Mélanges/Tome I/106

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imprimerie de la Vérité (Ip. 354-357).

UN DIMANCHE À LA CAMPAGNE


8 septembre 1881


Nous avons eu le plaisir de passer la journée de dimanche dernier avec notre excellent ami M. l’abbé A. Gingras, curé de Saint-Édouard de Lotbinière.

Pour un citadin malgré lui, c’est-à-dire pour un homme dont les premières années se sont écoulées paisiblement à la campagne et que les circonstances obligent plus tard à habiter les villes, une journée à la campagne n’est pas une mince affaire.

Quel repos, quelle tranquillité, quel bonheur on trouve dans une de nos belles paroisses, le dimanche surtout ! Pas de bruit, pas de poussière, mais un air pur, un silence éloquent qui contraste singulièrement avec le sifflet de la locomotive qui, le dimanche comme les autres jours, déchire sans cesse les oreilles des malheureux qui demeurent dans le voisinage du chemin de fer du Nord, propriété du peuple le plus religieux de l’univers, au dire de M. Fabre.

Et quand à toutes ces délices qu’on goûte à la campagne, vous ajoutez l’hospitalité franche et sincère d’un ami sympathique avec qui vous pouvez vous entretenir à cœur ouvert, alors une petite visite à la campagne fait époque dans la vie d’un homme.

Nous ne voulons pas blesser la modestie de M. l’abbé Gingras, car il est modeste quoiqu’il fasse des vers, mais nous ne pouvons nous empêcher de dire qu’il a prononcé un beau sermon sur les douleurs mystiques de Notre-Seigneur dans le Saint-Sacrement de l’autel, sur les outrages des uns et l’oubli des autres. Il planait dans les hautes sphères de la doctrine, et cependant les plus humbles de ses auditeurs devaient le comprendre parfaitement ; car M. Gringras a le talent assez rare de pouvoir traiter les questions les plus élevées dans un langage simple.

C’est par les images fortes et saisissantes que M. Gingras tient éveillée l’attention de ses auditeurs. Une de ces images nous a vivement frappé : Notre-Seigneur dans le jardin des Oliviers représente Jésus-Christ, dans nos tabernacles. Dans le sacrement de l’autel, il est exposé à toutes les humiliations qui ont marqué le commencement de sa passion. Judas, entouré d’une bande de criminels le trahit par un baiser dans le jardin ; les mauvais catholiques, entourés de démons, les péchés mortels, le trahissent à la Sainte Table.

M. Gingras a parlé de la grandeur du crime de Judas, unique dans les annales du genre humain. Il y a eu bien d’autres criminels sur la terre, mais le monde les a oubliés. Judas, on ne l’oublie pas ; les siècles se suivent, et chaque siècle le maudit ; et jusqu’à la fin des temps, chaque siècle le maudira.

En écoutant cette éloquente et terrible flétrissure du crime de Judas, nous n’avons pu nous empêcher de faire une réflexion qui n’avait pas un rapport direct avec le sujet, mais qui s’y rattachait pourtant. Puisque le crime de Judas est si affreux, n’est-ce pas un véritable blasphème que de comparer un homme, coupable d’une trahison politique, au grand Traître. Un député, un journaliste abandonne son parti, pour des motifs indignes, si l’on veut : aussitôt on l’appelle Judas. Un tel a trahi le gouvernement, a trahi l’opposition, c’est un Judas ! N’est-ce pas comparer, indirectement peut-être, le gouvernement, l’opposition à Jésus-Christ lui-même ? Il ne peut y avoir aucune comparaison entre le traître politique, quelque coupable qu’il soit, et celui qui a trahi l’Homme-Dieu. Ne prodiguons donc pas le nom de Judas à droite et à gauche, comme nous le faisons trop souvent dans notre pays. Cela n’a pas l’effet d’augmenter le mépris pour les traîtres politiques, mais cela peut diminuer sensiblement l’horreur que tout catholique doit avoir pour le crime de Judas.

Les traîtres politiques ont toujours des partisans et ceux-ci seront portés à faire ce raisonnement-ci ; « On compare X à Judas ; or X est excusable d’avoir fait ce qu’on lui reproche ; donc Judas doit l’être aussi. »

À Saint-Édouard de Lotbinière, tous les fidèles chantent à la messe, aux vêpres et aux autres offices. Ces centaines de voix, voix d’hommes, voix de femmes, voix d’enfants, chantant avec un entrain, une précision et un ensemble vraiment remarquables, remplissent d’une émotion profonde celui qui les entend pour la première fois.

Dans l’espace de quelques mois, M. Gingras a mené à bonne fin une entreprise qui peut paraître impossible à un grand nombre : Ses paroissiens forment un chœur immense et bien exercé. Pas de fausses notes, pas de traînards, mais un chant à l’unisson, puissant et plein d’âme. C’est d’un effet saisissant. M. le curé a fait imprimer sur des cartons, les refrains des cantiques et les réponses que le peuple doit chanter, et ces cartons sont placés dans tous les bancs ; et comme le peuple aime à chanter il a secondé généreusement les efforts du curé.

Qu’on n’aille pas croire que c’est une innovation que M. Gingras a introduite dans le culte. D’abord, il a eu l’autorisation de son évêque ; ensuite, il n’a fait que reprendre une tradition de l’Église primitive. Car, autrefois, tous les fidèles chantaient aux offices, et cela se pratiquent encore dans certains endroits.

À part ce grand chœur composé de tous les fidèles, M. Gingras a un chœur de voix choisies qui exécute très bien des morceaux de chant harmonisés. Ainsi, bien que l’église de Saint-Édouard ne possède pas d’orgue, on y entend du beau chant.

Les paroissiens de Saint-Édouard se montrent pleins de bonne volonté ; ils s’imposent de durs travaux pour entretenir le temple de Dieu. Ainsi ils ont nivelé et égoutté, par corvées, le terrain devant l’Église et l’ont recouvert de gravier qu’ils sont allés chercher à Deschambault.

Ces braves gens cultivent aussi avec intelligence. Ils sèment de la graine de mil et de trèfle et ils font des labours profonds. Il ne leur manque qu’une chose : c’est un cercle agricole, et nous sommes certain que cela viendra bientôt.