Lucienne/I/XII

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Calmann Lévy (p. 133-140).

XII


Lucienne avait gagné la bataille ; tout ce roman combiné avec tant de soin était admis. Rien n’avait paru invraisemblable, elle avait obtenu ce qu’elle voulait. L’avenir était à elle.

Ce qu’elle comptait faire, c’était tout simplement recommencer sa vie.

Elle trouvait tout naturel, puisqu’elle s’était trompée de route, de revenir sur ses pas et de prendre un autre chemin. L’idée de se racheter par le travail, d’expier par la solitude, la gêne, la chasteté, son existence dissipée, luxueuse et galante, lui était venu et s’était bientôt imposée à elle avec l’inflexibilité d’un devoir à remplir. Il lui semblait, tous les obstacles s’élevant entre elle et son bonheur immédiat eussent-ils été aplanis, qu’elle n’avait pas le droit d’être heureuse avant d’avoir été châtiée. Un tel amour n’était-il pas la récompense d’une vie parfaite ? et devait-il lui échoir à elle, qui, sans hésiter, avait préféré l’infamie dorée à la misère honnête. Elle voulait mériter cette récompense. Comme les dévots qui se préparent à recevoir l’hostie sacrée par des purifications et des pénitences, elle devait purifier son âme, se perfectionner, se transformer avant de goûter à ce bonheur qui devait faire de sa vie une perpétuelle ivresse. Pour cela, il fallait traverser de rudes souffrances ; elle le voulait ainsi, et une énergie extraordinaire lui était venue. Elle s’était jugée et condamnée, elle purgerait la condamnation sans faiblir. Le jour où elle se trouverait assez punie, où elle se pardonnerait à elle-même, elle serait parfaitement tranquille, la paix de sa conscience ne serait plus troublée.

La conviction qu’elle n’avait pas le droit de renoncer à Adrien, s’enfonçait de plus en plus dans son cœur ; le rendre heureux lui semblait le plus sacré des devoirs ; pourquoi aurait-il dû souffrir, lui, à cause de ses fautes à elle ? N’était-ce pas souverainement injuste ? La vérité lui ferait une blessure profonde et incurable. Elle devait donc le tromper pour son bonheur, mais demeurer digne de lui. Aussi, elle avait menti avec un front serein et sans plus de remords que n’en a un médecin disant à un mourant : « Vous allez bien, vous vous lèverez bientôt. »

Jenny s’aperçut du changement d’humeur de Lucienne ; ses préoccupations, ses sombres rêveries avaient disparu, et la jeune fille s’en réjouissait. Lucienne écoutait maintenant avec attention les jolis bavardages de sa future belle-sœur et y répondait gaîment. Jenny lui rapporta tout ce que le jeune Max lui avait dit pendant le fameux bal.

— Ma chère, il est toqué ! disait-elle, tu n’as pas idée des choses baroques qu’il m’a débitées ; je me mordais les lèvres pour ne pas pouffer de rire. Par instants, il était lugubre cependant. Il me disait qu’il voudrait me voir morte, afin de pouvoir venir pleurer sur ma tombe ; il décorait cette tombe, il la couvrait de glaïeuls, de tubéreuses, de lys d’eau ; il se voyait un genou dans l’herbe, sanglotant et écoutant chanter un rossignol. Puis il pensait qu’il valait peux-être mieux mourir lui-même, en se jetant du haut des falaises ; on le plaindrait à cause de sa grande jeunesse, et les femmes soupireraient peut-être en pensant à lui. Sa plus grande préoccupation est de paraître pâle ; aussi il met de la poudre de riz, j’en suis sûre, je la voyais sur l’ombre de moustache qui commence à ombrager sa bouche ; et il avait du noir sur ses sourcils, quand il a eu beaucoup dansé, ce noir coulait un peu. Faut-il être bête pour s’arranger comme cela, un homme ! Pourtant il a une qualité, il est extrêmement bien élevé… Mais qu’est-ce que cela me fait ? ce n’est plus à lui que je pense !

— Comment ! tu penses donc à quelqu’un ? s’écria Lucienne en riant.

Elle ne s’effrayait plus beaucoup des rêveries de son amie.

— Ne ris pas ! dit Jenny. C’est très-sérieux, et j’ai beaucoup de chagrin.

— Du chagrin ! pourquoi donc ?

— Parce que celui à qui je pense est parti.

— Je vois que c’est toute une histoire dit Lucienne.

— Oh ! une histoire bien simple, dit Jenny en hochant la tête. J’ai dansé avec un jeune officier de marine, un vrai marin, celui-là. Max ne l’est pas plus que le chat, et, tu sais, je raffole des marins. Il est venu m’inviter, et il m’a plu tout de suite. Mince, assez grand, très-élégant dans son uniforme à étroits galons d’or. Ce qui frappe en lui, tout d’abord, c’est son regard ; ses yeux bleus sont plus clairs que son teint bruni par le grand air ; on dirait qu’ils sont éclairés intérieurement. Ces yeux-là doivent voir dans l’obscurité au milieu des nuits de tempête. El avec cela un air doux, presque timide.

— Il ne t’a pas fait la cour, alors ?

— Pas du tout ; et si, dans ce bal, quelqu’un l’avait frappé, ce n’était pas moi.

— Qui était-ce donc ?

— Tu veux le savoir ?

— Si ce n’est pas un secret.

— Eh bien, c’était une certaine personne en robe de crêpe bleu, avec des bleuets dans les cheveux, et pâle à faire mourir le jeune Max d’envie.

— Comment ! moi ?

— Oui, mademoiselle, ! vous êtes ma rivale.

— Je ne l’ai pas même vu, ce jeune homme.

— Oh ! toi, tu ne voyais rien ; je ne sais ce que tu avais ce jour-là. Mais moi qui regardais, sans en avoir l’air, le charmant marin, je voyais avec dépit qu’il ne regardait que toi, La première fois qu’il a dansé avec moi, il m’a demandé qui tu étais : « C’est mon amie intime, » lui ai-je dit. C’est sans doute pour cela qu’il est revenu m’inviter encore. Mais, cette fois, je fis crouler d’un seul coup son amour naissant : « Elle va se marier, » dis-je en parlant de toi. Il n’a pas été pour cela plus aimable avec moi ; il n’a plus dansé, voilà tout. Cela n’a pas empêché qu’il m’ait plu.

— Et… il est parti ?

— Aussitôt après le bal, au jour naissant ; le flot l’a emporté.

— Et tu penses à lui ?

— Ah ! ma chère ! toute la journée !

— Bah ! ça passera ! tes petites fantaisies s’en vont comme elles sont venues.

— Tu te trompes ! celle-ci pourrait bien durer longtemps, dit Jenny.

Elle appuya sa tête contre l’épaule de Lucienne.

— Je suis bien malheureuse, va ! soupira-t-elle.

Lucienne, tout en lui caressant les cheveux, se demandait si ce vagabondage de l’esprit, innocent aux yeux du monde, n’était pas en réalité aussi coupable que certaines fautes auxquelles l’âme ne prend aucune part.

Pour elle, il lui semblait à présent que ses pensées n’étaient pas libres, que toutes devaient appartenir à Adrien, et que les arrêter, ne fût-ce qu’un instant, sur un autre homme, serait une infidélité à son amour. Depuis le jour où elle avait aimé, elle s’était en réalité séparée de l’homme avec lequel elle vivait ; elle ne lui avait plus permis de franchir le seuil de sa chambre ; il lui semblait qu’elle mourrait d’horreur s’il s’approchait d’elle. Les souvenirs des jours passés l’emplissaient d’une haine folle pour cet homme inoffensif. Mais il fallait dissimuler, trouver des prétextes pour l’éloigner d’elle, sans l’irriter par trop, afin d’éviter un scandale. Il devait rester son oncle jusqu’au moment du départ. Il eût été facile à Lucienne de maintenir cette situation si, dans l’intimité, une fois le masque tombé, l’amant avait repris ses droits. Mais il n’en était pas ainsi, et M. Provot, plus oncle qu’il ne le désirait, avait peine à contenir sa fureur. Une rupture était imminente et Lucienne la voulait, mais pas avant le départ.

La situation était tellement tendue et si pénible pour la jeune femme, que parfois elle désirait rapprocher l’instant de la séparation pour abréger ses tortures. Pourtant les jours étaient comptés pour les deux amants. Adrien devenait de plus en plus triste et regardait fuir le temps avec le morne abattement d’un condamné à mort.

Quelquefois il essayait de la faire revenir sur sa décision, il feignait de n’y pas croire.

— C’était une épreuve, n’est-ce pas ? disait-il, vous vouliez savoir si je m’y soumettrais, et, le jour de la séparation, vous tomberez dans mes bras en disant : je reste.

D’autres fois il se laissait aller au désespoir, à la colère ; il lui reprochait de ne pas l’aimer, puisqu’elle avait la force de le faire souffrir et n’avait pas le courage de rompre pour lui un engagement insensé.

Un jour qu’ils nageaient au large, tout près l’un de l’autre, il lui saisit les poignets brusquement.

— Écoutez, dit-il, j’ai une envie folle de vous entraîner au fond de l’eau, de vous serrer dans mes bras et de mourir avec vous ! cette mort serait moins douloureuse et moins cruelle que la mort lente à laquelle vous voulez nous condamner.

— Oui, je veux bien ! s’écria Lucienne ; mourir ! mourir ensemble, je veux bien ! Mais si nous vivons, nous vivrons séparés trois ans ; il le faut.

Et quand ils furent revenus au rivage :

— Vous m’avez donné votre parole, mon ami, lui dit-elle doucement ; n’essayez pas de me la reprendre. Je ne vous la rendrai pas, et je suis sûre que vous la tiendrez.

Pourtant elle savait bien qu’elle souffrirait plus encore que lui de la séparation ; elle n’aurait pas auprès d’elle une mère, une sœur, des amis pour lui faire supporter la vie. La solitude autour d’elle serait complète. Elle serait aussi perdue au milieu du monde qu’un naufragé sur un rocher inconnu. Rien ne surnagerait de sa vie passée engloutie dans l’oubli ; pas une affection, pas un bon souvenir de tous ces êtres si intimes avec elle et si indifférents cependant. Elle regardait ce vide, non sans terreur, cherchant si une épave ne resterait pas de ce naufrage, une amitié sincère, désintéressée, sur laquelle elle pût s’appuyer. Mais non, rien ! « J’ai pourtant un père » ! se disait-elle. Et quelquefois elle songeait que peut-être elle l’avait rencontré sans le connaître ; il lui fallait agir seule, sans aucune aide. Parfois ses idées se troublaient. Il lui semblait que ce qu’elle voulait accomplir était impossible, que ses projets étaient irréalisables ; qu’elle bâtissait des châteaux de cartes qu’un souffle ferait crouler, et qu’il y a loin du rêve à la réalité. Mais le courage lui revenait vite. Elle se sentait assez d’énergie pour triompher de tous les obstacles. D’ailleurs le pas le plus difficile était franchi. Adrien croyait tout ce qu’elle avait voulu lui faire croire. Rien ne semblait pouvoir le détromper. Le champ était donc libre devant elle ; elle n’avait plus qu’à combattre.