Lucrezia Floriani/Chapitre 19

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Lucrezia Floriani
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XIX.

Salvator, endormi sous l’ombrage, venait de se réveiller plein de bien-être et de gaieté. Quand nous nous sentons dispos et pleins d’exubérance, nous n’avons pas le sens aussi délicat que de coutume pour observer ou deviner les peines d’autrui. La pâleur et l’abattement de Karol échappèrent donc au regard de son ami ; et la Floriani, les attribuant à la fatigue des larmes que l’amour et l’attendrissement lui avaient fait verser à la vue de son portrait, ne songea pas à s’en inquiéter.

Lorsque, dans l’enfance, nous souffrons d’une secrète douleur, nous voudrions que tout ce que nous faisons pour la cacher devînt inutile devant la pénétration subtile et bienfaisante des êtres qui nous aiment ; et comme, en même temps, nous nous taisons avec fierté, nous avons l’injustice de croire qu’ils sont indifférents, parce qu’ils ne sont pas importuns. Beaucoup d’hommes restent enfants en ce point, et Karol l’était resté particulièrement. La gaieté active et bruyante de Salvator le rendit donc de plus en plus chagrin, et la sérénité de la Lucrezia, qui, jusque-là, s’était communiquée à lui par attraction, perdit pour la première fois sa bénigne influence.

Pour la première fois aussi, le bruit et le mouvement perpétuel des enfants le fatiguèrent. Ils étaient habituellement calmes sous l’œil de leur mère ; mais, pendant le dîner, ils furent tellement excités et ravis par les taquineries amicales, les caresses et les rires de Salvator, qu’ils menèrent grand tapage, répandirent leurs verres sur la nappe et chantèrent à tue-tête, répétant toujours le même refrain, comme ces pinsons que les Hollandais font lutter, et pour lesquels ils engagent des paris. Célio cassa son assiette, et son chien se mit à aboyer si fort qu’on ne s’entendait plus.

La Floriani ne s’interposait pas bien sévèrement ; elle riait malgré elle des enfantillages de Salvator et des plaisantes reparties de ses marmots ivres de plaisir, et hors d’eux-mêmes, comme le deviennent si aisément ces petits êtres nerveux quand on les excite.

Karol admirait chaque jour, depuis deux mois, les grâces et les gentillesses de cette couvée d’anges, et il les aimait tendrement à cause de celle qui leur avait donné le jour. Il ne se rappelait pas qu’ils eussent des pères, et quels pères, peut-être ! Il les croyait nés du Saint-Esprit, tant ils lui semblaient parés des dons célestes de leur mère. La Floriani lui savait un gré infini de cette tendresse qu’il exprimait avec tant d’effusion, et qui se traduisait en observations si fines et si poétiques sur leurs divers genres de beauté et d’aptitude.

Pourtant, les enfants ne l’aimaient point.

Ils avaient comme peur de lui, et il était difficile de s’expliquer pourquoi ses doux sourires et ses délicates complaisances les trouvaient irrésolus et timides. Le chien de Célio lui-même couchait les oreilles et ne remuait point la queue quand le prince le nommait en le regardant. Cet animal savait bien qu’il parlait de lui avec bienveillance, mais qu’il ne le touchait jamais, et qu’une secrète aversion physique lui faisait craindre d’effleurer seulement un animal quelconque. Si les chiens ont un merveilleux instinct pour se méfier des gens qui se méfient d’eux, il ne faut pas s’étonner que les enfants aient le même avertissement intérieur à l’approche de ceux qui ne les aiment pas. Karol n’aimait pas les enfants en général, quoiqu’il ne l’eût jamais dit, quoiqu’il ne se le dît pas à lui-même. Au contraire, il croyait les aimer beaucoup, parce que la vue d’un bel enfant le jetait dans un attendrissement de poëte et dans un ravissement d’artiste. Mais il avait peur d’un enfant laid ou contrefait. La pitié qu’il ressentait à son approche était si douloureuse, qu’il en était réellement malade. Il ne pouvait accepter dans l’enfant le moindre défaut physique, pas plus que chez l’homme il ne pouvait tolérer une difformité morale.

Les enfants de la Floriani étant parfaitement beaux et sains, charmaient ses regards ; mais si l’un d’eux fût devenu estropié, outre la douleur qu’il en eût ressenti dans son âme, il eût été saisi d’un malaise insurmontable. Il n’eût jamais osé le toucher, le porter dans ses bras, le caresser. Un enfant stupide ou méchant, sous ses yeux, lui eût été un fléau à le dégoûter de la vie ; et, loin d’entreprendre de l’amender, il se fût enfermé dans sa chambre pour ne pas le voir ou l’entendre. Enfin, il aimait les enfants avec son imagination, et non avec ses entrailles ; et, tandis que Salvator disait qu’il subirait l’ennui du mariage rien que pour avoir les joies de la paternité, Karol ne pensait pas sans frissonner aux conséquences possibles de sa liaison avec la Floriani.

Au dessert, la gaieté de Célio étant arrivée à son paroxysme, il se blessa assez profondément en coupant un fruit. En voyant son sang jaillir avec abondance, l’enfant eut peur et grande envie de pleurer ; mais sa mère, avec beaucoup de présence d’esprit et de sang-froid, lui prit la main, l’enveloppa dans sa serviette, et lui dit en souriant : « Eh bien ! ce n’est rien du tout ; ce n’est pas la première ni la dernière de tes blessures ; continue la belle histoire que tu nous racontais ; je te panserai quand tu auras fini. »

Une si bonne leçon de fermeté ne fut pas perdue pour Célio, qui se prit à rire ; mais Karol qui, à la vue du sang, avait failli s’évanouir, ne comprit pas que la mère eût le courage de ne point vouloir s’en inquiéter.

Ce fut bien pis quand, au sortir de table, la Floriani lava les chairs, rapprocha les lèvres de la blessure, et fit une ligature solide, le tout d’une main qui ne tremblait pas. Il ne concevait pas qu’une femme pût être le chirurgien de son enfant, et il fut effrayé d’une énergie dont il ne se sentait pas capable. Tandis que Salvator aidait Lucrezia dans cette petite opération, Karol s’était éloigné et se tenait sur le perron, ne voulant pas regarder, et voyant, malgré lui, cette scène si simple et si vulgaire, qui prenait à ses yeux les proportions d’un drame.

C’est que là, comme partout, dans les petites choses comme dans les grandes, il ne voulait point prendre la vie corps à corps ; et tandis que la Floriani, prompte et vaillante, étreignait le monstre sans terreur et sans dégoût, il ne pouvait se résoudre, lui, à le toucher du bout des doigts. Célio était fort calmé par cette petite saignée fortuite, mais les autres enfants ne l’étaient guère. Les petites filles, Béatrice surtout, étaient encore comme folles, et le petit Salvator, passant rapidement de la joie à la colère, puis à la douleur, se montra si volontaire, et jeta de tels cris de domination et de désespoir, que Lucrezia fut forcée d’intervenir, de le menacer, et enfin de le prendre dans ses bras pour le mener coucher malgré lui. C’était la première fois qu’il criait de la sorte aux oreilles de Karol, ou plutôt c’était la première fois que Karol se trouvait disposé à s’apercevoir qu’un marmot, quelque charmant qu’il soit, a toujours des instincts tyranniques, d’âpres volontés, des obstinations insensées, et, pour ressource ou manifestation, des cris aigus. La rage et le chagrin de Salvator, ses sanglots, ses larmes véritables qui ruisselaient comme une pluie d’orage sur ses joues roses, ses beaux petits bras qui se débattaient et s’en prenaient aux cheveux de sa mère, la lutte de Lucrezia avec lui, sa voix forte qui le gourmandait, ses mains souples et nerveuses qui le contenaient avec la puissance d’un étau, sans perdre ce moelleux qu’ont toujours les mains d’une mère pour ne pas froisser des membres délicats, c’était là un tableau qui avait sa couleur pour le comte Albani, et qu’il regardait avec un sourire, mais que Karol vit avec autant d’effroi et de souffrance que la blessure et le pansement de Célio.

— Mon Dieu ! s’écria-t-il involontairement, que l’enfance est malheureuse, et qu’il est cruel d’avoir à réprimer les appétits violents de la faiblesse !

— Bah ! répondit Salvator Albani en riant, dans cinq minutes il sera profondément endormi, et, après lui avoir donné le fouet pour amener la réaction, sa mère le couvrira de baisers durant son sommeil.

— Tu crois qu’elle le frappera ? reprit Karol épouvanté.

— Oh ! je n’en sais rien, je dis cela par induction, parce que ce serait le meilleur calmant.

— Ma mère ne m’a jamais frappé ni menacé, j’en suis certain.

— Tu ne t’en souviens pas, Karol. D’ailleurs, ça ne serait pas une raison pour prouver qu’il n’est pas nécessaire, parfois, d’employer les grands moyens. Je n’ai pas de théories sur l’éducation, moi, et dans celle qui convient au premier âge, tu vois que j’ai plutôt l’art de rendre les enfants terribles que de les réprimer. Je ne sais pas comment la Floriani s’y prend pour se faire craindre, mais je crois que la meilleure méthode doit être celle qui réussit. J’ignore s’il y a parfois nécessité de battre un peu les marmots, je saurai cela quand j’en aurai, mais je ne m’en chargerai pas. J’ai la main trop lourde, ce sera la fonction de leur mère.

— Et moi, si j’avais le malheur d’être père, reprit Karol avec une sorte de raideur douloureuse, je ne pourrais souffrir ce bruit discordant de révoltes et de menaces, ce combat avec l’enfance, ces larmes amères d’un pauvre être qui ne comprend pas la loi de l’impossible, ces emportements à froid de la pédagogie paternelle, ce bouleversement subit et affreux de la paix intérieure, ces tempêtes dans un verre d’eau, qui ne sont rien, je le sais, mais qui troubleraient mon âme comme des événements sérieux.

— En ce cas, cher ami, il ne faut pas perpétuer ta noble race, car ces orages-là sont inévitables. Crois-tu donc sérieusement que tu n’as jamais demandé la lune avec des rugissements de fureur, avant de comprendre que ta mère ne pouvait pas te la donner ?

— Non, je ne le crois pas, je n’ai aucune idée de cela.

— C’est une métaphore que j’emploie, mais je serais fort étonné que quelque chose d’équivalent ne te fût jamais arrivé, car il me semble que tu as conservé de ces prétentions à l’impossible, et que tu demandes encore à Dieu, quelquefois, de mettre les astres dans le creux de ta main.

Karol ne répondit rien, et la Floriani ayant réussi à apaiser son marmot, revint proposer une promenade en nacelle sur le lac. Le petit Salvator n’avait point subi la loi antique, la peine consacrée du fouet. Sa mère savait bien que la fraîcheur de sa chambre, l’obscurité et le moelleux de sa couchette, le tête-à-tête avec elle, et le son de sa voix lorsqu’elle lui chanterait l’air destiné à l’endormir, le calmeraient presque instantanément ; elle devinait aussi, sans savoir quelle gravité ces misères prenaient aux yeux de Karol, que ce bruit avait dû le contrarier un peu.

Pour faire diversion, elle l’emmena sur le lac avec Salvator Albani, Célio, Stella et Béatrice. Mais, à quelques brasses de la rive, on rencontra le vieux Menapace qui partait pour aller tendre ses filets. Les enfants voulurent sauter dans sa barque, et leur mère voyant que le vieux pêcheur désirait leur démontrer ex professo un art qui était, à ses yeux, le premier de tous, consentit à les lui confier.

Karol fut effrayé de voir ces trois enfants encore excités et fébriles, s’en aller avec un vieillard si égoïste, si froid, et qu’il jugeait si peu capable de les retirer de l’eau ou de les empêcher d’y tomber. Il en fit l’observation à Lucrezia, qui ne partagea pas son inquiétude.

« Les enfants élevés au milieu d’un danger le connaissent fort bien, répondit-elle ; et quand il en tombe quelqu’un dans notre lac, c’est toujours un enfant étranger, qui y est venu en promenade, et qui ne sait pas se préserver. Célio nage comme un poisson, et Stella, toute folle qu’elle est ce soir, veillera comme une mère sur sa petite sœur. D’ailleurs, nous les suivrons et ne les perdrons pas de vue. »

Karol ne put venir à bout de se tranquilliser. Il ressentait l’angoisse des sollicitudes paternelles malgré lui, et, depuis qu’il avait vu Célio se faire une blessure, il avait la tête remplie de catastrophes imprévues. Enfin, sa paix était troublée au moral et au physique, à partir de ce jour néfaste, où il ne s’était pourtant rien passé de marquant pour les autres, mais où l’habitude et le besoin de souffrir s’étaient réveillés en lui.

La promenade fut pourtant très-paisible. Le lac était superbe aux reflets du couchant ; les enfants s’étaient calmés et prenaient un plaisir sérieux à voir tendre les filets du grand-père dans une petite anse fleurie et embaumée. Salvator ne parlait plus de Venise, et, par un heureux hasard, le nom de Boccaferri ne venait plus sur ses lèvres. La Floriani cueillit des nénuphars, et, sautant d’une barque dans l’autre, avec une légèreté et une adresse qu’on n’eût pas attendues d’une personne un peu lourde en apparence dans ses formes, mais qui rappelaient ses habitudes de jeunesse, elle orna de ces belles fleurs la tête de ses filles.

Karol commençait à se radoucir intérieurement. Le vieux Menapace guidait la barque avec un aplomb et une expérience consommés à travers les rochers et les troncs d’arbres entassés au rivage. Aucun enfant ne se noyait, et Karol s’habituait à les voir courir d’un bord à l’autre, diriger le gouvernail et se pencher sur l’eau, sans tressaillir à chacun de leurs mouvements.

La brise du soir s’élevait suave et charmante, apportant le parfum de la vigne en fleurs et de la fève à odeur de vanille.

Mais il était écrit que cette journée finirait l’extase tranquille de Karol et marquerait pour lui le commencement d’une série de petites souffrances inexprimables. Salvator trouva que les nénuphars étaient si beaux que la Floriani devait en mettre aussi dans ses cheveux noirs. Elle s’y refusa, disant qu’elle avait assez subi au théâtre le poids des coiffures et des ornements, et qu’elle était heureuse de ne plus sentir sur sa tête la gêne d’une seule épingle. Mais Karol partageait le désir de son ami, et elle consentit à ce qu’il passât quelques fleurs dans ses tresses splendides.

Tout allait bien, excepté la coiffure que Karol arrangeait sans art et sans adresse, tant il craignait de faire tomber un seul cheveu de cette tête chérie. Salvator eut la malheureuse idée de s’en mêler. Il défit l’ouvrage du prince, et, prenant à deux mains la riche chevelure de la Floriani, il la roula sans façon et l’entremêla de roseaux et de fleurs, selon son goût. Il réussit fort bien, car il avait de l’habileté pour ce qu’on appelle trivialement le tripotage, expression trop familière, mais difficile à remplacer. Il entendait bien la statuaire au point de vue de l’ornementation.

Il fit à la Floriani une coiffure digne d’une naïade antique, en lui disant : « Est-ce que tu ne te souviens pas qu’à Milan, quand je me trouvais dans ta loge pendant ta toilette, j’y mettais toujours la dernière main ?

— C’est vrai, répondit-elle, je l’avais oublié ; tu avais un don particulier pour donner du caractère aux ornements, pour trouver l’assortiment heureux des couleurs, et je t’ai souvent consulté pour mes costumes.

— Tu n’y crois pas, Karol ? reprit Salvator en s’adressant à son ami, qui avait fait le mouvement d’un homme qui reçoit un coup d’épingle ; regarde-la, comme elle est belle ! Tu n’aurais jamais trouvé comme moi ce qui convenait à la ligne de son front, au volume de sa tête et à la puissance de sa nuque. Tu ne la dégageais pas assez. Elle avait l’air d’une madone avec ta coiffure, et ce n’est point là le caractère de sa beauté. Elle est déesse maintenant. Prosternons-nous, faibles mortels, et adorons la nymphe du lac ! »

En parlant ainsi, Salvator pressa d’un lourd baiser les genoux de la Floriani, et Karol tressaillit comme un homme qui reçoit un coup de poignard.