Lui (Colet)/22

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Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 346-355).

xxii


Je n’écrivis pas à Léonce pendant plusieurs jours, il s’en étonna et s’en émut ; mes lettres étaient une des plus vives distractions de sa solitude : elles lui étaient devenues indispensables ; moins pour l’amour qu’elles contenaient, je l’ai bien compris plus tard, que pour le courant parisien qu’elles portaient jusqu’à lui. J’étais la gazette quotidienne qui lui apprenait les nouvelles littéraires et celles du monde. Depuis que je connaissais Albert, ces lettres de chaque jour l’intéressaient plus encore ; mon silence subit le troubla ; il sortit de sa quiétude. Il me suppliait, avec des paroles qui me parurent vraiment tendres, de finir ce tourment qui l’empêchait de travailler et de vivre ; si je souffrais, si quelque événement agitait ma vie, je n’avais qu’à le lui dire, avant trois jours il serait près de moi. Eh ! pourquoi donc n’accourt-il pas ? pensais-je, était-ce toujours à moi de le désirer, de l’appeler et de l’attendre ?

Pourtant dans la disposition d’esprit où j’étais, le voir m’eût été douloureux ; il fallait avant qu’un peu de calme et de confiance se fussent refaits dans mon cœur. Ses lettres y contribuèrent ; elles devenaient de plus en plus douces ; on eût dit que devinant l’orage qui grondait en moi, il voulait l’apaiser par des mots suaves. Je lui répondis sans amertume, mais sans lui parler de notre prochaine réunion, que j’avais si passionnément désirée. Pour la première fois, je lui fis presque un mensonge. Je motivai mon silence sur un travail impérieux que j’avais dû finir, et je suspendis ses questions au sujet d’Albert, en lui disant que je ne le voyais plus et le croyais absent.

En effet, Albert n’avait pas reparu. Les jours s’écoulaient ; je l’espérais chaque matin, et chaque soir je me disais : C’est donc fini, il ne reviendra plus. Dans mon inquiétude, j’avais plusieurs fois envoyé Marguerite demander de ses nouvelles ; son portier avait toujours répondu qu’on ne pouvait le voir, il passait les nuits dehors et les jours il s’enfermait pour dormir. Son absence remplissait mon cœur d’une préoccupation très-vive. J’entendais autour de moi comme l’écho de ce qu’il m’avait dit de charmant et de passionné, et je vivais pour ainsi dire dans cette vibration de son esprit et de son amour. Il manquait à ma solitude, il manquait aussi à mon fils, qui s’était pris à l’aimer de plus en plus, et qui me répétait sans cesse :

— Pourquoi donc Albert ne revient-il pas ?

Il faisait un mois de juillet pluvieux et sombre aussi triste que novembre. Je passais les heures à regarder, frissonnante, la pluie qui ruisselait à travers les vitres et tombait avec un bruit monotone sur les feuilles des arbres ; les agitations fougueuses ressenties durant les beaux jours s’étaient apaisées ; je n’étais plus atteinte par les effluves périlleuses d’une atmosphère en feu qui, en passant dans l’air que nous respirons, nous pénètrent et nous brûlent. Je subissais comme l’anticipation d’une vieillesse soudaine, où le calme se fait dans le sang et dans le cœur, et n’y laisse plus qu’une sympathie placide pour ceux qui furent orageusement aimés. J’éprouvais une mélancolie heureuse, dégagée d’indignation contre Léonce et sans effroi de l’amour d’Albert. Je pensais à cette heure où la mort nous emporterait tous les trois dans la cité mystérieuse qui confond les âmes ; je me disais : Malheur à ceux qui s’étant aimés dans la vie, ne pourront s’aimer dans la mort. Alors il me venait des idées si clémentes, que j’aurais voulu donner un baiser de paix, un baiser de l’âme, à tous ceux qui me furent chers ici-bas. Comme j’étais plongée, un matin, dans une de ces rêveries bienfaisantes et que je regardais la pluie qui tombait toujours, mon fils vint me tirer par ma robe en me disant :

— Maman, allons voir Albert ; il m’est apparu cette nuit en rêve ; il était tout pâle étendu sur son lit ; il m’a tendu les bras en m’appelant par mon nom.

— Nous irons, mon enfant, répondis-je, mais je voudrais bien que le soleil se montrât dans le ciel.

— Non, reprit l’enfant, car alors il serait à la promenade, et par ce mauvais temps nous le trouverons chez lui.

Nous partîmes vers deux heures ; la pluie avait cessé, mais de gros nuages couraient encore dans le ciel gris,

— Hâtons-nous, me disait l’enfant, nous ferons une niche à l’orage et nous arriverons avant qu’il n’éclate et nous mouille.

Nous traversâmes d’un pas rapide la place de la Concorde et le jardin des Tuileries. Quand nous fûmes dans la rue Castiglione, nous vîmes sous les arcades un commissionnaire chargé d’une hotte pleine de fleurs.

— Ce serait gentil, me dit mon fils, de donner à Albert un joli pot de camélias comme ceux que porte cet homme ; s’il est malade, cela lui fera plaisir à regarder.

— Je veux bien, répliquai-je ; c’est justement jour de marché aux fleurs à la Madeleine ; as-tu le courage d’aller jusque-là ?

— Oh ! j’irais bien plus loin pour donner une joie à Albert, repartit-il.

Arrivés au milieu des massifs d’arbustes et de bouquets qui embaumaient l’air, je dis à mon fils :

— Choisis ce qui te plaira pour notre ami.

Il arrêta son désir sur un beau camélia à pétales rosées. Un petit commissionnaire hissa sur son épaule le pot que nous venions d’acheter, et nous nous remîmes en marche vers la maison d’Albert.

Comme nous approchions de sa porte, mon fils me dit :

— Crois-moi, passons sans rien demander au portier, il pourrait nous répondre qu’il n’y est pas, tandis que là-haut nous verrons bien. En parlant ainsi, il saisit le pot des mains du petit commissionnaire, et nous nous glissâmes dans l’escalier. Je tremblais un peu en montant les marches, mais la présence de mon enfant me soutenait.

Il posa le camélia sur le seuil de la porte, puis ce fut lui qui sonna d’une main assurée.

Le domestique, qui nous reconnut, nous accueillit d’un air joyeux.

— Allez prévenir M. Albert, lui dit l’enfant, que quelqu’un qui l’aime bien vient le voir.

Ce ne fut pas le domestique qui revint pour nous introduire, ce fut Albert ; il accourut en nous criant : Comment ! c’est vous ! puis, se courbant, il embrassa si passionnément mon fils, que je compris que ses baisers s’adressaient à moi.

— Oh ! chère Stéphanie, me dit-il, vous êtes donc restée pour moi un bon camarade ? Que c’est charmant ce que vous faites là ! Entrez, entrez ; si j’avais pu prévoir votre venue, c’est moi qui aurais rempli de fleurs mon logis pour vous recevoir. Il s’empara de l’arbuste ; il pressa contre ses joues amaigries et contre son front brûlant les frais camélias ; puis, se retournant vers l’enfant, il l’embrassa encore. Il était vêtu d’une robe de chambre en laine blanche où flottait son corps frêle ; son cou, sans cravate, en sortait décharné, et ses pommettes saillissaient à travers sa pâleur.

— Vous avez été malade, lui dis-je.

— Oui, vingt-quatre heures seulement, mais la crise est passée ; elle était inévitable, ajouta-t-il, après ce que j’ai fait pour vous oublier. Mais vous arrivez dans un de mes meilleurs moments ; je n’ai plus assez de force pour commettre des folies, et je vais assez bien pour goûter la douceur de vous voir. Puisque vous avez eu l’aimable idée de me faire visite, poursuivit-il en riant, il faut, marquise, que vous parcouriez tout mon appartement. J’ai là, à côté, une charmante tête de femme que je salue tristement chaque matin à mon réveil, et qui me regarde avec un sourire presque caressant, mais des yeux si fiers qu’ils font baisser les miens.

En disant ces mots, il poussa une large porte vitrée s’ouvrant du salon dans sa chambre, et j’aperçus, au pied de son lit, un petit portrait au crayon qu’il m’avait un jour demandé en feuilletant un album.

Mon fils qui nous suivait, dit :

— Voilà maman ! C’est bien preuve que vous nous aimez. Pourquoi donc ne venez-vous plus nous voir ?

— Vous êtes trop curieux, mon petit ami, et ce n’est pas moi qui vous le dirai.

— Voyons, ne faites plus le méchant, reprit l’enfant, et venez aujourd’hui même vous promener et dîner avec nous.

— Votre mère ne le voudra pas, répliqua Albert.

le lui tendis la main en lui disant :

— Vous savez bien le contraire.

— Allons, allons, dit-il, la vie a encore de bonnes heures : je serais bien bête de ne pas les prendre au vol.

Il nous reconduisit dans le salon, puis rentra dans sa chambre et s’habilla à la hâte.

Dix minutes après, nous étions en voiture dans les Champs-Elysées si souvent parcourus ensemble. Mais ce n’était plus par une nuit brûlante et silencieuse, c’était à l’heure où les promeneurs à cheval ou en calèches se rendaient en foule au bois ; le ciel s’était éclairci et à travers les nuages blancs souriait une lumière calmante.

Mon fils assis sur les genoux d’Albert lui faisait mille questions, l’obligeant à regarder tout ce qui l’intéressait et ne lui laissant guère la possibilité de s’occuper de moi.

Je les considérais tous les deux sans parler et en ce moment Albert me semblait être pour moi un frère bien-aimé qui caressait l’enfant de sa sœur ; je n’éprouvais plus aucun trouble ; j’étais toute à la joie bienfaisante de l’avoir retrouvé.

— Où voulez-vous aller, mon petit despote ? dit-il à mon fils.

— À l’hippodrome, répondit l’enfant sans hésiter.

La joie de mon fils fut grande, en voyant les scènes d’équitation et de voltige qui se succédèrent. Albert qui, avec une flexibilité d’esprit inimaginable, savait passer des idées les plus sublimes et les plus navrantes à toutes les fantaisies riantes et juvéniles, partagea la gaieté de mon fils ; on eût dit deux camarades de collège un jour de vacances.

J’étais bien aise de l’espèce d’isolement tranquille où me laissait le babil de mon fils mêlé à la verve d’Albert ; ils jasaient à qui mieux mieux. Je goûtais là une de ces heures qui détendent l’âme et lui font déposer un moment le poids des passions et des douleurs.

Quand nous redescendîmes l’avenue des Champs-Elysées pour nous rendre chez moi, les promeneurs y affluaient de plus belle. Nous aperçûmes dans la voiture d’un ambassadeur Duchemin qui se pavanait ; il eut un sourire de chat-tigre en me voyant avec Albert.

— Je ne pardonne pas à ce grotesque et cynique personnage le méchant tour qu’il vous a joué au sujet de Frémont, me dit Albert.

Et aussitôt, comme pour lui décocher une flèche, il improvisa contre le pédant quatre petits vers d’une bouffonnerie mordante : c’était sur un rhythme sautillant et vif ; on eût dit des légers coups de la patte aérienne du Trilby de Charles Nodier.

— Nous semblons prédestinés aujourd’hui à la rencontre des méchants et des sots, me dit Albert ; tenez, voilà maintenant Sansonnet et Daunis qui passent ensemble dans ce coupé : le premier, pendant qu’il était pair de France, a essayé ardemment, mais en vain, de me brouiller avec le prince qui fut mon ami ; il ne me pardonnait pas d’avoir dit à un plat journaliste qui le comparait à La Fontaine, qu’il n’était pas même le singe de Florian. Le second, Daunis, m’a empêché d’être joué sur un théâtre dont il était directeur, parce que, il y a dix ans, je ne consentis pas à lui laisser faire un drame en cinq actes sur une de mes petites comédies. Sans vanité, convenez, marquise, que c’eût été un pavé écrasant une fleur. Vous voyez qu’ils ont bien mérité tous deux d’avoir aussi leur quatrain, ajouta Albert, et aussitôt une épigramme vive et folle bondit comme une éclaboussure sur le coupé qui emportait Sansonnet et Daunis.

J’étais ravie de ces traits d’esprit si concis et si nets qu’Albert trouvait en se jouant.

— Voyons, chère marquise, essayez donc un peu à votre tour, me dit-il, je vous ai appris à tourner des vers français, vous m’avez promis de vous y exercer, voilà l’occasion ou jamais.

— Et contre qui donc voulez-vous que je m’escrime ? répliquai-je.

— Mais contre moi-même, reprit-il en riant, il y a des jours où je prête fort à l’ironie et je vous permets de me mordre à belles dents, c’est-à-dire avec les vôtres.

On eût dit qu’un jet de son pétillant esprit avait passé tout à coup en moi, car je fis sans hésiter très-rapidement quatre petits vers de la même mesure que ceux qu’il venait d’improviser.

Cétait une plaisanterie assez piquante sur le décousu de sa vie ; il rit beaucoup d’un trait final tout à fait grotesque et que j’avais trouvé je ne sais comment.

À son tour il me riposta par le même nombre de vers dans lesquels il me raillait en mots très-crus d’être trop idéale, de sorte que sa pensée et ses expressions formaient un contraste bouffon ; je ressaisis le ricochet de l’épigramme et le dirigeai contre une actrice qui passait en ce moment dans l’équipage d’un prince russe.

Albert repartit à son tour ; il lança quatre vers satiriques contre un critique joufflu qui, impuissant à créer, s’essouffle à détruire. Puis quatre autres contre le vieux romancier Bidonville qu’il aperçut en tilbury. Voilà un fat de soixante-quatre ans qui se croit toujours adorable, s’écria Albert. Il a dit chez une de mes cousines un mot de comédie inimitable : voyant un jour la fille de cette cousine, une belle enfant de quatorze ans, un peu triste il se pencha vers la mère et murmura mystérieusement : N’est-ce pas moi qui la rendrais rêveuse ?

Nous continuâmes pendant le dîner et durant une partie de la soirée ce jeu rimé qui nous divertissait fort ; toute la littérature y passa ; Victor et René eux-mêmes ne furent pas épargnés par nos sarcasmes inoffensifs.

Lorsque nous nous séparâmes, Albert me dit gaiement :

— Savez-vous, marquise, que je regrette que vous n’ayez pas le teint un peu plus brun et que vous ne soyez pas un peu plus maigre ; vous eussiez revêtu des habits d’homme, qui m’auraient fait illusion, et alors nous serions restés toute la vie de très-bons amis.