Lucienne/I/XVII

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Calmann Lévy (p. 181-193).

XVII


Avant de se coucher, Lucienne regarda longuement le portrait d’Adrien à la lueur incertaine de la chandelle qui éclairait la chambre.

— Pauvre ami, pensait-elle, tu dois être aussi triste que moi et maudire comme moi la destinée qui nous sépare. Pourtant des êtres chers sont prés de toi, avec qui tu peux parler de celle qui est partie ; tandis que moi je n’entendrai de longtemps prononcer ton nom chéri, et moi-même je ne puis que le répéter tout bas. C’est si doux, cependant, de parler de ceux qu’on aime ! Mais j’ai mérité de souffrir et je n’ai pas le droit de me plaindre ; tandis que pour toi, doux cœur sans reproche, la plus légère peine est une injustice.

Elle baisa tendrement le portrait, puis le replaça dans sa valise.

— Sa pensée ne me cherche certainement pas au fond de ce petit village bourguignon, se dit-elle ; il serait bien surpris s’il me savait là, et s’il devinait ce que j’y viens faire.

Elle referma la valise et se déshabilla. Puis elle tenta l’ascension du lit, ce qui fut assez laborieux. La couche, dure, bossuée et sans aucune élasticité, lui parut être une torture plutôt qu’un repos ; la rudesse des draps lui fit courir un frisson par tout le corps et l’odeur âcre de la chandelle éteinte la prit à la gorge. Mais elle endura tout cela avec résignation et ferma les yeux pour dormir.

Elle n’était pas au bout de ses peines cependant. Le bruit que faisaient en bas les paysans échauffés par le vin et les parties de cartes qui s’étaient engagées, la réveilla comme elle venait de s’assoupir et lui causa un effroi indicible. Elle se souleva et regarda l’obscurité, prêtant l’oreille, tandis que son cœur battait violemment. L’idée qu’on pouvait monter dans sa chambre, enfoncer la porte, l’assassiner pour la voler, se présenta à son esprit avec l’intensité que les terreurs nocturnes donnent à toutes choses.

Elle ralluma la chandelle, et, courant nu-pieds sur le carreau, alla mettre la table, chargée du pot à l’eau et de la cuvette, devant la porte, qu’elle ferma à double tour. C’était un bien faible rempart ; mais, si elle se rendormait, tout cela ferait du bruit en tombant et l’éveillerait ; elle aurait le temps d’ouvrir la fenêtre, d’appeler au secours.

Elle se recoucha, écoutant toujours si on ne montait pas l’escalier, bientôt le bruit cessa en bas ; mais Lucienne n’en fut que plus effrayée : quelqu’un pouvait s’être caché et attendre justement que tout le monde fût parti pour monter faire son mauvais coup. Elle unit par se calmer cependant et s’endormit.

Lorsque le jour inonda sa chambre le lendemain matin, elle se moqua de ses terreurs et se promit d’être plus brave à l’avenir.

— Je dois me défaire de toutes ces faiblesses, se dit-elle, puisqu’il me faut vivre désormais seule et sans protection.

Dès qu’elle fut levée, elle sortit et se dirigea vers la chaumière du père Grialvat, impatiente d’avoir des nouvelles de cette pauvre fille à laquelle elle avait paru s’intéresser.

Elle suivait la route par laquelle elle avait vu la veille revenir les bestiaux. De tous côtés s’étendaient des vignes, interrompues seulement de loin en loin par des carrés de pommes de terre ou un champ de luzerne.

Un doux soleil un peu voilé éclairait la campagne.

À mesure qu’elle avançait, Lucienne éprouvait de nouveau cette impression de souvenir lointain qui l’avait frappée la veille. L’aspect de ce paysage était familier à ses yeux. Elle avait certainement grimpé à ces talus pierreux qui s’éboulaient vers la route, retenus çà et là par des planches disjointes. En enfilant certains sentiers qu’elle suivait des yeux, elle était sûre qu’on arrivait à une rivière bordée de peupliers, une toute petite rivière large comme un fossé. Mais comment savait-elle cela ? Elle s’interrogeait en vain. Tout à coup, à un mouvement du terrain, une chaumière lui apparut au bord du chemin, avec son toit moussu et sa haute cheminée, laissant fuir des flocons de fumée bleue.

Lucienne s’arrêta court et poussa un cri en voyant cette chaumière ; la lumière se faisait dans son esprit.

— Oui, oui ! c’est bien cela, se dit-elle. Je me reconnais parfaitement. Là, cette cabane en planches abritait une chèvre brune et son chevreau. Sous ce hangar couchaient les poules et un gros chien noir. Voici là-bas la cuve de briques où on faisait la lessive. Et l’intérieur de la maison, je n’ai pas besoin de le voir, je le connais bien ; je me souviens des bottes d’oignons pendues aux solives du plafond, de la grande cheminée avec son baldaquin de serge rouge, de la terre battue qui forme le plancher. Je vois le lit là, à gauche de la porte, et, près du lit, un petit berceau, le mien.

Elle s’élança vers la chaumière. La porte était entr’ouverte, elle entra avec impétuosité.

— Je ne me trompais pas, rien n’est changé, s’écria-t-elle ; cette porte s’ouvre sur une cour où il y a un puits, et même l’un des seaux a une de ses planches fortement écornée en haut.

— V’là ben longtemps qu’on l’a changé ce sciau-là, mais il était ben comme vous dites, répondit une femme qui soufflait le maigre feu de la cheminée. Vous êtes donc déjà venue dans cette maison ?

— J’ai été en nourrice ici même, dit Lucienne, qui, en proie à une violente émotion, se laissa tomber sur un escabeau. Est-ce vous qui m’avez donné votre lait ?

— Ça ne peut être moi, dit la femme en se relevant, je n’ai jamais évu de nourrisson.

À ce moment un faible gémissement se fît entendre ; Lucienne tourna la tête et vit, dans ce lit qui était toujours à la même place à gauche de la porte, une jeune femme pâle, presque une ombre, qui essayait de se soulever.

— Mon Dieu ! suis-je chez le père Grialvat ? demanda Lucienne.

— Vous y êtes, et voilà sa pauvre fille qui est ben malade, dit la femme. J’étais venue pour lui faire un peu de tisane ! Mais on dirait qu’elle veut vous parler.

Lucienne s’approcha vivement du lit. La malade se souleva encore.

— Êtes-vous mademoiselle Perrault ? demanda-t-elle d’une voix sourde.

— Oui, dit Lucienne.

— Alors, c’est maman qui vous a nourrie ; et moi, je vous ai portée bien souvent dans mes bras d’enfant, dit-elle en se laissant retomber sur l’oreiller et en regardant Lucienne avec une expression de joie profonde.

Une stupéfaction mêlée d’épouvante rendait Lucienne muette et pâle. Comment ! c’était le hasard qui avait fait cela ? Était-ce possible ? C’était lui qui l’avait conduite dans ce village dont elle avait oublié jusqu’au nom ? N’était-ce pas plutôt un attrait mystérieux, un souvenir parlant au cœur, avant que l’esprit soit éveillé, qui l’avait poussée à descendre là, quand elle avait regardé le pays du haut du wagon ? ou bien une puissance inconnue avait-elle vraiment guidé ses pas jusqu’au chevet de cette mourante, là, sous ce toit qui avait abrité ses premières larmes et ses premiers sourires ? Elle était tentée de le croire tant ce qui lui arrivait lui semblait prodigieux.

— Est-ce que vous vous souvenez de moi ? demanda la malade ; c’est que voilà longtemps que vous êtes partie d’ici ; vous devez aller sur vingt ans. Quand on est venu vous chercher, vous aviez trois ans, un bel âge pour un nourrisson ! Étiez-vous diable ! Moi, j’avais dix ans dans ce temps-là.

— Vous n’êtes donc pas ma sœur de lait ? dit Lucienne.

— Non, c’était Pauline. Elle est morte voilà tantôt un an. Ma pauvre mère aurait-elle été heureuse de vous revoir.

— Où est-elle ?

— Morte aussi. Je vais les rejoindre, je leur parlerai de vous.

— C’est-t’y drôle comme elle a sa tête ! dit la voisine, voilà huit jours qu’elle ne parlait à personne.

— Savez-vous mon nom ? dit la malade à Lucienne.

— N’est-ce pas Marie ? répondit Lucienne comme par hasard.

— Mais oui ! Ah ! c’est gentil de vous en être souvenue !

Et un faible sourire détendit les lèvres de la pauvre fille ; c’était le premier sans doute depuis bien longtemps.

Lucienne avait des larmes plein les yeux.

— Je vous en prie, madame, dit-elle à la voisine, allez chercher un médecin. On me dit que cette pauvre Marie n’est pas soignée du tout, et que son père la maltraite ; mais je ne bouge plus d’ici, et je vais tâcher de la guérir.

— Vous êtes une brave demoiselle, dit la paysanne, je cours chez le docteur et je lui dirai que, cette fois, on suivra les ordonnances.

Marie avait jeté à Lucienne un regard d’une inexprimable douceur, puis, lasse d’avoir parlé, elle s’était assoupie.

Lucienne ne pouvait revenir de sa surprise. Elle s’était assise au chevet de la malade et regardait autour d’elle, se demandant si elle était bien éveillée. Comment avait-elle pu si complètement oublier sa première enfance et le lieu où elle s’était paisiblement écoulée, tandis qu’on se souvenait si bien d’elle dans ce lieu même ? Une mémoire de trois ans est cependant déjà capable de retenir les impressions, et les premières tendresses que l’enfant éprouve pour ceux qui protègent ses premiers pas sont parmi les plus profondes ; mais, dans ces jeunes cerveaux, les souvenirs s’effacent si on ne les ravive pas de temps en temps ; et jamais on n’avait reparlé à Lucienne de sa nourrice, ni du village où elle avait bu les premières gorgées de la vie ; aucune parole, aucun objet n’étant venu lui rappeler cette humble famille qui l’avait aimée et soignée, toute cette époque s’était voilée, ne lui laissant que le sentiment confus d’un grand chagrin éprouvé autrefois, duquel dataient ses souvenirs et qui marquait pour elle son entrée dans la vie.

Mais voilà que le hasard soulevait brusquement ce voile tiré sur un coin de son esprit et la ramenait, au moment où elle s’y attendait le moins vers cette famille qui était un peu la sienne. Hélas ! en effet, elle ne revenait près d’elle que pour la voir périr. Que restait-il en effet de ce groupe qu’elle aurait pu aimer encore ? une pauvre fille mourante et un ivrogne.

— Comment ! se disait-elle, cet homme que j’ai vu hier est mon père nourricier ! il m’a fait sauter dans ses bras !

À ce moment, un vieux chien noir, pelé et crotté, poussa la porte et entra dans la chaumière.

— Finaud ! s’écria Lucienne, retrouvant soudain ce nom. Le chien la regarda un instant, puis continua à marcher vers la cheminée. Lui aussi avait oublié.

Le père Grialvat suivait de près le chien. Il entra bruyamment, et la malade se réveilla en sursaut.

— Tiens ! vous v’là déjà, ma belle demoiselle, s’écria-t-il ; je n’aurais pas cru que vous seriez levée si tôt.

— Tu ne reconnais pas mam’zelle ? dit Marie de sa voix faible.

— Comment que je la reconnaîtrais ? je ne la connais pas, dit le paysan.

— Mam’zelle Perrault.

— La petite Lucie ? C’est-t’y Dieu possible, ça serait elle ? s’écria-t-il, tandis qu’une véritable émotion adoucissait l’expression de son visage.

— C’est elle-même, dit Lucienne, en lui tendant la main.

Le bonhomme prit cette petite main blanche dans les deux siennes et la serra avec effusion.

— Ça fait plaisir tout de même ; ça me rajeunit, dit-il.

— Oui, de son temps, tu n’étais pas ce que tu es aujourd’hui, dit Marie ; tu ne buvais pas et tu travaillais.

— C’est vrai que, depuis la mort de ma pauvre femme, je me suis un peu dérangé ; mais n’faut pas le dire devant la demoiselle, ça m’humilie. Parlons de l’ancien temps, plutôt. Nous avez-vous fait endêver ! quand vous alliez sur vos trois ans, toujours à gaminer à travers champs, que j’perdais des demi-journées à courir après vous, par peur de la rivière que vous affectionniez beaucoup. En avez-vous déchiré des cottes, en jouant à cache-cache dans les broussailles ! tout de même, nous vous aimions plus que nos propres enfants ; vous étiez la viaie maîtresse ici et vous nous meniez tambour battant. Aussi, quel chagrin, quand vous êtes partie ! j’ai cru que vous alliez avoir les convulsions ; et nous, nous pleurions tous comme des veaux. Ma pauvre femme en a fait une maladie, le chagrin lui avait fait tourner son lait ; vous n’avez pas su ça ?

— Hélas ! non, je n’ai jamais, eu de vos nouvelles.

— Votre mère n’a plus jamais écrit, nous ne savions pas où vous étiez ; mais nous parlions sans cesse de vous… Et comme ça, vous êtes tout de même revenue voir si nous n’étions pas tons morts. Je comprends maintenant pourquoi vous vous informiez de nous chez la mère Bourguignon.

Lucienne n’avoua pas qu’elle était venue dans une tout autre intention ; elle laissa le père Grialvat dans cette erreur qui expliquait si naturellement sa présence au village.

— C’est le bon Dieu qui vous envoie, dit le paysan, car j’étais tout au fin bout de la misère et du découragement.

Si vraiment elle pouvait accomplir là une bonne action, remettre ce père de famille dans le chemin du travail, adoucir les derniers instants de cette pauvre martyre, la sauver peut-être, il semblait à Lucienne que beaucoup de ses fautes passées seraient effacées.

— Si elle pouvait guérir ! se disait-elle en regardant le visage pâle et émacié de la malade, je l’emmènerais avec moi ; ce serait une compagne, une sœur ; je ne serais plus seule au monde.

La voisine revint amenant le médecin, un brave homme simple et sans façon.

— Ça ne va donc pas, ma fille, dit-il en s’approchant du lit. Je vous trouve mieux cependant que la dernière fois que je suis entré en passant. Avez-vous pris la potion ?

La malade secoua la tête.

— C’est ma faute, j’aurais dû l’apporter moi-même. Je vais tous l’envoyer. Mangez, si vous avez faim, et tâchez de vous distraire un peu.

— Ah ! aujourd’hui, je me sens très-bien ; je suis si heureuse ! dit-elle, en tournant les yeux vers Lucienne.

Le médecin suivit ce regard et aperçut la jeune femme, qu’il salua.

— C’est une garde-malade que le bon Dieu m’envoie, dit Marie.

Lorsqu’il quitta la chaumière, Lucienne suivit le médecin.

— Avez-vous l’espoir de la sauver ? lui dit-elle.

— Pas le moindre espoir. La pauvre enfant ! elle est poitrinaire au dernier degré ; il est même incroyable qu’elle vive encore et trouve un souffle pour parler ; c’est comme une lampe qui brûle ses dernières gouttes d’huile. Elle va s’éteindre peut-être demain, peut-être dans huit jours ; cette dernière étincelle dure quelquefois longtemps.

— On peut du moins la soulager, rendre ses derniers jours plus doux ?

— Certes, donnez-lui tout ce qu’elle voudra. Rien ne peut plus lui faire ni bien ni mal à présent. Si des crises de délire la prenaient, administrez la potion ; mais elle n’a plus même la force de souffrir.

Tout en parlant, le médecin était remonté dans le rustique cabriolet qui l’attendait.

— Revenez voir la malade cependant, pour la rassurer, dit Lucienne.

— Je reviendrai, dit-il en la saluant, et il s’en alla.

Lucienne rentra singulièrement troublée dans la chaumière.

— Ainsi elle est condamnée ! se dit-elle, ainsi, ce serait cette pauvre fille qui m’a bercée et aimée, lorsque j’étais enfant, dont la mort servirait mes projets ? Fatalité étrange ! La volonté du sort, en me poussant vers elle, s’est manifestée d’une façon trop évidente pour que je songe à lui résister. Que le sort donc s’accomplisse. J’aurai du moins apporté ici quelques rayons de bonheur.

Elle cacha son trouble cependant en s’approchant de la malade.

Trois marmots, de hauteurs diverses, avaient fait leur entrée dans la chambre. Ils se tenaient debout et regardaient Lucienne d’un air stupéfait, en mettant leurs doigts dans leur bouche avec un ensemble touchant. Ils étaient tout barbouillés, en haillons ; leur chevelure, pleine de feuilles sèches et de brins de paille, avait l’air d’une broussaille.

— Ceux-là, vous ne les connaissez pas, dit Grialvat, ils sont venus après votre départ.

— Ils sont bien mal tenus et bien maigres, dit Lucienne en fronçant les sourcils ; vous les nourrissez mal, à ce que je vois.

Le mauvais père courba la tête sous le regard de celle qu’il avait élevée.

— Pa, du pain ! s’écria l’aîné des enfants, qui semblait avoir compris quelque chose des paroles de Lucienne.

— Pain ? répétèrent les deux autres sans retirer leurs doigts de leur bouche.

— Allez vite chercher des provisions, dit Lucienne que ce cri d’enfants affamés avait fait frissonner ; je déjeunerai avec vous, ajouta-t-elle, en donnant une pièce de vingt francs à Grialvat.

— Ces pauvres petits ! ils vivent à peu près de charité depuis que je suis couchée, dit Marie lorsque son père fut parti ; et à les voir on les prendrait bien pour des mendiants. Que deviendront-ils quand je n’y serai plus ?

— Je m’occuperai d’eux dès aujourd’hui, dit Lucienne, et je vous promets d’assurer leur avenir. Le père lui-même reviendra peut-être à de meilleurs sentiments ; il ne me semble pas aussi incorrigible qu’on le croit.

— Puissiez-vous dire vrai ! murmura Marie en levant ses grands yeux pâles vers les solives du plafond. Peut-être aurez-vous de l’influence sur lui.