Luys (J.). — Le cerveau et ses fonctions

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Luys. Le cerveau et ses fonctions (Bibliothèque scientif. internationale), 1876, 2e édition.

En 1865, M. le Dr Luys publia, sous le titre de Recherches sur le système nerveux cérébro-spinal, un ouvrage considérable où il exposait pour la première fois les idées qui lui sont propres sur la nature du cerveau et des centres nerveux en général. Ses travaux et les déductions qu’il en tirait ayant soulevé bon nombre d’objections, l’auteur, dans son Iconographie photographique des centres nerveux (1872), s’attacha à substituer au dessin des préparations anatomiques, leur reproduction pure et simple par la photographie. Enfin, dans ses Actions réflexes du cerveau (1874) et ses Leçons sur les maladies du système nerveux (1875), M. Luys, passant de l’anatomie à la physiologie, abordait diverses questions qui touchent plus immédiatement au domaine philosophique.

Le livre qu’il vient de publier sur Le Cerveau et ses fonctions contient un résumé de ses travaux, sous une forme semi-populaire. Il se divise en trois parties consacrées : 1° à l’anatomie du cerveau ; 2° à sa physiologie ; 3° à l’évolution du processus de l’activité cérébrale.

Il n’est douteux pour aucun de ceux qui le connaissent que M. le Dr Luys a une connaissance approfondie de l’anatomie descriptive et de l’histologie du cerveau et qu’il a de plus, en ce qui concerne la pratique, une rare habileté. Mais ce n’est point à nous d’apprécier la valeur de ses travaux ; nous devons nous borner à une analyse. Les conclusions auxquelles ses recherches l’ont amené peuvent être résumées brièvement comme il suit :

Le cerveau se compose de trois systèmes principaux :

Les ganglions centraux qui comprennent la couche optique et le corps strié ;

La substance corticale ou masse grise des circonvolutions ;

Les fibres blanches qui relient les ganglions à la couche corticale.

1o M. Luys admet avec tout le monde que les corps striés ont une fonction motrice. — Quant à la couche optique qu’il d étudiée plus que personne, il distingue en elle plusieurs centres secondaires qui sont (en allant d’avant en arrière) consacrés à l’olfaction, à la vision, à la sensibilité générale, à l’audition. Bref, la couche optique est pour lui le centre sensitif par excellence.

2o Pour tous les anatomistes et physiologistes actuels, la couche corticale du cerveau est un centre à la fois sensitif et moteur. Mais voici une vue propre à M. Luys. S’appuyant sur cette hypothèse que la moelle épinière contient de grosses cellules qui sont motrices et de petites cellules qui sont sensitives et sur ce fait qu’il y a dans la couche corticale du cerveau une région de petites cellules (située sous les méninges) et une région de grosses cellules (située plus profondément), il en conclut que là où il y a des équivalences morphologiques, il doit y avoir des équivalences physiologiques et que par conséquent les petites cellules de la couche corticale peuvent être considérées comme sensitives, les grosses cellules comme motrices. Ces deux régions seraient donc, dans le cerveau, les homologues des cornes postérieures et antérieures de la moelle.

3o En ce qui concerne les fibres blanches (système convergent supérieur) M. Luys a montré le premier que les fibres venant de la moelle ne se rendent pas directement dans la substance corticale, mais qu’elles subissent un temps d’arrêt, qu’elles entrent d’abord dans les ganglions cérébraux et que de ceux-ci naissent d’autres fibres qui se rendent ans la substance corticale.

Il est incontestable qu’il a donné de l’encéphale une conception synthétique. La fonction qu’il attribue aux couches optiques est contestée, mais il serait hors de notre compétence et du cadre de la Revue de nous étendre sur ce point.

Dans son étude physiologique, M. Luys attribue aux éléments nerveux trois propriétés fondamentales : la sensibilité, la phosphorescence, l’automatisme spontané.

Le chapitre consacré à la sensibilité contient des considérations intéressantes sur l’évolution ascendante de cette propriété vitale, qui est tour à tour la contractilité vague du protoplasma, l’irritabilité végétale, et enfin la sensibilité proprement dite liée d’abord à quelques ganglions nerveux, puis à des appareils de plus en plus développés.

La « phosphorescence » désigne cette propriété qu’ont les éléments du cerveau « d’emmagasiner les impressions extérieures et les faire revivre à distance. » En d’autres termes, c’est la base physique de la mémoire. Le terme « résidu » qui a été employé par bon nombre de psychologues étrangers nous paraîtrait préférable, parce qu’il a l’avantage de ne rien préjuger sur la nature de ce qui reste en nous des impressions primitives et d’exprimer un simple fait, sans aucune hypothèse additionnelle. Nous signalerons des considérations intéressantes sur les mémoires locales (p. 120 et suiv.). En ce qui concerne la perte de la mémoire, il y a un point sur lequel nous appelons l’attention de l’auteur. Il fait remarquer que les noms propres disparaissent d’abord, puis les substantifs, et que les adjectifs ou qualificatifs ne disparaissent qu’en dernier lieu. Ce fait est admis par tous les observateurs ; mais M. Luys en conclut « que l’esprit humain, en se dépouillant de ses richesses, les perd chronologiquement dans l’ordre où il les a accumulées. » Nous sommes ici bien plutôt de l’avis de Gratiolet qui dit que l’ordre des pertes est l’inverse de celui des acquisitions et qui en donne d’excellentes raisons. « Tout disparaît avec les adjectifs parce qu’on ne saurait avoir aucune idée d’une chose indépendamment de ses qualités[1]. » Nous avons vu d’ailleurs (Revue philosophique, p. 215) que M. H. Jackson est arrivé aux mêmes conclusions que Gratiolet, en ce qui concerne les altérations du mouvement et du langage.

Sous le titre d’activité automatique des éléments nerveux, M. Luys comprend des choses fort diverses, telles que l’action réflexe, l’association des idées, les actions sympathiques, etc.

Dans la troisième partie de son livre intitulée : Évolution des processus de l’activité cérébrale, il considère les éléments « non plus comme des forces simples à l’état statique ; mais au point de vue dynamique, comme des forces vives en mouvements, combinées les unes avec les autres, opérant des réactions réciproques et concourant aux divers modes de l’activité mentale. » Il examine successivement l’évolution des impressions sensitives, optiques, acoustiques, olfactives, gustatives, génitales ; puis du jugement et de la volonté.

Les chapitres consacrés à la genèse, au développement et aux perturbations de la notion de notre personnalité nous paraissent les meilleurs de tout l’ouvrage. On y sent une méthode toute différente de celle de la psychologie abstraite. Tandis que la méthode intérieure toute seule ne peut, quoi qu’elle fasse, saisir autre chose que quelques phénomènes fugitifs qui servent à constituer une notion vague et tronquée de la personnalité, la méthode suivie par M. Luys lui permet de voir et de montrer combien cette notion est complexe, comment chaque élément du corps et pour ainsi dire chaque cellule contribue à la former. Tout ce qui vient de la périphérie de notre corps, de l’intimité de nos tissus, de nos muqueuses, de nos viscères, de tout notre être en un mot, est transporté par les filets nerveux vers les régions centrales du système, vers le sensorium commune, « Toutes ces sensibilités y trouvent une région symétrique qui vibre à l’unisson de leur tonalité périphérique ; si bien que fibre à fibre, élément sensible à élément sensible, tout notre être est conduit, transporté en bloc dans les réseaux du sensorium. C’est là que nous sommes représentés en détail : c’est là que tous nos éléments sensitifs se condensent, se fusionnent en une inextricable unité, qui n’est elle-même que l’expression de la solidarité des réseaux nerveux sous-jacents. »

Le style de M. Luys a un éclat et un mouvement qui se rencontrent rarement chez les anatomistes ; mais il a ses dangers notamment en ce qui touche la psychologie qui demande une langue très-précise.

Nous reprocherons aussi à l’auteur des explications trop simples qui rappellent la manière de Condillac et du xviiie siècle. Il n’est pas si facile qu’il semble le croire (p. 199) d’expliquer les notions d’espace et de temps. En ce qui concerne cette dernière, nous inclinons à son opinion, mais sans nous dissimuler qu’elle soulève les objections les plus graves, entre autres celle d’un cercle vicieux : car est-ce la mémoire qui rend possible la notion du temps ou la notion du temps qui rend possible la mémoire ?

De même pour ce qui concerne la nature des sentiments, émotions, etc., M. Luys semble l’expliquer par une association d’idées. (Exemple d’une dépêche télégraphique qui nous jette dans la consternation, etc., p. 88). Mais l’association n’explique que les sentiments complexes, chaque idée traînant en quelque sorte un sentiment à sa suite ; elle n’explique pas la nature du sentiment simple. En d’autres termes, quelle différence y a-t-il entre une pure conception de l’esprit et une émotion ; entre ce que Bichat appelait a un état du cœur et une froide série de phénomènes intellectuels ? » C’est là le vrai nœud de la question.

Th. Ribot.
  1. Pour l’exposition détaillée de cette question, voir son Anatomie comparée du système nerveux, tome II, p. 460-463.