Mélanges/Tome I/113

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imprimerie de la Vérité (Ip. 374-376).

MICMAC OU IROQUOIS

11 février 1882

M. A. P. Caron, ministre de la milice, est respectueusement prié de jeter un coup d’œil sur le rapport de son département pour 1880, version française. Il y trouvera de quoi faire dresser ses cheveux, pour peu que le micmac et l’iroquois agacent encore ses nerfs. Mais peut-être que les scènes terribles, les massacres et les carnages dont il a été témoin, en sa qualité de ministre de la guerre, l’ont mis à l’épreuve de la chair de poule ; alors qu’il passe ce document à un homme plus sensible et qu’il s’en fasse donner des nouvelles. Nous pouvons lui assurer que ces nouvelles ne seront pas bonnes.

Nous venons de parcourir quelques pages de la version française un dernier rapport qui porte le nom de M. A. P. Caron et nous sommes resté abasourdi. On croirait absolument lire un article de la Minerve, tant la grammaire française y est maltraitée, outragée, foulée aux pieds.

Nous ne parlons pas de la correction des épreuves, qui est très mal faite ; mais des fautes impardonnables qu’on y rencontre presque à, chaque paragraphe ; des barbarismes à faire rêver Cyprien tout haut ; des anglicismes longs comme d’ici à la semaine prochaine. C’est tout simplement ignoble. Et quand on songe que c’est la littérature officielle du pays, que ces documents sont envoyés à l’étranger ! Par bonheur, ils sont tellement longs que personne ne les lit. Mais s’il arrivait à un Français instruit de jeter un simple regard sur la traduction dont nous parlons, il ne manquerait pas de s’écrier : « On me l’avait bien dit ; tous les Canadiens sont des Micmacs ou des Iroquois. »

C’est pourquoi nous faisons un appel à M. Caron. C’est lui qui est chargé de la défense du pays. Qu’il nous défende donc contre les traducteurs de la chambre des communes : ils sont bien plus redoutables que les féniens.

Voici quelques-unes des énormités qui encombrent les premières pages du rapport. Nous ne nous sommes pas rendu loin, le courage nous ayant manqué.

D’abord, l’expression anglaise : In forwarding this report, est traduite trois ou quatre fois par : « En transmettant ce rapport. » Comme si le verbe transmettre n’exigeait pas un régime indirect.

Puis des militaires well turned out, c’est-à-dire bien équipés, bien habillés, deviennent, entre les mains des Iroquois de Bytown, des hommes bien dressés !  !

Et que pensez-vous de cette phrase ?

Afin que plus tard… ils puissent, en cas d’événement, mettre leur instruction militaire au service de l’État.

Cet en cas d’événement est un véritable tour de force.

Et les fautes de syntaxe donc ?

Par conséquent, tout en étant sage de donner aux miliciens du pays une apparence qui les fasse ressembler de loin aux soldats réguliers de l’armée anglaise… nous ne devons cependant pas, etc,.

Quelle construction !

Voici quelque chose de vraiment féroce :

J’espère donc que le gouvernement de ce pays traitera avec libéralité l’Association des carabiniers du Canada et lui donnera les moyens d’accommoder à ses champs de tir les représentants des associations provinciales.

Nous avons vu accommoder un poulet à la sauce blanche, mais c’est la première fois que nous entendons parler d’accommoder des hommes à des champs de tir. Pour être juste envers les traducteurs d’Ottawa, il faut tout dire : celui qui formule cette demande sanguinaire est le fameux général Luard. On sait que c’est un ogre, un mangeur de Canadiens. Cela explique pourquoi il veut qu’on accommode les provinciaux.

Voulez-vous voir maintenant comment on accommode un anglicisme là-bas, à Bytown ? Voici :

Bien que le temps ait été très court, il s’est opéré beaucoup de progrès dans tous les corps… ce qui a été prouvé par la figure respectable qu’ils ont faite !  !  ! By the respectable appearance they made.

Si l’on faisait subir un examen à certains traducteurs français de la chambre des communes, nous est avis qu’ils ne feraient guère une figure respectable.

Tous les corps, comme on l’a vu, ont fait une figure respectable, mais seulement « quelques-uns des corps s’en sont tirés très honorablement. » Triste. Pourtant on nous assure, deux lignes plus loin, que « la routine réglée des services de camps a été assez bien exercée, et plus loin encore que les officiers se sont imposés beaucoup de dérangement personnel !

Ignorance complète des termes du métier : Field Work est traduit par ouvrages de campagne au lieu d’ouvrages temporaires ; position on the field, par position sur le champ au lieu de terrain, et ainsi de suite.

M. Caron, si vous voulez mériter votre titre de défenseur de la patrie, protégez-nous contre les Iroquois de Bytown, donnez-nous des traducteurs français qui possèdent quelques notions du français.

Nous ne voulons pas dire que tous les traducteurs de la chambre des communes soient ignorants. Mais ce qu’il faut de toute nécessité c’est une réorganisation complète du bureau ; il faut à la tête des traducteurs un homme du métier.