L’arriviste/La meilleure part

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Imprimerie "Le Soleil" (p. 230-245).

XVI

LA MEILLEURE PART


Au mois de juin, à neuf heures du soir, deux vaisseaux de guerre français sont ancrés à quelques encablures sous les murs de la forteresse de Québec. Le « drapeau-bas » est sonné depuis assez longtemps déjà ; les feux de marine se sont allumés et les ombres s’estompent autour des superbes nefs dont elles enveloppent les redoutables machines de guerre. La journée a été très-chaude. Aussi, l’atmosphère attiédie de la soirée a-t-elle attiré les gens sur la terrasse Frontenac, où la musique française, répondant à l’invitation spéciale de l’autorité civique, donne le concert en plein air. On y est venu de tous les quartiers français de la ville, pour jeter tout d’abord un regard ému sur ces vaisseaux de la France, qu’on se plaît à contempler longuement, comme on ferait de portraits de famille rappelant les choses du passé. Le brillant des toilettes, le murmure des voix, les impressions diverses peintes sur les figures, tout cela, dans le décor féerique de l’endroit, offre une scène des plus prenantes aux yeux de ces cousins d’outremer, qui ont promené leur ennui de marins sous tant d’autres cieux, du Maroc en Cochinchine, de Madagascar à Terre-Neuve, et s’étonnent de retrouver, si loin de la mère-patrie, des Français abandonnés depuis un siècle et demi et restés aussi purement français. Du haut du kiosque des musiciens, durant les intermèdes, la cigarette aux lèvres, ils regardent passer ces vagues bruissantes d’humanité au verbe familier, non plus comme du haut de leurs navires, l’œil perdu dans la nuit, l’esprit égaré dans le souvenir de la patrie française, ils ont pu naguère peut-être regarder mélancoliquement s’agiter les courants du Bosphore ou du Mozambique, mais avec l’impression très-nette et très-joyeuse de retrouver sur nos bords, au lieu d’une simple colonie française, toute une France nouvelle. Quand le chef les rappelle à leurs pupitres, la foule des promeneurs s’arrête, se masse en face des musiciens pour applaudir à leurs symphonies, mais encore mieux au sentiment, à l’âme française qui s’accuse dans leur manière caractéristique d’interpréter une partition depuis longtemps connue.

La foule est énorme. Les applaudissements et les rappels finis, le mouvement se rétablit entre la double haie de banquettes occupées, bien avant le concert, par tous ceux qui, fatigués de la tâche journalière, ne peuvent quitter la ville pour la villégiature et viennent ici prendre quelques instants de repos.

Sur l’une de ces banquettes, à l’extrémité-est de la terrasse, Guignard, après avoir plus d’une fois parcouru la promenade, est venu s’asseoir seul et plutôt triste. Très-sensible au charme de la musique, il est là parmi cette foule, non pas avec la gaieté dans l’âme, comme tant d’autres, en proie plutôt à « ces aspirations sans but » du jeune homme, « demandant aux nuages du soir, au vent d’automne, aux feuilles tombées des bois, une impression qui le remplisse en le navrant. Mais c’est en vain ; les nuages passent, les vents se taisent, les feuilles se dessèchent et se décolorent sans lui dire pourquoi il souffre, sans mieux suffire à son âme que les larmes d’une mère ou la tendresse d’une sœur, Ô âme ! dirait le prophète, pourquoi es-tu triste et pourquoi te troubles-tu ? »

Au reste, Eugène Guignard n’est pas un névropathe ni un rêveur. Impressionnable, sans doute. Ce qu’il ressent quand les autres s’amusent, c’est le désenchantement anticipé, l’insuffisance reconnue par lui a priori des bonheurs terrestres qu’il ne désire même pas.

Tout à coup, quelques paroles prononcées à demi-voix derrière lui le font tressaillir.

— « Dites donc, ce Larive ! Quelle catastrophe ! En voilà un qui n’a pas trimé longtemps pour passer du Capitole à sa roche tarpéienne.

— Roche tarpéienne, c’est trop dire ; mais sa chute n’en est pas moins bien profonde et bien tragique. On l’a conduit, cette après-midi même, à la maison de santé de Beauport. »

Guignard ne voulant pas être reconnu ni en entendre davantage s’éloigna. Il descendit la rue du Fort et vint poursuivre le cours de ses réflexions sur la petite terrasse Bienville, hantée par le souvenir de si nombreux disparus.

Là, plus à l’écart, loin des rires, de la circulation encombrante, des conversations oiseuses, de la cohue qui grouille sur la grande promenade, il se recueille à l’aise. On dirait qu’un nuage de lassitude et d’ennui s’étend, comme des miasmes au-dessus d’un marais, sur le quartier mercantile, où tout le jour, tant d’intérêts divers se sont rencontrés, poursuivis, déjoués, dupés peut-être.

Plus rapproché de la ville basse, il a sous les yeux les toits des entrepôts du commerce, la double rangée de jetées qui encaissent les larges eaux courantes du fleuve, les constellations de feux électriques scintillant sur la falaise de Lévis, et là-bas, dans l’Est, la lune dont la face pâle émerge des hautes futaies de Harlaka. Les bruits qui montent à son oreille sont plus discrets : c’est le roulement du tramway dans les rues basses, le clapotis des eaux au passage d’un cabotier attardé, quelques effluves d’harmonie échappées de la grande terrasse, l’aboiement d’un chien sur les quais ou les efforts d’une locomotive dont les halètements se répercutent d’une falaise à l’autre par-dessus les eaux endormies du fleuve.

Derrière lui, à quelques pas seulement, dominant l’épaisse et haute muraille du préau des séminaristes, les clochettes de la terrasse des lilas, ne pouvant prendre part à tous ces bruits, s’efforcent au moins de jeter à la brise du soir qui passe le carillon suave de leur parfum.

À droite et à gauche, se prolonge la grande batterie des vieux canons de bronze attendant, depuis un siècle, le museau caché dans les herbes sauvages du rempart, un ennemi qui n’est pas venu et qu’il faudra aller combattre sans eux ou aller chercher au-delà des mers. Ils dorment placidement leur dernier sommeil dans l’inutilité et l’inefficacité, n’intéressant plus guère que les hirondelles dont ils abritent les nids, les chiens errants qui leur demandent un abri discret et quelques touristes d’Ontario dont ils réveillent la combativité. Leur voix grandiose s’est tue depuis le jour de l’inauguration de la confédération canadienne, et l’on dirait que leur mutisme et leur morgue belliqueuse, aujourd’hui si démodée, s’accompagnent encore du profond regret d’avoir, il y a cinquante ans, si hautement et si vainement proclamé la concorde et l’union des Canadas.

Le long de la muraille qui sépare de la ville la grande cour du séminaire, se profile la silhouette d’un religieux capucin émergeant du palais archiépiscopal. Il s’avance à pas précipités tout en cherchant à atténuer le choc et le glissement de sa sandale sur l’asphalte. Ne voyant que Guignard solitaire sur la petite terrasse qui domine la rade, avant de poursuivre sa marche vers son couvent de Limoilou, il s’approche pour reposer un instant son œil sur l’image de ces vaisseaux qu’on lui dit venus de France. Tête et pieds nus, les reins ceints du cordon de Saint-François, les mains dissimulées dans les larges manches de son froc, il respire bruyamment, moins oppressé peut-être du mouvement de sa marche que impressionné par anticipation de ces choses connues de France qu’il vient un instant contempler.

Il salue discrètement, presque timidement le monsieur qui est là seul et l’observe.

— « Trop tard, évidemment, dit-il, pour saluer à cette heure le drapeau de la France. Ah ! les voici, n’est-ce pas, un peu en amont ? Je vois les fanaux électriques au mât de signaux du cuirassé d’escadre !

— En effet, mon père, ces vaisseaux français sont bien là, dans le groupe de lumières, au pied de la citadelle. Et vous en reconnaissez le type ?

— Si ! si ! et d’autant plus facilement que j’ai fait mon service militaire dans la marine de l’état. Chez nous, voyez-vous, nous sommes exposés à d’étranges métamorphoses et à nous trouver, comme l’a dit Boileau :

« Aujourd’hui dans un casque et demain dans un froc ».

Vous aussi, monsieur, n’auriez-vous pas été un peu marin ?

— Pardon ! jusqu’à présent, à peine ai-je pu me faire quelque peu avocat.

— Qu’à cela ne tienne, moi de même, je fus quelque temps stagiaire à Paris, avant de m’en aller courir l’Orient comme attaché d’ambassade. Et je vous avoue que d’ici, en face de cette rade, je retrouve un souvenir très-vif et me croirais sur le Bosphore. »

Pendant un quart d’heure se poursuit la conversation où Guignard apprend que cet étranger, ce moine qui regagne, sous sa bure, en récitant son chapelet, le couvent austère de son ordre, aurait pu être, était déjà dans le monde, par sa famille, ses relations sociales, son savoir et ses talents, ce que l’on appelle l’ornement d’une société. S’il eut employé à la recherche de la fortune ou des succès mondains cette valeur intellectuelle si haute qu’annonce sa conversation, dans ce milieu parisien qui consacre les renommées : homme de lettres à la culture de l’incomparable littérature française, homme d’épée à la gloire d’une patrie adorée, orateur entraînant à la défense des principes sacrés dans le parlement de l’état, diplomate nanti des plus chers intérêts du drapeau national chez les grands du monde, de quel brillant avenir ne pouvait-il pas rêver, celui-là !

Telles sont les réflexions dont l’esprit de Guignard s’entretient lorsque déjà le moine a disparu au tournant de la rue des Remparts. Il se le représente, tout à l’heure, reclus dans sa cellule, lorsqu’après avoir parcouru, — ignoré mais heureusement chez nous non point humilié, — les rues bruyantes de la ville, il refera, dans la prière et de courtes heures de repos, ses forces morales et physiques généreusement données dans cette journée à la moisson des âmes. Quelle est donc irrésistible et surnaturelle cette voix d’en haut qui parle aux âmes d’élite et les subjugue dans de tels renoncements humains ! Il lui revient un souvenir de l’avoir entendue, cette voix, sans avoir sans doute délibérément endurci son cœur, mais sans la comprendre peut-être. Et quand il se dit qu’à quelques arpents du couvent, où cet homme supérieur a voulu descendre aux yeux des hommes fit s’annihiler dans l’amour de Dieu, se trouvait un autre asile où, pour avoir monté trop vite et aspiré trop haut, son malheureux ami de jeunesse était venu s’abîmer, il souffrit comme d’un spasme l’irrépressible besoin de pleurer, lui aussi, sa jeunesse apparemment stérile dans le sens vrai de la vie.

Il savait mieux maintenant que nos aspirations avec leurs déceptions, nos espérances avec leurs désillusions, nos succès avec leurs déboires, en l’absence de l’esprit chrétien, tout cela est déplorablement ici-bas marqué au coin du gré personnel ou de l’égoïsme parfois le plus subtil. Il avait d’ores et déjà suffisamment pratiqué les hommes, scruté le mobile de leurs actions sociales, pour savoir en quel percentage il faut en défalquer l’esprit d’arrivisme.

Où en était-il avec tous ses espoirs et ses projets qu’il avait aussi lui caressés ? N’avait-il pas été trahi dans tous ses projets, en commençant dans son amitié de jeunesse la plus sincère et la plus généreuse, ce qui est parfois plus pénible que de l’être dans ses amours ; car si la blessure faite au cœur paraît tout d’abord moins vive et moins lancinante, elle languit plus longuement purulente sous les ferments de l’ingratitude, et ne cicatrise jamais complètement.

Sans s’y être exposé pourtant plus que de raison, il avait donc pu connaître les espérances et les ambitions suscitées comme les déboires et les désenchantements mérités ou non de cette vie. Il pouvait se dire avec le sage dont Sophocle interpréta si bien la pensée : « Souvent au ciel, quelquefois même dans l’abîme, les espérances des hommes flottent sur une mer de mensonges. »

Qu’en était-il pour lui de ce problème de l’avenir plus ou moins impérieusement imposé à tant de fils de nos nombreuses familles roturières, forcés de déroger à l’occupation paternelle, sans toutefois pour cela sacrifier à la passion de l’arrivisme ?

Est-ce que la voie qu’il s’était tracée, la route qu’il croyait ouverte devant lui et dans laquelle il s’était si résolument engagé ne le conduisait pas à Damas ?

Que de tristesses déjà il avait trouvées dans cette période où la vie doit pourtant sourire ! Du foyer au collège et dans le monde professionnel, n’a-t-il pas eu à traîner la longue et lourde chaîne de ses désillusions ?

S’il n’a pas, comme le misérable Larive, voulu jamais donner dans l’arrivisme effronté, ne peut-il au moins s’accuser d’avoir vécu ces dix années dernières un peu à l’excentrique ? Sans amitié vraie, sans amour réconfortant, sans foyer pour stimuler ses énergies et le consoler de ses peines, va-t-il toute sa vie souffrir de la candeur cruellement désabusée de son affection pour un ami de collège ?

Plus d’une fois, il a tenté de porter envie à ce Larive, depuis les premiers jours malheureux de ses vacances de finissant à Armagh, jusqu’aux terribles émotions de sa dernière lutte électorale contre lui. N’en serait-il pas de même pour tous les bonheurs terrestres que nous poursuivons avec tant d’âpreté : faux brillants, récompenses vaines, lueurs trompeuses autour des précipices ? N’est-ce pas ainsi qu’en a jugé le moine qui descend là-bas sur les bords de la rivière Saint-Charles, et dont la vie a été la contre-partie de celle de l’arriviste, parce que dans tous les bonheurs purement terrestres, il n’a voulu reconnaître que mensonge et vanité ?


La fanfare s’est tue depuis longtemps déjà sur la grande terrasse, les promeneurs sont partis par toutes les rues du quartier Saint-Louis, la basse-ville dort, et Eugène Guignard, isolé de tous et de tout, laisse doucement les larmes lui monter à la prunelle et y obscurcir la vision du ciel étoilé. Il pleure non pas ses désirs inassouvis, ses rêves d’avenir irréalisés ; mais sa jeunesse déroutée peut-être, la moitié de sa vie vaine et incomprise !

Et les milliers de petites clochettes aux grappes des lilas carillonnent de mieux en mieux dans la tiédeur de la nuit, pour l’imprégner de leur subtile odeur ; tandis que dans son esprit une voix mystérieuse, provoquée par la filiation des idées, s’élève et chante :

« Ici-bas, tous les lilas meurent,
Tous les chants des oiseaux sont courts !
Je songe aux étés qui demeurent
xxxToujours ! »