Mélanges/Tome I/115

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imprimerie de la Vérité (Ip. 378-380).

ESTHÉTIQUE

3 juin 1882

Voilà un mot qu’on entend souvent prononcer dans notre bonne ville de Québec depuis quelques jours.

Il ne s’agit pas de cette partie de la philosophie qui traite du beau, mais d’une espèce de manie, de douce folie qui a fait beaucoup de victimes en Angleterre, qui envahit les États-Unis, et dont les premiers symptômes se manifestent sur les bords du Saint-Laurent.

Cette maladie intellectuelle n’est guère connue au Canada, et plusieurs de nos amis nous ont demandé d’en faire l’analyse. C’est chose assez difficile, car l’esthétisme, comme le libéralisme, ne se laisse pas saisir à bras le corps. Ça se sent, ça se voit, ça se comprend même, mais ça ne se définit guère. Cependant, essayons.

L’esthétisme a pris naissance il y a quelques années en Angleterre, pays du roast beef et du plumb-pudding. C’est un peu le plumb-pudding et le roast beef qui l’ont fait naître, quelque paradoxal que cela puisse paraître. Voici comment :

Attristés par le matérialisme doré, par l’amour effréné du confort et du luxe qui règnent en Angleterre, désolés du manque de goût, du manque de toute aspiration poétique, quelques rêveurs — il y a des rêveurs même parmi les enfants de la positive Albion — quelques rêveurs, disons-nous, s’avisèrent de révolutionner la société anglaise en lui infusant l’amour du beau. Voilà, croyons-nous, la thèse des partisans de l’esthétique. Nous ne pouvons dire de quelle manière ces braves gens ont développé leur thèse ; ils ont probablement attrapé quelques vérités par ci par là, juste assez pour faire accepter leur théorie ; mais nous avons tout lieu de croire qu’ils sont tombés dans d’affreuses exagérations.

Quoi qu’il en soit, la thèse des esthéticiens est complètement perdue de vue, et c’est par l’antithèse seule qu’ils sont aujourd’hui connus.

Il existe en Angleterre un journal comique illustré, le Punch. C’est le plus implacable fouailleur d’abus qu’on puisse imaginer. Quand il entreprend d’immortaliser quelqu’un par le ridicule, il y réussit presque toujours.

Il y a trois ou quatre ans, le Punch s’est donné la mission de couler l’esthétique. C’est dans ce journal que nous avons surtout suivi ce mouvement social Ce n’est pas une école impartiale, nous l’avouons aussi, nous ne prétendons pas porter un jugement raisonné sur l’esthétique. Nous admettrons même que nous sommes préjugés contre les adeptes de cette nou-. velle science, et que le seul mot esthétique, en évoquant le souvenir des charges si bien exécutées du Punch, nous fait éclater de rire.

Il faudrait écrire une série d’articles pour faire connaître, dans leurs mille et un détails si intéressants, les esthètes ou esthéticiens, tels qu’ils nous sont présentés par le Punch.

Les jeunes gens de cette école portent les cheveux très longs — Ceci n’est pas une exagération, s’il faut en juger par le chef de la tribu, M. Oscar Wilde ; — sous prétexte que le chapeau de castor et l’habit à queue de morue sont disgracieux, ce qui est très vrai, ils s’habillent d’une manière excentrique ; partant du principe généralement admis que les lignes courbes sont plus gracieuses que les lignes droites, les esthètes des deux sexes prennent des poses qui font croire que leurs os sont faits de caoutchouc ; pour se distinguer du commun, ils affectent un langage à part, mystérieux, ils parlent en termes, pour tout dire en un mot.

« L’infiniment inexprimable, » « l’intensité du beau, » etc., voilà leurs expressions favorites.

Une autre de leurs manies, c’est « le culte de la nature. » C’est là surtout qu’ils excellent, paraît-il. Ils s’extasient, par exemple, devant une chenille à poil ; la vue d’un crapeau leur inspirera une ode. Yoilà une belle carotte ; ils en feront une épinglette ; au lieu d’un bouquet d’œillets ou de boutons de rose, ils porteront, comme parure, des plumes de paon ou des soleils ayant huit pouces de diamètre.

Ce dernier trait n’est pas une exagération du Punch : un ami nous affirme avoir rencontré, dans une soirée, à Québec, une jeune fille fléchissant sous le poids d’un énorme soleil.

Voilà un aperçu de l’esthétique anglaise dont le grand apôtre, M. Oscar Wilde, est venu ces jours derniers, nous honorer de sa présence. On prétend qu’il a fait des victimes. À part la jeune fille au soleil, on a vu deux fillettes prendre des poses languissantes et lever le regard au ciel de manière à ne laisser voir que le blanc des yeux. C’est ce qu’un de nos amis appelle « se mettre les yeux dans le sirop d’érable. » C’est un symptôme alarmant.

Nous ne pouvons mieux terminer cet article sur l’esthétique qu’en reproduisant, aussi fidèlement que possible, une des nombreuses charges du Punch. La scène représente deux jeunes gens, l’un esthète, l’autre profane.

Le profane. — « J’ai entendu dire que tout était fini entre toi et Miss X. »

L’esthète : — Hélas ! oui, manque d’harmonie dans les couleurs ! »

Le profane : — Comment ça ?

L’esthète : — Ah ! vois-tu, le teint de son visage ne s’harmonisait pas avec la couleur de mes meubles !