçut ; une lettre écrite par une âme complètement sèche l’eût tout à fait découragé.

Cette lettre était à peine à la poste que madame de Chasteller reçut la grande lettre de sept pages écrite avec tant de soin par Leuwen. Elle fut outrée de colère et se repentit amèrement du ton de bonté qu’elle avait pris dans la sienne. Croyant bien faire, Leuwen avait suivi, sans trop s’en douter, les leçons vagues de fatuité et de politique grossière envers les femmes, qui forment la partie sublime de la conversation des jeunes gens de vingt ans quand ils ne parlent pas politique.

Madame de Chasteller écrivit aussitôt quatre lignes pour prier M. Leuwen de ne pas continuer une correspondance sans objet ; dans le cas contraire, madame de Chasteller serait forcée au procédé désagréable de renvoyer ses lettres sans les ouvrir. Elle se hâta d’envoyer ce mot à la poste, rien n’était plus sec.

Forte de cette belle résolution invariablement arrêtée, puisqu’elle l’avait écrite, de renvoyer sans les ouvrir les lettres que Leuwen pourrait lui adresser désormais, et croyant avoir entièrement rompu avec lui, madame de Chasteller se trouva de mauvaise compagnie pour elle-même. Elle demanda ses chevaux et voulut se débarrasser de quelques visites d’obligation. Elle débuta par les Serpierre. Il lui sembla recevoir comme un coup dans la poitrine, près du cœur, en trouvant Leuwen comme établi dans le salon de ces dames et jouant avec les demoiselles en présence du père et de la mère comme s’il eût été un véritable enfant.

— Eh ! bien, la présence de madame de Chasteller vous déconcerte ? lui dit après un moment mademoiselle Théodelinde, ce qu’elle dit parce qu’elle le voyait, et sans y attacher aucune idée d’épigramme. Vous n’êtes plus bon enfant. Est-ce que madame de Chasteller vous intimide ?

— Eh ! bien, oui, puisqu’il faut que je l’avoue, répondit Leuwen.

Madame de Chasteller ne put se défendre de prendre la parole, et le ton général de cette famille l’entraînant à son insu, elle parla sans sévérité. Leuwen put répondre, et pour la seconde fois de sa vie, les idées lui vinrent en foule en s’adressant à madame de Chasteller, et il sut les exprimer.

« Il y aurait de la gaucherie à montrer ici à M. Leuwen la froideur sévère que je dois avoir, se dit madame de Chasteller pour se justifier à ses propres yeux. M. Leuwen ne peut avoir reçu mes lettres… D’ailleurs, je le vois peut-être pour la dernière fois. Si mon indigne cœur continue à s’occuper de lui, je saurai bien quitter Nancy. »

L’image présentée par ces deux mots attendrit madame de Chasteller malgré elle ; c’était presque comme si elle se fût dit :

« Je quitterai le seul pays où il puisse exister pour moi un peu de bonheur. »

Au moyen de ce raisonnement, madame de Chasteller se pardonna d’être aimable et gaie sans conséquence, comme la bonne famille au milieu de laquelle elle était tombée. La gaieté gagna si bien tout le monde et l’on se trouva si bien ensemble que mademoiselle Théodelinde songea à la grande calèche de M. Leuwen, de laquelle on se servait sans façon ; elle alla parler bas à sa mère.

— Allons au Chasseur vert, dit-elle ensuite tout haut[1].

Cette idée fut approuvée par acclamation. Madame de Chasteller était si triste chez elle qu’elle n’eut pas le courage de se refuser cette promenade. Elle prit dans sa voiture deux des demoiselles de Serpierre, et tous ensemble on alla à un joli café établi à une lieue et demie de la ville, au milieu des premiers grands arbres de la forêt de Burelviller. Ces sortes de cafés dans les bois, où l’on trouve ordinairement le soir de la musique exécutée par des instruments à vent, et la facilité avec laquelle on y va, sont un usage allemand qui, heureusement, commence à pénétrer dans plusieurs villes de l’est de la France.

Dans les bois du Chasseur vert, la gaieté douce et la bonhomie de la conversation furent extrêmes. Pour la première fois pendant un aussi long temps, Leuwen osait parler devant madame de Chasteller, et à elle-même. Elle lui répondit et, à plusieurs reprises, elle ne put se défendre de sourire en le regardant, et ensuite de lui donner le bras. Il était parfaitement heureux. Madame de Chasteller voyait l’aînée des demoiselles de Serpierre sur le point, tout au moins, de devenir amoureuse de Leuwen.

Il y avait ce soir-là, au café-hauss du Chasseur vert, des cors de Bohême qui exécutaient d’une façon ravissante une musique douce, simple, un peu lente. Rien n’était plus tendre, plus occupant, plus d’accord avec le soleil qui se couchait derrière les grands arbres de la forêt. De temps à autre, il lançait quelque rayon qui perçait au travers des profondeurs de la verdure et semblait animer cette demi-obscurité si touchante des grands bois. C’était une de ces soirées enchanteresses, que l’on peut compter au nombre des plus grands ennemis de l’impassibilité du cœur. Ce fut peut-être à cause de tout cela que Leuwen, moins timide sans pourtant être hardi, dit à madame de Chasteller, comme entraîné par un mouvement involontaire :

— Mais, madame, pouvez-vous douter de la sincérité et de la pureté du sentiment qui m’anime ? Je vaux bien peu sans doute, je ne suis rien dans le monde, mais ne voyez-vous pas que je vous aime de toute mon âme ? Depuis le jour de mon arrivée que mon cheval tomba sous vos fenêtres, je n’ai pu penser qu’à vous, et bien malgré moi, car vous ne m’avez pas gâté par vos bontés. Je puis vous jurer, quoique cela soit bien enfant et peut-être ridicule à vos yeux, que les moments les plus doux de ma vie sont ceux que je passe sous vos fenêtres, quelquefois, le soir.

Madame de Chasteller, qui lui donnait le bras, le laissait dire et s’appuyait presque sur lui ; elle le regardait avec des yeux attentifs, si ce n’est attendris. Leuwen le lui reprocha presque :

— Quand nous serons de retour à Nancy, quand les vanités de la vie vous auront saisie de nouveau, vous ne verrez en moi qu’un petit sous-lieutenant. Vous serez sévère et j’ose dire méchante pour moi. Vous n’aurez pas beaucoup à faire pour me rendre malheureux : la seule peur de vous avoir déplu suffit pour m’ôter toute tranquillité.

Ce mot fut dit avec une vérité et une simplicité si touchantes, que madame de Chasteller répondit aussitôt :

— Ne croyez pas à la lettre que vous recevrez de moi.

Cela fut dit rapidement. Leuwen répondit de même :

— Grand Dieu ! Aurais-je pu vous déplaire ?

— Oui ; votre grande lettre datée de mardi a l’air d’être écrite par un autre : c’est une âme sèche et à projets hostiles contre moi, c’est presque un petit homme fat et vaniteux qui me parle.

— Vous voyez si j’ai des prétentions avec vous ! Vous voyez bien que vous êtes la maîtresse de mon sort, et apparemment vous me rendrez fort malheureux.

— Non, ou votre bonheur ne dépendra pas de moi.

Leuwen s’arrêta involontairement, il la regarda ; il vit ces yeux tendres et amis de la conversation au bal ; mais, cette fois, ils semblaient voilés de tristesse. S’ils n’eussent pas été dans une clairière du bois, à cent pas des demoiselles de Serpierre qui pouvaient les voir, Leuwen l’eût embrassée, et en vérité elle l’eût laissé faire. Tel est le danger de la sincérité, de la musique et des grands bois.

Madame de Chasteller vit son imprudence dans les yeux de Leuwen et eut peur.

— Songez où nous sommes…

Et, honteuse de ce mot et de ce qu’il semblait faire entendre :

— N’ajoutez pas une syllabe, dit-elle avec une résolution sévère, ou vous allez me déplaire ; et promenons-[nous].

Leuwen obéit, mais il la regardait, et elle voyait toute la peine qu’il avait à lui obéir et à garder le silence. Peu à peu elle s’appuya sur son bras avec intimité. Des larmes, de bonheur apparemment, vinrent mouiller les yeux de Leuwen.

— Eh ! bien, je vous crois sincère, mon ami, lui dit-elle après un grand quart d’heure de silence.

— Je suis bien heureux ! Mais à peine je ne serai plus avec vous, que je tremblerai. Vous m’inspirez de la terreur. À peine rentrée dans les salons de Nancy, vous redeviendrez pour moi cette divinité implacable et sévère…

— J’avais peur de moi-même. Je tremblais que vous n’eussiez plus d’estime pour moi, après la sotte question que j’avais osé vous adresser au bal…

À ce moment, au détour d’un petit chemin dans le bois, ils ne se trouvèrent plus qu’à vingt pas de deux des demoiselles de Serpierre, qui [se] promenaient en se donnant le bras. Leuwen craignit de voir tout finir pour lui, comme après le regard du bal ; il fut illuminé par le danger, et dit fort vite :

— Permettez-moi de vous voir, demain chez vous.

— Grand Dieu ! répondit-on avec terreur.

— De grâce !

— Eh ! bien, je vous recevrai demain.

Après avoir prononcé ces mots, madame de Chasteller était plus morte que vive. Les demoiselles de Serpierre la trouvèrent pâle, respirant à peine, et remarquèrent que ses yeux étaient éteints. Madame de Chasteller leur demanda leur bras à toutes les deux.

— Croiriez-vous, mes amies, que la fraîcheur du soir me fait mal ? Si vous voulez, nous irons aux voitures.

C’est ce qu’on fit. Madame de Chasteller prit dans la sienne les plus jeunes des demoiselles de Serpierre, et la nuit qui tombait tout à fait lui permit de ne plus craindre les regards.

Dans sa vie de savant et d’étourdi, jamais Leuwen n’avait rencontré de sensation qui approchât le moins du monde de celle qui l’agitait. C’est pour ces rares moments qu’il vaut la peine de vivre.

— Vous êtes stupide, vraiment ! lui dit en voiture mademoiselle Théodelinde.

— Mais songez, ma fille, que vous êtes peu polie ! dit madame de Serpierre.

— C’est qu’il est insupportable ce soir, répliqua la bonne provinciale.

Et c’est à cause de cette naïveté, encore possible en province, que l’on peut quelquefois l’aimer. Il y a des mouvements de naturel et de vérité entre jeunes gens, sans conséquence, ni petites mines à la Sophie après se les être permis.

À peine madame de Chasteller fut-elle rendue à la solitude et au raisonnement qu’elle eut des remords effroyables de la visite qu’elle venait de permettre à Leuwen. Elle eut recours à un personnage que le lecteur connaît déjà ; il a peut-être gardé quelque souvenir méprisant d’un de ces êtres fréquents en province, où ils sont respectés, et qui se cachent à Paris, où le ridicule les poursuit, d’une mademoiselle Bérard, bourgeoise que nous avons rencontrée fourrée parmi les grandes dames, dans la chapelle des Pénitents, la première fois que Leuwen eut l’esprit d’y aller. C’était une fort petite personne sèche, de quarante-cinq à cinquante ans, au nez pointu, au regard faux, et toujours mise avec beaucoup de soin, usage qu’elle avait rapporté d’Angleterre, où elle avait été vingt ans dame de compagnie de milady Beatown, riche pairesse catholique. Mademoiselle Bérard semblait née pour cet état abominable que les Anglais, grands peintres pour tout ce qui est désagréable, désignent par le nom de toadeater, avaleur de crapauds. Les mortifications sans nombre qu’une pauvre dame de compagnie doit supporter sans mot dire d’une femme riche et de mauvaise humeur contre le monde qu’elle ennuie, ont donné naissance à ce bel emploi[2]. Mademoiselle Bérard, naturellement méchante, atrabilaire et bavarde, trop peu riche pour être dévote en titre avec quelque considération, avait besoin d’une maison opulente pour lui fournir des faits à envenimer, des rapports à faire, et de l’importance dans le monde des sacristies. Il y avait une chose que tous les trésors de la terre et les ordres même de notre saint père le pape n’auraient pu obtenir de la bonne mademoiselle Bérard : c’était une heure de discrétion sur un fait désavantageux à quelqu’un et qui serait venu à sa connaissance. Ce manque absolu de discrétion fut ce qui décida madame de Chasteller. Elle fit annoncer à mademoiselle Bérard qu’elle accepterait ses soins comme dame de compagnie.

« Cet être si méchant me répondra de moi-même, » pensa madame de Chasteller. Et la sévérité de cette punition tranquillisa sa conscience : madame de Chasteller se pardonna presque l’entrevue si légèrement accordée à Leuwen.

La réputation de mademoiselle Bérard était si bien établie que le docteur Du Poirier lui-même, qui fut l’intermédiaire dont madame de Chasteller se servit, ne put retenir une exclamation :

— Mais, madame, voyez quel serpent vous introduisez chez vous !

Mademoiselle Bérard arriva ; l’extrême curiosité, plus que le plaisir de sa promotion, rendait hagard son regard oblique, qui d’ordinaire n’était que faux et méchant. Elle arrivait avec une liste de conditions pécuniaires et autres. Après y avoir donné son assentiment, madame de Chasteller ajouta :

— Je vous engagerai à vous établir dans ce salon, où je reçois les visites.

— J’aurai l’honneur de faire observer à madame que chez lady Beatown ma place était assignée dans le second salon, correspondant au salon occupé par les dames pour accompagner chez les princesses, ce qui est peut-être plus dans les convenances. Ma naissance…

— Eh ! bien, soit, mademoiselle, dans le second salon.

Madame de Chasteller s’enfuit et courut s’enfermer dans sa chambre : le regard de mademoiselle Bérard lui faisait mal.

« Mon imprudence d’hier est en partie réparée, » pensa-t-elle. Tant qu’elle n’avait pas eu chez elle mademoiselle Bérard, madame de Chasteller avait frémi au moindre bruit : il lui semblait entendre un laquais venant annoncer M. Leuwen.

  1. Promenade au Chasseur vert.
  2. Quand la société vous a humilié, on humilie son aide de camp ou sa dame de compagnie.