Lui (Colet)/8

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Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 91-101).

VIII

Deux jours se passèrent sans qu’Albert reparût ; j’allais envoyer savoir de ses nouvelles lorsqu’à ma grande surprise il arriva un matin chez moi vers midi : j’étais encore en robe de chambre et je déjeunais avec mon fils.

— Je viens vous voir trop matin, me dit-il, mais je n’ai pu résister aux sollicitations de ce brillant soleil qui inonde Paris. Il m’a poussé dehors à une heure où je ne sors guère, je suis monté en voiture et me voilà, marquise, prêt à vous enlever, vous et votre fils, pour une longue promenade.

L’enfant l’embrassa en le remerciant.

— Mais avez-vous déjeuné ? lui dis-je.

— Non, répliqua-t-il, et je vais déjeuner à l’instant avec vous si vous consentez après à me suivre.

— Je ne m’engage pas aveuglément, où donc irons-nous ?

— À Saint-Germain ; vous savez que je vous dois un dîner ; vous m’avez promis de l’accepter et une femme aussi nette et aussi tranchée que vous dans ses sentiments et ses décisions n’a qu’une parole.

— Ne pourrions-nous aller nous promener puis revenir dîner ici ? je l’aimerais mieux.

— Mais c’est justement le soir que la forêt de Saint-Germain est belle à parcourir, repartit Albert ; je vous raconterai une chasse fantastique. Voyons, marquise, si vous refusez, vous allez me donner de la fatuité ; je penserai que vous avez peur de moi.

— Ne lui fais pas de la peine, me dit mon fils en se suspendant à mon cou, il est si bon.

Comment les refuser ? dans l’isolement où je vivais j’éprouvais parfois le désir impérieux d’un peu d’expansion, d’une promenade, d’une visite, d’une participation au mouvement extérieur qui m’arrachât à moi-même et à l’absorption de mon amour. Albert s’offrait à moi comme un frère aimable, un compagnon intelligent dont l’esprit me ravissait ; j’étais à la fois trop charmée par son génie et trop sûre de mon cœur pour affecter avec lui une réserve formaliste. Quand il n’était pas irrité par l’ivresse ou par le souvenir de ses chagrins, il joignait la bonté et la grâce d’un cœur de poëte aux manières accomplies d’un homme du monde.

— Eh bien ! je consens, lui dis-je.

— Croyez-moi, marquise, ne vous donnez pas l’ennui de vous mettre en toilette : jetez une mante de taffetas noir sur votre robe de chambre ; posez un chapeau quelconque sur vos cheveux relevés à l’aventure et partons.

— Oui, dépêche-toi, reprit mon fils, pendant que tu te prépareras je vais faire déjeuner Albert.

Je les quittai en souriant ; quand je revins, au bout de quelques minutes, Albert avait mangé deux œufs frais et bu une tasse de café noir ; il était moins pâle que de coutume ; ses yeux profonds et clairs avaient dépouillé le nuage des jours précédents. Je vis avec joie qu’il descendait l’escalier avec moins de peine.

Nous trouvâmes devant ma porte une calèche attelée de deux chevaux, je me récriai sur ce luxe inutile pour nous rendre au chemin de fer.

Albert me dit :

— Cette voiture doit nous conduire jusqu’à Saint-Germain ; jamais je ne monterai avec vous dans un wagon banal où la flânerie et la causerie sont interdites.

— Il a toujours raison, dit l’enfant ; nous sommes bien mieux seuls et chez nous dans cette bonne voiture.

Nous traversâmes rapidement Paris et bientôt nous nous trouvâmes dans les champs où le printemps commençait à germer ; les arbres avaient des bourgeons et les blés étaient tout verdoyants ; des troupes de moineaux s’ébattaient des branches aux sillons avec des bruits d’ailes et des petits cris joyeux ; le soleil éclairait au loin tous les accidents de terrain. Dans le ciel bleu pas un point gris ; sur la route unie pas une pierre, pas une flaque d’eau. La calèche volait au galop de deux bons chevaux qu’excitait un cocher fringant : nous respirions un air vivifiant et salubre qui ravissait notre odorat de Parisiens casaniers.

Mon fils s’amusait à tous les tableaux mouvants de la route ; les paysages, les passants, les fermes, les chiens aboyant après notre voiture ; les coqs qui jetaient leur chant clair en gonflant leur crête rouge, étaient pour lui autant de sujets d’exclamation et de plaisir. Nous le laissions à sa joie et restions immobiles, Albert et moi, dans le fond de la calèche.

Albert savait répandre dans sa conversation la merveilleuse variété qu’on trouve dans ses écrits ; d’une pensée profonde et saisissante qui ouvrait les horizons de l’infini, il passait tout à coup à un trait caustique et acéré, rapide comme un de ces javelots antiques dont Homère a décrit la précision ; puis c’étaient des idées mélancoliques et sombres qui noyaient le cœur dans une brume anglaise subitement éclairée par les rayons d’une gaieté d’enfant naïve et folle, raillant, par son entrain la pesanteur de la tristesse et de l’expérience :

— Sentons, rions, goûtons les heures, s’écriait-il alors ; à quoi bon les assombrir en nous ressouvenant !

Avec une intelligence de la trempe de celle d’Albert l’ennui était impossible. Même dans ses jours de trouble et de délire il pouvait contrister le cœur, il ne lassait jamais l’esprit.

La route de Paris à Saint-Germain faite en sa compagnie me parut si courte et si animée que, lorsque je l’ai parcourue depuis en chemin de fer, elle m’a toujours semblé lente et monotone.

La voiture franchit, en allant au pas, la vaste terrasse du château d’où l’on découvre ce superbe panorama trop souvent décrit et admiré, mais dont la beauté est toujours nouvelle au regard. Nous entrâmes sans nous arrêter dans les avenues de la forêt, et nous parcourûmes en tous sens les plus vieilles allées. Les grands arbres où frissonnaient à peine quelques feuilles naissantes, laissaient tomber à travers leurs rameaux la lumière pure du jour. La voiture roulait sans bruit sur le sable ; c’était un mouvement doux et régulier qui berçait ; je ne sais si Albert en sentit l’influence mais il devint tout à coup silencieux. Je jugeai que ses pensées étaient sereines, car son visage restait calme.

— Allez-vous donc vous endormir ? lui dis-je. Pourquoi ne parlez-vous plus ?

— En ce moment, répliqua-t-il, je voyais défiler devant moi une chasse pompeuse de Louis XIV : le jeune roi à la mine hautaine passait entouré des grands seigneurs de sa cour ; les trompes sonnaient, les piqueurs et les meutes s’élançaient au loin, les dames de la maison de la reine en habits de gala suivaient dans des voitures découvertes ; entre toutes m’apparaissait Louise de la Vallière en robe gris pâle relevée par des nœuds de perles comme dans son portrait de la galerie de Versailles ; ses longs cheveux blonds flottaient à l’air et ruisselaient en grappes sur ses joues empourprées par la chaleur. Tenez, nous voici dans un carrefour où la chasse royale fit une halte. Voulez-vous que nous nous y reposions aussi ?

— Oh ! oui, s’écria mon fils, descendons de voiture, je veux voir ce qu’il y a de suspendu à ce grand arbre, courir un peu dans le bois et goûter, si c’est possible, car j’ai grand faim.

Il dit cela avec cette naïveté indiscrète de l’enfance qui n’admet pas une entrave à ses désirs.

— Voici d’abord de quoi repaître votre faim, lui dit Albert en tirant d’une poche de la voiture des bonbons et des fruits.

— Vous êtes donc un magicien ? répliqua l’enfant.

— Point ; mais je vous traite comme Louis XIV traitait Mlle de la Vallière et je veux satisfaire à chacun de vos souhaits.

Nous étions descendus de voiture et, tout en croquant des pralines et des poires, mon fils s’amusait à regarder les ex-voto et la petite chapelle suspendus au tronc du grand chêne ; bientôt il prit ses ébats dans les sentiers voisins.

Albert et moi nous nous assîmes sur le gazon et nous nous pénétrâmes de la chaleur bienfaisante du jour.

— C’est donc ici, reprit Albert, que la chasse s’arrêta. Mlle de la Vallière, haletante d’émotion, suivait de son œil bleu si tendre le regard du roi ; l’accablement d’une journée d’août et l’amour dont son cœur débordait l’enveloppaient de langueur et doublaient son charme : elle s’assit, comme épuisée, au pied d’un de ces arbres. Le roi s’approcha d’elle et lui dit avec un sourire aimable :

« — Que souhaitez-vous ?

— Oh ? sire, fit-elle avec une grâce enfantine, un sorbet serait en ce moment une royale volupté. »

Le roi donna un ordre, deux piqueurs partirent à franc étrier et rapportèrent bientôt du château de Saint-Germain des sorbets et des sirops à la glace.

J’ai cru voir tantôt, là, à la même place où vous êtes, marquise, Louise de la Vallière tenant, dans sa main effilée, une petite coupe de cristal remplie d’une glace à la fraise, ses lèvres purpurines humaient avec délices la neige rose et ses yeux disaient au roi : Merci !

Eh ! bien, chère marquise, savez-vous que ce sorbet savouré de la sorte a causé plus tard la mort de l’aimable pécheresse.

— Et comment cela ? lui dis-je.

— Quand elle fut devenue sœur Louise de la Miséricorde, Mlle de la Vallière, qui portait un cilice et faisait pénitence de son amour, se souvint tout à coup en traversant le cloître par une journée brûlante, de la sensation ineffable de ce sorbet qu’elle avait pris par un jour pareil dans la forêt de Saint-Germain. Elle se demanda comment elle pourrait expier cette sensualité, et s’agenouillant sur une tombe, elle fit vœu de ne plus approcher de ses lèvres une goutte d’eau fraiche ; elle subit héroïquement l’épreuve et la mort s’ensuivit rapidement. Qui ne serait touché de ce dernier trait de la vie de cette grande amoureuse qui devint une sainte ? Plus tard, quand les siècles auront passé sur ce souvenir, il se transformera, n’en doutez pas, en pieuse et touchante légende.

Lorsque Albert eût fini son récit, je me levai, je pris son bras et nous nous élançâmes dans les allées à la poursuite de mon fils.

— Remontons en voiture, me dit Albert, quand nous eûmes rejoint l’enfant, et profitons des dernières heures du jour pour parcourir quelques carrefours lointains de la forêt.

Nous fûmes bientôt emportés dans des allées plus sombres, où, en été, quand les grands arbres avaient leurs feuilles, le jour ne devait pas pénétrer ; ces allées s’entre-croisaient sur des escarpements sauvages coupés par des ravins.

— Il faudra que nous venions revoir ces gorges au temps où les ronces et les lianes s’y entrelacent, reprit Albert ; en attendant nous les traverserons de nouveau ce soir, et vous verrez l’étrange effet de ces grands squelettes d’arbres à la clarté de la lune.

La nuit commençait à tomber lorsque nous arrivâmes à la maison d’un garde-chasse qui tenait un cabaret. Nous dînâmes rapidement et gaiement ; Albert but une bouteille de vin et fit boire mon fils, ce qui plongea presque instantanément l’enfant dans un lourd sommeil. Je le déposai dans la voiture sur la banquette de devant et il ne se réveilla qu’à Paris. Jamais plus belle nuit ne s’était levée dans ce ciel parisien si souvent brumeux ; on pouvait compter dans l’éther les constellations ; les milliers d’étoiles de la voie lactée faisaient cortège à une pleine lune d’une limpidité radieuse.

Tandis que les astres nous éclairaient d’en haut, les grandes lanternes de la voiture qu’Albert avait fait allumer, projetaient sur la route des zones de lumière.

— C’est par une nuit de septembre aussi pure, me dit Albert, que j’ai suivi dans cette forêt une grande chasse aux flambeaux, conduite par le prince qui fut mon ami ; il y avait convié tous ses compagnons d’enfance et de jeunesse ; ceux qui l’avaient aimé au collège et ceux qui l’avaient accompagné à la guerre. Nous étions là une trentaine en habits de chasse et montant des chevaux arabes que le prince nous avait fait distribuer ; la partie de la forêt que nous devions parcourir était illuminée et les piqueurs nous précédaient en portant des torches ; les lointaines avenues s’éclairaient d’une façon fantastique et les arbres centenaires prenaient sous ces lueurs inusitées des postures formidables ; on eût dit d’une forêt enchantée.

L’air retentissait de fanfares joyeuses coupées par intervalles de chœurs du Freyschütz et de Robert le Diable ; les échos prolongeaient indéfiniment ces mélodies ; cette musique nocturne participait de l’immensité de la forêt et de celle du ciel étoilé. Tout à coup on lança deux cerfs qui venaient de bondir dans un taillis et dont les ramures se découpèrent sur le fond de lumière où ils glissaient en courant de toute la vélocité de leurs jambes fines ; les yeux effarés des nobles bêtes, brillaient comme des escarboucles et nous regardaient de côté avec l’expression tendre qu’ont des yeux de femmes ; les cors de chasse sonnaient plus fort et nos chevaux couraient plus vite ; bientôt les deux cerfs furent traqués dans un carrefour formé par des arbres gigantesques et que nous cernâmes comme une place forte, le fusil en joue et nos couteaux de chasse luisant à la ceinture : on sonna l’hallali et les deux victimes furent immolées. Je me souviens que le grand œil d’un des cerfs mourants s’arrêta sur moi, j’en vis jaillir des larmes et j’eus comme un tressaillement sympathique. Ce regard de la pauvre bête me rappela celui d’une jeune femme que j’avais vue mourir ; les hommes qui portaient des torches entourèrent l’enceinte où les deux cerfs étaient tombés sur le flanc : on eût dit des varlets du moyen âge, précédant des chevaliers armés. Le grand veneur procéda au dépècement des pauvres bêtes chaudes encore ; la curée se fit sur l’heure, on lâcha les chiens irrités par la course et l’attente sur ces lambeaux de chair sanglante. Cent langues rouges et acérées se tendirent comme des dards, et happèrent des fragments de vertèbres et d’intestins ; les piqueurs les excitaient de leurs cris ; les fanfares de leurs clameurs, et les fluctuations des torches sur la forêt sombre, faisaient ressembler cette meute affamée à une meute infernale. Quand elle eut humé jusqu’à la dernière goutte de sang, on donna le signal du départ et nous reprîmes notre course effrénée à travers les magiques avenues ; bientôt nous débouchâmes sur la terrasse illuminée où la musique militaire de plusieurs régiments nous salua au passage. Nous étions comme emportés à travers la double magie des sons et des lumières ; nous arrivâmes à la porte du château, là nous mîmes pied à terre et après quelques minutes nous fûmes introduits dans une ancienne salle d’armes où une vaste table somptueuse était dressée. Le souper fut gai à nous faire croire à une éternelle jeunesse ; nos voix bruyantes ébranlèrent jusqu’à l’aube les murs du vieux château.

Tandis qu’Albert parlait, je me demandais si réellement il avait assisté à cette chasse nocturne ou si c’était une vision de son esprit ; ce doute m’est toujours resté : mais qu’importe que ce fût là un souvenir ou un rêve, je l’écoutais charmée, tandis que la voiture nous ramenait rapidement vers Paris.

L’enfant dormait devant nous d’un calme sommeil et Albert semblait emprunter à cette pureté et à la douceur de la nuit un apaisement complet. Plus de mots amers, plus de soubresauts de passion ; on eût dit que l’âme du poëte flottait sereine à travers la nature tranquille.

Quand nous arrivâmes à ma porte, Albert baisa mon front en murmurant : À demain.

Comment lui dire : Ne venez pas ? Comment renoncer à l’espérance de relever ce génie et de le voir planer encore !