L’arriviste/Épilogue

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Imprimerie "Le Soleil" (p. 246-251).

ÉPILOGUE


Aux premiers jours de l’automne suivant, le silence et l’oubli s’étaient déjà rétablis sur l’engloutissement de l’ex-ministre Larive. À peine quelques parents, deux ou trois amis peut-être s’inquiéteront-ils encore de son triste sort, jusqu’à ce que le traitement assurant quelque répit dans les accès trop violents de la maladie, on puisse transformer le patient en voyageur, pour ne pas laisser son esprit seul à errer, pour l’occuper plutôt des mille et un embarras du touriste dans une course à travers le monde. Mais avant que ce méridional ait définitivement regagné son midi, il restera quelque temps encore blousé jusqu’au cou dans la lande bretonne, et suivant les expressions du dandysme anglais, on pourra dire que ce « m’as-tu-vu » est bien irrémédiablement devenu un « has been » et un « played out. »

Entretemps, une nouvelle à sensation, publiée dans tous les journaux de la ville, devait pendant quelques jours remettre en circulation son nom, ses aspirations, ses exploits, ses succès et son effondrement. L’ami, l’associé, l’adversaire de Félix Larive, ce Guignard, homme de grands talents et de mérites reconnus, mais dont la vie par certains côtés est restée quelque peu bizarre, a dépouillé la toge pour revêtir le froc du capucin.

Il emporte dans sa cellule, à défaut du mérite d’avoir renoncé à de grands biens terrestres, une conscience droite, un cœur honnêtement conservé et le sentiment très-net de n’avoir jamais su pactiser avec ses devoirs. Ces dix années de vie publique, écoulées depuis sa sortie de l’université, lui ont été bien des fois cruelles. Trop souvent, après ses succès comme ses revers, quand les amis ou les comparses aux bons offices s’étaient retirés en lui laissant des félicitations ou des consolations, trop souvent n’a-t-il pu s’empêcher de constater l’inutilité de ses travaux ; d’avoir l’intuition du caractère transitoire de cette vie non orientée.

S’il avait bien voulu lutter, mettons comme tout autre en poursuivant l’idée assez vague de son établissement dans le monde, mais principalement parce qu’on le lui demandait, parce qu’on l’y forçait, il lui était cependant toujours resté à l’esprit, même dans les plus forts entraînements de la mêlée, quelque chose d’indécis, d’insincère ou d’incapable, qui lui faisait accepter avec tant de placidité le succès comme l’insuccès. Que lui importait-il, après tout, une fois les amis et les aides partis, d’accepter le mécompte là où il avait si peu compté ? Mais s’il en était venu comme à suspecter son droit aux biens et aux honneurs de ce monde, par contre, les terribles revers de son ami devaient lui servir d’épreuve et suppléer à son expérience personnelle. En voilà un, n’est-ce pas, qui, mieux que lui, pauvre Guignard, avait eu à sa disposition tous les moyens, et qui certes n’avait jamais négligé d’en user pour arriver à ses fins. Aussi l’épouvantable faillite de cet arriviste, plus que tous ses déboires à lui personnels, devait-elle lui faire comprendre à combien peu tiennent en ce monde les honneurs, les jouissances et les biens que peut donner l’ambition.

Il a suffi à Larive de dépasser la mesure, de n’avoir pas su reconnaître qu’aux ambitions des hommes de même qu’au développement des flots, Dieu a marqué une limite infranchissable, — huc usque venies ; — il lui a suffi de croire en une vie qui n’est qu’une comédie, pour compromettre toute sa destinée et finir dans un dénouement trompeur, comme à la comédie.

Sur un esprit comme celui de Guignard, l’enseignement déduit de cette catastrophe et l’exemple d’un moine entretenu sur une place publique pendant un quart d’heure, devaient avoir un effet plus prompt et aussi radical que des semaines de retraite et de méditations. C’est que jamais sa foi vive et son sens religieux scrupuleusement conservés ne l’avaient laissé s’éloigner des consolations mystiques suppléant aux honneurs refusés de la vie. Aussi, n’eut-il à faire qu’une évolution bien simple et toute prête pour rompre des attaches aussi lâches avec le monde.

Et maintenant l’oubli absorbera le souvenir de ces deux disparus dans des circonstances et pour des causes si différentes. L’un et l’autre, après avoir brillé dans la mesure de leur éclat personnel, vont s’éteindre, comme le météore sous l’ombre du soir, en laissant à leurs concitoyens une occasion de plus de philosopher sur l’inanité du bonheur humain qui n’est qu’un « malheur plus ou moins consolé. »

« Aspirons, nous dira Fénelon, à la véritable grandeur ; elle ne se trouve qu’en s’abaissant sur la terre. Dieu confond le superbe dès cette vie ; il lui attire l’envie, la critique et la calomnie ; il lui cause mille traverses et enfin il l’humiliera éternellement. »


FIN


14 février 1918.